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Date : 20200827


Dossier : IMM‑4971‑19

Référence : 2020 CF 861

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 août 2020

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

FARHAN ASHKIR

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent principal (l’agent) a rejeté sa demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR). La qualité de réfugié du demandeur a été reconnue par les États‑Unis, et sa demande d’asile était donc irrecevable au Canada. Toutefois, le demandeur pouvait présenter une demande d’ERAR au titre du principe de non-refoulement prévu au paragraphe 115(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2]  Dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur soutient que l’agent d’ERAR a fait abstraction des informations pertinentes et n’a pas consulté les rapports accessibles au public sur la situation dans le pays.

[3]  Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent est raisonnable. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II.  Les faits

[4]  Le demandeur est un citoyen somalien de 47 ans. Il a fui la Somalie en 1992 après que lui et sa famille ont été expulsés de leur maison et menacés par un clan dominant. Le demandeur s’est enfui au Kenya et, en 2004, s’est rendu aux États-Unis, où il a obtenu l’asile. Il s’est marié aux États-Unis et a ensuite divorcé. Cinq enfants sont nés de cette relation.

[5]  Le demandeur déclare qu’avec le changement survenu au sein de l’administration américaine, il a remarqué que des Somaliens étaient arrêtés pour être expulsés, quel que soit leur statut. Ainsi, craignant l’expulsion, le demandeur est entré au Canada le 28 octobre 2018 entre deux points d’entrée.

[6]  Le 31 octobre 2018, la Section de l’immigration (SI) a conclu que le demandeur avait qualité de réfugié aux États-Unis et qu’il pouvait être renvoyé dans ce pays. Par conséquent, la demande d’asile du demandeur était irrecevable, en application de l’alinéa 101(1)d) de la LIPR.

[7]  Par contre, le demandeur avait le droit de présenter une demande d’ERAR au titre du principe de non-refoulement prévu au paragraphe 115(1) de la LIPR. La demande d’ERAR permettrait d’examiner la question de savoir si le demandeur serait en danger s’il était renvoyé dans le pays dont il a la nationalité, ou dans le pays qui lui a reconnu la qualité de réfugié.

[8]  Ainsi, le 20 décembre 2018, le demandeur a présenté une demande d’ERAR. Il a allégué qu’il serait en danger s’il était renvoyé en Somalie, à cause d’Al-Shabaab et d’autres organisations terroristes. Il a également allégué qu’il serait exposé à un risque s’il était renvoyé aux États-Unis, car il craignait d’être expulsé sous l’administration actuelle, qu’il jugeait [traduction« antimusulmane et antisomalienne ».

[9]  Dans une lettre datée du 28 juin 2019, après avoir examiné les observations du demandeur, la preuve à l’appui et les documents accessibles au public concernant la situation aux États-Unis, l’agent a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour étayer l’affirmation du demandeur selon laquelle les États-Unis le renverraient en Somalie. L’agent a en outre conclu que le demandeur n’avait pas démontré qu’il risquait la persécution, la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités s’il était renvoyé aux États-Unis, où la qualité de réfugié lui a été reconnue.

III.  La question en litige et la norme de contrôle

[10]  La seule question qui se pose dans le cadre du présent contrôle judiciaire est de savoir si la décision de l’agent est raisonnable.

[11]  Avant l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (CanLII) [Vavilov], rendu par la Cour suprême du Canada, la norme de contrôle qui s’appliquait à la décision d’un agent d’ERAR était la décision raisonnable : Azzam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 549 (CanLII) au para 13. Il n’y a pas lieu de déroger en l’espèce à la norme de contrôle suivie dans la jurisprudence antérieure, étant donné que le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Vavilov mène à l’application de la même norme de contrôle, soit la décision raisonnable.

[12]  Comme les juges majoritaires de la Cour suprême l’ont souligné dans l’arrêt Vavilov, « une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85). De plus, « la cour de révision doit être convaincue [que la décision] souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov au para 100).

IV.  Les dispositions législatives applicables

[13]  L’alinéa 101(1)d) de la LIPR est ainsi libellé :

Irrecevabilité

101 (1) La demande est irrecevable dans les cas suivants :

[…]

d) reconnaissance de la qualité de réfugié par un pays vers lequel il peut être renvoyé;

Ineligibility

101 (1) A claim is ineligible to be referred to the Refugee Protection Division if

[…]

(d) the claimant has been recognized as a Convention refugee by a country other than Canada and can be sent or returned to that country;

[14]  Le paragraphe 115(1) de la LIPR est ainsi libellé :

Principe

115 (1) Ne peut être renvoyée dans un pays où elle risque la persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques, la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités, la personne protégée ou la personne dont il est statué que la qualité de réfugié lui a été reconnue par un autre pays vers lequel elle peut être renvoyée.

Protection

115 (1) A protected person or a person who is recognized as a Convention refugee by another country to which the person may be returned shall not be removed from Canada to a country where they would be at risk of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion or at risk of torture or cruel and unusual treatment or punishment

V.  Analyse

[15]  Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte de la preuve dont il disposait et en ne faisant pas de recherches indépendantes sur la situation actuelle aux États-Unis. Le demandeur renvoie aux paragraphes 17 et 18 de la décision Jama c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 668 (CanLII) [Jama], affirmant que l’agent ne peut pas limiter ou restreindre son analyse aux seuls arguments soulevés par le demandeur, voire aux seuls éléments de preuve présentés. Le demandeur soutient que la Cour doit être convaincue que l’expertise de l’agent d’ERAR repose sur « des recherches dignes de ce nom » et « sur la connaissance des conditions régnant dans le pays où le demandeur serait renvoyé ».

[16]  Le demandeur fait valoir qu’il existe des documents accessibles au public qui témoignent de nombreux cas de personnes qui ont été expulsées à tort des États-Unis à la suite de la procédure de renvoi accélérée, ce qui va à l’encontre de la conclusion de l’agent selon laquelle il existe peu d’éléments de preuve établissant que le demandeur ne continuerait pas à bénéficier d’une protection aux États-Unis. En particulier, le demandeur fait référence à une lettre ouverte de Human Rights Watch datée du 23 septembre 2019. Il soutient que cette preuve était pertinente pour l’évaluation des risques, et que l’agent n’a pas mené de recherches dignes de ce nom, ou n’a pas fait preuve d’une [traduction« connaissance approfondie » des conditions pertinentes du pays.

[17]  Le demandeur fait valoir que les motifs de l’agent ne permettent pas à la Cour d’apprécier si l’analyse ou la prise en compte des éléments de preuve était justifiée. Le demandeur affirme qu’il était déraisonnable pour l’agent de se contenter de déclarer qu’il y avait [traduction« peu d’informations » pour appuyer son affirmation selon laquelle les réfugiés au sens de la Convention aux États-Unis pouvaient être rapatriés dans leur pays d’origine.

[18]  Selon le demandeur, l’examen par l’agent des récents rapports américains sur la situation dans le pays, qui sont accessibles au public, avait trait à la question de la protection de l’État, et non au risque d’un retour en Somalie. Le demandeur souligne que l’analyse relative à la situation du pays dans les motifs de l’agent est suivie de la conclusion qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve indiquant une possibilité sérieuse qu’il risque la persécution aux États-Unis. Le demandeur soutient que les motifs ne démontrent pas que l’agent a mené une recherche indépendante sur la probabilité que le demandeur fasse l’objet d’un refoulement, malgré son statut de réfugié au sens de la Convention.

[19]  De plus, le demandeur fait valoir qu’un agent d’ERAR peut être tenu de mener des recherches dignes de ce nom, en particulier lorsqu’un demandeur d’ERAR n’est pas représenté, et que la demande concerne un pays où les conditions sont dangereuses, tel que la Somalie, comme c’est le cas en l’espèce. Pour appuyer son argument, le demandeur invoque la décision Pacheco c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 872 (CanLII) [Pacheco] au para 55, citant Jama aux para 17‑19. En outre, le demandeur fait remarquer que la présente demande d’ERAR est la seule évaluation du risque de renvoi le concernant.

[20]  Le défendeur soutient que l’agent a dûment examiné tous les éléments de preuve et s’est acquitté de son devoir d’examiner les rapports récents, accessibles au public, sur la situation aux États-Unis. Le défendeur soutient également que le demandeur n’a pas fait état d’éléments prouvant que l’agent avait fait abstraction du dossier ou qu’il avait omis de l’examiner, et il fait valoir qu’une déclaration générale d’omission d’examen des éléments de preuve est insuffisante pour permettre à la Cour de procéder à un contrôle valable.

[21]  Le défendeur fait observer que l’agent a énuméré et dûment examiné toutes les observations et tous les documents reçus du demandeur, y compris les renseignements descriptifs, les renseignements passés et actuels concernant l’Entente sur les tiers pays sûrs, aux États-Unis et au Canada, les renseignements concernant les personnes qui demandent l’asile aux États-Unis ainsi que les rapports concernant la situation actuelle en Somalie. Selon le défendeur, la décision de l’agent démontre clairement la prise en compte des arguments et des éléments de preuve présentés par le demandeur dans le cadre de la demande d’ERAR. Le défendeur estime que l’affirmation du demandeur sur cette question équivaut simplement à un désaccord quant au poids accordé par l’agent aux éléments de preuve.

[22]  En ce qui concerne l’argument du demandeur selon lequel l’agent n’a pas tenu compte de la situation actuelle aux États-Unis, le défendeur soutient que l’agent a satisfait à son obligation de consulter les rapports récents et accessibles au public sur la situation dans ce pays. Le défendeur fait valoir que l’agent a indiqué trois sources actuelles, objectives et réputées sur la situation aux États-Unis, et il cite le paragraphe 38 de la décision Ariyaratnam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 608 (CanLII), où il est mentionné qu’un agent a droit à un degré élevé de déférence quant à la source précise consultée concernant la situation dans un pays. Bien que ces sources aient porté sur la situation des réfugiés, des demandeurs d’asile et des migrants aux États-Unis, le défendeur soutient que les éléments de preuve n’ont tout simplement pas étayé l’affirmation du demandeur selon laquelle il serait rapatrié en Somalie s’il était renvoyé aux États-Unis.

[23]  Par ailleurs, le défendeur soutient qu’il incombe au demandeur de fournir une demande complète, claire et détaillée et de produire tous les éléments de preuve au soutien de ses allégations (Borbon Marte c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 930 (CanLII) [Borbon Marte] au para 39), et que l’agent n’était pas tenu de rassembler ou de rechercher des éléments de preuve complémentaires ou de faire des investigations (Yousef c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 864 (CanLII) [Yousef] au para 33; Selliah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 872 (CanLII), aux para 21‑22).

[24]  À mon avis, l’agent a fait un examen raisonnable de la preuve dont il disposait. Malgré l’affirmation du demandeur selon laquelle les éléments de preuve montrent que de nombreuses personnes sont expulsées à tort des États-Unis, ces articles au dossier concernent des personnes qui cherchent à obtenir l’asile aux États-Unis, et non des personnes, comme le demandeur, qui ont déjà obtenu le statut de réfugié au sens de la Convention. En fait, il y a peu ou pas d’informations dans le dossier qui étayent l’allégation du demandeur selon laquelle les ressortissants somaliens ayant le statut de réfugié au sens de la Convention aux États-Unis seront rapatriés en Somalie. L’agent n’a pas simplement déclaré qu’il y avait [traduction« peu d’informations » pour appuyer les conclusions du demandeur, mais il s’est raisonnablement fondé sur la preuve disponible. L’agent a conclu que, bien qu’il puisse y avoir, sous l’administration actuelle, une hausse des renvois pour les résidents illégaux des États-Unis, la preuve n’a pas démontré que cela viserait directement le demandeur en tant que réfugié au sens de la Convention.

[25]  L’unique exemple cité par le demandeur, à savoir une lettre ouverte de Human Rights Watch datée du 23 septembre 2019, ne figure pas dans le dossier et, comme le défendeur le relève à juste titre, est postérieur à la décision de l’agent. Ainsi, ce document en particulier est inadmissible comme élément de preuve, et ne peut être pris en considération dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. Compte tenu du peu d’éléments de preuve présentés dans le contexte de la demande d’ERAR, il était raisonnable pour l’agent de conclure qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments pour établir que le demandeur ne continuerait pas à bénéficier d’une protection aux États-Unis.

[26]  Qui plus est, il est bien établi qu’il incombe au demandeur de présenter une demande complète avec la preuve pertinente à l’appui (Borbon Marte au para 39). Bien que le demandeur fasse valoir que l’agent n’a pas mené de recherche indépendante sur la probabilité de son refoulement en dépit de son statut de réfugié au sens de la Convention, à mon avis, l’agent n’était pas obligé de rechercher des éléments de preuve complémentaires ou de faire des investigations pour le compte du demandeur (Yousef au para 33). Étant donné que l’agent a conclu qu’il y avait peu d’éléments de preuve indiquant que le demandeur serait rapatrié en Somalie, il était raisonnable pour lui de concentrer son analyse sur le risque auquel serait exposé le demandeur aux États-Unis, aux termes des articles 96 et 97 de la LIPR, et d’examiner la situation dans ce pays, relativement à la protection de l’État.

VI.  Conclusion

[27]  Aucune question n’a été proposée aux fins de certification, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.

[28]  Dans l’ensemble, la décision de l’agent est raisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑4971‑19

LA COUR STATUE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

C. Laroche, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4971‑19

 

INTITULÉ :

FARHAN ASHKIR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

par VIDéOCONFéRENCE entre OTTAWA (ONTARIO) et WINNIPEG (MANITOBA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 JUILLET 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 AOÛT 2020

 

COMPARUTIONS :

Nalini Reddy

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Sydney Pilek

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pitblado LLP

Avocats

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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