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Date : 20060727

Dossier : T-507-05

Référence : 2006 CF 790

Ottawa (Ontario), le 27 juillet 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE LEMIEUX

 

ENTRE :

PFIZER CANADA INC. et

WARNER-LAMBERT COMPANY, LLC

demanderesses

et

 

LE MINISTRE DE LA SANTÉ et

RANBAXY LABORATORIES LIMITED

défendeurs

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

(version intégrale des motifs de l’ordonnance et de l’ordonnance confidentiels rendus le 21 juin 2006, divulgués avec le consentement des parties)

 

Introduction et contexte

[1]               Il s’agit d’un appel interjeté par la défenderesse Ranbaxy Laboratories Limited (Ranbaxy) contre l’ordonnance interlocutoire confidentielle rendue le 2 mars 2006 par la protonotaire Milczynski (la protonotaire) dans une procédure introduite sous le régime du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) (le Règlement) par laquelle les demanderesses cherchent à faire interdire au ministre de la Santé (le ministre) de délivrer un avis de conformité (AC) à la défenderesse Ranbaxy pour lui permettre de commercialiser ses comprimés qui réduisent les taux de cholestérol. Le ministre n’a pas comparu dans le présent appel.

 

[2]        À la suite d’une requête présentée par les demanderesses Pfizer Canada Inc. (Pfizer) et Warner‑Lambert Company, LLC, (Warner-Lambert), la protonotaire a rendu son ordonnance qui a porté sur trois points :

1.         Elle a radié les paragraphes 95 à 99 inclusivement de l’affidavit de Derrick Lawrence Joel Clive, un des experts de Ranbaxy. Ces paragraphes renvoyaient à des déclarations faites par Warner‑Lambert dans le cadre de demandes de brevets liés ou semblables aux É‑U et en Europe ainsi que de la demande de brevet canadien 1,330,441 (le brevet 441). Elle a aussi ordonné que l’historique des dossiers de ces brevets étrangers et qu’une demande visant un brevet danois soient radiés du dossier de la Cour;

 

2.                   Elle a accordé aux demanderesses l’autorisation de signifier et de déposer cinq affidavits en réponse;

 

3.         Elle a accordé aux défendeurs l’autorisation de déposer une contre‑preuve supplémentaire.

 

 

[3]        L’avocate de Ranbaxy fait valoir les arguments suivants dans le présent appel :

1.         Les paragraphes que la protonotaire a radiés ainsi que l’historique des dossiers ne visaient pas à interpréter le brevet; ils constituaient un aveu quant au contenu de l’atorvastatine et étaient directement pertinents pour l’instance relative à l’AC. Quoi qu’il en soit, cette question aurait dû être soumise au juge des demandes.

 

2.  La protonotaire a appliqué un critère erroné et a inutilement étendu la portée de l’article 312 des Règles de la Cour fédérale (1998) (les Règles) pour accorder aux demanderesses l’autorisation de déposer des affidavits en réponse. Elle a aussi commis une erreur en affirmant que Ranbaxy avait soulevé de nouvelles questions dans son affidavit produit en réponse.

 

[4]        Les faits sont les suivants.

 

[5]        Le présent appel vise deux brevets canadiens : le brevet no 1,268,768 (le brevet 768) et le brevet no 2,021,546 (le brevet 546).

 

[6]        Ces brevets appartiennent à Warner-Lambert et sont commercialisés par Pfizer sous le nom de Lipitor. Ils concernent une molécule connue sous le nom d’atorvastatine et son sel de calcium.

 

[7]        Dans son avis d’allégation (AA) daté du 31 janvier 2005, Ranbaxy a affirmé que ses comprimés ne violeraient pas le brevet 768. Elle n’a pas allégué que le brevet 768 était invalide. Les fondements juridiques et factuels invoqués par Ranbaxy à l’appui de son allégation de non‑violation sont que le brevet 768 vise les racémates et non un énantiomère unique comme ses comprimés (un racémate est une substance contenant une quantité égale de deux énantiomères).

 

[8]        Dans leur demande visant à faire interdire au ministre de délivrer un AC à Ranbaxy, Pfizer et Warner‑Lambert ont répondu à l’AA en déclarant que la formule développée décrite dans la revendication 1 du brevet 768 ne visait pas uniquement les composés racémiques mais couvrait aussi les énantiomères uniques (les formes R-trans et S-trans) et d’autres mélanges de composés d’atorvastatine.

 

[9]        En ce qui concerne le brevet 546, l’AA de Ranbaxy daté du 31 janvier 2005 indiquait que la revendication 6 de ce brevet était invalide pour cause d’évidence, à savoir qu’elle relevait des connaissances générales courantes. Dans leur demande d’interdiction, Pfizer et Warner‑Lambert ont soumis plusieurs affidavits pour prouver le succès commercial de Lipitor, le succès sur ce plan étant considéré par eux comme étant un indice secondaire à l’encontre de l’évidence.

 

[10]      L’un des affidavits déposés par les demanderesses sur cette question est celui de Christopher Bokhart, souscrit le 1er septembre 2005 (l’affidavit de M. Bokhart). Cet affidavit faisait état du succès commercial de Lipitor, notamment de sa part grandissante du marché des statines, de la croissance de ce marché dans son ensemble, de la capacité de Lipitor de se différencier du marché des statines grâce à son efficacité supérieure et à son innocuité, de l’effet de la publicité pour la promotion des ventes de ce produit, d’une comparaison de prix avec d’autres statines et avec deux statines qui sont entrées sur le marché après Lipitor.

 

[11]      En réponse à cet affidavit, Ranbaxy a soumis l’affidavit de M. Douglas Bowman, souscrit le 14 janvier 2006 (l’affidavit de M. Bowman). M. Bowman a déclaré qu’il n’était pas approprié que M. Bokhart utilise des données de ventes annuelles parce qu’elles masquaient de possibles variations mensuelles pouvant être importantes pour expliquer les effets de variables relatives à la commercialisation sur les ventes de Lipitor. Il a aussi prétendu que M. Bokhart avait fait certaines erreurs de transcription en compilant les données et que certaines données étaient tout simplement inexactes. M. Bowman a en outre affirmé qu’il n’était pas approprié que M. Bokhart recoure à une analyse des ratios parce qu’une telle analyse ne pouvait pas démontrer une relation de cause à effet entre la commercialisation et les ventes. Il a soutenu que certaines analyses des ratios en particulier utilisées par M. Bokhart étaient erronées en raison de l’omission de certaines données. Enfin, il a soumis ses propres explications à propos des ventes de Lipitor.

 

[12]      La protonotaire Milczynski disposait de l’affidavit proposé par M. Bokhart en réponse aux allégations de l’affidavit de M. Bowman.

 

[13]      Je dois signaler que Pfizer et Warner‑Lambert ont proposé de déposer cinq affidavit en réponse, mais que Ranbaxy n’attaque l’ordonnance de la protonotaire qu’en ce qui concerne l’affidavit de M. Bokhart soumis en réponse sur la question du brevet 546.

 

La norme de contrôle

[14]      La norme de contrôle pour une ordonnance discrétionnaire rendue par un protonotaire est bien établie : la Cour ne doit pas intervenir en appel, sauf dans les deux cas suivants :

a)         l'ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal;

b)         l'ordonnance est entachée d'erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d'un mauvais principe ou d'une mauvaise appréciation des faits (voir Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] 2 CF 425 (C.A.), et Merck et Co. c. Apotex Inc  (2003), 30 C.P.R. (4th) 40 (C.A.F.).

 

[15]      Les parties conviennent que les questions soulevées dans l’ordonnance de la protonotaire Milczynski n’ont pas une influence déterminante sur l’issue du principal et que je dois donc conclure que la protonotaire a commis une erreur flagrante.

 

La décision de la protonotaire

 

[16]      La protonotaire Milczynski a donné les motifs suivants à l’appui de son ordonnance.

 

a) Le brevet 768

 

[17]      Concernant la radiation de portions de l’affidavit de M. Clive et de l’historique des dossiers des demandes de brevets à l’étranger, la protonotaire a conclu que Ranbaxy cherchait à s’appuyer sur ces documents pour étayer son interprétation de la revendication 1 du brevet 768 de Pfizer. Se fondant sur deux arrêts récents de la Cour suprême du Canada, Whirlpool Corp. c. Camco Inc., [2000] 2 R.C.S. 1067, et Free World Trust c. Électro Santé Inc., [2000] 2 R.C.S. 1024, elle a affirmé qu’il était [traduction] « bien établi qu’on ne peut recourir aux déclarations ou aux aveux faits pendant l’examen du dossier de la demande de brevet pour interpréter les revendications. Les éléments de preuve extrinsèque comme ces déclarations ou notes apposées au dossier à l’égard du brevet en litige ou d’autres brevets faisant l’objet de demandes de brevet à l’étranger ne sont ni pertinents ni admissibles pour déterminer la portée des revendications et la validité du brevet ».

 

[18]      La protonotaire Milczynski a tiré la conclusion suivante : [traduction] « [C]oncernant les paragraphes contestés de l’affidavit de M. Clive et les notes apposées aux dossiers étrangers, je suis d’avis que Ranbaxy ne cherche à soumettre ces documents qu’à la seule fin d’étayer son interprétation des revendications du brevet 768. Les paragraphes contestés de l’affidavit de M. Clive et les notes apposées aux dossiers étrangers portent sur la façon dont Ranbaxy interprète la formule développée 1 de la revendication 1 du brevet 768 et étayent cette interprétation. En ce qui concerne les notes apposées aux dossiers étrangers, Ranbaxy cherche à s’appuyer sur des déclarations, faites dans le cadre de demandes de brevets aux États‑Unis et en Europe, qui appuient son interprétation du brevet 768 selon laquelle celui‑ci ne porte que sur les racémates et non sur les énantiomères individuels ».

 

[19]      Elle a mentionné des décisions rendues au Royaume-Uni et aux États-Unis dans des procédures relatives aux brevets correspondants au brevet 768 où il a été statué dans le procès sur le fond que les mêmes déclarations sur lesquelles Ranbaxy cherche à se fonder dans la présente instance relative à l’AC étaient inadmissibles ou non pertinentes pour interpréter les revendications.

 

[20]      En écartant la preuve, la protonotaire Milczynski a dit ce qui suit : [traduction] « [L]a Cour devrait être réticente à écarter des éléments de preuve dans des demandes qui doivent être tranchées de façon expéditive et sommaire, mais l’historique des dossiers étrangers n’est pertinent pour aucune des questions en litige dans la présente instance. Si on permettait à ces éléments de preuve de rester dans le dossier, Pfizer aurait l’obligation d’y répondre dans sa preuve et d’en traiter au contre‑interrogatoire ».

 

b) Le brevet 546

 

[21]      Concernant l’autorisation demandée par les demanderesses de déposer une contre‑preuve conformément à l’article 312 des Règles de la Cour fédérale (1998) (les Règles), la protonotaire s’est appuyée sur la décision Abbott Laboratories c. Canada (Ministre de la Santé) (2003), 29 C.P.R. (4th) 450 (C.F. 1re inst.), l’arrêt Atlantic Engraving Limited c. Lapointe Rosenstein (2002), 23 C.P.R. (4th) 5 (C.A.F.), et la décision Eli Lilly & Co. c. Apotex Inc. (1997), 76 C.P.R. (3rd) 15 (C.F. 1re inst.), pour affirmer qu’il était établi [traduction] « que le critère approprié pour décider si on doit ou non accorder l’autorisation requiert que la Cour examine les questions de savoir :

·      si la preuve complémentaire sert l’intérêt de la justice;

·      si la preuve complémentaire aidera la cour à rendre sa décision définitive;

 

·      si la partie qui répond subira un préjudice substantiel ou important. »

 

[22]      La protonotaire a affirmé que le critère applicable pour l’article 312 des Règles [traduction] « est moins strict que le critère à appliquer pour une contre‑preuve dans le contexte d’un procès », ajoutant que [traduction] « cela est particulièrement vrai dans le contexte d’une demande faite sous le régime du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), où le demandeur répond à un avis d’allégation et doit anticiper la preuve et les questions en litige. Souvent, les questions ne deviennent claires pour le demandeur qu’après la présentation de la preuve du défendeur ».

 

[23]      La protonotaire a conclu que les cinq affidavits pour lesquels les demanderesses sollicitent l’autorisation de présenter une réponse [traduction] « répondent à de nouvelles questions soulevées dans la preuve de Ranbaxy ». Elle a également conclu que [traduction] « Ranbaxy présente les nouveaux arguments comme étant de simples désaccords entre experts, mais il serait utile que la Cour ait des clarifications ou des explications supplémentaires concernant l’avis des experts, plutôt que de laisser cette question pour le contre‑interrogatoire ». Elle a conclu que les affidavits [traduction] « portent sur des arguments ou de nouvelles questions soulevées dans la preuve de Ranbaxy et/ou fournissent à la Cour de l’information qui l’aideront à rendre sa décision définitive sur la demande ». [Non souligné dans l’original.]

 

[24]      La protonotaire a aussi dit que rien ne prouvait que Ranbaxy avait subi un préjudice. Celle‑ci n’a pas produit d’affidavit faisant état de préjudice ou de retard et, en outre, les demanderesses ont déclaré dans leur requête que Ranbaxy devrait être autorisée à produire une contre‑preuve complémentaire.

 

Analyse

[25]      Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que l’appel de Ranbaxy doit être rejeté malgré les valeureux efforts déployés par son avocate pour me convaincre que la décision de la protonotaire était clairement erronée, en ce sens qu’elle a exercé son pouvoir discrétionnaire en s’appuyant sur un principe erroné ou sur une mauvaise appréciation des faits. Tout au contraire, je suis d’avis qu’elle a rendu une décision correcte, c’est‑à‑dire que sa décision satisfait à une norme de contrôle applicable plus élevée encore.

 

a) La question du brevet 768

[26]      Dans son AA, Ranbaxy allègue clairement que la fabrication et la vente de ses comprimés Ran-atorvastatine ne violeraient pas le brevet 768, invoquant comme fondements juridique et factuel que ce brevet ne visait que les racémates et non les énantiomères uniques que contient son produit.

 

[27]      Ranbaxy justifie sur le plan juridique et factuel son allégation de non‑violation en déclarant qu’une personne ordinaire versée dans l’art comprendrait que le brevet 768 porte sur les racémates et non sur les énantiomères uniques pour de nombreuses raisons liées à la méthode de préparation du composé de la formule développée 1 qui, au dire de l’appelante, ne permet de fabriquer, selon une loi fondamentale de la chimie, que des racémates et aussi parce que le brevet 768 ne fait état d’aucune méthode permettant d’obtenir des énantiomères uniques et ne cite aucun exemple où des énantiomères uniques sont obtenus.

 

[28]      À la page 8 de son AA, sous le titre [traduction] « D’autres éléments de preuve confirment que le brevet 768 concerne seulement des racémates », Ranbaxy déclare que [traduction] « cette interprétation selon laquelle le brevet 768 ne vise que les racémates est confirmée de façon indépendante par les renseignements suivants ». L’AA mentionne ensuite les aveux faits par Walter-Lambert dans le cadre de ses demandes de brevet à l’étranger.

 

[29]      L’affidavit de M. Clive suit la structure de l’AA de Ranbaxy. M. Clive déclare qu’on lui a demandé comment une personne versée dans l’art aurait interprété le brevet 768 et, à partir de la page 76, il donne son interprétation de la formule développée 1, renvoyant à la méthode de synthèse des composés énoncée au brevet 768 et au fait que le brevet n’expliquait pas comment fabriquer un composé comprenant un énantiomère unique.

 

[30]      À partir du paragraphe 95 de son affidavit, sous le titre [traduction] « Walter‑Lambert a déclaré que la formule développée 1 est le racémate », M. Clive a affirmé ce qui suit :

[traduction] Je remarque que les déclarations faites par Walter‑Lambert dans le cadre de demandes de brevets liés aux États-Unis et en Europe, lesquels portent sur des produits chimiques identiques […], sont incompatibles avec la position de Pfizer dans la présente instance mais compatibles avec mon opinion sur l’interprétation à donner à la formule développée 1.

 

 

[31]      L’élément central pour rendre la décision au sujet de l’AC est la justification de la non‑violation du brevet 768 par la fabrication et la vente des comprimés proposés par Ranbaxy. Cette question doit être tranchée par l’interprétation des revendications puisque celle‑ci établira la portée des revendications qui apporte une réponse à la question de l’exploitation contrefaisante (voir Monsanto Canada Inc. c. Schmeiser, [2004] 1 R.C.S. 902, au paragraphe 119).

 

[32]      Pour décider de radier les paragraphes de l’affidavit de M. Clive et les notes apposées aux dossiers, la protonotaire Milczynski s’est appuyée sur les paragraphes 66 et 67 de l’arrêt Free World Trust, précité, où le juge Binnie a écrit :

66             J’estime que, dans ces affaires, l’intention de l’inventeur renvoie à l’expression objective de cette intention dans les revendications du brevet, selon l’interprétation qui en est faite par une personne versée dans l’art, et non à des éléments de preuve extrinsèque comme des déclarations ou des aveux faits pendant l’examen de la demande de brevet. Autoriser la mise en preuve de tels éléments extrinsèques pour déterminer l’étendue d’un monopole compromettrait le rôle des revendications dans l’information du public et ajouterait à l’incertitude, tout en attisant le brasier déjà intense du contentieux en matière de brevets. La faveur dont jouit actuellement l’interprétation téléologique, qui assure la primauté de la teneur des revendications, paraît également incompatible avec l’ouverture de la boîte de Pandore que serait la préclusion fondée sur les notes apposées au dossier. Lorsque des observations importantes lui sont présentées concernant la portée des revendications, le Bureau des brevets devrait exiger, si besoin est, qu’une modification soit apportée en conséquence aux revendications.

 

67             Il ne s’ensuit pas que l’examen de la demande de brevet ne puisse jamais être pertinent pour une autre fin que celle de définir l’étendue du monopole accordé : Foseco Trading A.G. c. Canadian Ferro Hot Metal Specialties Ltd. (1991), 36 C.P.R. (3d) 35 (C.F. 1re inst.), à la p. 47. Notre Cour ne se prononce toutefois pas à ce sujet, car la question n’est pas soulevée en l’espèce. [Non souligné dans l’original.]

 

[33]      Avant ce paragraphe, le juge Binnie avait mentionné que le président Thorson, alors juge à la Cour de l’échiquier, avait rejeté, dans la décision Lovell Manufacturing Co. c. Beattie Brothers Ltd. (1964), 41 C.P.R. 18, la préclusion fondée sur les notes apposées au dossier au Canada, à savoir des aveux sur des questions de fait faits dans le cadre de demandes de brevet devant des bureaux des brevets.

 

[34]      Dans le contexte unique d’une instance se rapportant à un AC, à savoir d’une procédure administrative et non d’une action, l’avocate de Ranbaxy a, comme nous l’avons vu, soutenu que les paragraphes de l’affidavit de M. Clive renvoyant à des déclarations contenues dans des notes apposées au dossier que la protonotaire Milczynski a radiés ne visaient pas à interpréter le brevet 768 mais à appuyer une affirmation factuelle de Ranbaxy au sujet de la formule développée 1 du brevet 768 ou qu’une telle preuve n’était pas étrangère aux connaissances d’une personne versée dans l’art.

 

[35]      En réponse, l’avocate de Ranbaxy a déclaré que le but de l’affidavit de M. Clive en renvoyant à des aveux contenus dans des notes apposées au dossier n’était pas d’appuyer une interprétation des revendications du brevet 768, mais plutôt d’étayer son analyse des données scientifiques, ce qui est différent.

 

[36]      Je suis d’accord avec les avocats des défenderesses dans le présent appel pour dire que les distinctions que l’avocate de Ranbaxy cherche à faire sont des distinctions qui n’existent pas et que le renvoi à des aveux contenus dans des notes apposées au dossier avait pour seul but d’interpréter les revendications, c.-à-d. de déterminer la portée de la revendication 1 du brevet 768, conclusion à laquelle est également arrivée la Cour au R.‑U. dans une action où Ranbaxy sollicitait une déclaration de non‑contrefaçon à l’égard d’un brevet correspondant au brevet 768.

 

[37]      Je renvoie encore une fois à la décision Lovell, précitée, particulièrement aux pages 32 et 33 de la décision publiée, où le président Thorson a dit qu’il était clair que l’avocat cherchait à utiliser les notes apposées au dossier d’une demande de brevets aux États‑Unis pour prouver que l’agent des brevets avait fait, lors de l’examen de la demande, certaines déclarations concernant le caractère essentiel ou non essentiel des éléments de l’invention. Le président Thorson a conclu qu’il s’agissait d’une tentative claire d’interpréter les revendications en litige pour un brevet canadien et de limiter l’application de celui‑ci, ce qui n’était pas permis.

 

[38]      Dans l’arrêt Free World Trust, précité, le juge Binnie a mentionné une exception à l’exclusion de la preuve constituée par les notes apposées au dossier lorsqu’il a dit qu’« [i]l ne s’ensuit pas que l’examen de la demande de brevet ne puisse jamais être pertinent pour une autre fin que celle de définir l’étendue du monopole accordé », citant le juge Reed dans la décision Foseco Trading A.G. c. Canadian Ferro Hot Metal Specialties, Ltd. (1991), 36 C.P.R. (3d) 35 (C.F. 1re inst.).

 

[39]      La protonotaire Milczynski a conclu qu’elle était convaincue que le seul objectif de Ranbaxy était de s’appuyer sur les notes apposées au dossier que reprennent les paragraphes 95 à 99 de l’affidavit de M. Clive.

 

[40]      L’avocate de Ranbaxy n’a pas réussi à me convaincre que la conclusion de la protonotaire à cet égard était irrégulière. Sa conclusion faisait la distinction entre l’affaire dont elle était saisie et celle de la décision Merck & Co. et al. c. Ministre de la Santé et al. Dans cette affaire, la protonotaire Tabib a statué que la question de la pertinence du dossier de la demande de brevet dont l’admissibilité peut être acceptable dans certaines situations ne devrait pas être tranchée à ce stade mais être soumise au juge des demandes. La protonotaire Tabib s’est appuyée sur la décision Novartis A.G. c. Apotex Inc. (2001), 15 C.P.R. (4th) 417 (C.F. 1re inst.), à la page 442, où le juge Blais a fait remarquer, après avoir analysé la jurisprudence, que le dossier de la demande de brevet peut être admissible à certaines fins telles que la clarification des faits, mais pas à des fins d’interprétation ou d’interprétation des revendications. Le juge Blais n’a pas autorisé dans cette affaire l’utilisation du dossier de la demande de brevet pour clarifier des antériorités.

 

[41]      Dans les circonstances, on ne peut dire que la protonotaire a commis une erreur en décidant de radier certaines parties de l’affidavit de M. Clive plutôt que de les laisser pour le juge des demandes.

 

 

La question du brevet 546

 

[42]      Les instances relatives à un AC sont régies par les règles sur les « demandes » qui se trouvent à la partie 5 des Règles des Cours fédérales (1998) (les Règles). L’article 312 des Règles régit le dépôt des affidavits complémentaires en plus de ceux visés aux règles 306 et 307, à savoir les affidavits déposés en premier par les demandeurs ou défendeurs pour appuyer ou s’opposer à une demande. L’article 312 des Règles est rédigé comme suit :

Dossier complémentaire

 

312.  Une partie peut, avec l'autorisation de la Cour:

 

a)  déposer des affidavits complémentaires en plus de ceux visés aux règles 306 et 307;

 

b)  effectuer des contre‑interrogatoires au sujet des affidavits en plus de ceux visés à la règle 308;

 

c)  déposer un dossier complémentaire.

Additional steps

 

      312. With leave of the Court, a party may

 

(a)  file affidavits additional to those provided for in rules 306 and 307;

 

 

(b)  conduct cross-examinations on affidavits additional to those provided for in rule 308; or

 

(c)  file a supplementary record.

 

 

[43]      Dans le contexte d’une instance relative à un AC, l’article 312 des Règles s’applique, par exemple, à une réponse que le demandeur souhaite produire en réponse à des affidavits du défendeur, à des preuves complémentaires que le demandeur peut souhaiter fournir après le dépôt de documents par le défendeur et à une réponse du défendeur à une preuve nouvellement produite par le demandeur.

 

[44]      Je n’ai pas compris pourquoi l’avocate de Ranbaxy a déclaré que les trois facteurs énumérés par la protonotaire étaient erronés. Je pense qu’elle a eu raison de ne pas le soutenir parce que les facteurs énumérés sont reconnus pour être les éléments centraux dont il faut tenir compte pour décider s’il faut autoriser la production d’affidavits complémentaires.

 

[45]      Ce qu’elle a soutenu est que la protonotaire n’avait pas examiné deux autres facteurs reconnus par la jurisprudence, à savoir que les affidavits complémentaires ne portent pas sur des documents qui auraient pu être disponibles plus tôt et qu’ils ne retardent pas non plus indûment l’instance.

 

[46]      Ce qu’elle reproche à la protonotaire n’est pas justifié parce que celle‑ci a cité à l’appui de ses conclusions l’arrêt Atlantic Engraving, précité, où le juge Nadon a, au nom de la Cour d’appel fédérale, écrit les paragraphes 8 et 9 suivants de la décision publiée. Dans cette affaire, la demanderesse cherchait à faire annuler la décision du registraire des marques de commerce de radier la marque de commerce de la société pour cause de non‑emploi. La Cour d’appel fédérale n’a pas permis à la demanderesse de présenter des éléments de preuve complémentaires après le contre‑interrogatoire.

8   Conformément à la règle 306 des Règles de la Cour fédérale (1998), un demandeur dispose de trente jours à compter du dépôt de son avis de demande pour déposer les affidavits et les pièces qu'il entend utiliser à l'appui de sa demande (les appels interjetés en vertu de l'article 56 de la Loi sur les marques de commerce relèvent de la Partie 5 des Règles intitulée « Demandes » (règles 300 à 334) et doivent donc être introduits par voie d'avis de demande). Exceptionnellement, la règle 312 prévoit qu'une partie peut, avec l'autorisation de la Cour, déposer des affidavits complémentaires. Aux termes de cette règle, la Cour peut autoriser le dépôt d'affidavits complémentaires lorsque les conditions suivantes sont réunies :

 

i) Les éléments de preuve vont dans le sens des intérêts de la justice;

 

ii) Les éléments de preuve aideront la Cour;

 

iii) Les éléments de preuve ne causeront pas de préjudice grave à la partie adverse (voir Eli Lilly & Co. c. Apotex Inc. (1997), 76 C.P.R. (3d) 15 (1re inst.); Robert Mondavi Winery c. Spagnol's Wine & Beer Making Supplies Ltd. (2001), 10 C.P.R. (4th) 331 (1re inst.)).

 

9   De plus, lorsqu'il sollicite l'autorisation de déposer des documents complémentaires, le demandeur doit démontrer que les éléments de preuve qu'il cherche à produire n'étaient pas disponibles avant le contre-interrogatoire relatif aux affidavits de la partie adverse. Une partie ne peut se servir de la règle 312 pour diviser sa cause et elle est tenue de présenter la meilleure preuve le plus tôt possible (voir Salton Appliances (1985) Corp. c. Salton Inc. (2000), 181 F.T.R. 146, 4 C.P.R. (4th) 491 (1re inst.); Inverhuron & District Ratepayers Assn. c. Canada (Ministre de l'Environnement) (2000), 180 F.T.R. 314 (1re inst.)).

 

 

[47]      La jurisprudence fait une différence entre un affidavit en réponse et un affidavit complémentaire contenant des éléments de preuve additionnels par une partie pour compléter la preuve préalablement soumise par cette partie.

 

[48]      Ce qui préoccupe la Cour dans le fait de permettre la production de preuves complémentaires séparément des véritables affidavits de réponse a été bien exprimé dans la décision Budget Steel Ltd. c. Seaspan International Ltd. (2003), 231 F.T.R. 87, aux paragraphes 9 et  10, par le regretté protonotaire Hargrave :

9   Toutes les décisions sur lesquelles la demanderesse se fonde ont été rendues dans le contexte d'un procès. Justice doit être faite dans les affaires d'interrogatoire, mais les parties ont en outre avantage à présenter leur meilleure preuve immédiatement, à défaut de quoi, si l'admission d'une preuve par affidavit complémentaire dans le cadre d'une requête devenait la norme, l'idée étant qu'il serait toujours possible de remédier après coup à une preuve faible au moyen d'affidavits complémentaires ou qu'il serait possible de diviser une requête en vue d'obtenir un avantage quelconque, les requêtes portant sur des interrogatoires pourraient s'éterniser.

 

10 En l'espèce, je considère les affidavits comme s'il s'agissait d'affidavits complémentaires et, afin de traiter rapidement de la question, je ne tiens pas ici compte du fait que l'autorisation de déposer les affidavits complémentaires n'a pas été demandée. La Cour fédérale a tenu compte de cinq éléments dans le cas d'un affidavit complémentaire, à savoir :

 

(i)  si l'affidavit sert l'intérêt de la justice;

 

(ii)  si l'affidavit complémentaire doit aider la cour;

 

(iii)  si un préjudice important ou un préjudice sérieux est causé à l'autre partie;

 

(iv)  la partie qui cherche à déposer les documents complémentaires doit démontrer qu'ils n'étaient pas disponibles à une date antérieure ou qu'ils n'auraient pas pu être disponibles si l'on avait fait preuve d'une diligence appropriée;

 

(v)  la partie qui cherche à déposer les documents doit démontrer que cela ne retardera pas indûment l'instance.

 

Ces principes ont été énoncés dans la décision Eli-Lily & Co. c. Apotex Inc. (1997), 137 F.T.R. 226, modifiée, 144 F.T.R. 189, et dans la décision La Nation Wayzhushk Onigun c. Kakeway (2001), 182 F.T.R. 100. [Non souligné dans l’original.]

 

[49]      L’arrêt Francis Mazhero c. Conseil canadien des relations industrielles et al., 2002 CAF 295, juge Evan, et la décision Nation Wayzhushk Onigum c. Kakeway (2001), 182 F.T.R. 100, protonotaire Hargrave, vont dans le même sens. Dans ces deux affaires, les demandeurs cherchaient à introduire des éléments de preuve complémentaires.

 

[50]      D’autres décisions citées, telles que Pauktuutit, Inuit Women’s Association c. Sa Majesté la Reine, 2004 CF 804, et Abbott Laboratories c. Canada (Ministre de la Santé) (2003), 29 C.P.R. (4th) 450, se sont intéressées aux limites d’une contre‑preuve appropriée lorsque la question de la division de la cause est cruciale, particulièrement après un contre‑interrogatoire.

 

[51]      Après examen de l’ensemble de la décision de la protonotaire, le point crucial de ses motifs à cet égard est que l’affidavit proposé en réponse par les demanderesses est un affidavit de réponse adéquat qui soulève de nouvelles questions soulevées par la preuve de Ranbaxy et/ou fournit à la Cour de l’information qui l’aidera à rendre une décision définitive dans la demande. J’estime que la protonotaire a correctement exercé son pouvoir discrétionnaire et qu’elle n’a pas commis d’erreur en considérant que l’affidavit soulevait de nouvelles questions qui justifiaient une réponse plutôt qu’un contre‑interrogatoire. Elle a ainsi cristallisé les questions pour le juge des demandes.

 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que le présent appel soit rejeté avec dépens.

 

« Francois Lemieux »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                        T-507-05

 

INTITULÉ :                                       PFIZER CANADA INC. ET AL c. LE MINISTRE DE LA SANTÉ ET AL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               le 8 mai 2006

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE                        

(version intégrale des motifs de l’ordonnance et de l’ordonnance confidentiels rendus le 21 juin 2006, divulgués avec le consentement des parties)

 

DATE DES MOTIFS ET

DE L’ORDONNANCE :                   le 27 juillet 2006

 

COMPARUTIONS :

 

Grant Worden, Damien McCotter

POUR DES DEMANDERESSES

 

Angela Furlanetto

POUR LA DÉFENDERESSE

Ranbaxy Laboratories Limited

 

aucune comparution

POUR LE DÉFENDEUR

le ministre de la Santé

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Tory’s s.r.l.

3000, rue Wellington O., bureau 79

C.P. 270 Centre TD

Toronto (Ontario) M5K 1N2

POUR LES DEMANDERESSES

 

Dimock Stratton s.r.l.

20, rue Queen O.

C.P. 102

Toronto (Ontario) M5H 3R3

 

POUR LA DÉFENDERESSE

Ranbaxy Laboratories Limited

 

 

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

le ministre de la Santé

 

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