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Date : 20200821


Dossier : IMM‑2400‑19

Référence : 2020 CF 846

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 août 2020

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

JENNY MARCELA PARDO QUITIAN

NICOLAS SANTIAGO FAGUA PARDO

MARIA PAZ PARDO QUITIAN

JUAN CARLOS APACHE AYALA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La demanderesse principale, Jenny Marcela Pardo Quitian, son conjoint de fait, Juan Carlos Apache Ayala, ainsi que leurs enfants mineurs (un fils, né de la demanderesse principale en 2004, et une fille, née de la demanderesse principale en 2010) sont des citoyens de la Colombie. Ils ont présenté une demande d’asile en alléguant être persécutés par une organisation criminelle en Colombie appelée les « Aigles noirs ». Ils affirment que les Aigles noirs ont mené une campagne de violence et de harcèlement pour les forcer à révéler le lieu où se trouvait le frère de la demanderesse principale, qui avait refusé de rejoindre l’organisation, malgré les efforts de celle‑ci pour le recruter.

[2]  La Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté leur demande d’asile le 19 mars 2019 (la décision), parce qu’elle a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi un lien avec un motif prévu dans la Convention, qu’il y avait une protection de l’État adéquate en Colombie et qu’ils avaient une possibilité de refuge intérieur. La SPR a également exprimé des doutes quant à la crédibilité de leur exposé circonstancié, mais n’a pas tiré de conclusion défavorable quant à la crédibilité concernant un élément de preuve en particulier.

[3]  Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision de la SPR. Pour les motifs qui suivent, j’accueillerai la demande, parce que le traitement par la SPR de la preuve des demandeurs a entaché plusieurs des conclusions qui appuyaient sa décision, la rendant ainsi déraisonnable.

II.  Le contexte

[4]  Les demandeurs sont des citoyens de la Colombie. Le frère de la demanderesse principale était enseignant, à Villavicencio, faisait partie de groupes politiques et de syndicats et exprimait ses opinions à propos des droits de la personne dans la collectivité. Il vivait dans une zone de conflit entre les Forces armées révolutionnaires de Colombie (les FARC), opposées au gouvernement, et des groupes paramilitaires. Un organisme paramilitaire appelé les « Aigles noirs » a tenté de le recruter, mais il a plutôt fui la Colombie.

[5]  Les problèmes de la demanderesse principale et de sa famille ont commencé en août 2007, lorsque des hommes portant des brassards rouges ont fait irruption à leur domicile, à la recherche du frère de la demanderesse principale. Les hommes ont agressé la demanderesse principale, sa sœur et sa mère et ont endommagé leur domicile. Ils ont menacé de tuer la famille si elle les signalait à la police.

[6]  En octobre 2007, la demanderesse principale, sa sœur et sa mère ont été enlevées par des agresseurs inconnus. Elles ont été ligotées et questionnées sur le lieu où se trouvait le frère de la demanderesse principale. Celle‑ci et sa mère ont été violées, et sa sœur a été agressée physiquement. Elles ont été abandonnées ainsi ligotées, mais ont réussi à se libérer et à rentrer chez elles. La demanderesse principale a signalé l’incident à la police. La police lui avait dit qu’elle menait une enquête sur l’incident et a affiché un avis sur un babillard communautaire, mais sans retirer le nom de la demanderesse principale de l’avis.

[7]  Les menaces et le harcèlement se sont poursuivis avec une série d’incidents sporadiques au cours de 2008 et de 2009, y compris des menaces et de la violence envers d’autres membres de la famille. En octobre 2009, la demanderesse principale a de nouveau été enlevée par des hommes portant des brassards rouges qui lui ont posé des questions sur son frère. Elle a été violée, mais a fini par être libérée. Elle n’a pas signalé l’incident à la police. Après cet incident, elle a quitté Villavicencio pour Granada pour vivre avec un ami et a perdu contact avec sa famille.

[8]  Au début de 2010, la demanderesse principale a appris qu’elle était enceinte par suite du viol d’octobre 2009. Elle a eu des complications et, lorsqu’elle s’était rendue à un centre de santé local, le médecin lui avait recommandé d’aller à Villavicencio, où il y avait de meilleures installations médicales. La demanderesse principale a suivi ce conseil, et sa fille est née là‑bas. La demanderesse principale est immédiatement retournée à Granada.

[9]  En 2011, des personnes à la recherche de son frère ont de nouveau menacé de tuer la demanderesse principale. Cela s’est produit au domicile de l’ami avec qui elle vivait à Granada, et cet ami lui a demandé de partir et lui a offert de l’argent pour payer son déménagement. La demanderesse principale a déménagé dans une autre ville et a subvenu à ses besoins et à ceux de sa fille en faisant le ménage et en vendant des pâtisseries dans un chariot en bord de route. En décembre 2012, des hommes ont mis le feu au chariot et ont demandé à la demanderesse principale où était allé son frère.

[10]  En janvier 2013, la demanderesse principale a déménagé dans une petite ville, où elle a rencontré son conjoint de fait, Juan Carlos. En octobre 2014, la demanderesse principale et son conjoint ont été agressés et son conjoint a dû être hospitalisé pendant deux semaines. En novembre 2014, la demanderesse principale et son conjoint ont déménagé dans une autre ville. En juillet 2015, la demanderesse principale, en rentrant chez elle après son travail, a découvert que son domicile avait été saccagé et qu’un message à la peinture aérosol rouge avait été laissé; il visait à savoir où se trouvait son frère. Le message indiquait que les agresseurs reviendraient dans une semaine.

[11]  La demanderesse principale et son conjoint ont immédiatement déménagé encore une fois dans une autre ville. En avril 2016, ils ont appris que des hommes portant des brassards rouges étaient à leur recherche; ils sont donc déménagés à Bogotá, où le père de Juan Carlos vivait.

[12]  Après une période au cours de laquelle les demandeurs n’ont reçu aucune menace, ils ont commencé à se sentir en sécurité et à penser que le danger avait disparu. À cette époque, en février 2017, la demanderesse principale a repris contact avec son frère, qui avait fui la Colombie en 2009, et a appris il avait été accepté comme réfugié au Canada. Elle a également découvert que sa mère et sa sœur avaient fui pour le Canada en 2015 et en 2016, respectivement, et qu’elles avaient été acceptées comme réfugiées.

[13]  En mars 2017, la demanderesse principale a reçu deux appels téléphoniques menaçants et, en juin 2017, des hommes portant des brassards rouges ont attaqué les demandeurs et menacé de tuer leurs enfants s’ils ne leur disaient pas où se trouvait le frère de la demanderesse principale. Les agresseurs ont pris peur lorsque le père de Juan Carlos a tiré sur l’un d’eux.

[14]  Après cet incident, la demanderesse principale a communiqué avec son frère. Celui‑ci a envoyé aux demandeurs de l’argent pour les aider à fuir, comme l’avait fait sa mère, et ils ont quitté la Colombie en août 2017. Les demandeurs sont passés par les États‑Unis et sont entrés au Canada au titre d’une exception à l’Entente sur les tiers pays sûrs. Ils ont immédiatement présenté une demande d’asile.

[15]  Les menaces contre la famille se sont poursuivies. En février 2018, le beau‑frère de la demanderesse principale a reçu des appels téléphoniques d’une personne lui demandant des renseignements sur le frère de la demanderesse principale et, en mars 2018, alors que le beau‑frère partait de chez lui pour aller à l’église, quelqu’un a lancé une grenade dans la foule près de lui.

[16]  La SPR a rejeté les demandes d’asile des demandeurs le 19 mars 2019. Elle a noté qu’elle avait rejeté les demandes visant à ce que la demanderesse principale soit déclarée témoin vulnérable, mais qu’elle avait permis à son conseil de la questionner en premier, le deuxième jour de l’audience, ce qui a été décrit comme étant l’« ordre inverse des interrogatoires ». La SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi de lien avec un motif prévu dans la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, 189 RTNU [la Convention], car elle a conclu que leurs demandes d’asile étaient fondées sur un risque de préjudice aux mains d’un groupe criminel poursuivant une vendetta. De plus, la SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi que la protection de l’État ne leur était pas accessible; elle a aussi conclu qu’ils disposaient d’une possibilité de refuge intérieur à Medellín et à Barranquilla, en Colombie.

III.  Les questions en litige et la norme de contrôle

[17]  Les questions à trancher en l’espèce sont les suivantes :

  1. Le fait que l’enregistrement du premier jour d’audience est incomplet a‑t‑il entraîné un manquement à l’équité procédurale?
  2. Les conclusions de la SPR concernant le lien avec un des motifs de la Convention, la protection de l’État et les possibilités de refuge intérieur étaient‑elles raisonnables?

[18]  Les questions relatives à l’équité procédurale exigent une approche similaire à la norme de contrôle de la décision correcte, qui amène à se demander « si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances » (Chemin de fer Canadien Pacifique limité c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54).

[19]  La jurisprudence a établi que les conclusions de la SPR en ce qui concerne la disponibilité de la protection de l’État, le lien avec un motif prévu dans la Convention et une possibilité de refuge intérieur sont examinés selon la norme de la décision raisonnable (Jimenez Herrera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 499 au para 7 [Herrera]). Cela a été établi dans le cadre énoncé par l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], et l’arrêt récent de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], n’y change rien.

[20]  Compte tenu du paragraphe 144 de l’arrêt Vavilov, il n’y a aucune raison de demander aux parties de fournir des observations supplémentaires sur la norme appropriée ou sur l’application de cette norme. La présente affaire est similaire à la situation dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Société canadienne des postes], dans lequel la Cour suprême a déclaré au paragraphe 24 qu’elle pouvait trancher l’affaire en appliquant le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Vavilov même si elle l’avait plaidée selon l’approche énoncée dans l’arrêt Dunsmuir et qu’il n’en résulterait aucune injustice, car la norme de contrôle et l’issue seraient les mêmes dans les deux cadres.

[21]  Au moment d’apprécier le caractère raisonnable, la Cour se demande « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov au para 99). L’analyse sur laquelle s’appuie la décision doit être intrinsèquement cohérente et rationnelle (Vavilov au para 85).

[22]  Selon ce cadre, une décision sera probablement jugée déraisonnable si les motifs lus en corrélation avec le dossier ne permettent pas à la Cour de comprendre le raisonnement du décideur sur un point central (Vavilov au para 103). Il incombe au demandeur de démontrer le caractère déraisonnable de la décision (Vavilov au para 100). Avant de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable (Vavilov au para 100).

[23]  Le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Vavilov insiste « sur la nécessité de développer et de renforcer une culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif » à l’aide d’une approche du contrôle judiciaire à la fois respectueuse et rigoureuse (Vavilov aux para 2, 12 et 13).

IV.  Analyse

A.  Y a‑t‑il eu manquement à l’équité procédurale?

[24]  Les demandeurs prétendent qu’ils ont été privés de leur droit à l’équité procédurale, parce que l’enregistrement du premier jour de l’audience devant la SPR est incomplet. La demanderesse principale déclare dans un affidavit qu’elle se souvient avoir été questionnée pendant environ 40 minutes au sujet des risques auxquels elle était exposée, mais il n’y a pas d’enregistrement ni de transcription de cette partie de l’audience. Après que la demanderesse principale est devenue émotive, pendant son témoignage, la SPR a suspendu l’audience et l’a reprise à une date ultérieure. Les demandeurs soutiennent que l’absence de preuve de ce qui s’est passé pendant cette partie de l’audience affecte l’équité procédurale, étant donné que cela les prive de la possibilité de présenter tous leurs motifs touchant le contrôle judiciaire, car les risques sont un élément essentiel d’une appréciation des arguments liés au lien, à la protection de l’État et à la possibilité de refuge intérieur.

[25]  Dans une situation comme celle‑ci, lorsque le décideur n’est pas obligé de tenir un dossier de ses instances, un manquement à la justice naturelle peut être établi lorsqu’un demandeur démontre qu’il existe « une “possibilité sérieuse” d’une erreur dans le dossier ou d’une erreur telle que l’absence d’enregistrement l’empêche de faire valoir ses moyens d’appel » (Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c Montréal (Ville), [1997] 1 RCS 793 à la p 840).

[26]  Étant donné ma conclusion concernant l’autre motif de contrôle, il n’est pas nécessaire d’aborder cette question en détail. Je ferais simplement remarquer que, si j’avais eu à trancher la question, je n’aurais pas été persuadé par la preuve présentée à la Cour. L’enregistrement du premier jour de l’audience n’est pas complet. Cependant, la SPR a interrompu l’audience et l’a reprise à une date ultérieure, la demanderesse principale ayant demandé des mesures d’adaptation d’ordre procédural. Lorsque l’audience a repris, le conseil des demandeurs a été autorisé à poser le premier des questions à la demanderesse principale et a donc eu la possibilité de discuter de tous les sujets jugés importants abordés pendant l’audience initiale. De plus, le deuxième jour, la SPR a résumé la preuve qui avait été présentée le premier jour.

[27]  En outre, les demandeurs n’ont pas pu déterminer en quoi l’absence d’une transcription ou d’un enregistrement les privait de la possibilité d’aborder les motifs du contrôle judiciaire qui vont au cœur de leur demande d’asile. Les menaces contre les demandeurs ainsi que les questions déterminantes de la protection de l’État et de la possibilité de refuge intérieur ont été examinées en détail le deuxième jour de l’audience, et le conseil des demandeurs a pleinement eu la possibilité d’en traiter pendant l’audience et dans des observations présentées après l’audience.

[28]  La jurisprudence établit qu’il n’est pas nécessaire qu’une audience soit parfaite. Il incombe au demandeur d’établir en quoi l’absence d’une transcription le prive de son droit à l’équité procédurale, généralement en l’empêchant de présenter des arguments concernant le contrôle judiciaire (Huszar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 284 aux para 17‑19; Patel c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 804 au para 33; Antunano Martinez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 744 aux para 7‑8).

[29]  Dans ce contexte, je ne suis pas convaincu que l’absence d’une transcription complète ou d’un enregistrement audio complet a privé les demandeurs de la possibilité de faire valoir l’un ou l’autre de leurs motifs de contrôle judiciaire.

B.  La décision était‑elle raisonnable?

[30]  Les demandeurs soutiennent que la SPR a commis trois erreurs : i) au moment d’apprécier le lien de leur demande d’asile avec un des motifs énoncés dans la Convention; ii) au moment d’examiner la protection de l’État; iii) au moment de déterminer s’ils avaient une possibilité de refuge intérieur. Ils font valoir que ces erreurs découlent de l’appréciation inadéquate de la crédibilité par la SPR. Compte tenu de la nature interconnectée de ces questions, je résumerai les positions des parties sur chacune d’elles avant de les analyser ensemble.

1)  Le lien avec un motif prévu dans la Convention

[31]  Les demandeurs font valoir que la SPR a commis une erreur en concluant qu’il n’y avait pas de lien avec un motif prévu dans la Convention et en concluant plutôt qu’ils avaient simplement été victimes d’une vendetta de la part d’une organisation criminelle. Les demandeurs soulignent que, bien que la SPR ait fait quelques commentaires défavorables remettant en question la crédibilité de certains éléments de preuve, elle n’a tiré aucune conclusion spécifique quant à la crédibilité.

[32]  Les demandeurs soutiennent que la SPR a donc commis une erreur en ne prêtant pas foi à leurs allégations selon lesquelles ils avaient été pris pour cible pour des raisons partiellement politiques, puisque les Aigles noirs voulaient simplement que le frère de la demanderesse principale rejoigne leur organisation en raison de son militantisme politique passé. La SPR aurait dû examiner la demande d’asile du frère de la demanderesse principale, qui a été accueillie, et qui établit clairement que ce dernier avait été pris pour cible par les Aigles noirs en raison de son engagement politique. Cela était également le fondement de la persécution des demandeurs, et ce lien est suffisant pour appuyer une conclusion selon laquelle il existe un lien avec un motif prévu dans la Convention, parce que la jurisprudence établit que les raisons de la persécution peuvent être variées (Shahiraj c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 453).

[33]  De plus, les demandeurs font valoir que la SPR n’a pas tenu compte du fait que la famille formait un groupe social qui méritait la protection prévue par la Convention. Ils prétendent qu’ils ont été persécutés en raison des opinions politiques qui leur étaient imputées, car la famille entière a été prise pour cible par les Aigles noirs en raison de son lien avec le frère. En outre, la SPR n’a pas du tout tenu compte des motifs de la demande d’asile fondés sur le sexe présentés par la demanderesse principale, lesquels découlaient du fait que le groupe qui cherchait à retrouver son frère l’avait violée à plusieurs reprises.

[34]  Le défendeur soutient que la SPR a bel et bien apprécié la question relative au lien et qu’elle a simplement conclu que les demandeurs ne s’étaient pas acquittés du fardeau qui leur incombait d’établir que les Aigles noirs les percevaient comme étant d’une manière ou d’une autre engagés politiquement. La jurisprudence a établi il y a longtemps que les menaces généralisées liées aux vendettas personnelles ou proférées par des gangs criminels ne fournissaient pas un lien avec un motif prévu dans la Convention (Salazar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 83 aux para 52, 55‑56). Il ne suffit pas que les demandeurs croient subjectivement qu’ils sont persécutés en raison de leur appartenance à un groupe particulier ou parce qu’ils expriment une opinion politique; les demandeurs doivent s’acquitter du fardeau de la preuve et établir cela en s’appuyant sur la preuve (Canada (procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 aux p 730‑732 [Ward]). La conclusion de la SPR selon laquelle les demandeurs étaient ciblés parce qu’un gang criminel poursuivait une vendetta est appuyée par la preuve, et la Cour doit faire preuve de retenue à`cet égard.

[35]  De manière similaire, il n’est pas suffisant de conclure qu’un membre d’une famille a été pris pour cible; la famille entière doit démontrer qu’elle a été persécutée pour qu’elle constitue un groupe social (Mancia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 949 au para 11, citant Rivaldo Escorcia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 644 au para 39). En l’espèce, il n’était pas nécessaire d’expliquer pourquoi cette décision était différente de celle concernant les autres membres de la famille; chaque cas doit être examiné en fonction des faits qui lui sont propres. En outre, il y a un élément de distinction important, à savoir que la demanderesse principale est restée en Colombie pendant une décennie après que son frère a fui, et cela constitue en soi un motif pour distinguer les cas (Uygur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 752 aux para 25‑30; Bakary c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1111 au para 10).

2)  La protection de l’État

[36]  Les demandeurs prétendent que la SPR a analysé cette question en ne tenant pas compte de l’explication de la demanderesse principale sur le fait qu’elle n’avait pas signalé à la police la plupart des incidents et que la SPR a commis une erreur en se concentrant sur les efforts déployés par la Colombie pour lutter contre la violence sexuelle et pour protéger les citoyens contre les Aigles noirs. Les demandeurs affirment que le droit applicable requiert qu’une appréciation de l’efficacité pratique de ces efforts soit faite et que la SPR a omis de le faire.

[37]  Le défendeur prétend que les conclusions concernant la protection de l’État et la possibilité de refuge intérieur peuvent être déterminantes pour une demande d’asile, de façon distincte et indépendante de toute conclusion relative à un lien (Begum c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 10 aux para 55, 58; Herrera au para 9). Le droit applicable exige d’un demandeur d’asile qu’il établisse par une preuve claire et convaincante que l’État est incapable de protéger ses citoyens, ou qu’il était raisonnable qu’il ne cherche pas à obtenir la protection (Ward aux para 721‑722). Une absence de protection de l’État à l’échelle locale ne se traduit pas automatiquement par une absence dans l’ensemble du pays; il est également impossible de s’attendre à ce que les autorités de l’État fournissent une protection lorsque le demandeur d’asile ne cherche pas à l’obtenir ou qu’il ne coopère pas (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Flores Carrillo, 2008 CAF 94 aux para 32, 36; Pacasum c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 822 au para 27).

[38]  Le défendeur soutient que les demandeurs demandent à la Cour de soupeser à nouveau les éléments de preuve dont disposait la SPR. La demanderesse principale a uniquement signalé à la police le premier viol, malgré le fait que les autres incidents s’étaient produits dans d’autres lieux et sur de nombreuses années. La SPR a apprécié de manière raisonnable la preuve objective concernant les efforts que la Colombie avait déployés pour combattre la violence sexuelle liée aux conflits ainsi que la menace posée par les Aigles noirs.

3)  La possibilité de refuge intérieur

[39]  Les demandeurs soutiennent que la conclusion erronée de la SPR concernant le lien a entaché son examen de la disponibilité d’une possibilité de refuge intérieur. La SPR a imposé un fardeau trop lourd en exigeant une preuve que les Aigles noirs pourraient retrouver les demandeurs ailleurs en Colombie, et elle n’a pas dûment tenu compte du fait que l’organisation avait, en effet, recherché les demandeurs à de nombreux endroits différents. Cette affaire est similaire à celle de la décision Quebrada Batero c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 988 [Quebrada Batero], où la Cour fédérale a jugé que la conclusion de la SPR quant à la possibilité de refuge intérieur était déraisonnable, compte tenu de la preuve objective montrant que les Aigles noirs avaient la capacité de rechercher leurs cibles à Medellín et à Cali.

[40]  De plus, les demandeurs soutiennent que la SPR n’a pas tenu compte de la preuve psychologique touchant les répercussions sur la demanderesse principale d’un retour en Colombie, à la lumière de ses expériences passées là‑bas. Selon cette preuve, elle subirait probablement une décompensation psychologique dont elle pourrait ne pas se remettre.

[41]  Le défendeur fait valoir qu’une cour de révision devrait faire montre d’une grande retenue à l’égard d’une conclusion concernant une possibilité de refuge intérieur (Ward aux para 721‑722; Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CAF)). En l’espèce, la preuve démontre que les Aigles noirs forment une organisation‑cadre décentralisée qui n’a aucune portée nationale. La SPR a bien tenu compte du rapport psychologique, et l’affaire Quebrada Batero se distingue par ses faits. La SPR a conclu de manière raisonnable que les demandeurs ne seraient pas confrontés à d’importants obstacles sociaux, économiques ou autres au moment de s’établir dans des villes comme Medellín ou Barranquilla.

4)  Analyse

[42]  Je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que les commentaires de la SPR concernant la crédibilité de leur demande d’asile semblent l’avoir amenée à commettre une erreur, et que son analyse relative à un lien avec un motif prévu dans la Convention et ses conclusions concernant la protection de l’État ne sont pas raisonnables. À la lumière de ces conclusions, il n’est pas nécessaire d’examiner la question de la possibilité de refuge intérieur.

[43]  Le cadre établi dans l’arrêt Vavilov touchant le contrôle selon la norme de la décision raisonnable nécessite la prise en compte de deux éléments primaires, résumés au deuxième paragraphe de l’arrêt Société canadienne des postes : « Le rôle de notre Cour consiste à examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et à déterminer si la décision est fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes. » La Cour a expliqué ce qui suit :

[28]  Dans l’arrêt Vavilov, la Cour statue que « [l]e contrôle selon la norme de la décision raisonnable vise à donner effet à l’intention du législateur de confier certaines décisions à un organisme administratif, tout en exerçant la fonction constitutionnelle du contrôle judiciaire qui vise à s’assurer que l’exercice du pouvoir étatique est assujetti à la primauté du droit » (par. 82). La Cour affirme qu’« il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » (par. 86 (en italiques dans l’original)).

[44]  En l’espèce, je conclus que les motifs de la SPR sont loin de répondre à cette norme, et les erreurs sont suffisamment graves pour rendre la décision déraisonnable (Vavilov au para 100). Le fait que la SPR n’a pas analysé les aspects clés de la demande d’asile, en plus de ne pas fournir d’explications concernant des conclusions sur des questions essentielles, rend la décision déraisonnable, car les conclusions de la SPR ne sont pas justifiées à la lumière de la preuve dont elle disposait et du droit qui s’applique.

[45]  Le point de départ est l’analyse relative à la crédibilité effectuée par la SPR. Elle commence par retour sur l’histoire de la démobilisation des paramilitaires en Colombie, soulignant que les Aigles noirs étaient reconnus comme l’un des cinq groupes les plus puissants du pays pendant la période pertinente. La preuve documentaire concernant le groupe est partagée : elle montre que les Aigles noirs sont formés d’anciens paramilitaires, de trafiquants de drogue et de criminels, qui ont « en quelque sorte un mobile politique » dans leur opposition au processus de négociation avec les FARC, et que le groupe a menacé des hommes politiques de gauche et des personnes déplacées cherchant à récupérer leur terre. Elle montre également que les Aigles noirs sont impliqués dans le trafic de drogue, les extorsions, les enlèvements et d’autres activités criminelles, et qu’il n’est pas certain que ce soit une seule organisation. Il y a des éléments de preuve selon lesquels les groupes criminels locaux ont pris le nom d’« Aigles noirs », et que c’est « une marque que différents groupes ou réseaux utilisent à leur convenance » (décision au para 25). La SPR n’a pas tiré de conclusion spécifique sur cette question.

[46]  En ce qui concerne la crédibilité, la SPR a fait remarquer qu’elle avait quelques préoccupations quant au témoignage de la demanderesse principale, déclarant qu’« il est quelque peu incroyable que, d’après les profils des demandeurs d’asile et, en réalité, le profil général de la famille, puisque les demandes d’asile antérieures du frère de la [demanderesse] principale ainsi que de sa mère et de sa sœur ont été présentées au tribunal, les Aigles noirs continueraient à prendre pour cible ces demandeurs d’asile en particulier pendant une si longue période » (décision au para 28). La SPR a souligné la jurisprudence qui indiquait que les conclusions d’invraisemblance devaient se fonder sur une appréciation minutieuse de la preuve, et a poursuivi ainsi : « Bien que cela ne soit pas forcément invraisemblable, il est fort douteux, étant donné la preuve documentaire étayant l’absence d’organisation centralisée des Aigles noirs, que cette famille ait été prise pour cible pendant une si longue période par les Aigles noirs » (décision au para 30). Encore une fois, la SPR n’a pas tiré de conclusion spécifique sur cette question.

[47]  La SPR a ensuite souligné d’autres préoccupations quant à la crédibilité, y compris le fait que les demandeurs étaient retournés à l’endroit où ils avaient précédemment été persécutés. La SPR a conclu que « [l]e fait que les demandeurs d’asile se soient installés à un endroit où les Aigles noirs sont reconnus pour être actifs et où ils avaient déjà subi un préjudice, notamment le viol, ne cadre pas avec des gens qui sont victimes d’intimidation, comme les demandeurs d’asile le prétendent » (décision au para 31). La SPR a également souligné que la crédibilité des demandeurs avait été minée en raison de leur départ tardif de la Colombie. Ils ont affirmé qu’ils étaient persécutés depuis 2007; pourtant, ils sont restés dans le pays après le départ du frère de la demanderesse principale en 2007 et, plus tard, du départ de sa mère et de sa sœur. La SPR a fait remarquer que la demanderesse principale « n’a[vait] quitté la Colombie que beaucoup plus tard, en août 2017. À l’instar de sa mère et des membres de sa fratrie, elle aurait pu quitter le pays bien avant août 2017 » (décision au para 32). Il convient de noter que la SPR a commis une erreur sur ce fait, puisque la preuve dont elle disposait indiquait que la mère et la sœur de la demanderesse principale avaient quitté la Colombie en 2015 et en 2016, respectivement.

[48]  Au bout du compte, la SPR n’a pas conclu que ces préoccupations quant à la crédibilité étaient suffisantes pour justifier le rejet de la demande d’asile, parce que, « dans le contexte d’une évaluation de la crédibilité, des facteurs comportementaux, comme le retour et le retard, constituent habituellement un motif de conclure que le demandeur d’asile n’est pas crédible; il ne s’agit pas d’un facteur déterminant, sauf s’il est flagrant » (décision au para 33). La SPR n’a pas conclu que la conduite des demandeurs était flagrante et n’a donc pas rejeté leurs demandes d’asile en se fondant sur la crédibilité.

[49]  Comme il en sera question plus en détail ci‑dessous, le problème que pose l’analyse relative à la crédibilité effectuée par la SPR, c’est qu’elle n’a tiré aucune conclusion spécifique; elle a simplement souligné une série de préoccupations qui jetaient le doute sur la crédibilité des demandeurs. Je conclus que certaines de ces préoccupations ont influencé les conclusions de la SPR concernant le lien et la protection de l’État, ou du moins qu’elles semblent l’avoir fait. L’absence d’explication touchant certaines questions clés oblige la Cour à spéculer, et c’est pour cette raison que je juge que la décision est déraisonnable.

[50]  En ce qui concerne la question d’un lien avec un motif prévu dans la Convention, la conclusion clé de la SPR est exposée dans le passage qui suit :

[18]  En l’espèce, étant donné que les demandeurs d’asile craignent de subir un préjudice aux mains d’un groupe criminel du fait que la [demanderesse] principale a des renseignements qu’ils veulent obtenir, le tribunal conclut que leurs craintes n’ont aucun lien avec l’un des cinq motifs prévus dans la Convention puisqu’il s’agit d’une crainte de subir un préjudice aux mains d’un groupe criminel en raison d’une vendetta. De ce fait, la présente demande d’asile est rejetée au titre de l’article 96 de la Loi.

[51]  Le problème avec cette analyse, c’est que la SPR n’a pas tenu compte du témoignage cohérent de la demanderesse principale selon lequel les agresseurs avaient déclaré qu’ils voulaient savoir où se trouvait son frère, et que cela s’est poursuivi pendant un certain nombre d’années à différents endroits. Le témoignage non contesté indiquait que le frère de la demanderesse principale était recherché par les Aigles noirs en raison de son engagement politique antérieur; en effet, il s’agit du motif pour lequel la demande d’asile du frère a été accueillie. La SPR n’a pas cherché à savoir si cela appuyait leur demande d’asile, fondée sur des opinions politiques imputées, et n’a pas non plus tenu compte de la preuve documentaire, qui montre que ces organisations prenaient pour cible les enseignants et les personnes associées aux syndicats.

[52]  Il y a deux autres lacunes dans le raisonnement de la SPR sur ce point. Premièrement, elle n’a pas analysé les demandes d’asile du frère, de la mère ou de la sœur de la demanderesse principale, malgré leur similitude avec la demande présentée par les demandeurs. Chaque demande d’asile doit être appréciée selon des faits qui lui ses propres, et l’accueil des demandes d’autres membres de la famille ne mène pas automatiquement à l’accueil de la demande présentée par un demandeur, mais le décideur doit fournir quelques explications s’il traite différemment les demandes d’asile (Vavilov au para 131; Mendoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 251 aux para 24‑25).

[53]  Deuxièmement, la SPR n’a pas tenu compte des motifs de la demande d’asile fondés sur le sexe présentés par la demanderesse principale. Bien que la demanderesse principale n’ait pas clairement fait part d’un tel risque dans les formulaires de la demande d’asile, celui‑ci est clairement apparu comme un motif distinct de demande d’asile dans son exposé circonstancié. Il convient de répéter que la demanderesse principale a déclaré qu’elle avait été violée deux fois par des groupes d’hommes qui disaient vouloir qu’elle révèle l’endroit où se trouvait son frère. Encore une fois, il convient de répéter que le témoignage non contesté indique que les Aigles noirs étaient à la recherche de son frère en raison de son engagement politique antérieur, et que, par conséquent, la demande d’asile de la demanderesse principale est en partie fondée sur une opinion politique imputée.

[54]  Si son témoignage est accepté, il s’agit d’actes ciblés de violence politique, qui vont au‑delà de ce qui est nécessaire pour former le fondement d’une allégation de persécution fondée sur le sexe au titre de la Convention (Dezameau c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 559; Spencer c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 397). La preuve documentaire a confirmé que la violence sexuelle avait été une caractéristique déplorable du conflit en Colombie. Même s’il n’a pas été explicitement exprimé, cet aspect de la demande d’asile se dégage clairement des faits, et la SPR devait en tenir compte (Ward; AB c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 373). Le fait que la SPR n’a pas tenu compte de cet aspect de la demande d’asile de la demanderesse principale n’a pas été réparé par son examen des efforts déployés par la Colombie pour lutter contre la violence sexuelle dans le cadre de son analyse relative à la protection de l’État. Cette conclusion ne s’appuie sur aucune analyse de cet élément de la demande d’asile, et il n’y a pas d’explication sur la raison pour laquelle la SPR n’a pas accepté les allégations de la demanderesse principale à cet égard.

[55]  En ce qui concerne la protection de l’État, la SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État. La SPR a souligné que la demanderesse principale avait signalé à la police le premier viol, et a jugé que la preuve montrait que la police était intervenue sur la base de ces informations et avait mené une enquête, et qu’elle avait également pris des mesures pour avertir d’autres victimes potentielles dans la région. La SPR a en outre conclu que la Colombie avait « pris des initiatives visant à remédier à la violence sexuelle liée aux conflits », y compris l’élaboration d’un cadre juridique afin de remédier au problème (décision au para 38). Pour ce qui est des Aigles noirs, la SPR a conclu que « des éléments de preuve indiqu[aient] que le gouvernement colombien a[vait] pris des mesures pour protéger les citoyens contre les Aigles noirs » et que la police avait eu « un certain succès dans l’arrestation de membres » de l’organisation (décision aux para 39, 41). Compte tenu de cela, la SPR a conclu que les demandeurs ne s’étaient pas acquittés du fardeau de réfuter la présomption selon laquelle la protection de l’État leur est accessible. Deux lacunes majeures de cette analyse la rendent déraisonnable.

[56]  Premièrement, la SPR a souligné que la demanderesse principale n’avait signalé à la police que le premier incident, et a conclu que le fait que la demanderesse principale n’avait pas cherché à obtenir l’aide de la police après d’autres incidents appuyait sa conclusion selon laquelle les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de la protection de l’État. Le problème, dans cette analyse, c’est qu’elle n’a pas tenu compte de l’explication de la demanderesse principale concernant sa réticence à s’adresser à la police.

[57]  La SPR a conclu que la police avait donné suite au premier signalement, avait mené une enquête sur l’affaire et avait pris des mesures pour avertir d’autres victimes potentielles dans la région. Cependant, la preuve a montré que la police avait mentionné le nom de la demanderesse principale dans cet avertissement; dans son témoignage, la demanderesse principale a déclaré qu’elle avait toujours vécu dans cette région et que tout le monde savait donc qu’elle avait été violée, ce qui lui a donné un sentiment [traduction« de honte, de solitude et d’impuissance » (formulaire Fondement de la demande d’asile, dossier certifié du tribunal à la p 203). Il n’y avait également aucun élément de preuve de fond concernant la nature, la portée ou les résultats d’une enquête policière quelconque. La SPR n’a pas expliqué pourquoi elle avait jugé déraisonnable l’explication de la demanderesse principale concernant sa réticence à signaler à la police des incidents ultérieurs, y compris un autre viol. Dans les circonstances, le défaut d’analyser de tels éléments de preuve clés est une lacune importante de l’analyse.

[58]  Deuxièmement, l’analyse de la SPR concernant la protection de l’État s’est concentrée sur les efforts que le gouvernement colombien a déployés pour lutter contre la menace posée par des organisations comme les Aigles noirs, et pour combattre la violence sexuelle liée aux conflits. La Cour a conclu à maintes reprises que l’analyse relative à la protection de l’État devait aller au‑delà d’un examen des efforts déployés et devait tenir compte de la question de savoir si ces efforts se traduisaient par la protection effective des victimes ou des victimes potentielles dans un contexte réaliste (Nti c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 595 au para 37, citant Lakatos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 367 aux para 21, 26).

[59]  Pour ces motifs, je conclus que l’analyse effectuée par la SPR en ce qui concerne la question de la protection de l’État est déraisonnable. La SPR n’a pas traité des éléments de preuve clés touchant l’explication donnée par la demanderesse principale sur sa réticence à signaler à la police des incidents, ce qui est pertinent pour l’appréciation de la question de savoir s’il y avait un motif raisonnable de ne pas chercher à obtenir la protection (Ward aux para 724‑725). La SPR a aussi omis d’appliquer le bon critère juridique pour apprécier la réalité de la protection de l’État, plutôt que de simplement tenir compte des efforts que la Colombie avait faits.

V.  Conclusion

[60]  Le cadre énoncé dans l’arrêt Vavilov touchant le contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable doit permettre « de développer et de renforcer une culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif » (Vavilov au para 2). Un des moyens de le faire est de se concentrer sur les motifs fournis par le décideur, de les apprécier au regard des faits pertinents et du droit, qui cerne les limites de la décision (Vavilov au para 90). L’autre moyen pour atteindre ce but, c’est d’exiger que les motifs de décision « justifient » l’issue pour les parties visées par celle‑ci (Vavilov au para 127).

[61]  Je conclus que la décision de la SPR en l’espèce n’a utilisé aucun de ces deux moyens. Elle n’a pas tenu compte des aspects clés de la demande d’asile, y compris les motifs mixtes que pouvaient avoir les Aigles noirs pour harceler et agresser les demandeurs, pour qu’ils leur révèlent l’endroit où se trouvait le frère de la demanderesse principale. La SPR n’a pas non plus analysé les motifs fondés sur le sexe présentés par la demanderesse principale, qui se dégageaient directement de son témoignage. De plus, la SPR n’a pas tenu compte des éléments de preuve concernant la raison pour laquelle la demanderesse principale n’avait pas cherché à obtenir la protection de l’État après qu’elle a signalé la première agression, et elle n’a pas appliqué le droit régissant l’appréciation de l’efficacité pratique des efforts faits par l’État pour fournir une protection.

[62]  Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie. Les demandes d’asile des demandeurs sont renvoyées à la SPR pour un nouvel examen par un tribunal différemment constitué.

[63]  Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑2400‑19

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. Les demandes d’asile des demandeurs sont renvoyées à la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour un nouvel examen par un tribunal différemment constitué.

  3. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

« William F. Pentney »

Juge

Traduction certifiée conforme

C. Laroche, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2400‑19

INTITULÉ :

JENNY MARCELA PARDO QUITIAN, NICOLAS SANTIAGO FAGUA PARDO, MARIA PAZ PARDO QUITIAN, JUAN CARLOS APACHE AYALA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

toronto (ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 11 DÉCEMBRE 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DES MOTIFS :

lE 21 AOÛT 2020

COMPARUTIONS :

Deanna Karbasion

POUR LES DemandeurS

Bradley Bechard

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Michael Loebach

Avocat

London (Ontario)

POUR LES DemandeurS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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