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Dossier : T‑1171‑19

Référence : 2020 CF 746

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 6 juillet 2020

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

FARIBORZ GHAHRAMAN‑EBRAHIMI

demandeur

 et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision, datée du 21 mai 2019 [la décision], de révoquer le passeport du demandeur et de refuser les services de passeport du demandeur pendant quatre ans, en raison de motifs raisonnables de croire que le demandeur a utilisé son passeport pour commettre un acte qui pouvait être considéré comme un acte criminel, notamment l’importation d’une substance réglementée trouvée dans les bagages par les autorités douanières lorsqu’il est entré au Canada en provenance de l’étranger.

[2]  Le demandeur soutient que la décision était à la fois injuste et déraisonnable. Après avoir examiné la conduite du bureau des passeports, ainsi que les éléments de preuve qui lui ont été présentés par le demandeur, je conclus que le processus d’examen était juste et que l’analyse juridique était raisonnable. Je confirmerai donc ces éléments de la décision.

[3]  Toutefois, je ne parviens pas au même résultat en ce qui concerne le volet de réparation en raison d’une erreur de fait déraisonnable. Ce fait erroné constituait un élément important de la suspension de quatre ans des services de passeport. Par conséquent, j’annulerai uniquement cet élément limité de la décision et je renverrai l’élément de réparation pour réexamen. Mes motifs de cette conclusion suivent un bref historique de l’affaire.

II.  Contexte

[4]  Le demandeur, maintenant âgé de 75 ans, est né en Iran et a déménagé au Canada en 1986, devenant par la suite un citoyen canadien. Le 12 janvier 2018, il a voyagé de la Géorgie à Toronto, en utilisant son passeport canadien. Il a été emmené à l’écart pour un examen de ses bagages. Lors d’une inspection secondaire, un agent des douanes a trouvé une substance mélangée à du marc de café dans l’une des valises du demandeur. Le demandeur a été arrêté par la Gendarmerie royale du Canada [la GRC] pour importation d’héroïne, ce que Santé Canada a ensuite examiné et a constaté qu’il s’agissait d’une combinaison de codéine et de morphine, et non d’héroïne. D’autres renseignements ont ensuite été communiqués pour indiquer que le demandeur a ensuite été accusé d’importation de codéine.

[5]  Le 19 février 2018, un enquêteur [enquêteur] de la Division de l’admissibilité au passeport et des enquêtes [la Division des passeports] d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] a envoyé au demandeur une lettre d’équité procédurale [la LEP]. La lettre informait le demandeur qu’il faisait l’objet d’une enquête par la Division des passeports afin de savoir s’il avait fait preuve d’une utilisation abusive de son passeport. L’enquêteur a précisé qu’à moins de recevoir de nouveaux renseignements pertinents, le dossier serait transmis aux fins de décision. IRCC a envoyé une autre lettre, reçue par le demandeur le 23 octobre 2018, indiquant qu’aucune autre observation n’avait été reçue à la date limite du 5 avril 2018 et qu’une décision serait rendue bientôt.

[6]  L’avocat du demandeur a répondu le 5 novembre 2018 en demandant une prorogation du délai pour présenter des observations parce que l’anglais n’était pas la première langue du demandeur et, par conséquent, il n’avait pas compris ce qui avait été demandé dans la première lettre. La Division des passeports a accordé une prorogation et, le 5 mars 2019, le demandeur a présenté des observations très brèves consistant en trois phrases concernant l’incident survenu à l’aéroport. Il a fait valoir deux points concernant la question, notamment (i) qu’il était une [traduction« victime » et (ii) qu’il avait été [traduction« induit en erreur » (l’extrait est reproduit au complet ci‑dessous).

[7]  Le 21 mai 2019, le décideur a rendu la décision de révoquer le passeport du demandeur et de refuser les services de passeport pendant quatre ans à compter du 12 janvier 2018, la date de l’utilisation abusive de son passeport. Cette décision fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

III.  La décision faisant l’objet du contrôle

[8]  Le décideur a examiné plusieurs points clés pour parvenir à la décision, y compris les faits suivants :

[9]  Le décideur a fait remarquer que le Décret sur les passeports canadiens, TR/81‑86, dans sa version modifiée [le Décret] n’exige pas qu’un demandeur soit accusé ou déclaré coupable d’une infraction au Canada ou à l’étranger, seulement que le ministre d’IRCC ait des motifs raisonnables de croire que le passeport a été utilisé pour commettre un acte ou une omission qui constituerait un acte criminel s’il était commis au Canada.

[10]  Le décideur a souligné le désir du demandeur de visiter ses frères et sœurs à l’étranger en cas d’urgence et a expliqué la capacité de demander un passeport à durée de validité limitée dans des circonstances urgentes et impérieuses. Toutefois, d’autres facteurs ont également été pris en considération, comme l’excellente réputation des passeports canadiens et la gravité de l’utilisation d’un passeport canadien pour commettre un acte susceptible d’être considéré comme un acte criminel. En tenant compte des facteurs liés au mandat de la Division des passeports et des difficultés liées au refus des services de passeport, le décideur a conclu qu’une période de refus de quatre ans était raisonnable.

IV.  Questions en litige et norme de contrôle

[11]  Le demandeur fait valoir que la décision était invalide, inappropriée et illégale parce que le décideur a privé le demandeur de son droit à l’équité procédurale lorsqu’il a refusé la demande de divulgation présentée par son avocat. En outre, il soutient que le décideur a également commis des erreurs de droit en assimilant la possession à la garde physique et lorsqu’il a conclu qu’il avait [traduction« utilisé son passeport » lors de la commission d’une infraction. Enfin, le demandeur fait valoir que le décideur a commis une erreur de fait lorsqu’il a conclu qu’il était en possession d’héroïne.

[12]  J’aborderai donc les questions selon l’ordre qu’elles ont été soulevées par le demandeur, notamment (1) le manquement à l’équité procédurale et (2) les erreurs de droit et de fait. Dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême a confirmé l’existence d’une présomption générale concernant l’application de la norme de la décision raisonnable, conjuguée à des exceptions limitées, y compris les questions concernant l’équité procédurale dans le cadre d’un contrôle judiciaire, en déclarant ce qui suit au paragraphe 23 :

Lorsqu’une cour examine une décision administrative sur le fond (c.‑à‑d. le contrôle judiciaire d’une mesure administrative qui ne comporte pas d’examen d’un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale), la norme de contrôle qu’elle applique doit refléter l’intention du législateur sur le rôle de la cour de révision, sauf dans les cas où la primauté du droit empêche de donner effet à cette intention. L’analyse a donc comme point de départ une présomption selon laquelle le législateur a voulu que la norme de contrôle applicable soit celle de la décision raisonnable.

[13]  Dans sa décision récente dans Alsaloussi c Canada (Attorney General), 2020 CF 364 [Alsaloussi], le juge Denis Gascon a effectué une analyse approfondie et a expliqué la raison pour laquelle, aux fins des examens par la Division des passeports, Vavilov a confirmé que la décision raisonnable s’applique.

[14]  La Cour a également conclu dans Vavilov que la présomption de la décision raisonnable peut être réfutée lorsque la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte, soit les questions constitutionnelles, les questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et les questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs (au par.17). Aucune de ces questions n’est soulevée en l’espèce. Par conséquent, la présomption relative à la norme de la décision raisonnable s’applique, de sorte que la décision sera examinée relativement à son intelligibilité, à sa justification et à sa transparence (Vavilov, au par. 15). En d’autres termes, la norme applicable avant Vavilov en matière de procédure de révocation de passeports prévaut (voir Kamel c Canada (Procureur général), 2008 CF 338, au par. 59 [Kamel]; Allen c Canada (Procureur général), 2015 CF 213, au par. 10 [Allen]).

[15]  La présomption relative à la norme de la décision raisonnable ne s’applique pas aux questions d’équité procédurale (Vavilov, au par. 23). Pour de telles questions, la Cour doit se demander si une procédure juste et équitable a été suivie et si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu la possibilité complète et équitable d’y répondre (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CF 69, aux par. 54 et 56).

V.  Analyse

A.  PREMIÈRE QUESTION EN LITIGE : Respect du droit du demandeur à l’équité procédurale

[16]  En premier lieu, le demandeur soutient qu’IRCC a porté atteinte à ses droits en omettant de communiquer les documents sur lesquels était fondée sa décision. Le demandeur a demandé la divulgation de tous les documents obtenus pendant l’enquête et de toute la correspondance entre la Division des passeports et la GRC. En réponse à la demande, la Division des passeports a ordonné à l’avocat de présenter une demande d’accès à l’information et de protection des renseignements personnels [AIPRP], la deuxième raison pour laquelle le demandeur soutient qu’il a été privé de ses droits.

(1)  Communication des faits allégués

[17]  Je ne suis pas d’avis que la Division des passeports a agi injustement dans le cadre de sa communication des faits allégués. Le demandeur s’appuie fortement sur Kamel, où le demandeur a sollicité le contrôle judiciaire d’une décision de lui refuser un passeport en vertu du Décret pour des raisons de sécurité nationale. Dans sa décision, la Cour a énoncé l’obligation d’équité procédurale qui sous‑tend une décision de refuser ou de révoquer un passeport. Le juge Simon Noël a examiné les garanties procédurales à respecter en vertu de la jurisprudence pertinente (notamment Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté de l’Immigration), 2002 CSC 1, et Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817). Le juge Noël a également fait remarquer que « les conséquences d’un refus de passeport sont importantes [...] [qui] milite[nt] en faveur de l’application de garanties procédurales particulièrement strictes qui doivent comporter la participation réelle du demandeur au processus d’enquête » (Kamel, au par. 67) et a conclu au paragraphe 68 que l’équité procédurale dans le cadre de la révocation de passeports exige :

[...] l’enquête menant à la recommandation à présenter au ministre doit donc comporter la pleine participation de l’intéressé. Il s’ensuit que des garanties procédurales s’imposent : le demandeur de passeport doit pouvoir connaître exactement les reproches qu’on lui fait et l’information recueillie au cours de l’enquête et pouvoir y répondre de façon complète, de sorte que le rapport remis au ministre fasse état de ses observations.

[18]  Le juge Noël a expliqué en outre qu’« [i]l suffit que l’enquête comporte la communication à l’intéressé des faits qui lui sont reprochés et de l’information colligée dans le cours de l’enquête, lui donne la possibilité d’y répondre pleinement et lui fasse savoir les objectifs visés par l’enquêteur [...]; le décideur puisse disposer de tous les éléments pour prendre une décision éclairée » (Kamel, au par. 72).

[19]  Cela est conforme à la jurisprudence récente. Plus tôt cette année, dans Alsaloussi, le juge Gascon a reconnu que la décision de suspendre les services de passeport exige un niveau élevé d’équité procédurale et que [traduction« pour savoir si le processus de la Division des passeports a respecté les principes d’équité procédurale, il suffit que la Cour soit convaincue que [le demandeur] était informé de ce qu’on lui reprochait, ainsi que de la preuve obtenue par la Division des passeports » (Alsaloussi, au par. 85). En fin de compte, dans cette affaire, le juge Gascon a conclu qu’il n’y avait eu aucun manquement à l’équité procédurale, étant donné que le demandeur [traduction] « savait parfaitement ce qui lui était reproché et qu’il a eu maintes occasions de réagir aux éléments de preuve obtenus par la Division des passeports et de comprendre les points qu’il devait réfuter, dont une possible suspension des services de passeport » (au par. 91).

[20]  Je trouve que l’on peut en dire autant du demandeur en l’espèce. La Division des passeports a envoyé une LEP de six pages le 19 février 2018, énonçant les renseignements dont disposait la Division des passeports – notamment qu’il a été trouvé en possession d’héroïne à l’aéroport international Pearson de Toronto après son arrivée à bord d’un vol en provenance de la République de Géorgie; puis arrêté et accusé d’avoir importé une substance réglementée inscrite à l’annexe I, contrairement au paragraphe 6(1) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances. La LEP énonçait également les conditions de la mise en liberté sous caution du demandeur. En se fondant sur ces renseignements, l’enquêteur a décrit les dispositions applicables du Décret, notamment l’alinéa 10(2)b).

[21]  Le demandeur n’a pas répondu au début et la Division des passeports lui a fourni d’autres avis et un délai supplémentaire. En fait, le demandeur a attendu près d’un an pour répondre. Dans cette réponse à la LEP [réponse à la LEP], les observations de l’avocat du demandeur étaient les suivantes : des modifications ont été apportées aux conditions de sa mise en liberté sous caution; le demandeur estimait qu’il avait été induit en erreur et qu’il était donc une victime; sa mauvaise santé; et il a des membres de sa famille à l’étranger qu’il souhaite visiter en cas d’urgence. Toutefois, la réponse à la LEP n’indiquait pas à l’enquêteur que les chefs d’accusation portés contre le demandeur avaient été modifiés, passant de la possession d’héroïne à la possession de codéine, malgré le fait qu’il avait été invité à présenter des observations. Certes, le demandeur a présenté des observations, simplement de façon incomplète.

[22]  Cela diffère de Kamel où le demandeur n’avait pas été en mesure d’énoncer pleinement sa position parce qu’il ne connaissait pas les faits pertinents quant à l’enquête. En l’espèce, à l’inverse, la LEP informait « l’intéressé des faits qui lui sont reprochés et de l’information colligée dans le cours de l’enquête » (Kamel, au par. 72). Le droit du demandeur à l’équité procédurale n’a pas été enfreint.

(2)  Équité dans l’AIPRP

[23]  Le demandeur soutient également que la suggestion de la Division des passeports voulant qu’il présente une demande d’AIPRP a porté atteinte à ses droits à l’équité, car elle aurait dû divulguer tous les documents. Plus précisément, il fait valoir que le régime de l’AIPRP ne constitue pas une solution de rechange convenable à la divulgation par la partie principale, surtout puisque le régime de l’AIPRP peut être utilisé pour refuser la divulgation de documents contenant des renseignements sur une enquête en cours (Loi sur l’accès à l’information, LRC 1985, c A‑1, article 16). De plus, une demande d’AIPRP exige des frais et le demandeur ne devrait pas avoir à payer pour connaître la preuve à réfuter (Règlement sur l’accès à l’information, DORS/83‑507, article 7).

[24]  Le défendeur réplique que le demandeur ne comprend pas bien le processus administratif qui, contrairement à la procédure pénale, ne lui donne pas droit à une divulgation complète et que le fait de suggérer qu’un demandeur recourt à une demande d’AIPRP ne constitue pas un manquement à l’équité procédurale, en invoquant D’Almeida c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 870, aux par. 15 et 50 [D’Almeida]; Bui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 440, aux par. 15 et 24 à 38 [Bui]; Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 94 [Li].

[25]  Je ne suis pas d’accord avec le défendeur pour dire que D’Almeida ou Bui étayent le principe selon lequel exiger qu’un demandeur soit assujetti au processus d’AIPRP ne le prive pas de son droit à l’équité procédurale. Aucune de ces affaires ne porte sur la question de demandes d’AIPRP. Au contraire, comme Kamel, les deux ont conclu qu’un demandeur a le droit d’être informé des allégations et de la nature des éléments de preuve contre lui. Dans D’Almeida, au paragraphe 50, la juge Martine St‑Louis a déclaré ce qui suit :

Au surplus, la Cour a déjà confirmé qu’« il ne ressort pas de la jurisprudence de notre Cour que le demandeur doit effectivement recevoir le document sur lequel l’auteur de la décision s’est fondé, mais bien que les renseignements contenus dans ce document doivent être communiqués au demandeur pour lui donner l’occasion de prendre connaissance des renseignements qui lui sont défavorables et de donner sa version des faits » (Nadarasa au par. 25) et que le fichier SIED ne constitue pas de la preuve extrinsèque (Cheburashkina au par. 31).

[26]  En d’autres termes, les demandeurs ont le droit de connaître la preuve à réfuter, mais non nécessairement le droit de recevoir des copies des documents contenant les éléments de preuve qui seront utilisés pour établir cette preuve.

[27]  De même, dans Bui, la Cour a conclu qu’il n’y avait pas eu manquement à l’équité procédurale parce que la lettre d’équité procédurale envoyée au demandeur exposait la preuve que le demandeur devait réfuter (au par. 34). Le juge René Leblanc a également reconnu que les résultats de la demande d’AIPRP du demandeur auraient peut‑être permis au demandeur de présenter des observations plus détaillées en réponse à la LEP, mais le demandeur a choisi de ne pas attendre les résultats de l’AIPRP (aux par. 35 et 36). Toutefois, cela n’a eu aucune incidence sur le résultat et je ne peux donc pas être d’accord avec le défendeur pour dire que Bui crée une loi concernant le bien‑fondé des demandes d’AIPRP et leur incidence sur l’équité procédurale.

[28]  Enfin, j’estime que chaque partie se fie à une jurisprudence qui se distingue. Le demandeur invoque R c Stinchcombe, [1991] 3 RCS 326 [Stinchcombe], dans lequel les obligations de divulgation importantes exigeaient un procès équitable dans le cadre dune procédure pénale, et non administrative. Comme l’a déclaré la Cour suprême dans May c Établissement Ferndale, 2005 CSC 82, les principes de l’arrêt Stinchcombe « ne s’appliquent pas dans ce contexte administratif » (au par. 91). La décision et l’enquête sous‑jacentes concernant le passeport en l’espèce surviennent dans un contexte administratif et non pénal. En ce qui concerne les passeports, les demandeurs n’ont pas droit à tous les documents et à toute la correspondance, comme le démontre la jurisprudence ci‑dessus.

[29]  De son côté, le défendeur invoque également à tort Li. Li, comme Stinchcombe, survient dans un contexte entièrement différent : une demande de mandamus en vue d’obtenir l’autorisation et le contrôle judiciaire, où l’autorisation n’a pas été accordée et le demandeur a déposé une requête visant à demander les motifs de la prétendue décision alors que la décision concernant le visa n’avait pas encore été prise. Cette situation ne correspond aucunement à la situation actuelle, où la LEP avait déjà été envoyée, donnant ainsi un avis des préoccupations relatives à une décision concernant le passeport en cours.

[30]  Même si je ne souscris pas à la formulation de la jurisprudence susmentionnée, je suis d’accord pour dire que le demandeur n’avait pas droit à une divulgation de la part du défendeur de [traduction« tous les documents obtenus dans le cadre de l’enquête et toute la correspondance entre la Division de l’admissibilité au passeport et des enquêtes et la GRC », comme il le soutient. En d’autres termes, il a cherché à obtenir la divulgation au‑delà de ce qui était exigé par l’équité procédurale, comme cela a été conclu de manière constante dans Kamel, D’Almeida, Bui à Alsaloussi et dans d’autres rendues entre celles‑ci, notamment tous les faits importants allégués contre lui qui ont mené à la décision (voir également Lipskaia c Canada (Procureur général), 2016 CF 526, aux par. 16 et 17; Abdi c Canada (Procureur général), 2012 CF 642, au par. 21).

[31]  En fait, dans Slaeman c Canada (Procureur général), 2012 CF 641, au par. 38, une autre décision concernant les passeports, la juge Gleason (tel était alors son titre), a conclu qu’il existait une « abondante jurisprudence » dans d’autres domaines du droit administratif « à l’appui de la thèse selon laquelle on répond aux exigences de la justice naturelle lorsque l’enquêteur présente un résumé des faits importants qui sont pertinents à l’égard de la décision à rendre », y compris dans le cadre d’enquêtes de fausses représentations dans les demandes de visa, et de rapports d’enquêtes sommaires de la Commission canadienne des droits de la personne.

[32]  Afin de trancher la question concernant l’AIPRP, l’équité procédurale sera respectée dans l’exécution des sanctions en matière de passeports en vertu du Décret lorsque des renseignements suffisants sont communiqués au demandeur. Une divulgation suffisante, dans le contexte des passeports, signifie la divulgation de tous les faits importants.

[33]  En l’espèce, le demandeur a obtenu tous les faits importants sur lesquels la décision était fondée. Il a été autorisé à jouer un rôle significatif dans le processus décisionnel. Cela met fin à la question de l’équité procédurale. La demande d’AIPRP devient donc une considération extrinsèque : le demandeur était libre de présenter une demande d’AIPRP et la Division des passeports ne l’a pas induit en erreur ni n’a enfreint ses droits à une procédure équitable lorsqu’elle a proposé qu’il présente une telle demande en l’espèce. Cela découle du fait que, comme je l’ai indiqué ci‑dessus, l’étendue de la divulgation sollicitée par le demandeur n’est pas requise par les exigences d’équité procédurale. Le fait que la procédure d’AIPRP soit assujettie à certaines restrictions, comme l’article 16 (tel qu’il a été indiqué par le demandeur), n’entrave pas la procédure équitable offerte par la Division des passeports en l’espèce.

B.  DEUXIÈME QUESTION EN LITIGE : Caractère raisonnable de la décision

(1)  Examen des éléments de la mens rea concernant la possession et l’importation

[34]  Le demandeur fait valoir que le décideur a commis une erreur de droit en omettant de tenir compte de l’élément de mens rea de l’infraction et en assimilant en conséquence la possession à une simple garde physique. En invoquant Haddad c Canada (Procureur général), 2017 CF 235, au par. 26 [Haddad] et Canada (Procureur général) c Dias, 2014 CAF 195 [Dias], le demandeur soutient que le décideur devait au moins examiner la question de savoir si tous les éléments constitutifs de l’infraction étaient présents, ce qu’il n’a pas fait. Le demandeur soutient que le décideur a plutôt procédé selon le raisonnement que, puisqu’il y avait des drogues dans ses bagages, il était en possession d’une substance réglementée. Toutefois, la loi exige que la possession ne se limite pas à la garde physique, puisque la mens rea de l’importation est la connaissance que l’accusé apporte une substance réglementée dans le pays. Le demandeur fait également valoir qu’il a été victime et qu’il a collaboré depuis.

[35]  Le défendeur réplique que le décideur a tenu compte, mais a rejeté, l’explication du demandeur selon laquelle il a été induit en erreur et qu’il avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur avait utilisé son passeport pour commettre un acte criminel. Le défendeur soutient que le demandeur importe des aspects du droit pénal dans le droit administratif. De plus, le demandeur a invoqué Haddad, qui portait sur l’interprétation d’une version antérieure du Décret qui ne permettait pas aux décideurs de prendre une mesure en vertu de la norme des « motifs raisonnables de croire », et Dias, qui portait sur un article abrogé du Décret. Le défendeur fait valoir que les autorités ne sont pas nécessairement tenues d’accepter le déni de connaissance du demandeur et qu’il n’y a aucun autre élément de preuve pour étayer son déni. Le défendeur fait remarquer qu’il n’y a aucun élément de preuve pour étayer non plus le fait que le demandeur a collaboré avec la police.

[36]  Le problème que pose l’argument du demandeur est que le droit a changé depuis Haddad et Dias. Dans la version du Décret en vigueur de décembre 2013 à juin 2015, sur laquelle reposaient les deux affaires, l’alinéa 10(2)b) précisait ce qui suit :

(2) Il peut en outre révoquer le passeport de la personne :

[...]

b) utilise le passeport pour commettre un acte criminel au Canada, ou pour commettre, dans un pays ou État étranger, une infraction qui constituerait un acte criminel si elle était commise au Canada

[Non souligné dans l’original.]

[37]  En comparaison, dans la version actuelle et la version en vigueur au moment où la décision sous‑jacente a été prise, l’alinéa 10(2)b) énonce ce qui suit :

(2) Il peut en outre révoquer le passeport de la personne :

[...]

b) s’il a des motifs raisonnables de croire qu’elle utilise le passeport pour commettre un acte criminel au Canada, ou pour commettre, dans un pays ou État étranger, une infraction qui constituerait un acte criminel si elle était commise au Canada;

[Non souligné dans l’original.]

[38]  Comme je l’ai souligné ci‑dessus, le changement notable est l’ajout de l’expression « motifs raisonnables de croire » dans la version actuelle de l’alinéa 10(2)b). Laffaire Dias est survenue lorsque la version antérieure de lalinéa 10(2)b) était en vigueur et celle‑ci ne comprenait pas lexpression « motifs raisonnables de croire ».

[39]  L’affaire Haddad n’aide pas non plus le demandeur. Haddad porte sur un article différent de la version antérieure du Décret, notamment l’alinéa 9(1)b) qui a trait à l’accusation d’un acte criminel au Canada. L’alinéa 9(1)b) du Décret énonce ce qui suit :

9. (1) Sans que soit limitée la généralité des paragraphes 4(3) et (4), il est entendu que le ministre peut refuser de délivrer un passeport au requérant qui : [...]

[...]

b) est accusé au Canada d’un acte criminel;

[40]  Par ailleurs, l’alinéa 10(2)b), tel que cela est indiqué ci‑dessus, a depuis été modifié et exige maintenant seulement que le ministre ait des « motifs raisonnables de croire ». Comme Dias, je ne vois donc pas l’applicabilité de Haddad aux circonstances de l’espèce.

[41]  La jurisprudence antérieure de la Cour indiquait qu’il existait un conflit quant à savoir si une personne devait être reconnue coupable afin que le ministre invoque l’alinéa 10(2)b) du Décret (Haddad, au paragraphe 25; Allen, aux par. 23 à 29). Toutefois, cette jurisprudence reconnaissait également que le législateur pouvait dissiper l’ambiguïté. Comme l’a déclaré le juge Fothergill au paragraphe 32 d’Allen :

Comme je l’ai déjà souligné, le Décret n’est pas une loi, mais bien un texte réglementaire prit par le gouverneur en conseil. Étant donné la jurisprudence contradictoire de la Cour, il serait malavisé que Passeport Canada s’appuie sur l’alinéa 10(2)b) du Décret, en sa teneur actuelle, pour refuser de délivrer un passeport ou d’offrir temporairement des services de passeport en l’absence de toute déclaration de culpabilité, que ce soit au Canada ou dans un pays étranger. L’ambiguïté de l’alinéa 10(2)b) pourrait être levée par une modification apportée par le gouverneur en conseil au Décret. À défaut, un arrêt de la Cour d’appel devra résoudre les contradictions présentes dans la jurisprudence de la Cour.

[42]  De même, lorsque la Cour était saisie de l’affaire Dias, le juge Phelan a fait remarquer ce qui suit au paragraphe 16 de Dias c Canada (Procureur général), 2014 CF 64 :

Il convient de mentionner que le libellé de l’alinéa 10(2)b) ne comprend pas de formulations comme « a des motifs de croire » ou « il existe des motifs de croire qu’une infraction peut avoir été commise » ou des énoncés semblables utilisés dans d’autres dispositions en matière d’immigration. Aux termes d’un tel libellé, le directeur aurait bien pu avoir la compétence qu’il pensait avoir. Toutefois, en l’absence d’un tel libellé, le directeur n’avait pas le pouvoir d’établir qu’un acte criminel avait été commis.

[43]  La modification mise en œuvre depuis par le gouverneur en conseil vise donc clairement à clarifier la loi. Selon le nouveau libellé de l’alinéa 10(2)b), le décideur peut conclure qu’une personne, selon la norme des motifs raisonnables de croire, a utilisé un passeport pour commettre un acte criminel. Aucune déclaration de culpabilité n’est nécessaire pour satisfaire à cette norme. Contrairement à un procès criminel, il n’est pas nécessaire que le décideur de la Division des passeports établisse tous les éléments constitutifs de l’infraction hors de tout doute raisonnable. Toutefois, il ou elle doit toujours tenir compte des éléments de l’infraction et être convaincu, selon la norme moins exigeante des « motifs raisonnables de croire » que la personne a utilisé le passeport pour commettre un acte criminel au Canada.

[44]  Dans le contexte de l’immigration, la norme des « motifs raisonnables de croire » exige plus qu’un simple soupçon, mais elle est moins stricte que la norme civile de la prépondérance des probabilités (Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, au par. 114 (Mugesera). Elle existe lorsqu’on possède « un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi » (Mugesera, au par. 114). Cette analyse s’applique toujours et a été reprise tout récemment par la Cour d’appel fédérale dans Mahjoub c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157, au par. 89.

[45]  Les décisions dans le contexte de l’immigration qui appliquent la norme des « motifs raisonnables de croire », même si elle s’applique en vertu de différentes dispositions législatives (par exemple, l’interdiction de territoire pour criminalité), laissent entendre que, même si les faits dont est saisi le décideur doivent étayer les éléments d’une infraction selon la norme des motifs raisonnables de croire, le décideur n’est pas tenu d’effectuer la même analyse rigoureuse de chaque élément comme il serait requis de le faire dans le contexte pénal. Par exemple, dans Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 946 [Singh], la Cour a procédé au contrôle judiciaire de la conclusion d’interdiction de territoire d’un agent des visas concernant un résident permanent potentiel pour des motifs d’interdiction de territoire pour criminalité. Ce contexte, évidemment différent de celui du refus de services de passeport, est toujours informatif en ce qui concerne les motifs raisonnables de croire.

[46]  Dans Singh, le juge Fothergill a déterminé que l’analyse de l’interdiction de territoire au titre de l’alinéa 36(1)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] exigeait une décision en deux volets, notamment a) un acte illégal a été commis à l’étranger et b) si l’acte est équivalent à une infraction au Canada punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans (Singh, au par. 16). Le juge Fothergill a rédigé ce qui suit aux par. 22 et 23 de Singh :

Les faits à prendre en considération dans un examen relatif à l’interdiction de territoire sont appréciés, entre autres, « sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus » (art. 33 de la LIPR). Cette norme de preuve exige « davantage qu’un simple soupçon, mais rest[e] moins stricte que la prépondérance des probabilités applicable en matière civile ». La croyance, pour être dite raisonnable, « doit [...] posséder un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi » (Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, au par. 114).

J’estime raisonnable la conclusion de l’agent selon laquelle M. Singh a admis avoir commis les éléments constitutifs de l’infraction de complicité de torture. Il n’était pas nécessaire que M. Singh ait été déclaré coupable d’une infraction en Inde (Magtibay c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 397, au par. 10; Bankole c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 373, au par. 44). Il n’était pas non plus nécessaire qu’il ait lui‑même pratiqué des passages à tabac ou des pendaisons par les pieds pour être considéré comme un participant à l’infraction. L’agent disposait d’éléments de preuve suffisants pour étayer, selon la norme relativement peu rigoureuse des motifs raisonnables de croire, la conclusion que la police pendjabie soumettait ses prisonniers à des mauvais traitements de ce genre et que M. Singh s’était fait le complice de cette pratique.

[47]  En effet, la deuxième partie de l’analyse de l’interdiction de territoire dans Singh, c’est‑à‑dire la question de savoir si les éléments de l’infraction canadienne sont équivalents à l’infraction canadienne, exige une étude approfondie des éléments de l’infraction. Par conséquent, la détermination des deux éléments, a) les motifs raisonnables de croire qu’un acte criminel a été commis, et b) si elle est équivalente à une infraction canadienne, sont nettement différents : le premier exige un seuil de preuve modeste et le deuxième exige une étude plus approfondie des éléments de l’infraction.

[48]  En ce qui concerne le contexte des passeports, je souligne que, dans Dias, le juge Stratas, s’exprimant au nom de la Cour d’appel, a déclaré au paragraphe 8, que dans certaines circonstances, le simple refus de croire pourrait donner lieu à des motifs raisonnables de croire :

Le directeur n’a pas cru ce que M. Dias lui a dit en réponse à sa lettre d’invitation à présenter des observations. Mais le fait de ne pas croire ce que M. Dias avait dit, sans plus, n’étaye pas une conclusion selon laquelle M. Dias lui‑même a commis l’infraction visée à l’article 117, c’est‑à‑dire que tous les éléments constitutifs de l’infraction visée à l’article 117 sont présents. Dans certaines circonstances, l’incrédulité peut amener le directeur à avoir des motifs raisonnables de croire ou de soupçonner qu’une infraction visée à l’article 117 a été commise. Cependant, le Décret sur les passeports canadiens ne permet pas au directeur d’agir sur le fondement de motifs raisonnables ou de soupçons.

[Non souligné dans l’original.]

[49]  Compte tenu de la jurisprudence et des principes applicables,  l’instauration de la norme des « motifs raisonnables de croire » à l’alinéa 10(2)b) du Décret signifie qu’une déclaration de culpabilité n’est plus requise. Un seuil de preuve moins rigoureux de « motifs raisonnables de croire » est désormais loi. Même si le décideur ne peut pas simplement ne pas tenir compte des éléments d’une infraction, le seuil de « motifs raisonnables de croire », qui est plus qu’un simple soupçon, mais moins qu’une prépondérance des probabilités, est modeste. Il suffira d’obtenir des renseignements convaincants et crédibles à l’appui des éléments d’une infraction. Il n’est pas nécessaire de nommer expressément ou précisément ces éléments, pour autant que les éléments de preuve appuient la conclusion d’un décideur.

[50]  Ainsi, dans le cas d’une infraction comportant un élément de mens rea, comme l’infraction d’importation d’une drogue inscrite à l’annexe I, l’omission de tenir compte de l’élément d’intention constituerait une erreur. Toutefois, tandis qu’une certaine jurisprudence fondée sur l’ancien Décret exigeait une déclaration de culpabilité et sa norme hors de tout doute raisonnable, le libellé modifié du Décret de « motifs raisonnables de croire », applicable au demandeur, exige moins.

[51]  En ce qui concerne les faits de l’espèce, le décideur a souligné les éléments de preuve de ce qui semblait être une substance réglementée inscrite à l’annexe I dans les bagages du demandeur et l’accusation correspondante d’importation d’héroïne. Le seul élément de preuve contraire dont était saisi le décideur était la brève observation du demandeur présentée à la Division des passeports et contenu dans sa réponse à la LEP, provenant de son ancien avocat. Dans cette observation, il a fourni une explication de trois petites phrases selon lesquelles il était à la fois [traduction« victime » et [traduction« induit en erreur ». Même si son avocat actuel affirme que ces déclarations ne sont pas contredites, je souligne que le demandeur n’a fourni aucun affidavit ni aucune déclaration personnelle à la Division des passeports.

[52]  La réponse à la LEP était faible, car elle ne contenait aucune explication significative quant à la raison ou à la façon dont le demandeur était (i) une victime ou (ii) induit en erreur. Aucune de ces affirmations ne contredit précisément le fait que le demandeur savait qu’il était en possession d’une substance réglementée. La commission de l’infraction par le demandeur n’a pas été réfutée par ailleurs dans ses observations à la Division des passeports. De plus, le demandeur n’a rien fait pour informer l’enquêteur que les renseignements au sujet d’une accusation concernant l’héroïne avaient été remplacés par une concernant la codéine (une autre drogue inscrite à l’annexe I de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances).

[53]  Étant donné les éléments de preuve dont disposait le décideur, ainsi que la réponse muette à la LEP, je conclus qu’il était finalement loisible au décideur de conclure qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur avait utilisé son passeport pour commettre un acte criminel. Le décideur n’a fait ni abstraction de l’élément de « mens rea », ni utilisé ces mots précis.

[54]  Selon l’autre observation du demandeur au sujet du chef d’accusation concernant la drogue, il collaborait avec la GRC. Outre les éléments de preuve limités à ce sujet, tel que je l’ai mentionné ci‑dessus, sa collaboration, même si cela est exact, n’ébranle pas le caractère raisonnable de la décision quant à savoir si le demandeur a commis l’infraction.

(2)  Interprétation législative du caractère raisonnable

[55]  Le demandeur soutient que son déplacement n’était pas important pour l’infraction en question et qu’il n’a donc jamais « utilisé » son passeport pour commettre un acte criminel. Le demandeur fait valoir que d’autres cas signalés concernant l’alinéa 10(2)b) portent sur des infractions liées aux voyages, comme l’aide à d’autres personnes pour voyager en utilisant de faux documents.

[56]  Le demandeur soutient en outre que l’alinéa 10(2)b) exige que la personne ait l’intention précise d’utiliser un passeport pour commettre une infraction, plutôt que l’utilisation accessoire d’un passeport : on pourrait parler d’une « infraction relative aux passeports », comme la vente ou la modification d’un passeport. Selon le demandeur, cela devient clair lorsqu’on examine la version française du Décret : cette version indique que l’acte contesté doit mettre l’accent sur le passeport.

[57]  Je suis d’accord avec le demandeur pour dire que la version française du Décret est utile pour comprendre l’intention des législateurs. La juge Marie Deschamps, de la Cour suprême, a décrit l’interprétation des lois bilingues dans R c S.A.C., 2008 CSC 47, aux par. 14 à 16 et ensuite dans Caisse populaire Desjardins de l’Est de Drummond c Canada, 2009 CSC 29, au par. 84. Essentiellement, il y a deux étapes pour interpréter les lois bilingues. Il faut d’abord préciser le sens commun des versions française et anglaise. Il faut ensuite déterminer si ce sens commun est conforme à l’intention du législateur.

[58]  En l’espèce, nous traitons évidemment d’un Décret, un pouvoir gouvernemental exercé en vertu de la prérogative royale, plutôt que d’un projet de loi du Parlement (pour une explication détaillée de la nature du Décret, voir Kadr c Canada (Procureur général), 2006 CF 727, aux par. 79 à 94). Toutefois, le Décret demeure un instrument législatif et la révision des pouvoirs conférés par ces instruments est analogue à l’examen de fond des pouvoirs législatifs (voir Jennifer Klinck, « Modernizing Judicial Review of the Exercise of Prerogative Powers in Canada », Alberta Law Review (2017) 54:4, à la page 1035. Ainsi, les mêmes principes d’interprétation législative s’appliquent au Décret que ceux qui s’appliqueraient aux dispositions législatives, comme cela a été démontré dans le contexte des passeports (voir, par exemple, Hrushka c Canada (Affaires étrangères), 2009 CF 69, aux par. 16 à 18).

[59]  Afin de déterminer un sens commun, il existe trois possibilités, à savoir : (i) si les versions sont inconciliables; (ii) si l’une est ambiguë et l’autre est claire, le sens commun sera clair, et (iii) si l’une comporte un sens plus large que l’autre, le sens commun militera en faveur d’un sens plus limité.

[60]  La version anglaise de l’alinéa 10(2)b) énonce ce qui suit :

(2) In addition, the Minister may revoke the passport of a person who

[...]

(b) the Minister has reasonable grounds to believe uses the passport in committing an indictable offence in Canada or any offence in a foreign country or state that would constitute an indictable offence if committed in Canada;

[Non souligné dans l’original.]

[61]  La version française de l’alinéa 10(2)b) énonce ce qui suit :

(2) Il peut en outre révoquer le passeport de la personne :

[...]

b) s’il a des motifs raisonnables de croire qu’elle utilise le passeport pour commettre un acte criminel au Canada, ou pour commettre, dans un pays ou État étranger, une infraction qui constituerait un acte criminel si elle était commise au Canada;

[Non souligné dans l’original.]

[62]  Le libellé de la version anglaise « uses the passport in committing » est ambigu quant à savoir si cela signifie que le passeport doit être utilisé pour commettre l’infraction ou si le passeport et l’infraction peuvent être qu’indirectement liés.

[63]  D’autre part, la version française est claire et sans équivoque. Elle énonce « utilise le passeport pour commettre », ce qui signifie que la personne « uses the passport to commit ». « Pour » en ce sens signifie [TRADUCTION] « aux fins de » ou [TRADUCTION] « dans le but de ».

[64]  Par conséquent, il n’existe aucune ambiguïté dans la version française : le passeport doit être utilisé pour commettre un acte criminel au Canada. Autrement dit, si le passeport est utilisé [traduction« aux fins de la commission » d’une infraction, la conduite serait visée. Cette interprétation englobe les deux sens possibles de la disposition anglaise décrite ci‑dessus. Par conséquent, elle satisfait à la deuxième possibilité de la première étape de l’interprétation législative bilingue décrite ci‑dessus.

[65]  Même si je suis d’accord avec le demandeur pour dire que la version française de la disposition est plus claire, il n’est pas nécessaire qu’une infraction visée par l’alinéa 10(2)b) du Décret soit une « infraction relative aux passeports », comme la fabrication d’un passeport contrefait ou la facilitation de l’entrée d’une personne en lui donnant un passeport. À mon avis, l’utilisation du passeport peut tout simplement faciliter l’acte illégal contesté et donc y être accessoire. Il n’est pas nécessaire qu’elle fasse l’objet de l’acte criminel allégué.

[66]  En l’espèce, le demandeur a été trouvé en possession d’une substance réglementée inscrite à l’annexe I dans sa valise à son arrivée à l’aéroport international Pearson de Toronto; il a donc été accusé d’importation d’une substance réglementée inscrite à l’annexe I, en contravention du paragraphe 6(1) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances. Le demandeur fait valoir qu’il s’agit là d’une circonstance différente de celle d’autres cas concernant l’application de l’alinéa 10(2)b), où le passeport faisait partie de l’infraction. Par exemple, aider d’autres personnes à voyager en utilisant de faux documents (Desmond De Hoedt c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 829; Vithiyananthan c Canada (Procureur général), [2000] 3 CF 576, 2000 CanLII 17124 (CFPI)); falsification d’un passeport valide (Siska c Passeport Canada, 2014 CF 298); et permettre à des tiers d’utiliser illégalement un passeport valide (Gomravi c Canada (Procureur général), 2015 CF 431).

[67]  Certes, la Cour a conclu que l’application de l’alinéa 10(2)b) est raisonnable en ce qui a trait à ces « infractions relatives aux passeports », où le passeport lui‑même était l’élément clé de la conduite contestée, plutôt qu’un élément incident à celles‑ci. Cela dit, rien à l’alinéa 10(2)b), que ce soit la version française ou anglaise, ne limite son application seulement aux « infractions relatives aux passeports » : la disposition peut viser la conduite où l’utilisation du passeport est accessoire à un crime allégué, comme (en l’espèce) l’importation d’une substance inscrite à l’annexe I. L’importation exige le transit transfrontalier. Si cela s’est effectivement produit, et que le décideur avait des motifs raisonnables de croire que cela s’est produit, le demandeur a effectué ce transit en utilisant son passeport. Le passeport n’était pas sans lien ni sans importance à l’importation – le passeport l’a facilité.

(3)  Erreur dans le fondement factuel

[68]  Le demandeur soutient que le décideur a fondé la décision sur une conclusion de fait erronée : que le demandeur était en possession d’héroïne. Le demandeur soutient que cette erreur est pertinente quant au caractère raisonnable du refus des services de passeport pendant quatre ans, car l’héroïne est l’une des drogues les plus toxicomanogènes et destructrices au monde (R c Sidhu, 2009 ONCA 81, aux par. 12 à 14), tandis que la codéine et la morphine sont beaucoup plus faibles (R c Paper, 2010 ONCJ 88, aux par. 35 à 39 [Paper]). Selon le demandeur, cette erreur aurait touché la période de suspension des services de passeport.

[69]  Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que le demandeur a eu l’occasion d’informer l’enquêteur des modifications des chefs d’accusation portés contre lui (passant d’héroïne à la codéine) dans la réponse à la LEP, mais qu’il ne l’a pas fait. L’avocat du demandeur l’a admis. Étant du même cabinet, la Cour apprécie cette franchise de la part de l’avocat. Je suis d’accord pour dire que le demandeur a eu amplement l’occasion, avant et après la réception de la LEP, de tenir à jour la Division des passeports.

[70]  Tout comme le demandeur a commis une erreur lorsqu’il n’a pas donné une mise à jour à la Division des passeports, l’enquêteur a également commis une erreur lorsqu’il a omis d’obtenir les faits et de présenter des demandes de renseignements auprès de la GRC et du Palais de justice au sujet de l’état des procédures. Au contraire, aucune réponse n’a été donnée aux questions de l’enquêteur au sujet des chefs d’accusation. Si l’enquêteur y avait donné suite, il aurait appris que les chefs d’accusation n’étaient pas ce qu’il comprenait être, que les renseignements sur l’héroïne avaient été remplacés. Pour plus de clarté, je vais examiner brièvement les erreurs qui ont donné lieu aux erreurs commises par les deux parties.

[71]  Dans la réponse à la LEP du 5 mars, l’avocat du demandeur a consacré la grande partie de la courte lettre de deux pages aux modifications apportées aux conditions de mise en liberté sous caution. Comme je l’ai mentionné antérieurement, la seule explication de l’infraction réelle consistait en trois petites phrases :

[traduction]

Depuis son arrestation, M. Ebrahimi a affirmé catégoriquement qu’il était lui‑même une victime et qu’il avait été induit en erreur. Par conséquent, M. Ebrahimi collabore avec la GRC et a fourni des renseignements qui se sont avérés utiles. À l’heure actuelle, l’enquête est encore en cours.

[72]  Moins de 48 heures après avoir reçu la réponse à la LEP, l’enquêteur a communiqué avec l’agent de la GRC qui avait informé la Division des passeports de l’arrestation du demandeur pour [traduction« contrebande d’héroïne soupçonnée par l’ASFC pesant environ 7 kg ». Par la suite, le même agent a répondu aux questions de la Division des passeports et a fourni des mises à jour sur la question, y compris les renseignements provenant des procédures judiciaires (comme une copie de l’engagement de caution).

[73]  L’enquêteur de la Division des passeports a ensuite envoyé un courriel à l’agent indiquant : [traduction« Je viens de parler à un représentant du palais de justice à Brampton et il m’a informé que l’affaire a été retirée ». L’enquêteur a continué de demander des renseignements et l’agent a répondu : [traduction« Je n’ai pas été informé que l’affaire a été retirée ». L’agent a ensuite communiqué les dates de la Cour après que l’enquêteur en a fait la demande.

[74]  Évidemment, l’affaire a été modifiée considérablement. Le 18 mars, le chef d’accusation pour héroïne a été retiré et remplacé par un nouveau chef d’accusation pour importation de codéine. Au moment de la décision, ce chef d’accusation en vertu de l’annexe I (codéine) demeurait. J’ajouterais que, selon l’avocat à l’audition du contrôle judiciaire, les chefs d’accusation ont depuis été suspendus. Toutefois, cela ne s’est produit qu’après la décision et, par conséquent, le décideur n’avait aucune preuve de ce genre au dossier.

[75]  En fin de compte, cette [traduction« série d’erreurs » a donné lieu à un fondement factuel de la décision entaché d’une erreur importante, notamment, la mise en accusation pour l’importation d’héroïne alors que ce n’était tout simplement pas le cas. La Division des passeports a enquêté sur l’affaire auprès de la Cour et l’agent de la GRC et a reçu des renseignements techniquement corrects des deux parties, à savoir que l’affaire avait été retirée (de la Cour) et que la procédure était en cours (de la GRC). De plus, l’avocat du demandeur n’a fourni que des renseignements à jour sur les conditions de la mise en liberté sous caution et n’a pas informé la Division des passeports au sujet du nouveau chef d’accusation. Pour aggraver la situation, le demandeur lui‑même aurait éprouvé des problèmes de communication en anglais.

[76]  Même si ce scénario comporte les éléments qu’un dramaturge pourrait adopter aux fins d’un script, toutes ces erreurs sont très sérieuses pour le demandeur. En conséquence, sa capacité de voyager à l’étranger a été limitée pendant quatre ans. Il s’agissait là d’un fardeau particulièrement difficile à assumer pour le demandeur, étant donné son âge (75 ans), sa santé et sa situation familiale et il vit seul au Canada, et a six frères et sœurs à l’étranger.

[77]  Le demandeur et son avocat ont eu toutes les occasions de tenir à jour la Division des passeports, ce que j’ai déjà conclu ne portait pas atteinte aux droits du demandeur à l’équité procédurale. Toutefois, cela n’élimine pas le fait que le décideur disposait d’une matrice factuelle inexacte sur laquelle il s’appuyait lorsqu’il a pris la décision de suspendre les services de passeport pendant quatre ans. Comme l’a déclaré le juge Noël dans Kamel, au paragraphe 72, « il faut que le décideur puisse disposer de tous les éléments pour prendre une décision éclairée ». En l’espèce, en raison d’une série d’erreurs, le décideur ne disposait pas de tous les faits. Une matrice exacte aurait bien pu réduire la période de suspension. Je fais remarquer que l’imposition d’une suspension des services de passeport fait intervenir les droits à la mobilité d’une personne qui sont protégés par l’article 6 de la Charte canadienne des droits et libertés. Comme il est mentionné dans Alsaloussi, la décision de suspendre un passeport [traduction« sera déraisonnable si elle a une incidence disproportionnée sur un droit garanti par la Charte » (par. 53). 

VI.  Réparation

[78]  Selon Vavilov, dans le cadre d’un contrôle judiciaire effectué selon la norme de la décision raisonnable, comme en l’espèce, il est habituellement approprié de renvoyer l’affaire pour nouvel examen, à la lumière des motifs donnés par la Cour (au paragraphe 141). En l’espèce, une période de suspension importante a déjà eu lieu en raison du temps écoulé depuis la décision. Étant donné toutes les circonstances qui se sont produites depuis l’incident à l’aéroport il y a plus de deux ans, et étant donné l’expertise et le rôle de la Division des passeports dans la détermination des périodes de suspension, je n’estime pas qu’il s’agisse d’un cas où un résultat particulier est inévitable, ou que le renvoi de l’affaire ne servirait à rien (Vavilov, au paragraphe 142; Mobil Oil Canada Ltd. c Office Canada‑Terre‑Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 RCS 202, aux pages 228 à 230). Je renverrai donc l’affaire à la Division des passeports pour nouvel examen uniquement en ce qui concerne la partie de l’affaire portant sur la réparation à la lumière des présents motifs.

VII.  Dépens

[79]  Les parties ont convenu qu’aucune des parties ne demanderait des dépens. Par conséquent, aucuns dépens ne seront adjugés.

VIII.  Conclusion

[80]  Je ne conclus pas que le défendeur a agi injustement ou que sa décision quant au refus des services de passeport était déraisonnable. IRCC n’a pas porté atteinte au droit du demandeur à l’équité procédurale en refusant de divulguer tous les documents obtenus au cours de son enquête. Le demandeur a eu l’occasion de connaître la preuve à réfuter dans la LEP qui lui a été envoyée et il a eu une occasion adéquate de présenter ses observations en réponse. Je conclus également que l’interprétation et l’application de la loi par le décideur étaient intelligibles, justifiées et transparentes, et, par conséquent, raisonnables. L’application par le décideur de l’alinéa 10(2)b) en se fondant sur la norme des « motifs raisonnables de croire » que son passeport a été utilisé [traduction« pour commettre un acte qui serait considéré comme un acte criminel » était à la fois logique et rationnel à la lumière des faits et des éléments de preuve dont disposait le décideur. En termes simples, ces parties de la décision sont cohérentes.

[81]  Toutefois, j’estime que la réparation imposée par le décideur était déraisonnable en raison d’une erreur de fait fondamentale, une erreur portant sur la mise en accusation au moment où la décision a été prise concernant l’importation d’héroïne. En fait, la mise en accusation concernait l’importation de codéine. Par conséquent, j’ordonnerai que la question fasse l’objet d’un nouvel examen uniquement en ce qui concerne la durée de la suspension du passeport, conformément aux présents motifs.




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