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Date : 20200721


Dossier : IMM‑5756‑18

Référence : 2020 CF 776

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 juillet 2020

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

MAHAD ALI AARAB

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le demandeur, Mahad Ali Aarab, est un ressortissant somalien qui a demandé l’asile au Canada. Sa demande d’asile ayant été rejetée, il a cherché à faire appel de cette décision auprès de la Section d’appel des réfugiés (SAR). La présente affaire concerne la vaine tentative qu’il a faite pour poursuivre son appel.

[2]  La question fondamentale qui se pose en l’espèce consiste à savoir si la décision qu’a rendue la SAR en date du 26 octobre 2018, soit la non-réouverture de l’appel, est déraisonnable. Il est nécessaire d’examiner cela dans le contexte plus large des activités de la SAR ainsi que de celles des divers conseils dont le demandeur a retenu les services, le tout avec comme toile de fond la hausse considérable du nombre des demandeurs d’asile qui sont entrés au Manitoba pendant la période en cause. Les faits sont inusités, mais, pour le demandeur, les conséquences ne le sont pas. Dans de nombreuses affaires antérieures, notre Cour a statué qu’un demandeur doit assumer la responsabilité du choix de son avocat, même si cela veut dire que sa demande d’asile ne peut pas être poursuivie en raison de l’action ou de l’inaction de cet avocat. (Voir, par exemple : Truong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 422, au para 33, citant Robles c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 374, au para 31). La présente affaire soulève les mêmes aspects.

[3]  Pour les motifs qui suivent, je rejette la présente demande de contrôle judiciaire, malgré l’effet de cette mesure sur les droits et les intérêts du demandeur. Il n’y a tout simplement rien qui permet de conclure que la décision de la SAR est déraisonnable.

II.  Le contexte

[4]  Il est utile de commencer par un résumé de la chronologie de la présente affaire ainsi que de ses principaux intervenants, avant de décrire de manière plus détaillée les faits précis qui sous‑tendent la présente demande.

[5]  Le demandeur est un demandeur d’asile de la Somalie. Il a quitté ce pays et est entré en Éthiopie en 2006, après quoi il est arrivé aux États‑Unis en 2009. Il est ensuite venu au Canada le 19 avril 2017 et a demandé l’asile. Sa demande d’asile a été entendue par la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié les 19 février et 20 mars 2018. Le demandeur était représenté par un conseil, Me Alastair Clarke, de Winnipeg (Manitoba). Le 27 mars 2018, la SPR a rejeté sa demande d’asile.

[6]  Le demandeur a ensuite retenu les services d’un autre conseil, Me David Matas, de Winnipeg (Manitoba), pour porter en appel cette décision devant la SAR. Comme nous le verrons plus loin, Me Matas n’a pas pu respecter les délais applicables à la présente affaire ainsi qu’à d’autres, et il dit que cela était dû en partie à la hausse du nombre des demandeurs d’asile qui se présentaient au point d’entrée d’Emerson au Manitoba, et aussi au fait que, au début de février 2018, il avait accepté le transfert de nombreux autres dossiers d’appel de réfugiés qu’avait en main un autre conseil, un certain Khan, de la Colombie‑Britannique. Me Khan n’a jamais pris part à l’affaire du demandeur, mais les dossiers qu’il a transférés à Me Matas ont eu une incidence sur la charge de travail globale de celui-ci, ce qui, par ricochet, s’est répercuté sur le demandeur.

[7]  Enfin, au cours de l’instance engagée devant la SAR, le demandeur a déménagé de Winnipeg à Edmonton (Alberta) et il a retenu les services d’un autre conseil, Me Yu, d’Edmonton (Alberta), pour essayer de poursuivre son appel devant la SAR. Quand cette dernière a refusé de rouvrir l’appel, il a retenu une fois de plus les services de Me Matas afin qu’il le représente dans la présente demande de contrôle judiciaire.

[8]  Ce contexte étant établi, voyons maintenant les faits précis qui ont donné lieu à la question qui est en litige en l’espèce.

[9]  Comme il a été mentionné plus tôt, la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur. Ce dernier a retenu les services de Me Matas (appelé ci‑après le conseil du demandeur) afin qu’il porte en appel cette décision devant la SAR. Un avis d’appel a été déposé auprès de la SAR le 11 avril 2018. Le délai fixé pour mettre en état l’appel interjeté devant la SAR était le 4 mai 2018, conformément à l’alinéa 159.91(1)b) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le Règlement].

[10]  Le 2 mai 2018, deux jours avant l’expiration de ce délai, le demandeur a présenté à la SAR une demande de prorogation de délai en vue de mettre en état l’appel, conformément au paragraphe 159.91(2) du Règlement et de l’article 6 des Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012‑257 [les Règles de la SAR]. Cette demande faisait partie d’un grand nombre de demandes semblables que le conseil du demandeur avait déposées le même jour. Ces demandes de prorogation étaient fondées sur l’argument selon lequel le conseil du demandeur n’était pas en mesure de respecter le délai fixé pour mettre en état les appels car sa charge de travail était touchée par la hausse considérable du nombre des demandes d’asile au Manitoba, en raison de l’augmentation du nombre des passages à la frontière au point d’entrée d’Emerson.

[11]  Pour comprendre le contexte dans lequel s’inscrivent les arguments du demandeur à propos de la demande de prorogation et la réponse de la SAR ‑ de même que la demande ultérieure de réouverture de l’appel ‑ il est nécessaire de considérer la toile de fond de la présente demande. Cette toile de fond inclut d’autres appels interjetés devant la SAR qui mettaient en cause le conseil du demandeur.

[12]  Le 18 janvier 2018, la SAR a écrit à un avocat, Me Khan, en Colombie‑Britannique, pour lui faire part de ses préoccupations quant à la manière dont il se conformait aux Règles de la SAR. En particulier, elle lui a indiqué que les observations écrites qu’il avait déposées dans le cadre de divers appels n’étaient pas conformes à l’obligation de produire des « observations complètes et détaillées » que prescrit l’alinéa 3(3)g) des Règles. Elle a demandé à le rencontrer pour parler de ses préoccupations, ce qui a été fait le 26 janvier 2018, par téléphone. Me Khan a indiqué qu’il avait l’intention de transférer un certain nombre de dossiers au conseil du demandeur. En fin de compte, il en a transféré 32.

[13]  Le 1er février 2018, la SAR a envoyé au conseil du demandeur un courriel pour confirmer qu’il était disposé et apte à prendre en charge ces dossiers et qu’il prendrait les mesures nécessaires pour communiquer avec les 32 demandeurs visés afin de finaliser sa nomination à titre de conseil. La SAR lui a demandé de fournir un échéancier pour la [traduction« production des observations demandées, le cas échéant, à la SAR pour chaque dossier » et elle a indiqué qu’il faudrait que ces observations soient produites d’une manière conforme aux articles 29 et 37 des Règles de la SAR. Le courriel se terminait comme suit : [traduction« Comme vous le savez, les appels devant la SAR sont sensibles au facteur temps. Il sera important de fixer un échéancier pour que les commissaires de la SAR puissent finaliser ces dossiers le plus rapidement possible. Veuillez fournir votre échéancier concernant les observations visées aux articles 29 et 37 des Règles de la SAR qui se rapportent à ces dossiers ».

[14]  Le même jour, le conseil du demandeur a répondu à la SAR par courriel, confirmant qu’il était disposé et apte à prendre en charge les dossiers supplémentaires et indiquant qu’il prendrait les mesures nécessaires pour finaliser sa nomination à titre de conseil de ces demandeurs. Il a ajouté qu’il allait [traduction« fournir à la Section [son] échéancier concernant la production des observations demandées à transmettre à la SAR pour chaque dossier, dossier par dossier, dans l’ordre ». Il a également indiqué qu’il était [traduction« conscient que les appels interjetés devant la SAR sont sensibles au facteur temps et qu’il [serait] important de fixer un échéancier afin que les commissaires puissent les finaliser le plus rapidement possible ».

[15]  La prochaine étape importante dans cette série de faits est un courriel envoyé le 18 avril 2018 par la SAR au conseil du demandeur et indiquant, en partie :

[traduction]
Si je comprends bien, malgré les contacts périodiques du greffe de la SAR, vous n’avez pas présenté de demandes visées par les articles 29/37 des Règles de la SAR, ni fixé un échéancier pour ces demandes, dans le cas d’un grand nombre de ces appels.

Compte tenu de ce qui précède, je vous informe que toutes les demandes visées par les articles 29/37 des Règles de la SAR qui concernent les appels de Vancouver que vous a transférés l’ancien conseil Khan doivent nous parvenir avant le 3 mai 2018, sans quoi les appels seront instruits sur la foi du dossier.

Toute autre prorogation de délai, s’il y a lieu, obligera à présenter une demande assortie de justifications et de preuves le cas échéant…

[Souligné dans l’original.]

[16]  Le 2 mai 2018, Me Matas a présenté des demandes de prorogation de délai concernant les dossiers qui lui avaient été transférés, ainsi que le dossier du demandeur et plusieurs autres. Les demandes étaient toutes essentiellement semblables; comme il a été signalé plus tôt, la justification des demandes de prorogation était que sa charge de travail l’avait empêché de déposer les documents dans le délai prescrit. Les observations ne portaient sur aucun aspect particulier des divers dossiers.

[17]  Le 31 mai 2018, la SAR a rejeté les demandes de prorogation de délai parce que les demandes de présentation de documents supplémentaires n’avaient pas été produites dans le délai prescrit, que le conseil du demandeur n’avait pas justifié de manière acceptable le retard persistant et que les demandes en question ne fournissaient pas de preuves se rapportant à chaque affaire précise, mais ne faisaient plutôt état que des tensions générales qu’exerçait une charge de travail grandissante, imputable à une forte augmentation du nombre des demandeurs d’asile au Manitoba. Enfin, la SAR a jugé que l’avocat du demandeur n’avait pas d’argument défendable quant à la raison pour laquelle il fallait faire droit aux demandes.

[18]  La décision dont il est question en l’espèce est quelque peu inusitée car, après avoir rejeté les prorogations de délai demandées, la SAR a ensuite fixé la date du 25 juin 2018 comme nouveau délai pour la production de documents supplémentaires. La décision, en fait, refusait la prorogation d’une durée indéterminée qui avait été demandée et en accordait plutôt une jusqu’au 25 juin 2018.

[19]  Après n’avoir reçu aucune autre communication de la part du conseil avant l’expiration du nouveau délai, le 4 juillet 2018 la SAR a rejeté l’appel du demandeur parce que le dossier n’avait pas été mis en état.

[20]  Pendant ce temps, en mai 2018, le demandeur avait déménagé de Winnipeg (Manitoba) à Edmonton (Alberta). Il se trouvait à Edmonton quand il avait reçu la décision par laquelle la SAR rejetait sa demande de prorogation de délai. Il a retenu les services d’un autre conseil, Me Yu, le 1er août 2018. Le 17 septembre 2018, ce dernier a déposé une demande de réouverture de l’appel du demandeur, faisant valoir que cet appel était bien fondé et que le demandeur n’avait pas à faire face à des conséquences défavorables attribuables à la charge de travail de Me Matas et à son incapacité à respecter les délais de la SAR.

[21]  Le 26 octobre 2018, la SAR a rejeté la demande de réouverture de l’appel. Il est utile de résumer la décision de la SAR, car elle situe le contexte dans lequel s’inscrit l’analyse qui suit.

[22]  Dans sa décision la SAR a pris en compte les [traduction« éléments pertinents » qui s’appliquent à une demande de réouverture, lesquels sont énoncés au paragraphe 49(7) des Règles, avant d’examiner les motifs qui, d’après le demandeur, constituaient un manquement à la justice naturelle; ces éléments doivent tous être soupesés pour décider s’il convient d’accepter une demande de réouverture ou de la rejeter (art 49(6) des Règles de la SAR).

[23]  Pour ce qui est du premier élément prévu à l’alinéa 49(7)a) des Règles, qui concerne la question de savoir si la demande a été faite en temps opportun, la SAR a fait remarquer que la décision rejetant l’appel avait été postée au demandeur le 4 juillet 2018, et qu’elle avait reçu la demande de réouverture le 17 septembre 2018. Elle a signalé les explications qu’avait données le demandeur pour le retard, dont la nécessité de retenir les services d’un nouveau conseil après avoir déménagé à Edmonton, et les efforts qu’il avait faits pour obtenir des fonds de l’aide juridique. Elle a également fait état des efforts faits par le nouveau conseil pour obtenir le dossier et l’étudier. Cependant, elle a conclu que, pendant toute cette période, le demandeur avait été représenté par un conseil et que l’appel n’avait pas été interjeté en temps opportun, vu le délai de deux mois et demi qui s’était écoulé avant le dépôt de la demande de réouverture.

[24]  En ce qui concerne le second élément mentionné à l’alinéa 49(7)b), qui concerne les raisons pour lesquelles une demande de contrôle judiciaire n’a pas été présentée, la SAR a signalé l’explication du demandeur, à savoir : [traduction« il n’y avait aucune chance raisonnable de succès devant la Cour fédérale puisque le refus de la SAR s’appuyait sur le fait que le dossier de l’appelant n’a pas été mis en état ». Elle a conclu qu’il ne s’agissait pas là d’une explication raisonnable, car le demandeur continuait de faire les mêmes affirmations que celles qui avaient été avancées dans le cadre de la demande de prorogation de délai, c’est‑à‑dire les difficultés à respecter les délais de la SAR à cause des pressions exercées sur la charge de travail du conseil en raison de la forte hausse du nombre des dossiers de demande d’asile au Manitoba, et ce, malgré les différents critères juridiques applicables à une prorogation de délai et à une demande de réouverture. La SAR a conclu qu’il aurait été préférable de soumettre ces arguments à la Cour fédérale, puisqu’elle n’avait pas le pouvoir de réexaminer une décision déjà rendue sur la foi des mêmes faits et des mêmes arguments.

[25]  Quant aux motifs concernant la réouverture de l’appel, la SAR a noté l’argument du conseil selon lequel il ne fallait pas interpréter de manière restrictive le paragraphe 49(6) des Règles et considérer qu’il ne s’appliquait qu’aux manquements antérieurs à un principe de justice naturelle, mais qu’il devait plutôt s’appliquer aussi aux manquements à venir. La SAR a rejeté cet argument, en invoquant la décision Aguirre Renteria c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 996.

[26]  Le demandeur a fait valoir qu’en rejetant son appel parce qu’il n’avait pas été mis en état la SAR l’avait privé de la possibilité d’être représenté adéquatement par un conseil et d’être entendu et que cela constituait un manquement à la justice naturelle. Par extension, le fait de rejeter la demande de réouverture constituerait lui aussi un manquement à la justice naturelle. La SAR a rejeté cet argument, signalant qu’il était identique à celui qui avait été avancé plus tôt dans le cadre de la demande de prorogation de délai visant à mettre le dossier en état. Elle a ajouté que le demandeur était représenté par un conseil depuis le début, et qu’il n’avait pas allégué que le conseil précédent l’avait mal représenté. Elle a conclu que rien ne permettait de conclure à un manquement à la justice naturelle.

[27]  La SAR a également rejeté l’argument selon lequel le principe de justice naturelle inclut le droit d’être représenté devant elle. Elle a fait remarquer que rien n’oblige un appelant à être représenté par un conseil dans le cadre d’un appel interjeté devant elle et qu’il incombe à l’appelant, qu’il retienne les services d’un conseil ou non, de s’assurer du respect des délais impartis. Elle a ajouté que le droit absolu d’être représenté par un conseiller juridique n’existe pas et que le fait d’être incapable d’être représenté n’est pas automatiquement assimilable à un déni de justice naturelle, citant l’arrêt Colombie‑Britannique (Procureur général) c Christie, 2007 CSC 21.

[28]  La SAR a pris en compte les circonstances de l’affaire du demandeur, et elle a signalé que celui-ci avait eu la possibilité d’expliquer pourquoi son appel n’avait pas été mis en état dans le délai requis. Elle a résumé la chronologie des faits qui précèdent et a conclu (au par 23) :

Même si l’appelant a bien présenté une précédente demande pour proroger le délai pour mettre en état son appel pendant une durée indéterminée, l’appel a été rejeté le 4 juillet 2018 en l’absence de toute autre communication de la part de l’appelant. L’appel a été rejeté deux mois après la date prévue pour la mise en état. Compte tenu des circonstances exposées ci‑dessus, je conclus que cela ne constitue pas un rejet prématuré de l’appel, ni un manquement à la justice naturelle, ni un défaut de se conformer à l’équité procédurale.

Se fondant sur ce raisonnement, la SAR a rejeté la demande de réouverture de l’appel. Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de cette décision.

III.  Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[29]  Le demandeur soulève les questions qui suivent :

  1. La SAR a‑t‑elle omis de respecter un principe de justice naturelle en privant le demandeur du droit à l’assistance d’un conseil?
  2. La SAR a‑t‑elle été inéquitable envers le demandeur en créant une attente légitime, à savoir qu’elle fixerait un échéancier pour la totalité des observations supplémentaires et des appels à mettre en état si le conseil du demandeur acceptait que Me Khan lui transfère les dossiers, et, ensuite, en ne respectant pas cette attente une fois que les dossiers ont été transférés?
  3. L’omission de prendre en compte la disponibilité d’un conseil de rechange approprié au moment de rejeter une demande de prorogation de délai pour mettre en état le dossier de l’appel devant la SAR est‑elle assimilable à un manquement à la justice naturelle du fait de priver l’appelant du droit à l’assistance d’un conseil?

[30]  Le défendeur soutient que la seule question litigieuse en l’espèce consiste à savoir s’il était raisonnable de la part de la SAR de refuser de rouvrir l’appel du demandeur.

[31]  Je souscris à la manière dont le défendeur a formulé la question litigieuse. L’allégation du demandeur est axée sur le refus de la SAR de rouvrir son appel. Comme nous le verrons plus loin, la décision de rouvrir l’appel implique forcément un examen de la part de la SAR quant à la question de savoir s’il y a eu un manquement à la justice naturelle dans la manière dont on a traité le dossier du demandeur. La décision de rouvrir l’appel comporte une question mixte de faits et de droit, que l’on évalue en fonction de la norme de la décision raisonnable. C’est ce qu’a expliqué le juge John Norris dans la décision Brown c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1103 [Brown] :

[25]  À première vue, il peut paraître surprenant que la norme de contrôle de la décision raisonnable s’applique, puisque la question que la SAR doit examiner est celle de savoir s’il y a eu manquement à un principe de justice naturelle, une question qui appelle habituellement la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 43 [Khosa]). Par contre, c’est à la SAR, plutôt qu’à la Cour, qu’il revient de décider s’il y a eu manquement à un principe de justice naturelle à l’égard de l’appel dont la réouverture était sollicitée (Atim, au paragraphe 33). Une décision sur une telle question est généralement une décision mixte de fait et de droit, qui commande habituellement la norme de la décision correcte (Dunsmuir, aux paragraphes 51, 53 et 54).

[26]  Par ailleurs, si l’allégation était que le commissaire de la SAR ayant rejeté la demande de réouverture d’un appel n’a pas observé un principe de justice naturelle, il incomberait à la Cour de décider si le processus suivi par le commissaire satisfait au degré d’équité requis, compte tenu de toutes les circonstances (Khosa, au paragraphe 43; Cie des chemins de fer nationaux du Canada c Canada (Procureur général du Canada), 2018 CAF 69, au paragraphe 54). Il s’agit d’une question qui n’appelle aucune retenue envers le décideur; la cour de révision pourrait donc tirer sa propre conclusion. Il en va de même s’il est allégué, dans une demande de contrôle judiciaire, que l’avocat ayant agi pour le demandeur relativement à une demande de réouverture d’un appel a fourni une aide inadéquate dans le cadre de cette procédure : voir Atim, au paragraphe 32.

[32]  Les points que soulève le demandeur peuvent être examinés dans le contexte de l’analyse du caractère raisonnable de la décision. Même si le demandeur affirme que le refus de rouvrir son appel est entaché par un manquement à la justice naturelle, il est évident qu’il a eu la possibilité de participer de manière utile au processus, en ce sens qu’il connaissait le fondement de la décision et qu’il avait la possibilité de plaider sa cause. Il était représenté par un conseil et aucune plainte n’a été soulevée à l’époque quant à l’iniquité de la procédure. L’essentiel de son allégation est que la SAR a évalué de manière déraisonnable la demande de réouverture de son appel.

[33]  La norme de contrôle qui s’applique à ce genre de décision a été établie dans le cadre d’analyse de l’arrêt Dunsmuir (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir]), et la récente décision qu’a rendue la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] ne l’a pas changée.

[34]  Au regard du paragraphe 144 de l’arrêt Vavilov, il n’y a pas lieu de demander aux parties de fournir des observations supplémentaires sur la norme applicable ou sur l’application de cette norme. La présente affaire est semblable à la situation dont il était question dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, où la Cour suprême a écrit, au paragraphe 24, qu’il n’était pas inéquitable de trancher une affaire en appliquant le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Vavilov si cette affaire avait été plaidée dans le cadre d’analyse de l’arrêt Dunsmuir, car la norme de contrôle applicable et les résultats en découlant seraient les mêmes dans les deux cadres.

[35]  Pour ce qui est d’évaluer le caractère raisonnable, la Cour se demande « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au para 99). La décision doit être intrinsèquement cohérente et rationnelle (Vavilov, au para 85).

[36]  D’après ce cadre d’analyse, la décision sera vraisemblablement déraisonnable si les motifs, lus en corrélation avec le dossier, ne permettent pas à la Cour de comprendre le raisonnement du décideur sur un point central (Vavilov, au para 103). Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, au para 100).

[37]  Avant de pouvoir infirmer la décision pour cette raison, la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision. Il ne conviendrait pas que la cour de révision infirme une décision administrative pour la simple raison que son raisonnement est entaché d’une erreur mineure. La cour de justice doit plutôt être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable. (Vavilov, au para 100).

[38]  Le cadre d’analyse de l’arrêt Vavilov « insist[e] également sur la nécessité de développer et de renforcer une culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif » en adoptant une méthode de contrôle judiciaire qui est à la fois respectueuse et rigoureuse (arrêt Vavilov, aux para 2, 12‑13).

IV.  Analyse

[39]  Le point de départ d’un examen du caractère raisonnable est la décision contestée. Celle‑ci doit être considérée dans le contexte des règles de droit applicables, ainsi que des faits essentiels. La présente affaire comporte une demande de réouverture d’un appel interjeté devant la SAR, et il est nécessaire d’examiner le cadre juridique qui s’applique avant de prendre en considération les arguments du demandeur.

A.  Les règles de droit applicables à une demande de réouverture d’un appel interjeté devant la SAR

[40]  Le droit d’interjeter appel devant la SAR est régi par l’article 110 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC (2001), c 27 [la LIPR]. Les délais et les procédures à respecter dans le cas d’un appel sont énoncés dans le Règlement ainsi que dans les Règles de la SAR.

[41]  En général, un appel devant la SAR doit être interjeté dans les 15 jours qui suivent la date après laquelle la personne reçoit les motifs écrits de la décision de la SPR (Règlement, art 159.91(1)a)). L’appel doit ensuite être mis en état dans les 30 jours suivant la réception des motifs écrits (Règlement, art 159.91(1)b)). Le contenu du dossier permettant de mettre en état l’appel d’un demandeur est précisé au paragraphe 3(3) des Règles de la SAR, et il inclut l’obligation de fournir les parties de la transcription que la personne souhaite invoquer dans l’appel ainsi que tout nouvel élément de preuve qu’elle souhaite déposer en vertu du paragraphe 110(4) de la LIPR. Ce dossier doit également comporter un « mémoire qui inclut des observations complètes et détaillées » sur les erreurs qui constituent les motifs d’appel (Règles de la SAR, art 3(3)g)).

[42]  La SAR peut proroger les délais relatifs à l’interjection ou à la mise en état d’un appel « pour des raisons d’équité et de justice naturelle » (Règlement, art 159.91(2)). Le paragraphe 6(7) des Règles prévoit que, pour statuer sur une demande de prorogation de délai, la SAR « prend en considération tout élément pertinent, notamment : a) le fait que la demande a été faite en temps opportun et la justification de tout retard; b) la question de savoir si la cause est soutenable; c) le préjudice que subirait le ministre si la demande est accordée; d) la nature et la complexité de l’appel ».

[43]  Aux termes de l’article 7 des Règles, la SAR peut, sans en aviser la personne, rendre une décision sur l’appel sur la foi des documents qui ont été présentés si, notamment, le « délai pour mettre en état l’appel prévu par le Règlement est expiré ».

[44]  L’article 49 des Règles prévoit qu’un appelant peut demander à la SAR de rouvrir un appel qui a fait l’objet d’une décision ou dont le désistement a été prononcé. Cette demande doit être déposée avant que la Cour fédérale rende une décision en dernier ressort au sujet de l’appel. Les motifs permettant de rouvrir un appel sont assez restreints. Le paragraphe 49(6) des Règles indique que la SAR « ne peut accueillir la demande que si un manquement à un principe de justice naturelle est établi ». Compte tenu du contexte de cette disposition, cela doit vouloir dire un manquement à un principe de justice naturelle à l’égard de l’appel dont la réouverture est sollicitée, et non de l’instance originale engagée devant la SPR (voir Brown, au para 20).

[45]  Aux termes du paragraphe 49(7) des Règles, pour statuer sur une demande de réouverture d’un appel, la SAR « prend en considération tout élément pertinent, notamment : a) la question de savoir si la demande a été faite en temps opportun et la justification de tout retard; b) si l’appelant n’a pas présenté une demande d’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire ou une demande de contrôle judiciaire, les raisons pour lesquelles il ne l’a pas fait ».

[46]  L’effet combiné de ces règles a été résumé dans la décision Brown :

[28]  Comme il a été indiqué précédemment, le paragraphe 49(6) des Règles prévoit que la SAR ne peut décider de rouvrir un appel ayant été rejeté que si un manquement à un principe de justice naturelle est établi. Autrement dit, le manquement à un principe de justice naturelle est une condition nécessaire à la réouverture d’un appel. Or, la présence du paragraphe 49(7) des Règles donne à penser que cette condition, à elle seule, ne suffit pas nécessairement à justifier la réouverture d’un appel, et que d’autres « éléments pertinents » (p. ex., le défaut inexpliqué de présenter la demande de réouverture dans les délais prescrits) peuvent justifier le rejet d’une demande de réouverture, même si le manquement à un principe de justice naturelle est établi.

[47]  C’est là le cadre juridique par rapport auquel il convient d’évaluer le caractère raisonnable du refus, par la SAR, de la demande de réouverture de l’appel du demandeur.

(1)  Les arguments du demandeur

a)  Le droit à l’assistance d’un conseil

[48]  Le demandeur a été représenté par un conseiller juridique pendant toute la période où il a poursuivi son appel devant la SAR. Il n’a pas formulé d’allégations précises quant à une représentation inefficace de la part des conseils qui l’ont représenté. En ce sens, il ne peut pas se plaindre d’avoir été privé de son droit à l’assistance d’un conseil. Il allègue plutôt que le refus de la SAR de proroger les délais prévus pour mettre en état son appel, dans le contexte des autres appels dont son conseil s’occupait, et sur la toile de fond plus large que représentait la hausse considérable des demandes d’asile au Manitoba, était assimilable à une négation du droit à l’assistance d’un conseil.

[49]  L’argument qu’invoque le demandeur sur ce point est exprimé en ces termes dans son mémoire supplémentaire des arguments : [traduction« [l]e demandeur est d’avis que le fait de ne pas pouvoir être représenté par un conseiller juridique devant la Section d’appel des réfugiés est réellement assimilable à un déni de justice naturelle si ce déni découle d’une décision de la Section ».

[50]  L’essentiel de cet argument est que la SAR a contribué au transfert des 32 dossiers de Me Khan au conseil du demandeur, lequel a accepté ce transfert en tenant pour acquis que, dans le cas de ces dossiers, il y aurait une entente sur les délais applicables au dépôt de documents supplémentaires. La SAR n’a toutefois pas accepté les nouveaux délais que proposait le conseil et elle a plutôt fixé un nouveau délai impossible à respecter pour l’achèvement du travail requis dans les autres dossiers ainsi que dans l’appel du demandeur.

[51]  Le demandeur soutient que cette décision était assimilable à un déni réel de son droit à l’assistance d’un conseil : [traduction« C’est ce qui est arrivé dans le cas présent. Le conseil, même s’il représentait le demandeur, n’a pas pu agir, étant donné qu’on lui a fixé, pour la mise en état du dossier, de pair avec celle de tous les autres dossiers en instance, un délai qui, d’un point de vue pratique, était impossible à respecter. Il y a eu dans la présente affaire un réel déni du droit à l’assistance d’un conseil ».

[52]  Je ne suis pas convaincu. Cet argument repose sur une interprétation de la chronologie de l’affaire du demandeur, dans le contexte des autres appels interjetés devant la SAR qui figuraient dans les dossiers transférés, que le dossier de la Cour n’étaye pas.

[53]  Il est important de rappeler tout d’abord l’ordre des faits, en commençant par le transfert de 32 dossiers de Me Khan à Me Matas, ce qui a été confirmé le 1er février 2018. La SAR a signalé, à cette époque, qu’elle s’attendait à ce que l’on fixe un échéancier pour ces appels, et elle a souligné qu’il était important de procéder sans délai. Dans la plupart de ces appels les dossiers avaient déjà été mis en état, et la mention qui est faite d’un [traduction« échéancier » pour le dépôt d’observations supplémentaires fait expressément référence aux articles 29 et 37 des Règles ‑ qui traitent des demandes de présentation de documents supplémentaires, dont de nouveaux éléments de preuve.

[54]  Dans le courriel qu’elle a envoyé au conseil du demandeur, la SAR signale aussi que Me Khan avait demandé qu’elle ne rende pour le moment aucune décision sur ces appels, et qu’elle accorde une prorogation de délai au nouveau conseil pour qu’il puisse produire [traduction« un mémoire révisé qui est conforme à l’article 3 des Règles de la SAR ». Tel était le fondement du transfert des dossiers. Cela semble aussi être le fondement sur lequel le conseil du demandeur a convenu de prendre en charge ces nouveaux dossiers; dans le courriel de confirmation qu’il a envoyé le même jour, le conseil indique : [traduction« Je vais fournir à la Section mon échéancier concernant la production des observations demandées à transmettre à la SAR pour chaque dossier, dossier par dossier dans l’ordre ». Et, a‑t‑il ajouté : [traduction« Je suis conscient que les appels interjetés devant la SAR sont sensibles au facteur temps et qu’il sera important de fixer un échéancier afin que les commissaires de la SAR puissent les finaliser le plus rapidement possible ».

[55]  Plus de deux mois plus tard, le demandeur a retenu les services de Me Matas pour se charger de son appel et, le 11 avril 2018, un avis d’appel a été envoyé. Il a été signalé que le délai prévu pour mettre en état l’appel était le 4 mai 2018.

[56]  Le 18 avril 2018, dans un courriel adressé au conseil du demandeur, la SAR a fait un suivi au sujet de l’état des dossiers transférés. Dans ce courriel, la SAR a écrit: [traduction« […] malgré les contacts périodiques du greffe du SAR, vous n’avez pas présenté de demandes visées par les articles 29/37 des Règles de la SAR, ni fixé un échéancier pour ces demandes, dans le cas d’un grand nombre de ces appels ». En raison de cela, la SAR a fixé comme délai la date du 3 mai 2018 pour le dépôt de tout nouveau document, et elle a indiqué qu’en l’absence d’observations supplémentaires, elle trancherait les appels sur la foi du dossier. Enfin, elle a signalé que toute autre prorogation de délai [traduction« obligera à présenter une demande assortie de justifications et de preuves le cas échéant ».

[57]  Comme il a été signalé plus tôt, le 2 mai 2018, le conseil du demandeur a déposé un certain nombre de demandes de prorogation de délai pour pouvoir mettre en état les appels, et cela incluait les dossiers transférés ainsi que celui du demandeur. Les demandes étaient semblables, et elles reposaient toutes sur l’argument selon lequel le conseil n’était pas en mesure de respecter les délais fixés pour ces dossiers, et qu’il faudrait prendre en considération les prorogations de délai en tenant compte de la hausse importante du nombre des demandes d’asile au Manitoba. Le 31 mai 2018, la SAR a rejeté toutes les prorogations de délai demandées, mais elle a aussi accordé un délai supplémentaire, jusqu’au 25 juin 2018, pour le dépôt de documents supplémentaires dans ces dossiers, ce qui incluait l’appel du demandeur.

[58]  La SAR n’a pas reçu d’autres observations ou demandes avant l’expiration du nouveau délai et, le 4 juillet 2018, elle a rejeté l’appel du demandeur parce qu’il n’avait pas été mis en état.

[59]  Compte tenu de cette chronologie, il est tout simplement indéfendable d’alléguer que le demandeur a été privé de la représentation réelle d’un conseil à cause de décisions prises par la SAR. Au contraire, cette dernière a précisé d’emblée deux choses : (i) elle était disposée à proroger le délai prévu pour présenter des observations supplémentaires concernant les 32 dossiers transférés, et elle s’attendait à ce que le conseil du demandeur fixe un échéancier pour le faire, et (ii) ces appels étaient sensibles au facteur temps et il était nécessaire de procéder sans délai indu. Le conseil du demandeur a expressément confirmé qu’il comprenait et acceptait ces deux points dans le courriel de réponse où il disait accepter le transfert des dossiers.

[60]  L’appel du demandeur s’est trouvé coincé dans toute cette affaire quelques mois plus tard seulement, et il n’y a dans le dossier aucune preuve d’une indication distincte ou précise de la part de la SAR qu’elle était disposée à envisager un délai différent pour mettre en état le dossier d’appel du demandeur.

[61]  Je conviens avec le demandeur que le paragraphe 167(1) de la LIPR reconnaît expressément que les parties peuvent être représentées par un conseiller juridique dans le cadre d’un appel devant la SAR. Je conviens également que cela doit vouloir dire qu’il est permis à un conseil de prendre les mesures nécessaires pour assurer une représentation efficace, et qu’une décision de la SAR qui y ferait obstacle pourrait avoir pour effet de priver un appelant de cette possibilité. Suivant les circonstances, cela pourrait être assimilable à un manquement à la justice naturelle. C’est donc dire, par exemple, qu’une décision de la SAR qui limiterait nettement la possibilité qu’un conseil prenne part à un appel pourrait être assimilable à un déni du droit à l’assistance d’un conseil, ce qui serait un manquement à la justice naturelle. Ce n’est toutefois pas ce qui s’est passé en l’espèce.

[62]  L’appel du demandeur s’est plutôt retrouvé coincé dans une série d’appels non liés parce que son conseil avait convenu de s’occuper de cet appel plusieurs mois après avoir accepté de prendre en charge un nombre élevé d’autres dossiers. Dans l’intervalle, et avant de prendre en charge l’affaire du demandeur, le conseil n’avait proposé aucun échéancier pour la mise en état des autres dossiers à la SAR, pas plus que cette dernière ne lui avait indiqué de quelque façon qu’elle ne se souciait plus des délais ou de faire avancer rapidement les appels. Rien dans le dossier n’indique pourquoi aucun des autres dossiers n’a avancé entre le 1er février 2018 et le 25 juin 2018, vu la quantité restreinte de travail qui chacun nécessitait, pas plus qu’il n’est expliqué pourquoi le dossier du demandeur n’a pas pu être réglé à un moment quelconque entre le dépôt de l’avis d’appel, soit le 11 avril 2018, et l’expiration du premier délai de la SAR, soit le 25 juin 2018.

[63]  Dans les circonstances, je ne puis souscrire à l’argument du demandeur selon lequel il s’est vu, en fait, privé de son droit à l’assistance d’un conseil par les décisions que la SAR a prises. Il a été représenté par un conseil depuis le début. Le conseil du demandeur, à l’époque où il avait accepté de le représenter dans le cadre de son appel, avait pris en charge une quantité élevée d’autres dossiers, mais il n’avait ni fait avancer ces derniers ni convenu avec la SAR d’un échéancier pour le faire. Quels que soient les problèmes que cette série de faits ait pu créer entre le demandeur et son conseil, ils ne peuvent pas être imputés à la SAR.

[64]  Il convient de signaler que dans d’autres affaires mettant en cause des faits semblables des prorogations de délai ont été accordées, parfois pour éviter de porter préjudice aux demandeurs innocents : voir la décision Tilahun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 815 [Tilahun] et les affaires qui y sont citées. En revanche, la Cour en a également refusées : voir la décision Kiflom c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 205 [Kiflom].

[65]  Je conviens avec le défendeur que le simple fait que la Cour ait accordé une prorogation de délai dans des affaires particulières, après évaluation des faits et du contexte, ne fait pas en sorte qu’il est déraisonnable que la SAR refuse une prorogation de délai ou une demande de réouverture d’un appel, après avoir examiné le droit applicable dans le contexte des circonstances d’une affaire particulière. Dans d’autres affaires, la Cour a refusé d’accorder une prorogation de délai : voir la décision Kiflom. C’est ce que la SAR a fait en l’espèce. Les mesures qu’elle a prises ne sont pas assimilables à un déni réel du droit du demandeur à l’assistance d’un conseil. Ces mesures traduisaient plutôt la disposition de la SAR à faire preuve d’une certaine souplesse par souci de veiller à ce que le demandeur et d’autres appelants aient la possibilité de présenter leur cause de manière complète.

[66]  Il n’y a tout simplement rien dans le dossier qui permet de conclure que le refus de la SAR de proroger le délai prévu pour mettre en état l’appel du demandeur, ou son refus ultérieur de rouvrir l’appel, étaient assimilables à un déni réel du droit du demandeur à l’assistance d’un conseil.

b)  L’attente légitime

[67]  Le demandeur soutient que la SAR a créé, pour lui et pour son conseil, une attente légitime, à savoir qu’ils fourniraient un échéancier pour la production des observations supplémentaires concernant les autres dossiers. Se fondant sur cette attente, le demandeur a retenu les services de Me Matas pour qu’il le représente dans le cadre de son appel, et Me Matas a accepté ce mandat.

[68]  Le demandeur soutient que la SAR est allée à l’encontre de cette attente légitime en refusant sa demande de prorogation de délai et, ensuite, en refusant de rouvrir son appel. Cela était contraire à l’obligation d’équité envers le demandeur, conformément à l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker].

[69]  Le demandeur fait état de la convergence de trois situations au soutien de cet argument. Premièrement, son conseil avait pris en charge les dossiers transférés en tenant pour acquis qu’il fournirait un échéancier concernant la mise en état des dossiers relatifs à ces appels, et l’indication qu’on accorderait ces prorogations de délai pour que cela puisse se faire. La SAR a toutefois rejeté l’échéancier qu’il proposait, n’en a pas proposé un autre à la place et a plutôt fixé un délai arbitraire pour la mise en état de la totalité des dossiers.

[70]  Deuxièmement, le demandeur signale l’afflux des demandeurs d’asile au Manitoba, ce qui a eu pour résultat d’ajouter l’appel du demandeur ainsi que sept autres à la charge de travail du conseil du demandeur, indépendamment des dossiers transférés.

[71]  Troisièmement, le demandeur souligne la préoccupation de la SAR selon laquelle il était nécessaire de se conformer à l’alinéa 3(3)g) des Règles, et qu’il était donc nécessaire de produire pour chaque appel des observations écrites détaillées.

[72]  Aux dires du demandeur, la SAR a omis de prendre en considération l’effet conjugué de ces trois facteurs lorsqu’elle a refusé de rouvrir son appel. La SAR a créé l’attente légitime qu’un délai supplémentaire serait accordé pour pouvoir mettre en état les divers appels d’une manière qui serait conforme aux exigences de l’alinéa 3(3)g) des Règles, et elle est ensuite revenue sur cette promesse. Ce fait était assimilable à un déni de justice naturelle.

[73]  Je ne suis pas convaincu.

[74]  La doctrine des attentes légitimes, en droit administratif canadien, a été résumée dans l’arrêt Baker, au paragraphe 26 :

[…] Cette doctrine, appliquée au Canada, est fondée sur le principe que les « circonstances » touchant l’équité procédurale comprennent les promesses ou pratiques habituelles des décideurs administratifs, et qu’il serait généralement injuste de leur part d’agir en contravention d’assurances données en matière de procédures, ou de revenir sur des promesses matérielles sans accorder de droits procéduraux importants.

[75]  L’argument du demandeur est que la SAR est revenue sur sa promesse de proroger les délais prévus pour mettre en état son appel et d’autres. Cela ne concorde pas avec la chronologie de la présente affaire.

[76]  La SAR n’a rien fait, directement ou indirectement, pour créer une attente légitime chez le demandeur quant à la manière dont son appel se déroulerait où à quel moment il aurait lieu. Rien dans le dossier n’étaye une telle conclusion. La SAR a peut‑être créé chez le conseil du demandeur l’attente qu’elle accepterait le dépôt d’observations supplémentaires dans le cadre de 32 appels distincts et que cela obligeait le conseil à produire un échéancier indiquant les dates d’achèvement de ces dossiers. Le conseil n’avait obtenu aucun accord ou aucune approbation concernant des dates ou un échéancier précis pour ces autres appels avant qu’il accepte de représenter le demandeur dans le cadre de son appel. Le dossier indique d’une certaine façon que le demandeur était peut‑être au courant du contexte de base quand il a retenu les services de son conseil, mais quelle que soit l’entente convenue entre les deux, elle ne peut pas être attribuée à la SAR.

[77]  Il ressort du dossier que le conseil du demandeur a eu du 1er février 2018 (quand il a confirmé qu’il était disposé et apte à prendre en charge les dossiers) jusqu’au 25 juin 2018 (le délai accordé après les demandes de prorogation), pour finaliser les mémoires des faits et du droit concernant les autres appels, ou pour fixer un échéancier pour ce faire. Il ressort également du dossier que le conseil du demandeur a eu du 11 avril jusqu’au 25 juin pour mettre en état le dossier d’appel du demandeur. Le fait que ni l’un ni l’autre de ces deux mandats n’ait été exécuté ne peut être imputé à un changement de cap quelconque ou au fait que la SA soit revenue sur un engagement particulier.

[78]  Pour les raisons qui précèdent, je ne souscris pas à l’argument du demandeur selon lequel il y a eu manquement à la justice naturelle parce que la SAR est revenue sur une promesse qu’elle avait faite à lui ou à son avocat quant à la manière dont son appel se déroulerait ou au moment où il aurait lieu.

c)  Un autre conseil approprié

[79]  Le demandeur fait valoir que la SAR a manqué à la justice naturelle en omettant de prendre en considération la disponibilité d’un autre conseil approprié dans le contexte de sa décision de refuser de rouvrir l’appel. Il signale que la SAR a conclu que sa demande de réouverture n’a pas été déposée en temps opportun, et il affirme qu’au vu des faits cette conclusion est déraisonnable. Il ajoute qu’il a agi aussi rapidement qu’il le pouvait pour poursuivre son appel, compte tenu du fait qu’il avait changé de ville. Selon les Règles de la SAR, le demandeur était réputé avoir reçu la décision rejetant son appel le 11 juillet 2018. Il a retenu les services d’un autre conseil à Edmonton (Alberta) le 1er août 2018. Il soutient qu’il était déraisonnable de se fonder sur ce bref délai pour justifier le rejet de sa demande de réouverture.

[80]  Le défendeur fait remarquer que cela ne représente qu’une partie du délai, et que la période proprement dite a commencé le 11 juillet 2018, date à laquelle le demandeur a été réputé avoir reçu la décision, et s’est poursuivie jusqu’au 17 septembre 2018, date à laquelle a été reçue la demande de réouverture de son appel. C’est sur cette période que repose la conclusion de la SAR, et cette conclusion, dans les circonstances, est raisonnable.

[81]  Compte tenu des faits relatifs au délai proprement dit, la conclusion que la SAR a tirée est raisonnable. Le demandeur soutient que cette dernière n’a pas traité de cet argument dans sa décision, mais cela est contredit par l’analyse faite au paragraphe 13 de cette décision, où la SAR passe en revue les observations du demandeur et conclut que la demande de réouverture n’a pas été déposée en temps opportun en raison du délai de deux mois et demi qui s’est écoulé entre le rejet de l’appel et le dépôt de la demande.

[82]  De plus, je ne puis souscrire à l’argument qu’invoque le conseil, à savoir que la SAR était disposée à tenir compte de sa charge de travail accrue lorsqu’il avait été question de son propre respect des délais prévus par la loi, mais qu’elle n’était pas disposée à faire preuve de la même souplesse envers lui. Le dossier en l’espèce contredit directement cette affirmation. La SAR a clairement indiqué au conseil du demandeur qu’elle était disposée à accepter des observations supplémentaires dans le cadre des dossiers transférés, et ce, longtemps après l’expiration du délai prévu pour le faire. Dans ce contexte, il ne peut s’agir que d’un reflet du souhait de la SAR d’obtenir des observations supplémentaires et plus complètes avant d’examiner ces appels. C’était, essentiellement, une mesure d’accommodement de nature procédurale qu’accordait la SAR pour s’assurer que l’on débatte pleinement des dossiers de ces autres appelants.

[83]  Cependant, la souplesse de la SAR avait manifestement des limites, et celles‑ci ont été clairement exprimées dans le premier message qu’elle a envoyé au conseil. L’importance de faire avancer ces dossiers le plus rapidement possible se reflétait également dans la réponse du conseil à la SAR. Le fait que cela n’ait pas eu lieu ne peut pas être attribué à un manque de souplesse de la part de la SAR.

[84]  Pour ces motifs, je ne suis pas convaincu que la décision de la SAR est déraisonnable parce que celle-ci n’a pas pris en considération la disponibilité d’un autre conseil approprié.

V.  Conclusion

[85]  Pour ces motifs, je me dois de rejeter la présente demande de contrôle judiciaire. Rien dans le dossier ne permet de conclure que le refus de la SAR de rouvrir l’appel était déraisonnable.

[86]  C’est là un résultat difficile et regrettable, vu l’impact qu’il a sur le demandeur. Ce dernier perd le droit qu’il avait de poursuivre son appel malgré ses efforts, et sans avoir pu invoquer un argument quelconque sur le fond. Il s’agit toutefois du résultat que la loi exige, et d’une conséquence des choix que le demandeur a faits.

[87]  Le demandeur a proposé de faire certifier la question de portée générale qui suit, conformément à l’alinéa 74d) de la LIPR :

[traduction]
L’omission de prendre en compte une hausse considérable du nombre de demandes d’asile au moment de rejeter une demande de prorogation de délai pour pouvoir mettre en état le dossier d’appel devant la Section d’appel des réfugiés est‑elle assimilable à un manquement à la justice naturelle pour cause de déni du droit à l’assistance d’un conseil?

[88]  Le défendeur s’est opposé à ce que l’on certifie cette question, principalement parce que l’affaire reposait sur des faits qui lui étaient propres, et que la question ne satisfaisait donc pas à l’exigence d’une « question grave de portée générale ».

[89]  Vu les motifs de la présente décision, je ne puis conclure que la question proposée répond aux exigences en matière de certification qui sont énoncées dans la jurisprudence, notamment parce que le fait de décider s’il y a eu manquement à la justice naturelle ou à l’équité procédurale est, dans la plupart des cas, une mensure intrinsèquement factuelle (voir l’arrêt Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22, au para 46, citant l’arrêt Mudrak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178, aux para 15, 35).

[90]  En conclusion, ainsi qu’il a été mentionné plus tôt, les faits de l’espèce présentent une similitude frappante avec ceux dont il était question dans la décision Tilahun, ainsi que dans les décisions qui y sont citées (Ibrahim c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, IMM‑2507‑18, 7 septembre 2018 et Idu c Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, IMM‑658‑18, 17 mai 2018), de même qu’avec la situation analysée dans la décision Kiflom. Dans ces décisions, la Cour a eu l’occasion de faire des observations sur l’importance du respect des délais dans les affaires qui mettent en cause le conseil ou l’avocat d’un demandeur. Il n’y a rien d’autre de plus à dire.

[91]  Je rejette donc la demande de contrôle judiciaire, et je conclus qu’il n’y a pas de question de portée générale à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑5756‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a pas de question de portée générale à certifier.

« William F. Pentney »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5756‑18

INTITULÉ :

MAHAD ALI AARAB c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

WINNIPEG (MANITOBA)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 31 OCTOBRE 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DES MOTIFS :

LE 21 JUILLET 2020

COMPARUTIONS :

David Matas

POUR LE DEMANDEUR

Alexander Menticoglou

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Matas

Avocat

Winnipeg (Manitoba)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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