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Date : 20200615


Dossier : T‑1025‑19

Référence : 2020 CF 693

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 juin 2020

En présence de madame la juge Fuhrer

ENTRE :

ANTHONY SNIEDER

demandeur

Et

CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL)

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Le demandeur, l’ancien capitaine Anthony Snieder [le demandeur ou le Capt Snieder], est un officier et un pilote à la retraite de l’Aviation royale canadienne [l’ARC]. Il a d’abord servi de 1983 à 1995, puis de nouveau du 14 juillet 2010 jusqu’à sa libération honorable le 8 mars 2013. À l’époque où il était membre actif de l’ARC, le Capt Snieder a déposé une plainte de harcèlement datée du 22 janvier 2013 [la plainte] au titre de la DOAD 5012‑0, Prévention et résolution du harcèlement et des Lignes directrices sur la prévention et la résolution du harcèlement (A‑PM‑007‑000/FP‑001) du ministère de la Défense nationale contre le major [Maj] Chambers, tel était alors son grade. La plainte est passée par plusieurs officiers responsables [OR] de l’ARC en raison de conflits d’intérêts allégués. Elle a également été close et rouverte plus d’une fois avant d’être enfin assignée au colonel [Col] Jourdain de l’Armée canadienne pour décision.

[2]  Le 13 juin 2019, le Col Jourdain a conclu que la plainte était non fondée et l’a rejetée. Le Capt Snieder conteste maintenant la décision du Col Jourdain de rejeter sa plainte, en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, parce qu’il la juge déraisonnable et inéquitable sur le plan de la procédure.

[3]  Bien que la plainte du Capt Snieder n’ait pas été traitée rapidement et que, au cours des six ans qu’a duré son traitement jusqu’à la décision du Col Jourdain, elle s’est butée à des obstacles dont le Capt Snieder n’était pas responsable, pour les motifs qui suivent, je rejette néanmoins la présente demande de contrôle judiciaire en raison de son caractère théorique.

II.  Le contexte

[4]  Dans sa plainte, le Capt Snieder a allégué que le Maj Chambers, qui était alors lui aussi officier à l’École de pilotage de Moose Jaw, en Saskatchewan, l’avait harcelé en répandant des faussetés à son sujet dans une tentative [traduction] « d’empoisonner [s]on milieu de travail ». La plainte a été présentée au commandant du Capt Snieder à l’époque, le lieutenant‑colonel [Lcol] Greenough. Le 21 février 2013, le Capt Snieder a déposé un grief relativement à la façon dont la plainte était traitée, alléguant que l’OR, le Lcol Greenough, était un témoin potentiel et qu’il était donc en conflit d’intérêts.

[5]  Le grief a apparemment été examiné et rejeté par le brigadier‑général [Bgén] Galvin, tel était alors son grade, conformément à la procédure de règlement des griefs énoncée dans la Loi sur la défense nationale, RC 1985, c N‑5. Cependant, le 29 octobre 2013, après avoir examiné la décision en question, le Comité externe d’examen des griefs militaires a conclu que, entre autres, le Bgén Galvin n’avait pas apprécié correctement la plainte originale du Capt Snieder et a donc recommandé d’accorder une réparation et de tenir une enquête. L’affaire a été renvoyée pour un nouvel examen au Chef d’état‑major de la Défense, le général [Gén] Lawson.

[6]  Le 1er octobre 2014, le Gén Lawson a rejeté le grief en raison du manque de renseignements portant précisément sur le harcèlement. Cependant, il a convenu que le Lcol Greenough n’aurait pas dû être nommé OR, étant donné l’allégation de conflit d’intérêts, et a par conséquent rouvert la plainte, choisissant d’assumer lui‑même le rôle d’OR. Il a ensuite effectué une première évaluation de la situation [ES], dont le contenu n’a pas été présenté à la Cour.

[7]  Le 17 novembre 2014, le Capt Snieder a fourni au Gén Lawson des renseignements supplémentaires relativement à quatre incidents distincts de harcèlement qui auraient été commis par le Maj Chambers ou à sa demande, que je résumerai brièvement ainsi [l’incident ou les incidents] :

  1. Incident 1 [septembre 2012] : un autre officier a informé le Capt Snieder qu’il n’avait pas pu obtenir la qualification d’instructeur A2, parce que le Maj Chambers aurait refusé de soutenir sa candidature, affirmant qu’il était [traduction] « trop vieux ».
  2. Incident 2 [décembre 2012] : le Maj Chambers aurait directement ordonné au Capt Snieder, [traduction] « de cesser de faire du mentorat auprès d’instructeurs de vol qualifiés (IVQ) inexpérimentés sur les pratiques exemplaires en matière de sécurité dans l’exercice de leurs fonctions à titre d’IVQ enseignant à des pilotes stagiaires ».
  3. Incident 3 [décembre 2012]:durant un souper au cours duquel le Capt Snieder a eu l’honneur de se voir décerner un prix en tant que meilleur instructeur, il a fait l’objet, en public, d’une conversation désobligeante menée par le Maj Chambers.
  4. Incident 4 [janvier 2013] : un officier [qui aurait été un ami du Maj Chambers] a crié après le Capt Snieder et a tenu des propos désobligeants à son égard devant d’autres personnes dans le salon des instructeurs de vol, un lieu public, parce qu’il avait souscrit à l’avis d’un autre officier selon laquelle l’école violait les consignes de vol.

[8]  Le 11 décembre 2014, après avoir reçu cette lettre, le Gén Lawson a transmis la plainte du Capt Snieder au commandant de la 15e Escadre [Moose Jaw, en Saskatchewan], le Col Day, afin que ce dernier [traduction] « prenne les mesures appropriées » en tant que nouvel OR. Le Col Day a réalisé une ES et, le 27 février 2015, a conclu que les éléments constitutifs du harcèlement n’avaient pas été établis et a rejeté la demande. Le Capt Snieder a présenté deux demandes au Gén Lawson pour nouvel examen. Comme ces demandes sont restées sans réponse, il a présenté une demande de contrôle judiciaire (Snieder c Canada (Procureur général), 2016 CF 468 [Snieder]). Bien que le procureur général ait reconnu que la décision du Col Day était viciée et devait être annulée, le juge Boswell a jugé que l’affaire était théorique, puisque le Capt Snieder n’était plus un membre actif de l’ARC servant sous les ordres du Lcol Chambers et qu’il ne travaillait plus avec lui sur le même lieu de travail (Snieder, au par. 13). [Le fait que, d’entrée de jeu, le réenrôlement du Capt Snieder au sein de l’ARC en 2010 a été semé d’embûches ressort de la décision rendue au terme du premier des trois processus de contrôle judiciaire entamés par le Capt Snieder depuis lors (Snieder c Canada (Procureur général), 2013 CF 218). Le Capt Snider n’a pas eu gain de cause dans le dernier contrôle judiciaire, mais je souligne que, au bout du compte, la question des frais de déménagement remboursables a été tranchée en sa faveur.]

[9]  Le Capt Snieder a ensuite convaincu le nouveau Chef d’état‑major de la Défense, le Gén Vance, de rouvrir le dossier. Le Gén Vance semble avoir accepté de le faire en partie parce que le Col Day n’avait jamais mené d’ES en bonne et due forme [ce qui, selon le Capt Snieder, allait à l’encontre des instructions du Gén Lawson], et parce que le procureur général a admis que la décision était « viciée [et] déraisonnable » et qu’elle « devrait être annulée ».

[10]  Le 20 juillet 2017, le Gén Vance a ordonné que l’ARC procède à une nouvelle ES de la plainte initiale du Capt Snieder, avec l’aide du directeur général de l’Autorité des griefs des Forces canadiennes. Cette ES a été réalisée par le Bgén Howden qui, après avoir examiné les quatre incidents distincts de harcèlement allégués par le Capt Snieder susmentionnés, a conclu que seuls les incidents 3 et 4 respectaient les critères de harcèlement en milieu de travail. Le Bgén Howden a mentionné avoir examiné attentivement les deux lettres du Capt Snieder, qui étaient datées du 17 novembre 2014 et du 15 janvier 2015. Je remarque que la dernière lettre en question ne figure pas dans le dossier certifié du tribunal ni dans le dossier de l’une ou l’autre des parties au présent contrôle judiciaire. Les incidents 1 et 2 n’ont pas été examinés davantage, parce que le Bgén Howden a conclu qu’ils concernaient un exercice approprié de l’autorité ou un recours normal à l’autorité relative à la chaîne de commandement.

[11]  En ce qui concerne la conclusion du Bgén Howden relativement à l’incident 1, je souligne que, au moment de conclure à un exercice approprié de l’autorité, le Bgén Howden a rappelé le nombre limité de qualifications d’instructeur A2 pouvant être accordées. Cependant, s’il y a bel et bien eu discrimination fondée sur l’âge, on ne peut pas la justifier par le nombre de places disponibles. Par conséquent, il n’est pas clair que le Bgén Howden a apprécié correctement ou raisonnablement l’incident en question, puisque, à première vue, la brève analyse qu’il a fournie n’est pas logique. Ce manque de clarté est aggravé par le fait que la lettre du Capt Snieder datée du 15 janvier 2015 ne figure pas dans le dossier de la Cour.

[12]  À la lumière de l’ES du Bgén Howden, le Gén Vance a demandé à un enquêteur externe en matière de harcèlement, aux Services d’enquêtes ministérielles des Commissionnaires [les SEEC], de mener une enquête d’évaluation du harcèlement relativement aux incidents 3 et 4 mentionnés dans la plainte du Capt Snieder [le rapport des SEEC]. Les SEEC ont interrogé le Capt Snieder et d’autres officiers, dont le Maj [maintenant Lcol] Chambers. Ils ont souligné que le Capt Snieder avait fourni les noms de plusieurs autres témoins directs, mais que ceux‑ci n’avaient pas été interrogés, parce qu’il n’était pas possible de justifier leur pertinence relativement aux deux incidents allégués. En ce qui concerne l’incident 3, les SEEC ont conclu qu’il n’y avait aucun élément de preuve : (i) d’une inconduite de la part du Lcol Chambers, comme l’ont confirmé les témoins qui ont assisté au souper, y compris l’un des témoins qui aurait informé le Capt Snieder de l’incident; (ii) de tout comportement de la part du Lcol Chambers à même d’offenser le Capt Snieder ou de lui porter préjudice; (iii) de tout geste qui constituerait du harcèlement. Les SEEC ont également conclu qu’il n’y avait aucun élément de preuve permettant de corroborer le fait que le Lcol Chambers dirigeait la [traduction] « campagne de haine » contre le Capt Snieder qui a été alléguée. En ce qui concerne l’incident 4, les SEEC ont souligné qu’un des témoins, un pilote de la Hongrie qui participait à un programme d’échange, n’était pas disponible pour une entrevue, qu’un autre témoin avait affirmé que le Lcol Chambers n’était pas présent pendant la dispute dans le salon des instructeurs de vol et qu’un troisième témoin avait affirmé qu’il [traduction] « n’était pas au courant d’une quelconque “campagne anti‑SNIEDER” ». Aucun autre témoin n’a été interrogé. Comme il n’y avait pas d’élément de preuve indépendant pour confirmer le harcèlement, les SEEC ont conclu que les deux incidents ne respectaient pas les critères de harcèlement en milieu de travail.

[13]  Le rapport des SEEC a été envoyé au Capt Snieder pour commentaires, et, le 22 octobre 2018, ce dernier a fourni sa réponse au Col Potvin, le nouvel OR. Parmi ses préoccupations, le Capt Snieder a souligné le fait que l’enquêteur s’était concentré uniquement sur deux incidents isolément, malgré le fait qu’il ne s’agissait pas de faits isolés. L’enquêteur n’a pas non plus tenu compte des [traduction] « circonstances aggravantes ou atténuantes » de l’affaire, y compris les tentatives alléguées du Lcol Chambers pour discréditer le Capt Snieder et miner ses efforts visant à empêcher le Lcol Chambers de créer la culture de vol dangereuse qui a fini par avoir cours à Moose Jaw. De plus, le Capt Snieder s’est demandé pourquoi certains témoins dont il avait fourni les coordonnées n’avaient pas été interrogés et a demandé qu’on communique avec chacun d’eux pour une entrevue, affirmant ce qui suit : [traduction] « Dans sa forme actuelle, je juge que l’enquête est inéquitable et non conforme au Guide d’enquête pour l’application de la Politique sur la prévention et la résolution du harcèlement et la Directive sur le processus de traitement des plaintes de harcèlement du Conseil du Trésor et aux Lignes directrices sur la prévention et la résolution du harcèlement des Forces canadiennes ».

[14]  Le Capt Snieder a également communiqué avec le Col Potvin pour se renseigner au sujet d’un possible conflit d’intérêts, car le Col Potvin avait déjà travaillé avec le Maj Chambers, tel était alors son grade. Le 29 octobre 2018, après consultation, le Col Potvin a été remplacé, en tant qu’OR, par le Col Spott. Le même jour, le Capt Snieder a écrit au Gén Vance pour demander le traitement de la plainte par un officier de l’Armée canadienne, vu le roulement passé des OR et le manque d’impartialité. En réponse, le Gén Vance a demandé au commandant de l’Armée canadienne de nommer un officier à titre d’OR du processus de traitement de la plainte.

[15]  Le 15 novembre 2018, le Col Jourdain a été nommé OR, et, le 29 novembre 2018, on lui a envoyé la réponse du 22 octobre 2018 du Capt Snieder au rapport des SEEC. Le 1er février 2019, le Col Jourdain a fait un suivi auprès des SEEC et leur a remis une copie des observations du Capt Snieder. Reconnaissant ne pas se souvenir d’avoir vu les observations du Capt Snieder, les SEEC ont néanmoins confirmé [TRADUCTION] « qu’il n’y avait rien dans [les observations du Capt Snieder] à même de changer [leur] opinion à l’égard de la plainte de harcèlement ». Les SEEC ont confirmé leur appréciation selon laquelle certains des témoins proposés par le Capt Snieder n’étaient pas pertinents dans le cadre des deux incidents sur lesquels ils avaient été chargés d’enquêter, et ils ont reconnu que certains témoins dont les noms n’avaient pas été fournis avaient été interrogés.

III.  La décision faisant l’objet du contrôle

[16]  Le 13 juin 2019, le Col Jourdain a rendu une décision finale et a clos la plainte. Il a commencé par confirmer son impartialité et préciser que la portée de son enquête se limitait à la plainte du Capt Snieder [du 22 janvier 2013] et à la lettre du 17 novembre 2014, qui contenait des renseignements à l’appui qui exposaient en détail les quatre incidents. Il a également confirmé avoir tenu compte non seulement du rapport des SEEC [produit à la suite de l’ES du Bgén Howden] concernant les deux incidents qui avaient fait l’objet d’une enquête, mais aussi des remarques en réponse du Capt Snieder, dans sa conclusion finale, qui portait uniquement sur les deux incidents. Le Col Jourdain a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, les deux incidents sur lesquels les SEEC avaient enquêté étaient non fondés. Concernant l’incident 3, il a souligné [traduction] « qu’aucun témoin n’a mentionné se rappeler une discussion qui aurait pu mener à conclure que [le Capt Snieder] avait été victime de harcèlement ». Relativement à l’incident 4, il a conclu que [traduction] « le Lcol Chambers, qui était alors major, n’était pas présent pendant la dispute [et que...] [p]ar conséquent, rien ne permet[tait] de confirmer qu’il vous a[vait] harcelé ».

[17]  Le Col Jourdain a expliqué que, à la suite de discussions informelles avec un autre témoin potentiel et avec les SEEC au sujet de deux autres témoins potentiels, il avait conclu que les témoins en question n’apporteraient aucune [traduction] « valeur ajoutée » aux questions faisant l’objet de l’enquête [traduction] « et que, par conséquent, il n’était pas nécessaire que les enquêteurs mènent d’autres interrogatoires ». Enfin, le Col Jourdain a conclu que la preuve relative à un quatrième témoin potentiel de faits survenus en Afghanistan en 2009 et mettant en cause le Maj Chambers [traduction] « n’avait rien à voir avec les allégations qui faisaient l’objet de l’enquête sur le harcèlement [...et] a fait l’objet d’enquêtes menées par d’autres organismes et n’a aucun lien avec votre plainte de harcèlement ».

IV.  Les questions en litige

[18]  Le présent contrôle judiciaire soulève la question préliminaire suivante :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est‑elle théorique?

[19]  Si la réponse à la question préliminaire est négative, il incombe ensuite à la Cour de se pencher sur les questions supplémentaires suivantes :

  1. Quelle est la norme de contrôle applicable?

  2. La décision finale du Col Jourdain était‑elle équitable sur le plan de la procédure?

  3. La décision finale du Col Jourdain était‑elle raisonnable?

V.  Analyse

A.  La présente demande de contrôle judiciaire est‑elle théorique?

[20]  Comme la Cour suprême du Canada l’a déclaré dans l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 [Borowski], au paragraphe 15 :

[15] La doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu’un tribunal peut refuser de juger une affaire qui ne soulève qu’une question hypothétique ou abstraite. Le principe général s’applique quand la décision du tribunal n’aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l’affaire. Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l’action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision. [...] [S’il] ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique. [...]

[21]  Même en l’absence de litige actuel, la Cour peut néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire pour trancher l’affaire si les circonstances le justifient (Borowski, précité, aux par. 15 et 16).

[22]  Comme il a été mentionné précédemment, en concluant que le contrôle judiciaire précédent de la présente affaire était théorique, le juge Boswell a conclu qu’il n’y avait plus de « litige actuel ni de différend concret », étant donné que l’ancien Capt Snieder et le Lcol Chambers ne partageaient plus de milieu de travail et qu’il n’y avait aucun élément de preuve selon lequel le harcèlement se poursuivait malgré le départ à la retraite du Capt Snieder. Par conséquent, bien que le procureur général ait reconnu que la décision du colonel Day était viciée et déraisonnable, le juge Boswell a conclu que le renvoi de l’affaire en vue d’une nouvelle enquête ne servirait pratiquement à rien (Snieder, précitée, aux par. 12 et 13).

[23]  Dans le cadre du présent contrôle judiciaire, il n’y a pas de concession similaire concernant la décision finale du Col Jourdain. Bien que, selon moi, le rapport et la décision finale de l’enquêteur en matière de harcèlement ou des SEEC aient été indûment limités [aux incidents 3 et 4, en raison de la conclusion illogique et déraisonnable du Bgén Howden au sujet de l’incident 1, dans le cadre de son ES], je conclus que les faits fondamentaux qui ont mené à la conclusion antérieure de la Cour quant au caractère théorique de l’affaire n’ont pas changé. Le Capt Snieder reste à la retraite et ne partage plus un milieu de travail avec le Lcol Chambers, et rien dans le dossier ne donne à penser que le Lcol Chambers a continué de harceler le Capt Snieder ou que ce dernier a l’intention de réintégrer l’ARC. Autrement dit, « il n’y a plus de rapport contradictoire concernant les parties touchées par la plainte de harcèlement » (Snieder, précitée, au par. 15). De plus, même dans l’éventualité peu probable où ils travailleraient de nouveau dans un même lieu de travail au sein de l’ARC, une telle situation ne suffirait pas à elle seule à rétablir une question qui, par ailleurs, a été jugée théorique, d’autant plus que le Capt Snieder aurait accès à un système similaire de plaintes et de griefs en matière de harcèlement si une série de faits similaires devait se reproduire (Kozarov c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CAF 185 aux par. 4 et 5).

[24]  Comme il a été mentionné dans l’arrêt Borowski, la Cour conserve néanmoins le pouvoir discrétionnaire de trancher l’affaire dont elle est saisie lorsque les circonstances le justifient. Pour ce faire, il faut tenir compte des trois principes énoncés dans l’arrêt Borowski, précité, aux paragraphes 31, 34 et 40 :

  • 1) l’existence d’un débat contradictoire;

  • 2) le besoin de promouvoir l’économie des ressources judiciaires;

  • 3) le besoin pour la Cour de prendre en considération sa fonction véritable en tant qu’organe juridictionnel du gouvernement.

[25]  La Cour d’appel fédérale [la CAF] s’est récemment penchée sur les principes susmentionnés dans l’arrêt Démocratie en surveillance c Canada (Procureur général), 2018 CAF 195 [Démocratie en surveillance], au paragraphe 14 :

[14] Le premier facteur peut appuyer l’exercice du pouvoir discrétionnaire dans les cas où, malgré l’absence d’un différend concret, les parties ayant un intérêt dans l’issue de l’affaire débattront pleinement des questions en litige. S’agissant du deuxième facteur, peuvent notamment être d’intérêt les questions de nature répétitive qui sont de courte durée ou qui échapperaient autrement au contrôle judiciaire. Le troisième facteur s’intéresse au rôle fondamental des tribunaux dans le contexte de la séparation des pouvoirs prévue par la Constitution, soit de résoudre de véritables litiges. Notre Cour a fait les observations suivantes à ce sujet : « Bien que l’arrêt Borowski et les décisions qui s’en inspirent n’interdisent pas aux tribunaux de trancher une affaire après que le différend en tant que tel eut cessé d’exister, ce raisonnement sous-jacent nous rappelle que le pouvoir discrétionnaire d’agir de la sorte doit être exercé avec prudence » : Canada (Revenu national) c. McNally, 2015 CAF 248, par. 5.

[26]  Comme le prévoit la section 1.3 des Lignes directrices sur la prévention et la résolution du harcèlement susmentionnées, les parties à la plainte sont le Capt Snieder, en tant que plaignant, et le Lcol Chambers, qui était alors major, en tant que mis en cause. Je suis entièrement d’accord avec le juge Boswell pour dire que la décision de la Cour sur le caractère théorique « ne doit pas être comprise ou interprétée comme faisant valoir que les situations de harcèlement dans les Forces canadiennes devraient échapper au contrôle judiciaire tout simplement parce qu’un plaignant n’est plus membre des Forces canadiennes au moment où sa plainte est traitée par l’intermédiaire de la procédure de règlement [des plaintes ou] des griefs » [ni parce que les parties ne partagent plus le même lieu de travail] : Snieder, précitée, au par. 17. Cependant, je conclus de façon similaire qu’il n’y a plus, en fait, de contexte contradictoire concernant les parties à la plainte.

[27]  En ce qui concerne l’économie des ressources judiciaires, le procureur général n’a pas non plus présenté de requête avant la présente audience. Par conséquent, je suis également d’accord avec la conclusion suivante du juge Boswell : « Relativement à l’obligation de la Cour de veiller à ne pas gaspiller des ressources judiciaires peu abondantes en instruisant des affaires par ailleurs théoriques, les ressources en question ont déjà été utilisées au moment de l’audience de cette affaire. L’économie des ressources judiciaires n’est donc pas vraiment un facteur dans les circonstances de l’espèce » (Snieder, précitée, au par. 16).

[28]  Le troisième principe — le besoin pour la Cour de prendre en considération sa fonction véritable en tant qu’organe juridictionnel du gouvernement — favorise également le rejet de la demande. La Cour a toujours adopté une approche prudente au moment de trancher des questions théoriques en reconnaissance de ce principe, comme l’illustre la CAF dans l’arrêt Canada (Revenu national) c McNally, 2015 CAF 248, au paragraphe 5 :

[5]  [...] Suivant le principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs, la tâche des tribunaux consiste à ne se prononcer sur des principes juridiques que pour résoudre de réels différends. En l’absence d’un réel différend, l’énonciation de principes juridiques par l’appareil judiciaire peut être vue comme un acte gratuit d’élaboration du droit, cette dernière relevant exclusivement de l’organe législatif du gouvernement. On se reportera à ce sujet à l’introduction des articles 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867. Bien que l’arrêt Borowski et les décisions qui s’en inspirent n’interdisent pas aux tribunaux de trancher une affaire après que le différend en tant que tel eut cessé d’exister, ce raisonnement sous-jacent nous rappelle que le pouvoir discrétionnaire d’agir de la sorte doit être exercé avec prudence.

VI.  Conclusion

[29]  Après avoir tenu compte des facteurs susmentionnés, je refuse d’exercer mon pouvoir discrétionnaire afin d’examiner, malgré la conclusion concernant le caractère théorique, la présente affaire plus à fond, et je rejette donc la présente demande de contrôle judiciaire.

[30]  Je conclus que le demandeur, qui a agi pour son propre compte, a bien défendu sa cause. Afin de ne pas dissuader des personnes qui se trouvent dans une situation similaire de présenter une demande de contrôle judiciaire relativement à l’issue de leur plainte de harcèlement, je refuse également d’adjuger des dépens en l’espèce.


JUGEMENT dans le dossier T‑1025‑19

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans adjudication de dépens.

« Janet M. Fuhrer »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 18e jour d’août 2020

C. Laroche, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1025‑19

 

INTITULÉ :

ANTHONY SNIEDER c CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL)

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 FÉVRIER 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE FUHRER

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 15 JUIN 2020

 

COMPARUTIONS :

Anthony Snieder

 

POUR LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Nicole Walton

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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