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Date : 20200818


Dossier : IMM-2834-19

Référence : 2020 CF 832

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 août 2020

En présence de madame la juge Fuhrer

ENTRE :

CONSEIL DE RÉGLEMENTATION DES CONSULTANTS
EN IMMIGRATION DU CANADA

demandeur

et

SYED ATIQUR RAHMAN

ET LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La présente affaire découle de deux versions contradictoires des faits entourant un paiement de 15 000 $ versé à l’épouse du défendeur Syed Atiqur Rahman, un consultant en immigration. S’agissait-il simplement d’un prêt accordé par des amis de la famille à l’épouse de M. Rahman? Ou s’agissait-il plutôt d’une avance sur un mandat de représentation pour que le défendeur dépose une demande de résidence permanente? Dans une instance parallèle, la cour des petites créances a conclu que le paiement était un prêt entre (d’anciens) amis et elle a ordonné qu’il soit remboursé, faisant état de la reconnaissance de responsabilité volontaire de M. Rahman ainsi que de son offre de remboursement de la somme en question. La cour a également conclu que, jusqu’à la rupture de la relation, M. Rahman avait fourni ses services d’aide en matière d’immigration à titre bénévole.

[2]  Dans le cadre d’une plainte contre M. Rahman déposée auprès du Conseil de réglementation des consultants en immigration du Canada [le CRCIC ou le Conseil], le Comité de discipline a conclu qu’il était lié par la conclusion de la cour des petites créances; le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’appliquait et il lui était donc interdit d’instruire à nouveau la question fondamentale, c’est-à-dire la question de savoir s’il s’agissait d’un prêt ou d’un contrat de services. Il a de ce fait rejeté la mesure disciplinaire. Le Conseil sollicite le contrôle judiciaire de la décision du Comité de discipline, alléguant que ce dernier a commis, d’une part, une erreur dans l’application du critère relatif au principe de la préclusion découlant d’une question tranchée et, d’autre part, des manquements au Code d’éthique professionnelle concernant la fourniture, par M. Rahman, de services bénévoles en l’espèce.

[3]  Les questions qui se posent dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire sont les suivantes :

  1. Quelle est la norme de contrôle applicable?

  2. Le Comité de discipline a‑t‑il commis une erreur dans son analyse du principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée? Plus précisément :

    1. Le Comité de discipline a‑t‑il commis une erreur en concluant que le CRCIC était un ayant droit de la plaignante?

    2. Le Comité de discipline a‑t‑il commis une erreur dans son application du critère relatif au principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée en omettant de prendre en considération le volet discrétionnaire du critère?

  3. La décision du Comité de discipline était‑elle par ailleurs déraisonnable? Plus précisément :

    1. Le Comité de discipline a‑t‑il commis une erreur en concluant que les codes d’éthique professionnelle ne s’appliquaient pas à la conduite de M. Rahman?

    2. Le Comité de discipline a‑t‑il commis une erreur dans la manière dont il a traité les éléments de preuve et expliqué ses conclusions?

  4. Y a‑t‑il une question grave de portée générale à certifier?

  5. Le ministre, qui n’adopte aucune position quant au fond ou à l’issue du contrôle judiciaire, devrait‑il être retiré en tant que partie à l’instance?

[4]  Pour les motifs qui suivent, je fais droit à la présente demande de contrôle judiciaire parce que le Comité de discipline a omis de façon déraisonnable de prendre en considération le volet discrétionnaire du critère relatif au principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Cette question étant déterminante, il est inutile selon moi de traiter de la question 3, sauf pour signaler que, à mon avis, le Conseil n’a pas soulevé la question 3a) devant le Comité de discipline. La décision du Comité de discipline est donc infirmée et l’affaire lui est renvoyée pour nouvelle décision.

[5]  D’autres renseignements sont présentés ci‑après à titre contextuel. Mon analyse débute par la norme de contrôle qui s’applique à la question 2. Ensuite, j’examine les deux questions subsidiaires, et enfin je me penche sur les questions restantes. À titre préliminaire, le nom du ministre sera corrigé pour indiquer simplement : « Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration » : art 4(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

II.  Le contexte

[6]  Le CRCIC est l’organisme de réglementation national que le gouvernement fédéral a désigné pour superviser dans l’intérêt public les professionnels en immigration agréés : art 91(2)c) et 91(5) de la LIPR; Règlement désignant un organisme pour l’application de l’alinéa 91(2)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2011‑142. Il a pour mandat de protéger les clients des services d’immigration et de préserver l’intégrité du système canadien d’immigration et de citoyenneté grâce à une réglementation efficace des consultants en immigration. Il s’acquitte de ce mandat en faisant respecter parmi ses membres des normes professionnelles et éthiques. Le défendeur est un membre du CRCIC qui fournit des services de consultation en immigration.

[7]  La plainte déposée contre M. Rahman comporte les allégations suivantes (en résumé) :

  • Lors d’une rencontre avec la plaignante, Ismat Luna et son époux, le défendeur a parlé de la possibilité d’embaucher la sœur de Mme Luna en échange de la somme de 60 000 $. Le défendeur a offert de déposer la demande de résidence permanente en son nom en échange d’honoraires de 30 000 $ et il a indiqué que cette demande serait acceptée dans un délai de six à huit mois.

  • La plaignante et le défendeur ont par la suite négocié une entente dont les modalités étaient les suivantes :

    • o la plaignante et sa famille paieraient au défendeur 15 000 $ à l’avance et 12 000 $ quand la sœur arriverait au Canada, soit un montant total de 27 000 $, et, en échange, le défendeur embaucherait la sœur;

    • o une fois l’avance versée, un membre de l’équipe du défendeur lancerait le processus de demande et remettrait un reçu;

    • o le défendeur a garanti le succès de la demande et a déclaré qu’il remettrait l’argent versé si la demande échouait.

  • Aucun contrat ou mandat de représentation n’a été signé et le défendeur n’a remis aucun reçu à la plaignante ou à sa famille.

  • Le défendeur a donné instruction à la famille de produire tous les documents demandés et de payer l’équivalent de 15 000 $ CA en monnaie bangladaise à son épouse, laquelle, à l’époque, était en visite dans ce pays. La famille a obtempéré, produisant à la fois les documents et le paiement.

  • Le défendeur a envoyé une lettre au ministère des Affaires étrangères du Bangladesh afin de demander l’autorisation requise pour que la sœur lui envoie son passeport, qu’il a plus tard reçu.

  • À plusieurs occasions il a dit à la plaignante et à sa famille que le processus de demande prendrait fin sous peu; il a retardé la demande et a ensuite tenu un autre collègue responsable du non‑traitement du dossier. Il a proposé de renvoyer le plus tôt possible le passeport de la sœur et la somme de 15 000 $; il n’a toutefois renvoyé que le passeport.

  • Lors de discussions ultérieures au sujet du renvoi des fonds, le défendeur a fait des commentaires grossiers, menaçants, offensants, désobligeants ou déplacés, et il a fini par ne plus répondre aux appels de la plaignante.

  • La plaignante a plus tard appris que, dans le passé, le défendeur s’était comporté de la même manière avec d’autres membres de la collectivité bangladaise au Canada.

[8]  La réponse de M. Rahman à ces allégations est résumée ci‑dessous :

  • La somme de 15 000 $ qui a été payée à son épouse était un prêt personnel et n’était pas liée à des services d’immigration.

  • Ses services n’ont pas été retenus pour présenter une demande de résidence permanente pour le compte de la sœur de la plaignante; quand on lui a demandé à l’audience s’il avait envoyé à cette famille un mandat de représentation, il a répondu : [traduction] « Non. [D]ans son cas, aucun mandat de représentation n’a été signé[.] »

  • Il a plutôt convenu de fournir une évaluation de la demande, basée sur les documents fournis, dont le passeport de la sœur, et ce, à titre bénévole.

III.  Analyse

1.  1. Quelle est la norme de contrôle applicable?

[9]  Les parties ne s’entendent pas sur la norme de contrôle qui s’applique à la question 2 : le Conseil soutient que c’est la norme de la décision correcte, tandis que le défendeur affirme qu’il devrait plutôt s’agir de la norme de la décision raisonnable. Pour les motifs qui suivent, je conclus que la norme qui convient est celle de la décision raisonnable. Je ne suis pas convaincue que la décision du Comité de discipline soulève une question générale de droit qui revêt une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble.

[10]  La norme de contrôle présumée s’appliquer est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], au para 10. Il ne s’agit pas d’une « simple formalité », mais plutôt d’un type de contrôle vigoureux : Vavilov, précité, au para 13. Les tribunaux ne devraient intervenir qu’en cas de besoin. Pour éviter toute intervention judiciaire, la décision doit posséder les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et elle doit être justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques qui s’appliquent dans les circonstances : Vavilov, au para 99. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère raisonnable : Vavilov, précité, au para 100.

[11]  La présomption d’application de la norme de la décision raisonnable peut être réfutée dans deux types de situation : (i) lorsqu’il y a une intention contraire explicite de la part du législateur et (ii) lorsque la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte. Les questions de droit générales qui sont d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble tombent sous le coup de l’exception relative à la primauté du droit : Vavilov, précité, au para 17. En analysant cette catégorie de questions, la Cour suprême a reconnu que la question de savoir si une procédure administrative est prescrite par l’application des doctrines de l’autorité de la chose jugée, dont le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée fait partie, et de l’abus de procédure était considérée comme une question de droit générale qui revêt une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble : Vavilov, précité, au para 60, citant Toronto (Ville) c S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 RCS 77 [Toronto (Ville)] au para 15. La Cour suprême a toutefois prévenu que les décisions qui portent sur ces questions, dont l’arrêt Toronto (Ville), sont à « interpréter avec prudence […], puisque l’expertise perd dorénavant sa pertinence lorsqu’il s’agit d’identifier les questions appartenant à cette catégorie » : Vavilov, précité, au para 60.

[12]  Dans l’arrêt Toronto (Ville), la Cour suprême a opté pour la norme de la décision correcte parce qu’elle a conclu que l’application des doctrines de l’autorité de la chose jugée et de l’abus de procédure « échappe clairement au domaine d’expertise des arbitres du travail qui peuvent devoir y faire appel. Lorsque cela se produit, les arbitres doivent trancher correctement la question de droit posée » : Toronto (Ville), précité, au para 15 [non souligné dans l’original]. Si je retire l’expertise de l’équation, ainsi que le prescrit la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov, je conclus que l’arrêt Toronto (Ville) n’étaye pas l’application de la norme de contrôle de la décision correcte à toutes les questions liées aux doctrines de l’autorité de la chose jugée ou de l’abus de procédure qui sont soumises à un tribunal administratif, surtout dans le cas de questions interprétées de manière restrictive : Victoria University (Board of Regents) v GE Canada Real, 2016 ONCA 646 aux para 88-93. La présomption d’application de la norme de la décision raisonnable ne peut pas être réfutée par des arguments fondés sur l’expertise, car « la prise en compte de l’expertise est incorporée » à la présomption : Vavilov, précité, au para 58.

[13]  De plus, la Cour suprême a reconnu que les décideurs administratifs peuvent adapter à leur contexte administratif des principes de common law ou d’equity; ils ne sont pas forcément tenus d’appliquer ces principes de la même manière que les tribunaux judiciaires pour que leurs décisions soient raisonnables : Vavilov, précité, au para 113. La question de savoir si le « décideur administratif a agi raisonnablement en adaptant une règle de droit ou d’equity appelle un examen fondé dans une très large mesure sur le contexte » : Vavilov, précité, au para 113. Bien que le principe de l’autorité de la chose jugée est généralement d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble, cela ne veut pas dire qu’il faut contrôler en fonction de la norme de la décision correcte l’interprétation contextuelle qu’a fait le Comité de discipline de l’une des conditions préalables à l’application du principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (c.‑à‑d. la stricte question de savoir si le CRCIC était un ayant droit de la plaignante) : McLean c Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67 au para 28. Voir aussi l’arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, aux para 25-27.

[14]  En gardant ces principes à l’esprit, je vais maintenant examiner la question 2.

2.  2a) Le Comité de discipline a‑t‑il commis une erreur en concluant que le CRCIC était un ayant droit de la plaignante?

[15]  Le Conseil fait valoir que la conclusion du Comité de discipline selon laquelle le CRCIC était l’ayant droit de la plaignante dans le cadre de la mesure discipline était raisonnable, car il n’était ni une partie ni un ayant droit dans l’instance engagée par la plaignante devant la cour des petites créances. Je ne suis pas convaincue que la conclusion du Comité de discipline selon laquelle le CRCIC était l’ayant droit de Mme Luna dans le cadre de la mesure disciplinaire était déraisonnable. Au vu des circonstances particulières de l’espèce, je suis d’avis qu’il y a des « intérêts communs » suffisants pour fonder la conclusion d’ayant droit.

[16]  Le Comité de discipline a reconnu que l’application du principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée est fondée sur trois conditions préalables : (i) la même question a été tranchée, (ii) la décision judiciaire qui a créé la préclusion était définitive, (iii) les parties à la décision judiciaire, ou leurs ayants droit, étaient les mêmes que les parties à l’instance dans laquelle la question de la préclusion est soulevée, ou leurs ayants droit : Angle c Ministre du Revenu National, [1975] 2 RCS 248 [Angle] à la p 254 (citant l’arrêt Carl Zeiss Stiftung v Rayner & Keeler Ltd. (No. 2), [1967] 1 A.C. 853 à la p 935). Des arrêts ultérieurs de la Cour suprême ont confirmé ces trois conditions préalables : voir, par exemple, Danyluk c Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44 [Danyluk] au para 25; Penner c Niagara (Commission régionale des services policiers), 2013 CSC 19 [Penner] au para 36.

[17]  Nul ne conteste que la présente affaire répond aux deux premières des trois conditions préalables. Premièrement, la cour des petites créances a tranché la même question litigieuse que celle qui a été soumise au Comité de discipline, c’est-à-dire la question de savoir s’il s’agissait d’un prêt ou d’un contrat de services. Le Comité de discipline a décrété qu’en l’absence de contrat de services, la conduite de M. Rahman ne tombait pas sous le coup du Code d’éthique professionnelle, et il a donc rejeté l’instance. Je signale que la version du Code qui était en vigueur entre 2012 et 2016 exigeait des membres du CRCIC qu’ils remettent à leurs clients une lettre‑contrat ou un mandat de représentation écrit. On ne trouve pas d’exigence équivalente dans la version du Code qui est actuellement en vigueur.

[18]  Deuxièmement, la décision judiciaire qui a créé la préclusion était définitive; ni la plaignante ni le défendeur n’ont porté en appel la décision de la cour des petites créances. Il restait donc à trancher la troisième question cruciale, celle de l’identité des parties ou de leurs ayants droit.

[19]  Il ne fait aucun doute que M. Rahman était le défendeur principal, tant dans l’instance engagée devant la cour des petites créances que dans le cadre de la mesure disciplinaire. Il ne fait aucun doute non plus que Mme Luna était la principale demanderesse – et la seule témoin – dans l’instance engagée devant la cour des petites créances, et qu’elle était la plaignante – et une témoin parmi plusieurs autres – dans le cadre de la mesure disciplinaire. Je suis d’avis que la seule question pertinente dans ces circonstances consiste à savoir si le CRCIC était un ayant droit de Mme Luna dans le cadre de la mesure disciplinaire. J’estime par ailleurs que la question de savoir si le CRCIC aurait pu être un ayant droit de l’une quelconque des parties à l’instance engagée devant la cour des petites créances, ou aurait pu être une partie lui-même grâce à une intervention possible, comme l’a soutenu l’avocat de M. Rahman, n’est pas pertinente. Je fonde cette dernière conclusion en partie sur le fait que la Cour suprême a répondu « oui » à la question de savoir si « une décision prise sans avoir respecté les exigences en matière de préavis et sans avoir donné à l’intéressé la possibilité de se faire entendre est […] capable de fonder l’application de la préclusion […] » : Danyluk, précité, au para 37.

[20]  Comme l’a reconnu la Cour suprême, le lien de droit est une notion « assez élastique » qu’il faut trancher au cas par cas; il est impossible d’être catégorique quant à l’étendue de l’intérêt qui crée un tel lien : Danyluk, précité, au para 23, citant J. Sopinka, S. N. Lederman et A. W. Bryant dans The Law of Evidence in Canada (2e éd., 1999), à la p 1088. La Cour fédérale a également reconnu qu’« il faut faire preuve de souplesse lorsqu’on identifie les personnes qui sont des ayants droit à ces fins » : Estensen c Canada (Procureur général), 2007 CF 538 [Estensen] au para 22. Le fait d’avoir des « intérêts communs » a été considéré comme suffisant pour conclure à l’existence d’un ayant droit : Estensen, précitée, au para 23; ATL Industries Inc v Han Eol Ind Co, 1995 CarswellOnt 136 au para 35, [1995] OJ No 250, 36 CPC (3d) 288, 53 ACWS (3d) 353.

[21]  Dans l’affaire dont je suis saisie, la mesure disciplinaire résultait directement de la plainte et de la preuve de Mme Luna : Bouten v Mynarski Park School District No. 5012, 1982 CarswellAlta 128 au para 52, [1982] 5 WWR 448, [1982] AWLD 665, [1982] AWLD 676; Rasanen v Rosemount Instruments Ltd, 1994 CarswellOnt 960 au para 44, [1994] OJ No 200, 112 DLR (4th) 683, 17 OR (3d) 267. Ni le CRCIC ni M. Rahman n’ont présenté de preuve sur la question de savoir si on aurait pu prendre la mesure disciplinaire pour une autre raison, dans le cas où aucune plainte n’aurait été présentée. De plus, le CRCIC et la plaignante ont des intérêts communs relativement à l’issue de la mesure disciplinaire, soit la conclusion que M. Rahman a fait preuve d’une inconduite professionnelle et l’imposition d’une forme quelconque de mesure disciplinaire. À mon avis, le mandat d’intérêt public du CRCIC qui est décrit au paragraphe 6 des présents motifs ne change rien à ces intérêts communs.

3.  2b) Le Comité de discipline a‑t‑il commis une erreur dans son application du critère relatif au principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée en omettant de prendre en considération le volet discrétionnaire du critère?

[22]  Je conclus que l’omission du Comité de discipline de prendre en considération le volet discrétionnaire du critère relatif au principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée était déraisonnable, car le Comité a conclu qu’il n’avait pas [traduction] « d’autre choix » que d’appliquer ce principe une fois que les trois conditions préalables étaient remplies. Je conclus de plus qu’il n’était pas question d’un décideur administratif qui adaptait des principes de common law ou d’equity à son contexte administratif, conformément à l’arrêt Vavilov, précité, au para 113. Cette question est donc déterminante.

[23]  Pour résumer le critère à deux volets pour l’application du principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, la Cour suprême a souligné que les « règles régissant la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne doivent pas être appliquées machinalement » : Danyluk, précité, au para 33. La première étape consiste à déterminer si les trois conditions préalables ont été remplies. Dans l’affirmative, le décideur doit quand même décider si, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, il devrait appliquer la doctrine parce qu’il serait injuste de ne pas le faire : Danyluk, précité, au para 33; Penner, précité, aux para 36-39, 93. Le fait de ne pas soupeser les facteurs qui militent pour ou contre l’exercice du pouvoir discrétionnaire est une « erreur de principe » : Danyluk, précité, au para 66.

[24]  Dans l’affaire sont je suis saisie, le Comité de discipline a conclu que les trois conditions préalables à l’application du principe de la préclusion avaient été remplies et il a ensuite décrété qu’il [traduction] « n’a[vait] pas d’autre choix que de conclure que ce principe s’appliqu[ait] et qu’il [lui était] interdit d’instruire à nouveau la question fondamentale ». Il a simplement omis de reconnaître ou d’examiner de quelque façon, directement ou implicitement, le volet discrétionnaire du critère. Cela étant, dans la décision il n’y avait pas non plus d’analyse quant au fait de savoir si le Comité de discipline adaptait le critère à son contexte administratif.

3. Voir les paragraphes 3 et 4 des présents motifs.

4. Y a‑t‑il une question grave de portée générale à certifier?

[25]  Je conclus que bien qu’il puisse y avoir en l’espèce une question grave de portée générale, celle‑ci ne peut pas être certifiée parce qu’elle ne répond pas à la première partie du critère cumulatif qui s’applique à la certification. « [P]our être certifiée, une question doit i) être déterminante quant à l’issue de l’appel, ii) transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale » [non souligné dans l’original] : Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168 au para 9.

[26]  Après l’audition de la présente affaire et avant le prononcé de ma décision, le Conseil a cherché à faire certifier la question suivante, conformément au paragraphe 18(1) des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22 [les Règles en matière d’immigration] : un organisme de réglementation professionnelle (tel que le CRCIC) est‑il selon la common law un ayant droit du plaignant qui dépose une plainte auprès de lui? J’ai invité les parties à présenter des observations sur la question suivante, formulée de façon différente : le Conseil de réglementation des consultants en immigration du Canada, ou le CRCIC, est‑il l’ayant droit d’un plaignant dans le cadre d’une instance disciplinaire soumise au CRCIC? Si j’avais décidé que la conclusion du Comité de discipline quant à l’existence d’un ayant droit était déraisonnable, cette question aurait été, en l’espèce, la question déterminante. Cependant, comme elle ne l’est pas, elle ne répond pas au premier volet du critère cumulatif susmentionné et, cela étant, je conclus que ni la question originale ni celle qui a été reformulée ne peuvent être certifiées.

4.  5. Le ministre, qui n’adopte aucune position quant au fond ou à l’issue du contrôle judiciaire, devrait‑il être retiré en tant que partie à l’instance?

[27]  Je conclus qu’il ne faudrait pas retirer le ministre en tant que partie à la présente instance, car, comme il est expliqué ci‑après, cela serait incompatible avec les Règles en matière d’immigration.

[28]  Le ministre ne prend pas position sur le fond ou l’issue du présent contrôle judiciaire et, de ce fait, il demande d’être retiré en tant que partie, puisque sa présence n’est pas nécessaire. Il soutient qu’il a vraisemblablement été nommé à titre de codéfendeur dans la demande de contrôle judiciaire à cause de l’alinéa 5(2)b) des Règles en matière d’immigration. Il ajoute toutefois que les questions que soulèvent les autres parties ne mettent pas en cause des dispositions de la LIPR ou de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C‑29. Bien que le ministre ait un rôle à jouer dans l’évaluation de la fonction de réglementation du CRCIC, il n’a pas le pouvoir législatif voulu pour superviser les activités ordinaires ou les processus disciplinaires du Conseil, ou pour y intervenir.

[29]  Le ministre invoque le paragraphe 4(1) des Règles en matière d’immigration, ainsi que l’alinéa 104(1)a) des Règles des Cours fédérales (les RCF), qui confèrent à la Cour le pouvoir de retirer d’une instance une partie qui n’est pas nécessaire. La Cour, soutient-il, a récemment accepté une demande semblable : Benito c Conseil de réglementation des consultants en immigration du Canada, 2019 CF 1628 aux para 48-53 [Benito]. De plus, il signale qu’aux termes de la nouvelle Loi sur le Collège des consultants en immigration et en citoyenneté, LC 2019, c 29 [la LCCIC], adoptée le 21 juin 2019 mais non encore en vigueur, le Collège doit être nommé comme intimé dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision du Collège : LCCIC, art 71.

[30]  Je signale que, à l’audition de la présente affaire, ni le Conseil ni M. Rahman n’ont pris expressément position quant au fait de savoir s’il fallait retirer le ministre en tant que partie à l’instance.

[31]  Je suis d’avis que la deuxième proposition du paragraphe 4(1) des Règles en matière d’immigration nuance l’application de l’alinéa 104(1)a) des RCF d’une manière qui ne permet pas à la Cour de retirer le ministre en tant que partie à l’instance. La Cour fédérale a conclu qu’une partie n’est « nécessaire » que si elle est visée par le redressement demandé et que les questions soulevées ne pourraient pas être tranchées efficacement et complètement sans elle : Hall c Dakota Tipi Indian Band, [2000] 4 CNLR 108, 2000 CanLII 14944 [Hall]; Sivak c Canada, 2012 CF 272 [Sivak] aux para 34-44. Le ministre a invoqué ces deux affaires dans la décision Benito, précitée, au para 50. Dans la décision Hall, la partie non nécessaire était la Couronne, tandis que dans la décision Sivak il s’agissait du ministre des Affaires étrangères; ni l’un ni l’autre ne tire son mandat de la LIPR. Bien que le juge Norris n’ait pas pris expressément en compte les décisions Hall et Sivak dans les décisions Watto c Conseil de réglementation des consultants en immigration du Canada, 2019 CF 1024 [Watto no 1] aux para 15-17, et Watto c Conseil de réglementation des consultants en immigration du Canada, 2019 ACF 1138 [Watto no 2] au para 8, j’arrive néanmoins à la même conclusion.

[32]  L’application de l’alinéa 104(1)a) des RCF est soumise à la restriction suivante, qui figure à la fin du paragraphe 4(1) des Règles en matière d’immigration : « [s]auf dans le cas où ces dispositions sont incompatibles avec la Loi sur la citoyenneté ou la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, selon le cas, ou les présentes règles » [non souligné dans l’original]. À mon avis, le fait d’invoquer les RCF pour retirer le ministre en tant que partie à l’instance serait « incompatible avec » les Règles en matière d’immigration, parce que l’alinéa 5(2)b) de ces Règles exige que le ministre soit le défendeur dans toute procédure de contrôle judiciaire engagée sous le régime de la LIPR sauf dans le cas où il est le demandeur. Cette situation regrettable pour le ministre sera rectifiée quand la LCCIC entrera en vigueur.

IV.  Conclusion

[33]  Comme le Comité de discipline a omis de prendre en considération le volet discrétionnaire du critère relatif au principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, je conclus que sa décision de rejeter la mesure disciplinaire était déraisonnable. La décision est donc infirmée et l’affaire doit être renvoyée au Comité de discipline pour nouvelle décision.

[34]  Vu que la question de savoir si le CRCIC était un ayant droit de la plaignante dans le cadre de la mesure disciplinaire n’est pas déterminante quant au présent contrôle judiciaire, je conclus que la question grave de portée générale qui a été proposée ne peut pas être certifiée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2834-19

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision du Comité de discipline du CRCIC est infirmée.

  3. L’affaire doit être renvoyée au Comité de discipline pour nouvelle décision.

  4. Il n’y a aucune question à certifier.

  5. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Janet M. Fuhrer »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

IMM-2834-19

 

 

INTITULÉ :

CONSEIL DE RÉGLEMENTATION DES CONSULTANTS EN IMMIGRATION DU CANADA c SYED ATIQUR RAHMAN ET LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 MARS 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE Fuhrer

 

DATE DES MOTIFS :

LE 18 AOÛT 2020

 

COMPARUTIONS :

Anna Wong

Justin Gattesco

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Daniel Kingwell

 

POUR LE DÉFENDEUR

SYED ATIQUR RAHMAN

 

Prathima Prashad

 

POUR LE DÉFENDEUR

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Anna Wong

Justin Gattesco

Conseil de réglementation des consultants en immigration du Canada

Burlington (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Daniel Kingwell

Mamann, Sandaluk & Kingwell LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

SYED ATIQUR RAHMAN

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

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