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Date : 20050324

Dossier : IMM-2701-04

Référence : 2005 CF 397

Ottawa (Ontario), le 24 mars 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BLAIS

ENTRE :                    

                                                 BRIGIDA CHERLY MAGTIBAY

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                             et

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE


[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu de l'article 72 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi ou la LIPR), visant la décision rendue par un agent d'immigration en date du 1er mars 2004 selon laquelle Mme Brigida Cherly Magtibay (la demanderesse) était interdite de territoire en tant que membre de la catégorie des aides familiaux parce que son mari ne satisfaisait pas aux conditions d'admissibilité prévus par le Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement).

LES FAITS

[2]                La demanderesse et son mari sont tous deux citoyens des Philippines. La demanderesse est arrivée au Canada le 12 février 2000 avec un permis de travail délivré dans le cadre du programme des aides familiaux. Le 2 octobre 2002, elle a présenté une demande de résidence permanente au titre de la catégorie des aides familiaux.

[3]                Le 16 janvier 2003, un premier examen du dossier a permis de constater que la demanderesse satisfaisait à toutes les exigences de la première étape. La deuxième étape consistait en un examen plus approfondi des conditions d'admissibilité et incluait un questionnaire demandant notamment si la demanderesse ou un membre de sa famille avait déjà été accusé d'un crime ou d'une infraction au Canada ou dans un autre pays. La demanderesse a répondu non à cette question.


[4]                Le dossier a donc été envoyé à l'étranger afin que la situation des personnes à la charge de la demanderesse soit examinée. C'est à cette étape, soit en août 2003, que l'on a découvert que le mari de la demanderesse était interdit de territoire parce qu'il était visé à l'alinéa 36(1)c) de la Loi. Un suivi a été fait et une lettre a été envoyée à la demanderesse pour lui faire savoir qu'elle pouvait présenter des observations additionnelles.

[5]                Selon un courriel reçu du premier secrétaire à Manille, John Butt, le 29 février 2004, le tribunal, même s'il a acquitté le mari de la demanderesse, a conclu que l'infraction avait effectivement été commise; il n'a toutefois pas prononcé de déclaration de culpabilité parce que la victime avait pardonné à son agresseur.

[6]                Après un dernier examen de tous les documents fournis, la demande a été rejetée au motif que le mari de la demanderesse, qui était à sa charge, était interdit de territoire au Canada parce qu'il avait commis une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d'un emprisonnement maximal d'au moins dix ans (voir le paragraphe 36(1) de la Loi et le paragraphe 72(1) du Règlement).

QUESTION EN LITIGE

[7]                L'agent d'immigration a-t-il commis une erreur en appliquant l'alinéa 36(1)c) de la Loi et en décidant que la demanderesse était interdite de territoire en conséquence?


ANALYSE

[8]                Je suis saisi d'une demande de contrôle judiciaire visant la décision d'un agent d'immigration selon laquelle la demanderesse était interdite de territoire au Canada parce que l'une des personnes à sa charge, son mari, était interdit de territoire pour grande criminalité suivant l'alinéa 36(1)c) de la Loi :

36. (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :

a) être déclaré coupable au Canada d'une infraction à une loi fédérale punissable d'un emprisonnement maximal d'au moins dix ans ou d'une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé;                                             

b) être déclaré coupable, à l'extérieur du Canada, d'une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d'un emprisonnement maximal d'au moins dix ans;

c) commettre, à l'extérieur du Canada, une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d'un emprisonnement maximal d'au moins dix ans.                                   

36. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of serious criminality for

(a) having been convicted in Canada of an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years, or of an offence under an Act of Parliament for which a term of imprisonment of more than six months has been imposed;

(b) having been convicted of an offence outside Canada that, if committed in Canada, would constitute an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years; or

(c) committing an act outside Canada that is an offence in the place where it was committed and that, if committed in Canada, would constitute an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years.

[9]                La question sur laquelle je dois me prononcer est celle de savoir si l'agent d'immigration a commis une erreur en décidant que le mari de la demanderesse était interdit de territoire au Canada même s'il avait été acquitté, parce qu'il avait commis à l'étranger une infraction qui, si elle était commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d'un emprisonnement maximal d'au moins dix ans.


[10]            Il doit être clair que l'alinéa 36(1)c) de la Loi n'exige pas qu'une déclaration de culpabilité ait été prononcée, mais seulement qu'une infraction ait été commise, contrairement à l'alinéa 36(1)b) de la Loi qui exige à la fois la commission d'une infraction et une déclaration de culpabilité. Il ne fait donc aucun doute que le législateur voulait faire une différence entre les deux cas et permettre qu'un résident permanent ou un étranger soit interdit de territoire non seulement s'il était déclaré coupable de certains actes, mais aussi s'il les avait simplement commis.

[11]            Par conséquent, l'agent d'immigration n'était pas tenu de déterminer qu'une déclaration de culpabilité avait été prononcée pour un acte donné, mais simplement que cet acte avait effectivement été commis. L'agent doit ensuite décider si cet acte, s'il était commis au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d'un emprisonnement maximal d'au moins dix ans et ce, peu importe qu'une déclaration de culpabilité ait été prononcée ou non.


[12]            Bien qu'à première vue un acquittement puisse sembler indiquer que l'accusé était innocent, il ne permet pas de savoir si l'acte a effectivement été commis. Comme c'est précisément le cas en l'espèce, il est possible que l'accusé ait commis l'acte, mais qu'il n'en ait pas été déclaré coupable pour un certain nombre de raisons. Ainsi, en l'espèce, malgré le fait que la demanderesse fasse valoir avec force que son mari a été acquitté et est donc innocent, une lecture attentive de la décision rendue à Lucena par le tribunal régional de première instance des Philippines révèle le raisonnement qui a été suivi pour arriver à cette décision :

[traduction] À la lumière de la preuve produite par la poursuite, il ne fait aucun doute que, le 21 septembre 1981 ou vers cette date, l'accusé a emmené la plaignante, Elizabeth delos Santos, qui était alors sous l'effet de la drogue qu'il lui avait administrée, à l'hôtel Fresh Air, où il a eu des rapports intimes avec elle.

[...]

La défense de réhabilitation a donc été invoquée avec succès par la défense. (Voir les pages 20 et 22 du dossier de la demanderesse.)

[13]            Le mari de la demanderesse a été acquitté parce qu'il a obtenu le pardon de sa victime, une défense inconnue dans le système juridique canadien. Dans des cas comme celui-ci, il faut s'appuyer sur l'arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Saini, [2002] 1 C.F. 200 (C.A.), où la Cour d'appel fédérale a analysé l'opportunité de reconnaître au Canada un pardon accordé à l'étranger pour surmonter une déclaration de culpabilité criminelle prononcée à l'étranger :

On constate donc que, dans l'arrêt Burgon, notre Cour n'a pas décidé que le droit étranger l'emportait sur le droit canadien en matière d'immigration. Les autorités canadiennes ne sont pas tenues de reconnaître les lois et les politiques des autres pays pour décider si une personne a été « déclarée coupable » au sens de la Loi sur l'immigration. Aucun principe général de reconnaissance absolue des réhabilitations accordées à l'étranger n'a été établi dans l'arrêt Burgon, qui ne portait d'ailleurs pas sur une réhabilitation, mais bien sur une absolution et sur une ordonnance de probation. Toutefois, pour décider si une personne qui a été déclarée coupable à ltranger mais qui a par la suite obtenu sa réhabilitation devrait être jugée non admissible en vertu du sous-alinéa 19(1)c.1)(i), nos tribunaux peuvent tenir compte de l'effet des lois étrangères lorsqu'ils l'estiment justifié dans les circonstances. [Canada c. Saini, précité, au paragraphe 20]

[14]            Il convient de rappeler également les propos formulés par le juge Bora Laskin dans Canada (Ministre de la Main-d'oeuvre et de l'Immigration) c. Brooks, [1974] R.C.S. 850 :


J'ajoute ici que, même si le pardon accordé aux Philippines a effacé, en fait et en droit, la déclaration de culpabilité pour bigamie qui pesait sur Brooks dans ce pays, ce pardon n'est pas déterminant en ce qui concerne une question relative aux condamnations criminelles posées aux fins de déterminer si l'immigration au Canada devrait être permise.

[15]            En ce qui concerne la norme de contrôle applicable à une telle décision, l'arrêt Canada c. Saini, précité, indique que le droit étranger est une question de fait et que l'intervention de la Cour ne sera justifiée que si l'agent d'immigration a commis une erreur manifeste et dominante dans son analyse :

Le premier point à examiner est celui des conséquences d'une réhabilitation accordée à l'étranger dans le pays où elle est accordée. Le droit étranger est une question de fait qui doit être prouvée à la satisfaction du tribunal. Les conclusions judiciaires au sujet du droit étranger ont donc toujours été considérées en appel comme des questions de fait (voir J.-G. Castel, Canadian Conflict of Laws, 4e éd. (Toronto: Butterworths, 1997), à la page 155). De plus, il est de jurisprudence constante que notre Cour ne modifiera une conclusion de fait, y compris une conclusion de fait portant sur un témoignage d'expert, que si une erreur manifeste et dominante a été commise (voir, par exemple les arrêts N.V. Bocimar S.A. c. Century Insurance Co. of Canada, [1987] 1 R.C.S. 1247; et Stein et autres c. « Kathy K » et autres (Le navire), [1976] 2 R.C.S. 802). [Canada c. Saini, précité, au paragraphe 26] [non souligné dans l'original]

[16]            La Cour décrit ensuite, dans Canada c. Saini, précité, les trois éléments qui doivent être établis pour pouvoir reconnaître une absolution ou une réhabilitation accordées à l'étranger : 1) le système juridique du pays étranger doit dans son ensemble être similaire à celui du Canada; 2) l'objet, le contenu et les effets du texte de loi étranger en cause doivent être similaires à ceux de la loi canadienne; 3) il ne doit exister aucune raison valable de ne pas reconnaître l'effet du droit étranger (voir Canada c. Saini, précité, au paragraphe 24).


[17]            Lorsque j'applique le critère à trois volets, je ne constate pas que l'agent d'immigration a commis une erreur en concluant que l'infraction avait effectivement été commise. Comme je l'ai mentionné précédemment, le mari de la demanderesse n'est pas interdit de territoire parce qu'il a été déclaré coupable d'une infraction, mais plutôt parce que l'acte en question a réellement été commis, même si on lui a pardonné. J'estime que le premier élément du critère a été rempli, notre système juridique étant similaire, et pas seulement « assez semblable » au système étranger (la Cour d'appel fédérale a fait une distinction entre ces deux notions dans Canada c. Saini, précité). Il en est autrement cependant des deuxième et troisième éléments.

[18]            L'objet, le contenu et les effets du pardon obtenu à l'étranger ne sont pas similaires à ceux prévus par la loi canadienne puisqu'un accusé ne peut pas être acquitté sur simple pardon de la victime au Canada. De plus, j'estime qu'il existe en l'espèce de nombreuses raisons de ne pas reconnaître un tel pardon. Selon un principe fondamental du droit pénal, la victime d'un crime est la société dans son ensemble, et pas seulement la victime comme telle. Après avoir porté plainte, une personne ne peut décider unilatéralement d'accorder son pardon à l'accusé. Il appartient au poursuivant, qui représente la société dans son ensemble, de décider de laisser tomber ou non les accusations. En outre, le système canadien a été conçu de manière à ce que les victimes ne puissent pas être forcées par des pots-de-vin, des menaces ou des voies de fait à retirer les accusations.

[19]            L'avocat de la demanderesse a laissé entendre que l'alinéa 36(3)b) de la Loi devrait avoir pour effet d'empêcher un agent d'immigration de décider qu'un demandeur est interdit de territoire lorsqu'un pardon a été accordé.

[20]            Or, le pardon qu'il invoque est la réhabilitation visée par la Loi sur le casier judiciaire, ce qui n'est pas le cas en l'espèce. Cet argument doit donc être rejeté.

[21]            En fait, l'idée selon laquelle l'acte criminel n'a peut-être pas été commis compte tenu de la décision qui a été rendue aux Philippines devrait également être rejetée. Il faut choisir : s'il y a pardon, c'est seulement parce que l'acte a été commis; sinon, cela n'a pas de sens, que vous soyez au Canada ou dans un autre pays.

[22]            Le ministre devait établir l'équivalence des infractions - la disposition pertinente au Canada est l'alinéa 271(1)a) du Code criminel du Canada - et démontrer que l'infraction était punissable d'un emprisonnement maximal d'au moins dix ans, ce qui n'a pas été contesté par la demanderesse. Il devait également déterminer que l'acte avait effectivement été commis à l'étranger. Après avoir examiné l'ensemble de la preuve dont je dispose, je ne peux conclure que l'agent d'immigration a commis une erreur en décidant que, bien qu'il ait été acquitté, le mari de la demanderesse a effectivement commis l'acte en question et est, en conséquence, interdit de territoire au Canada pour grande criminalité.

[23]            Pour tous les motifs exposés ci-dessus, j'estime que la Commission n'a pas commis d'erreur en décidant que la demanderesse était interdite de territoire au Canada en vertu de l'article 72 du Règlement, au motif que son mari est interdit de territoire au Canada en vertu de l'article 36 de la Loi. Je suis donc d'avis de rejeter la présente demande de contrôle judiciaire.


[24]            L'avocat de la demanderesse a proposé une question à des fins de certification :

L'alinéa 36(3)b) permet-il à une personne acquittée dans un pays étranger d'invoquer la défense d' « autrefois acquis » à l'encontre de l'interdiction de territoire prononcée contre elle?

[25]            Je ne pense pas que cette question ait une portée générale. Elle ne sera donc pas certifiée.

[26]            L'avocat du défendeur a proposé la question suivante à des fins de certification :

L'alinéa 36(3)b) de la LIPR s'applique-t-il dans le cas d'interdiction de territoire visé à l'alinéa 36(1)c) de la LIPR lorsqu'un verdict d'acquittement a été rendu en dernier ressort par un tribunal étranger 1) si le système juridique du pays étranger n'est pas dans son ensemble similaire à celui du Canada, 2) si l'objet, le contenu et les effets du texte de loi étranger ne sont pas similaires à ceux de la loi canadienne ou 3) s'il existe une autre raison valable de ne pas reconnaître l'effet du droit étranger?                                                                                             

[27]            Les faits et la loi applicable sont clairs en l'espèce, et les tribunaux ont déjà répondu à une grande partie des questions soulevées par les avocats (voir Saini, précité, et Brooks, précité). À mon avis, cette question n'a pas une portée générale, et elle ne sera pas certifiée.

                                                                             


                                                                ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

- La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

- Aucune question de portée générale n'est certifiée.

                   « Pierre Blais »                

                            Juge

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


                                                             COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                             IMM-2701-04

INTITULÉ :                                                            BRIGIDA CHERLY MAGTIBAY

c.                                      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

                                                                             

LIEU DE L'AUDIENCE :                                      TORONTO

DATE DE L'AUDIENCE :                                    LE MERCREDI 9 MARS 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                           LE JUGE BLAIS

DATE DES MOTIFS :                                           LE 24 MARS 2005

COMPARUTIONS :

Jegan N. Mohan                                                        POUR LA DEMANDERESSE

Bernard Assan                                                           POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jegan N. Mohan                                                        POUR LA DEMANDERESSE

Avocat

Scarborough (Ontario)

John H. Sims, c.r.                                                      POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Toronto (Ontario)

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