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Date : 20200903


Dossiers : IMM‑2633‑19

IMM‑2634‑19

Référence : 2020 CF 880

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 septembre 2020

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

ZAKARIA SALAD ABDINUR

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Dans les présentes demandes de contrôle judiciaire, Zakaria Abdinur conteste des conclusions relatives à la crédibilité qui ont entraîné le rejet de sa demande d’examen des risques avant renvoi (la demande d’ERAR) restreint et de sa demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. La déléguée du ministre qui a tiré ces conclusions a jugé que M. Abdinur pouvait compter sur le soutien de sa famille et de son clan s’il était renvoyé dans son pays natal, la Somalie. Ce fait l’a amenée à conclure qu’il n’était pas une personne à protéger et à rejeter sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[2]  Je conviens avec M. Abdinur que la déléguée du ministre a tiré des conclusions quant à la crédibilité, au sujet de la preuve qu’il avait déposée concernant sa famille et, en particulier, sa famille en Somalie, qui étaient déraisonnables et inéquitables. Ces conclusions reposaient sur une contradiction qui n’a pas été soumise à M. Abdinur, sur des différences alléguées concernant des questions non fondamentales que le dossier n’étayait pas, ainsi que sur des conclusions inexpliquées au sujet du comportement de M. Abdinur.

[3]  Ces conclusions ont amené la déléguée du ministre à tirer des inférences à propos du soutien dont M. Abdinur pourrait bénéficier à Mogadiscio, des inférences qui ont joué un rôle fondamental dans le rejet de sa demande d’ERAR et de celle fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Ces inférences, pour leur part, ont été tirées sans mention d’éléments de preuve pertinents qui corroboraient la preuve de M. Abdinur et qui contredisaient les conclusions de la déléguée du ministre. Compte tenu du caractère déterminant de ces erreurs graves, il n’est nul besoin que je traite des observations de M. Abdinur sur d’autres erreurs que la déléguée du ministre a commises. Il y a lieu d’annuler les deux décisions.

[4]  Les demandes de contrôle judiciaire seront donc accueillies.

II.  La question en litige et la norme de contrôle applicable

[5]  Par ses demandes de contrôle judiciaire, M. Abdinur conteste la décision d’ERAR de la déléguée du ministre (dossier de la Cour IMM‑2633‑19) ainsi que sa décision relative aux considérations d’ordre humanitaire (dossier de la Cour IMM‑2634‑19). Dans ces demandes, il conteste à un certain nombre d’égards les conclusions et les constatations de la déléguée du ministre en matière de crédibilité. Cela comprend des allégations selon lesquelles celle-ci a tiré des conclusions déraisonnables quant à la crédibilité au sujet de son appartenance à un clan, elle a omis de prendre en compte des éléments de preuve objectifs concernant son profil de risque, et elle a fait abstraction de faits ainsi que d’arguments pertinents à l’égard de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, ou elle les a mal interprétées.

[6]  À mon avis, toutefois, la question qui suit est déterminante pour les présentes demandes :

Les conclusions tirées par la déléguée du ministre en matière de crédibilité, au sujet de la famille de M. Abdinur, étaient‑elles équitables et raisonnables?

[7]  Pour examiner des questions d’équité procédurale, la Cour se demande si la procédure suivie a été équitable dans l’ensemble des circonstances. À strictement parler, cet exercice ne comporte pas l’application d’une norme de contrôle, encore qu’il soit « particulièrement bien reflété » dans la norme de la décision correcte : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43.

[8]  Pour ce qui est du bien‑fondé des conclusions relatives à la crédibilité, les parties conviennent que c’est la norme de contrôle de la décision raisonnable qui s’applique. La présente affaire a été débattue peu après que la Cour suprême du Canada a rendu son jugement dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65. Dans la foulée de cette dernière, M. Abdinur a demandé l’autorisation de présenter des observations sur l’incidence de cet arrêt. J’ai fait droit à cette demande, et chacune des parties a déposé des observations sur l’application de l’arrêt.

[9]  Les parties conviennent que l’arrêt Vavilov ne change pas la norme de contrôle applicable, mais confirme simplement que c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique à un contrôle judiciaire sur le fond : Vavilov, aux para 16‑17, 23‑25. Au moment d’examiner les questions en litige, je prendrai en considération les observations des parties sur l’analyse qui est faite dans cet arrêt quant à la manière d’appliquer cette norme. Il ne fait aucun doute que, comme c’était le cas avant l’arrêt Vavilov, il reste au demandeur à montrer que la décision administrative est déraisonnable : Vavilov, au para 100.

III.  Analyse

A.  La question préliminaire : l’examen conjoint et les documents manquants

[10]  La demande d’ERAR et celle fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, présentées par M. Abdinur, ont été étudiées par la même personne, une décideuse principale à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, agissant à titre de déléguée du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, aux termes du paragraphe 6(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[11]  La déléguée du ministre a tenu une audience, conformément à l’alinéa 113b) de la LIPR et à l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le RIPR]. Au début de cette audience, elle a informé M. Abdinur qu’elle trancherait à la fois la demande d’ERAR et la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, et qu’elle se servirait à cette fin des informations figurant dans chacun des dossiers :

[traduction]

En même temps, je veux que vous sachiez que j’ai aussi devant moi votre demande de résidence permanente pour motifs d’ordre humanitaire, nous appelons cela une demande CH, et donc cette demande est aussi devant moi, et je vais me prononcer sur ces deux demandes. C’est donc dire qu’étant donné que je suis seule à rendre la décision, à rendre une décision sur ces deux demandes, je vais me servir des informations que vous avez fournies dans votre demande d’examen des risques avant renvoi pour votre demande CH, et vice versa. Donc, toutes les informations que vous avez fournies et toutes celles que nous vous avons fournies, que nous vous avons communiquées, hum, je vais pouvoir me servir de tout ça.

[Non souligné dans l’original]

[12]  À l’époque de l’audience, M. Abdinur était représenté par des conseils différents pour sa demande d’ERAR et sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Il avait tout d’abord déposé une demande d’ERAR pour son propre compte en 2016, et celle‑ci avait été rejetée, au motif qu’elle n’était étayée par aucune preuve. La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire avait été déposée par le cabinet d’avocats Legally Canadian en avril 2017, et c’est ce cabinet qui avait déposé par la suite, en novembre 2017, la seconde demande d’ERAR qui se trouve en litige en l’espèce. Avant l’audience tenue devant la déléguée du ministre, un nouveau cabinet d’avocats, Refugee Law Office, s’est chargé de représenter M. Abdinur pour l’ERAR, mais pas pour la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Le cabinet Refugee Law Office a ensuite représenté M. Abdinur dans le cadre des deux demandes de contrôle judiciaire dont la Cour est saisie.

[13]  À l’audience relative à l’ERAR qui a eu lieu le 10 décembre 2018, seul le conseil de M. Abdinur, du cabinet Refugee Law Office, était présent. Ce conseil n’a pas fait objection à la déclaration de la déléguée du ministre selon laquelle elle se reporterait aux deux dossiers relatifs à la demande d’ERAR et à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, les combinant en pratique, pour les besoins de ces deux demandes. En fait, la Cour a reconnu que, dans les cas où c’est un même agent qui examine coup sur coup une demande d’ERAR et une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, il faut que cet agent soit parfaitement au courant de l’ensemble de la preuve qui a été produite à l’égard de chacune, et les conclusions qu’il tire doivent être fondées sur une connaissance du dossier complet : Denis c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 65 aux para 38‑47, analysant Sosi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1300 au para 12, et Giron c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 114.

[14]  L’apparente combinaison des dossiers relatifs à la demande d’ERAR et à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est peut‑être ce qui a créé des problèmes avec le dossier certifié du tribunal (le DCT) relatif à la décision en matière de considérations d’ordre humanitaire qui a été envoyé à la Cour, aux termes de l’article 17 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22. Dans ce DCT, il manquait un certain nombre de documents déposés à l’appui de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, dont des observations, des documents justificatifs et les formulaires de demande mêmes. Toutefois, il comprenait bel et bien une copie de documents relatifs à l’ERAR, dont la demande d’ERAR originale, ainsi que quelques pièces de correspondance avec le cabinet Refugee Law Office.

[15]  M. Abdinur fait valoir que les documents manquants dans le DCT montrent que la décision relative aux considérations d’ordre humanitaire a été rendue sans tenir compte de sa demande complète. Dans son dossier de demande, il a inclus, de manière utile et appropriée, des copies des documents qui manquaient dans le DCT, de façon à ce que la Cour puisse examiner la question. Le ministre a reconnu qu’il manquait des documents dans le DCT, mais il a produit un tableau indiquant où les motifs relatifs aux considérations d’ordre humanitaire faisaient référence aux documents, dont certains étaient également mentionnés dans les motifs liés à l’ERAR.

[16]  Il est dommage qu’il manque des documents dans le DCT. Je suis toutefois convaincu que le dossier dans son ensemble montre que la déléguée disposait des documents manquants, et le fait qu’ils soient absents du DCT ne justifie pas l’annulation de la décision. Dans la décision Togtokh, le juge Boswell a décrit trois scénarios qui découlent d’un DCT lacunaire : (1) un document ne se trouve pas dans le DCT, et on ignore si le demandeur l’a soumis; (2) on sait qu’un document a été soumis par le demandeur, mais il ne se trouve pas dans le DCT et il n’est pas clair si ce document a été présenté au décideur; (3) on sait qu’un document a été présenté au tribunal, mais il n’est pas présenté à la Cour pour être examiné : Togtokh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 581 au para 16. Dans le troisième de ces scénarios, à moins d’avoir par ailleurs accès au document en question, comme le dossier du demandeur, la Cour ne pourra pas trancher la légalité de la décision : Togtokh au para 16(3).

[17]  La situation dont il est question en l’espèce correspond à la troisième que le juge Boswell a décrite dans la décision Togtokh. On sait que les documents ont été soumis au tribunal, mais qu’ils ne figuraient pas dans le DCT. Cependant, la Cour y a eu accès par l’entremise du dossier du demandeur, et les décisions rendues indiquent que la déléguée du ministre a bel et bien eu en main les documents en question. La Cour est, de ce fait, en mesure de trancher la légalité de la décision : Togtokh au para 16(3); Torales Bolanos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 388 aux para 41‑52.

B.  Le rôle de la famille dans les demandes de M. Abdinur

[18]  La demande d’ERAR de M. Abdinur se limitait à un examen des facteurs énoncés à l’article 97 de la LIPR, parce qu’il était interdit de territoire au Canada pour grande criminalité : LIPR, art 112(3)b), 113d). Il lui incombait donc d’établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il était plus probable que le contraire qu’il serait personnellement exposé au risque d’être soumis à la torture ou à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités : LIPR, art. 97; Li c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 1 aux para 29, 36. M. Abdinur a évoqué les dangers de la situation qui régnait en Somalie et il a affirmé que ces dangers représentaient pour lui un risque accru, parce qu’il ne bénéficiait d’aucun soutien familial ou clanique, qu’il avait une connaissance restreinte de la langue et de la culture, et qu’on le percevrait comme un homme occidentalisé revenant au pays.

[19]  M. Abdinur a fui, à l’âge de quatre ans, la guerre civile qui faisait rage en Somalie. Ses parents avaient divorcé peu après sa naissance, et il vivait avec sa mère en Somalie, tandis que son frère et sa sœur vivaient en compagnie de son père. Quand les combats ont atteint leur ville, sa mère l’a envoyé au Kenya pour qu’il vive avec les parents de son père, en compagnie de son frère et de sa sœur. Il a vécu environ un an au Kenya, et il est ensuite parti pour le Canada afin d’y rejoindre son père, à l’âge de cinq ans. Il a aujourd’hui plus de 30 ans.

[20]  Le père de M. Abdinur est décédé quand ce dernier avait 22 ans. Peu après, le frère de M. Abdinur a été renvoyé en Somalie, après avoir perdu son statut de résident permanent à la suite d’une déclaration de culpabilité au criminel. M. Abdinur dit qu’il a été en contact avec son frère en Somalie pendant un mois ou deux, mais que ce dernier a ensuite « disparu » et que, depuis ce temps, il n’a plus eu de nouvelles de lui. La sœur de M. Abdinur vit au Canada, tout comme sa grand‑mère et d’autres membres de la famille du côté paternel.

[21]  Les observations de M. Abdinur selon lesquelles il n’avait aucune famille connue en Somalie étaient d’une importance fondamentale pour sa demande d’ERAR, à cause de la preuve au sujet de la situation régnant dans le pays, laquelle faisait état de l’importance de la famille pour pouvoir bénéficier du soutien de son clan, ainsi que de l’importance du système clanique et de la famille nucléaire comme mécanismes de protection à Mogadiscio. La demande de M. Abdinur fondée sur des considérations d’ordre humanitaire faisait état, elle aussi, des difficultés et des dangers auxquels ce dernier ferait face s’il était renvoyé en Somalie. Il a fait remarquer qu’en plus des conditions générales régnant dans le pays, il n’avait de contacts avec aucun membre de la famille restant en Somalie, et que sa seule famille vivait au Canada ou aux États‑Unis.

C.  Les conclusions défavorables quant à la crédibilité

[22]  La déléguée du ministre a tiré des conclusions défavorables quant à la crédibilité à propos de la description que M. Abdinur a faite de sa famille, et elle s’est servie de ces conclusions pour en déduire qu’il bénéficiait bel et bien d’un soutien familial en Somalie. Ces conclusions étaient fondées sur quatre aspects de la preuve de M. Abdinur : (1) des différences entre les noms de sa mère et de sa belle‑mère à des endroits différents de la preuve; (2) le fait qu’il avait été incapable de fournir le nom de la personne qui l’avait accompagné depuis le Kenya jusqu’au Canada; (3) une affirmation selon laquelle, au fil des ans, [traduction« [d]es membres de la famille apparaissaient et disparaissaient à volonté » dans ses récits; (4) des doutes à l’égard du [traduction« manque de précision » de M. Abdinur et de son [traduction« comportement » au cours de l’audience.

[23]  Je suis d’avis que ces conclusions sont déraisonnables, et que la première est également inéquitable. Pour examiner ces aspects des conclusions qu’a tirées la déléguée de la ministre quant à la crédibilité, je suis conscient de l’importance de la retenue dont il convient de faire preuve à l’égard des conclusions de fait, et cela inclut les conclusions en matière de crédibilité. L’appréciation de la crédibilité est d’une importance primordiale pour le rôle de juge des faits que joue le décideur : Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1052 au para 13. Ce rôle est conféré aux délégués du ministre par choix législatif, et le respect de ce choix d’organisation institutionnelle oblige la Cour à adopter une « attitude de retenue » lors du contrôle judiciaire : Vavilov au para 24. Comme le fait remarquer le ministre, l’arrêt Vavilov exige qu’une cour de révision s’abstienne d’apprécier à nouveau la preuve, et cette cour ne devrait pas modifier des conclusions de fait, « à moins de circonstances exceptionnelles » : Vavilov au para 125.

[24]  Parallèlement, il ressort également de l’arrêt Vavilov qu’une décision doit être raisonnable au vu du dossier de preuve et de la trame factuelle générale qui a une incidence sur la décision : Vavilov au para 126. À l’instar d’autres conclusions de nature factuelle, on ne peut pas retenir les conclusions relatives à la crédibilité qui ne sont pas fondées sur la preuve.

[25]  Il est important de souligner, au moment d’évaluer les conclusions en matière de crédibilité dont il est question en l’espèce, que la question en litige pertinente était la déclaration de M. Abdinur selon laquelle il n’avait en Somalie aucun membre de sa famille connu sur lequel il pourrait compter s’il était renvoyé dans ce pays. La preuve de M. Abdinur à cet égard était que : a) sa mère se trouvait en Somalie, puisqu’elle y était restée lorsqu’il était parti, mais il n’avait aucun contact avec elle; b) son frère avait été renvoyé en Somalie, mais il avait disparu après quelques mois de contacts. Comme l’a reconnu la déléguée du ministre, il n’y avait [traduction« aucune preuve claire pour contredire ses déclarations sur ce sujet en particulier ». Elle a néanmoins conclu que la crédibilité de M. Abdinur à l’égard d’autres aspects de sa famille était telle que [traduction« ses déclarations sur d’autres points sont également douteuses ».

(1)  Les différences entre les noms de la mère et de la belle‑mère de M. Abdinur

[26]  Dans son formulaire de demande d’ERAR ainsi que dans l’affidavit qu’il a déposé à l’appui de cette dernière, M. Abdinur a appelé sa mère « Hadia Salad ». Il a répété ce nom au début du témoignage qu’il a fait à l’audience.

[27]  À l’audience, la déléguée du ministre a renvoyé M. Abdinur à des informations figurant dans le document intitulé « Visa d’immigrant et fiche relative au droit d’établissement (IMM 1000) », délivré au début de 1994, à son arrivée au Canada. Ce document indique, à titre de membre de la famille accompagnateur, un nom qui semble être inscrit sous la forme suivante : « Hawa Dahir Adawa » (encore que la copie du formulaire qui figure dans le DCT soit loin d’être claire), et ce nom est inscrit sous forme manuscrite sur la copie du document comme étant « Hawa Dahir Adawe ». Selon le formulaire, il s’agit de la mère de M. Abdinur. Celui‑ci n’avait pas en main le document en question à l’audience, car il était en détention à Lindsay, et l’audience a eu lieu par vidéoconférence.

[28]  Quand ce nom et cette information ont été soumis à M. Abdinur à l’audience, il a répondu qu’il ignorait de qui il s’agissait, mais qu’il se souvenait d’être arrivé au Canada en compagnie de la tante de son cousin. Il a confirmé qu’il avait laissé sa mère en Somalie. Plus tard à l’audience, en faisant référence à l’une de ses belles‑mères, il a dit : [traduction« son nom est, je crois, je peux me tromper, je pense que c’est Maryam Dahir ou quelque chose du genre ». Dans un affidavit déposé après l’audience, M. Abdinur a déclaré que, maintenant qu’il avait vu une copie du document, il pouvait voir que le nom indiqué sur le formulaire IMM 1000 était celui de sa belle‑mère, appelée « Mariam » à l’audience, mais dont le nom véritable était « Hawa Dahir ».

[29]  Dans la décision relative à l’ERAR, la déléguée du ministre a noté que, dans la demande de M. Abdinur fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, le nom de sa mère est inscrit comme étant « Hawo Dehyeh » à deux endroits. Dans l’affidavit qu’il a déposé à l’appui de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, affidavit souscrit sept mois avant celui qui a été déposé à l’appui de l’ERAR, mais essentiellement identique, M. Abdinur avait rayé le nom « Hadia » dans l’énoncé [traduction« [l]e nom de ma mère est Hadia Salad, », et inscrit à la main « Hawo Dehyeh ». Comme il a déjà été mentionné, le même énoncé figure dans son affidavit subséquent, déposé à l’appui de l’ERAR, mais sans l’inscription manuscrite.

[30]  Dans sa décision concernant la demande d’ERAR, la déléguée du ministre a souligné cette différence entre le nom indiqué sur les formulaires relatifs aux considérations d’ordre humanitaire et le nom inscrit sur les formulaires relatifs à l’ERAR. Elle a conclu que le nom « Hawo Dehyeh » [traduction« sonne comme Hawa Dahir, et il pourrait s’agir d’une différence de translittération du même nom ». La déléguée du ministre n’a pas tenté de se renseigner auprès de M. Abdinur sur cette hypothèse ni sur les différences entre les documents relatifs aux considérations d’ordre humanitaire et les ceux relatifs à l’ERAR, puisqu’elle n’avait pas encore étudié en détail les documents relatifs aux considérations d’ordre humanitaire :

[traduction]

Je n’avais pas passé en revue les formulaires de DRP en matière de considérations d’ordre humanitaire au moment de l’audience de décembre 2018 pour lui soumettre à ce moment-là cette autre incohérence concernant le nom de sa mère, mais je ne crois pas que cela change mes doutes de quelque façon – il n’en demeure pas moins qu’il a fourni au fil des ans, aux autorités de l’immigration, des renseignements différents concernant le nom de sa mère. Bien qu’il soit parfaitement plausible que, en tant qu’enfant, il n’ait pas fourni les renseignements qui étaient inclus dans le formulaire IMM 1000, il n’est pas crédible qu’il ait ignoré qui était Hawa Dahir Adawe quand il a indiqué son nom – ou un nom fort semblable au nom de cette dernière (mais tout à fait différent de Hadiya [sic] Salad) – comme étant celui de sa mère, dans un formulaire qu’il avait rempli en 2017.

[Non souligné dans l’original.]

[31]  Selon moi, cette conclusion est à la fois inéquitable et déraisonnable.

[32]  L’obligation d’équité exige que l’on donne à un demandeur la possibilité de traiter de n’importe quelle contradiction importante qui a été relevée avant que l’on se fonde sur cette dernière pour tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité; voir, par exemple, Ananda Kumara c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1172 aux para 3‑5; Shaiq c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 149 au para 77. Dans la présente affaire, la déléguée du ministre s’est fondée sur la différence entre le nom de la mère, tel qu’il était inscrit sur les formulaires relatifs aux considérations d’ordre humanitaire et l’affidavit correspondant, ainsi que sur les formulaires d’ERAR et les éléments de preuve connexes de M. Abdinur, sans avoir soumis la question à ce dernier. À mon avis, elle ne peut se soustraire à l’obligation d’équité en disant croire que cela ne changerait pas ses doutes, compte tenu du [traduction« fait » inexpliqué qu’il existe des renseignements différents. La raison même de l’exigence d’équité est de reconnaître qu’il y a lieu de donner une possibilité de fournir, pour la divergence relevée, une explication qui pourrait fort bien changer les doutes du décideur.

[33]  La contradiction relevée étant tirée de la demande de M. Abdinur fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, elle amplifie le manque d’équité en l’espèce. Ainsi qu’il a déjà été mentionné, il y avait lieu d’examiner ensemble les deux demandes en prenant pour base le dossier combiné. Cependant, comme le savait la déléguée du ministre, M. Abdinur était représenté par des conseils différents dans le cadre de la demande d’ERAR. Ces derniers n’étaient peut‑être pas au courant de la divergence relevée dans le dossier combiné, ou de la nécessité d’en traiter, surtout si la déléguée du ministre n’avait pas soulevé la question. Dans de telles circonstances, il était particulièrement inéquitable de ne pas soumettre à M. Abdinur les renseignements tirés de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire pendant l’audience relative à l’ERAR avant de s’y fier.

[34]  Le ministre fait remarquer que l’avis envoyé avant l’audience relative à l’ERAR indiquait que [traduction« [d]es détails concernant vos familles claniques paternelle et maternelle » ainsi que [traduction« [l]’endroit où se trouvent actuellement des membres de votre famille immédiate et d’autres proches parents » étaient des questions qui seraient soulevées à l’audience. Quoi qu’il en soit, je ne crois pas qu’un tel avis écarte l’obligation de soumettre au demandeur des incohérences alléguées, ou qu’il y satisfait.

[35]  Je conclus aussi qu’il était déraisonnable de la part de la déléguée du ministre de conclure que le nom de la belle‑mère de M. Abdinur, « Hawa Dahir Adawe », [traduction« sonn[ait] comme » Hawo Dehyeh et qu’il [traduction« pourrait s’agir d’une différence de translittération », alors qu’il était [traduction« tout à fait différent » de Hadiya Salad. La déléguée du ministre a déclaré n’avoir aucune connaissance des noms somaliens ou de la langue somalienne. Sans cette connaissance, des conclusions sur ce qui [traduction« sonne comme » un certain nom ou ce qui pourrait être une [traduction« différence de translittération » pourraient être inconsciemment influencées du point de vue culturel ou linguistique. Particulièrement, dans l’affidavit corrigé à la main, M. Abdinur a uniquement remplacé « Hadia » (et non « Hadia Salad ») par « Hawo Dehyeh », tandis que le nom complet indiqué sur le formulaire IMM 1000 était « Hawa Dahir Adawe ». Néanmoins, la déléguée du ministre semble avoir comparé « Hawo Dehyeh » au nom partiel « Hawa Dahir », en concluant qu’il y avait une similitude entre les deux, tout en le comparant avec le nom complet « Hadia Salad » pour arriver à la conclusion que les deux étaient [traduction« tout à fait différents ». À mon avis, il était déraisonnable d’émettre une hypothèse sur ce qui pourrait constituer une [traduction« différence de translittération » en se fondant sans preuve sur ces comparaisons, et sans avoir soumis la question à M. Abdinur.

[36]  Cela est d’autant plus vrai que M. Abdinur a expliqué dans un affidavit déposé après l’audience qu’Hawa Dahir Adawe (qu’il avait appelée « Mariam ») était sa belle‑mère. Son père l’avait épousée après la naissance de M. Abdinur, elle vivait en Europe quand M. Abdinur se trouvait au Kenya, et elle vit aujourd’hui aux États‑Unis. Il a déclaré qu’elle n’avait jamais résidé au Canada et n’était [traduction« venue au Canada que pour nous rendre visite quelques fois et voir mon père ». De telles circonstances expliqueraient certes pourquoi M. Abdinur n’a pas reconnu aussitôt le nom lu à partir d’un formulaire qu’il n’avait pas rempli et qu’il n’avait pas devant lui. L’idée que ce fait établissait un manque de crédibilité, parce qu’il avait inscrit un nom que la déléguée du ministre considérait comme [traduction« fort semblable » à celui qui figurait dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est déraisonnable, et ce, pour les raisons susmentionnées.

[37]  Malgré cette explication, la déléguée du ministre a accordé [traduction« peu de poids » aux déclarations figurant dans l’affidavit que M. Abdinur avait déposé après l’audience, [traduction« [v]u le manque général de crédibilité relevé dans un grand nombre de ses dires sur sa structure familiale ». La déléguée du ministre a développé, dans le passage suivant, ce qu’elle entendait par le [traduction« grand nombre de ses dires sur sa structure familiale » :

[traduction]

À l’audience du 10 décembre 2018, M. Abdinur n’a pas pu me fournir de détails satisfaisants sur ses liens familiaux. À l’audience, M. Abdinur n’a pas pu se souvenir de renseignements de base, dont le nom de la personne qui l’avait accompagné au cours des nombreuses heures de voyage depuis le Kenya jusqu’au Canada. Des membres de sa famille apparaissaient et disparaissaient à volonté dans ses récits, au fil des ans, dont plusieurs belles‑mères, demi‑frères ou demi-sœurs, tantes et cousins, et leur présence ou leur absence était conçue pour convenir aux besoins de sa situation. Je puis admettre que les antécédents familiaux que l’agent de libération conditionnelle a établis aient pu contenir quelques erreurs, mais la simple quantité d’inexactitudes, prise en considération avec les autres déclarations que M. Abdinur a faites au fil des ans au SCC, à l’ASFC et à des agents d’immigration, y compris son manque de précision à l’audience tenue en décembre, m’ont amené à conclure que M. Abdinur tente délibérément de m’induire en erreur à propos de l’endroit où se trouvent les membres de sa famille, et même de leur identité.

[38]  Ces affirmations semblent être la raison pour laquelle l’explication de M. Abdinur a été rejetée, ainsi qu’être données comme motifs distincts pour mettre en doute sa crédibilité. Pour les motifs qui suivent, je conclus qu’elles aussi sont déraisonnables.

(2)  L’incapacité de M. Abdinur de fournir le nom de la personne l’ayant accompagné depuis le Kenya jusqu’au Canada

[39]  M. Abdinur était âgé de cinq ans quand il est venu au Canada, soit plus de 25 ans avant la date de son audience. Il est déraisonnable, selon moi, de conclure que cette incapacité de se souvenir du nom de la tante qui l’avait accompagné à bord de ce vol mine sa crédibilité, peu importe le nombre d’heures qu’a duré ce vol. Il n’est pas raisonnable de présumer qu’une personne âgée de 30 ans se souviendrait forcément de ce détail d’un fait qui est survenu à une époque où elle était âgée de cinq ans, même si elle se souvient d’autres.

[40]  Il est également important de rappeler quelle est la question en litige pertinente : si M. Abdinur a en Somalie de la famille sur laquelle il peut compter. La pertinence du nom de la tante du cousin qui l’a accompagné depuis le Kenya jusqu’au Canada en 1994 ne saute pas tout de suite aux yeux, et la déléguée du ministre ne dit pas pourquoi elle a considéré qu’il s’agissait d’un [traduction« renseignemen[t] de base ». Comme la Cour l’a décrété, les décisions relatives à la crédibilité ne devraient pas reposer sur un « test de mémoire », pas plus que sur une analyse trop détaillée de questions sans pertinence ou périphériques par rapport à la demande d’asile : Shabab c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 872 au para 39; Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924 au para 23.

[41]  Je signale également qu’il était inexact de la part de la déléguée du ministre de dire simplement que, durant l’audience, [traduction« M. Abdinur n’a[vait] pas pu se souvenir » de ces renseignements. L’affidavit qu’il a déposé après cette audience confirmait qu’il ignorait tout simplement le nom de la femme, qui était une tante de son cousin.

(3)  L’apparition et la disparition de membres de la famille dans les récits de M. Abdinur

[42]  L’affirmation selon laquelle [traduction« [d]es membres de sa famille apparaissaient et disparaissaient à volonté » dans les récits de M. Abdinur, au fil des ans, et que [traduction« leur présence ou leur absence était conçue pour convenir aux besoins de sa situation » est forte. Si elle était justifiée, et pertinente pour ce qui était de savoir si M. Abdinur avait de la famille qui pouvait le soutenir en Somalie, il s’agirait certes d’un élément qui aurait une incidence sur la crédibilité de M. Abdinur.

[43]  Cependant, comme l’a souligné M. Abdinur en se reportant aux déclarations qu’il avait faites dans divers contextes, cette affirmation ne repose sur aucune preuve. Le seul détail qu’a fourni la déléguée du ministre à l’appui de cette déclaration est qu’elle inclut [traduction« plusieurs belles‑mères, demi‑frères ou demi-sœurs, tantes et cousins ». Cependant, à part le doute soulevé quant aux noms de la mère et de la première belle‑mère de M. Abdinur, la déléguée du ministre ne fait pas état de [traduction« belles‑mères, demi‑frères ou demi-sœurs, tantes et cousins » qui apparaissaient ou disparaissaient. Il semble plutôt s’agir, comme le fait remarquer M. Abdinur, d’une généralisation non fondée du genre que l’on réprouve au paragraphe 104 de l’arrêt Vavilov.

[44]  Dans le cadre de la présente demande, le ministre a admis qu’il ne pouvait fait état d’aucune autre preuve d’apparition ou de disparition de membres de la famille. Il a toutefois fait valoir qu’il s’agissait simplement d’une [traduction« tournure de phrase » et que cela ne donnait pas à penser que la décision était déraisonnable. Ce n’est pas la phraséologie de la conclusion qui pose problème. C’est la conclusion même, sans preuve à l’appui, selon laquelle M. Abdinur a changé la composition de sa famille, au fil du temps, pour que cela convienne à ses propres fins.

[45]  La déléguée du ministre n’explique pas non plus en quoi la présence ou l’absence alléguée de ces personnes convenait aux besoins d’une situation particulière. La raison pour laquelle elle considère que l’existence ou l’absence d’un demi‑frère, d’une tante ou d’un cousin aurait aidé la cause de M. Abdinur n’est pas claire. Si l’on doit imputer à un demandeur une telle motivation, il est nécessaire d’énoncer le raisonnement de base qui sous‑tend une telle conclusion. Vu l’importance de cette conclusion pour M. Abdinur, il faudrait donner une explication élémentaire quant au fondement probant et logique d’un énoncé défavorable aussi fort : Vavilov aux para 133‑135.

[46]  Sans savoir à quelle preuve se rapporte l’affirmation selon laquelle des membres de la famille de M. Abdinur [traduction« apparaissaient et disparaissaient à volonté », ou pourquoi de tels changements ont censément aidé M. Abdinur, la conclusion manque d’intelligibilité, de transparence et de justification.

(4)  Le [traduction] « manque de précision » de M. Abdinur et son [traduction] « comportement » au cours de l’audience

[47]  Dans le passage reproduit au paragraphe [37] qui précède, la déléguée du ministre a fait référence au [traduction« manque de précision » de M. Abdinur à l’audience. Dans la conclusion qu’elle a tirée sur cette question, elle a aussi fait référence à son [traduction« comportement » :

[traduction]

Je suis d’avis, d’après les informations dont je dispose et après avoir observé le comportement de M. Abdinur à l’audience du 10 décembre 2018, et après lui avoir fait part de ces doutes à ce moment-là, que M. Abdinur ne s’exprime pas de manière franche au sujet de détails relatifs à l’endroit où se trouve sa famille.

[Non souligné dans l’original]

[48]  Outre les questions déjà considérées plus tôt comme déraisonnables, la déléguée du ministre ne dit pas ce qu’elle a considéré comme [traduction« manque de précision » dans les réponses de M. Abdinur. Après avoir examiné la transcription de l’audience, cela ne m’est pas évident non plus.

[49]  La déléguée du ministre indique encore moins ce qui, dans le [traduction« comportement » de M. Abdinur, a miné sa crédibilité. La capacité de voir un témoin en personne est reconnue comme l’un des avantages dont dispose un juge des faits pour ce qui est d’apprécier sa crédibilité, malgré les doutes évoqués quant aux lacunes que présente le fait de se fonder sur le comportement : Rozas del Solar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1145 aux para 97‑104. Cependant, il ne suffit pas, selon moi, de faire simplement référence au « comportement » d’un témoin, sans indiquer quels aspects de ce comportement ont miné sa crédibilité. Cela ne permet pas à la Cour de tirer une conclusion quant à la question de savoir si l’appréciation du comportement, ou le fait de s’y fier, étaient raisonnable. Je suis conscient qu’il peut être difficile de définir un [traduction« comportement » non crédible (l’un des problèmes que présente le fait de s’y fier), mais le simple fait de dire qu’une conclusion relative à la crédibilité repose sur le « comportement », sans plus, est de peu de valeur.

[50]  À mon avis, compte tenu des aspects inéquitables et déraisonnables décrits plus ci‑dessus, les conclusions qu’a tirées la déléguée du ministre au sujet de la crédibilité ne peuvent pas être retenues.

D.  Les inférences défavorables tirées des conclusions relatives à la crédibilité

[51]  La déléguée du ministre a tiré une inférence défavorable importante à partir de ses conclusions selon lesquelles la preuve de M. Abdinur sur sa famille n’était pas crédible :

[traduction]

La raison pour laquelle M. Abdinur agit de manière aussi trompeuse au sujet de l’identité de sa mère et du lieu où elle se trouve n’est pas claire, et je déduis de son obscurcissement qu’il ne veut pas révéler la vérité, parce qu’elle se trouve en Somalie, et qu’elle serait en mesure de l’aider dans le pays dont il a la citoyenneté au cas où il y serait renvoyé.

[Non souligné dans l’original.]

[52]  La « tromperie » à propos de l’identité de la mère de M. Abdinur et du lieu où elle se trouve auquel fait référence la déléguée du ministre semble être : (i) la correction du nom de sa mère qui n’a pas été soumise à M. Abdinur; (ii) le fait que des rapports du Service correctionnel du Canada et de l’Agence des services frontaliers du Canada semblent faire référence à sa belle‑mère comme étant sa mère. Les autres conclusions tirées au sujet de la crédibilité de M. Abdinur ont trait à d’autres membres de sa famille.

[53]  Quoi qu’il en soit, il est difficile de comprendre pourquoi, à partir d’un manque de crédibilité allégué, la déléguée du ministre tirerait une inférence principale qui, en réalité, concorde avec le témoignage de M. Abdinur, à savoir que sa mère se trouve en Somalie. En fait, comme l’a fait valoir ce dernier, s’il cherchait à tromper la déléguée du ministre au sujet du lieu où sa mère se trouve, de façon à rehausser les chances de succès de sa demande d’ERAR, il serait illogique qu’il souligne à plusieurs reprises, comme il l’a fait, que sa mère était demeurée en Somalie.

[54]  Cela dit, comme le souligne M. Abdinur, la déléguée du ministre a également tiré une inférence supplémentaire : non seulement sa mère se trouve en Somalie, ce qui n’est pas contesté, mais elle est vivante et en bonne santé, et elle serait en mesure de l’aider s’il était renvoyé. Je conviens avec M. Abdinur que cette inférence, en plus de reposer sur des conclusions inéquitables et déraisonnables quant à la crédibilité, dépasse le stade d’une inférence défavorable raisonnée et relève du domaine de l’hypothèse non admissible.

[55]  Il ne fait aucun doute qu’un décideur peut tirer des inférences raisonnées à partir des faits et de la preuve. Comme l’a fait remarquer le juge Gleeson au paragraphe 19 de la décision Ayalogu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1055 :

[…] Un décideur peut faire des inférences lorsque les faits essentiels qui sous-tendent l’inférence ont été établis et que l’inférence peut être raisonnablement et logiquement tirée de ces faits essentiels établis. Lorsque les faits essentiels n’ont pas été établis ou que l’inférence ne peut être logiquement et raisonnablement tirée des faits essentiels, toute tentative de tirer une inférence ne sera rien d’autre qu’une hypothèse non admissible […]

[Non souligné dans l’original; renvoi omis.]

[56]  La déléguée du ministre a tiré une inférence factuelle défavorable de sa conclusion défavorable quant à la crédibilité, concluant que M. Abdinur mentait et que la raison pour laquelle il le faisait était que la vérité était contraire à ses intérêts. Il est possible de tirer une inférence factuelle défavorable semblable dans les cas où une partie a omis de produire une preuve pertinente ou d’appeler un témoin pertinent, l’hypothèse étant que la preuve lui serait défavorable : Jele c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 24. Cependant, une conclusion défavorable au sujet de la crédibilité ne confère pas à un décideur la liberté absolue de tirer des inférences factuelles qui ne sont pas étayées par la preuve et qui, en fait, sont contraires à la preuve qui a été déposée. Il faut plutôt que « [l]es conclusions de fait défavorables et les conclusions ou hypothèses défavorables en matière de crédibilité [soient] justifiées par les éléments de preuve » : Kreishan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 223 au para 46.

[57]  Aucune preuve déposée dans la demande d’ERAR ou dans la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire ne dénotait que M. Abdinur avait été en contact avec sa mère depuis son départ de la Somalie, ou que celle-ci était en mesure de l’aider s’il était renvoyé. Au contraire, la preuve indiquait l’opposé. À l’appui de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, M. Abdinur a déposé un certain nombre de lettres de membres de sa famille. Une lettre d’un cousin confirmait l’information de M. Abdinur selon laquelle il n’avait [traduction« aucun parent en Somalie, du moins personne avec qui il pouvait communiquer ». Une lettre de sa tante confirmait que [traduction« toute la famille de Zackaria vit ici, au Canada, ou aux États‑Unis. Il ne connaît personne en Somalie ». Ces déclarations concordaient avec les positions adoptées par le ministre lors de divers contrôles des motifs de détention, où il a été souligné que M. Abdinur [traduction« ne connaît personne en Somalie » et n’a [traduction« personne là‑bas ».

[58]  La déléguée du ministre n’a aucunement traité de cette preuve quand elle est arrivée à ses conclusions au sujet de la crédibilité ou quand elle a inféré que la mère de M. Abdinur était en mesure de l’aider s’il était renvoyé en Somalie. Bien que cette preuve ait été déposée dans le cadre de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire plutôt que dans celui de la demande d’ERAR, la déléguée du ministre a elle‑même confirmé qu’elle allait se fonder sur les deux dossiers, et elle s’est servie d’informations figurant dans la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire pour remettre en question la crédibilité de M. Abdinur. Je conviens qu’il était déraisonnable de sa part de tirer des conclusions défavorables quant à la crédibilité et, par la suite, des inférences défavorables au sujet des déclarations de M. Abdinur selon lesquelles il n’avait aucun soutien familial en Somalie, sans faire référence aux éléments de preuve contraires : Vavilov au para 126.

[59]  Les conclusions que la déléguée du ministre a tirées à propos du frère de M. Abdinur soulèvent un doute semblable. Comme il a été indiqué, la preuve de M. Abdinur était qu’après le renvoi de son frère en Somalie, il avait été en contact avec lui pendant quelques mois, et que ce dernier avait ensuite disparu. La déléguée du ministre n’a pas accepté cette preuve :

[traduction]

À cause du manque de crédibilité de M. Abdinur, il est difficile d’apprécier la véracité de sa situation. Il a dit qu’il n’avait aucune famille en Somalie, mais l’endroit véritable où se trouvent sa mère ainsi que son frère et l’étendue de la relation qu’il entretient avec sa mère ne sont pas clairs, et ce qu’il a déclaré au sujet de sa mère et de son frère est entouré d’informations erronées à propos de sa famille en général.

[…]

Je ne suis pas persuadée, au vu de la preuve qu’il m’a fournie, qu’il n’est plus en contact avec sa mère et son frère […]

[60]  Là encore, ces conclusions ont été tirées sans faire référence aux lettres déposées par des membres de la famille. La sœur, le cousin et la tante de M. Abdinur ont tous confirmé que la famille n’avait plus de nouvelles de son frère. La déléguée du ministre n’a pas mentionné cette preuve corroborante avant de mettre en doute les déclarations de M. Abdinur et d’inférer que celui-ci bénéficierait d’un soutien familial en Somalie. Vu l’importance de la question de la présence de membres de la famille en Somalie pour la demande d’ERAR et celle fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, présentées par M. Abdinur, il était déraisonnable de ne pas prendre en compte cette preuve corroborante pour apprécier la crédibilité de M. Abdinur sur cette question, ou pour tirer des inférences factuelles contraires.

[61]  Dans la décision relative à l’ERAR, la déléguée du ministre a tiré d’autres conclusions quant à la crédibilité relativement à l’affiliation clanique de M. Abdinur et à sa capacité de pouvoir compter sur l’appui de membres de son clan en Somalie. M. Abdinur les conteste également. Je suis d’avis qu’il n’est pas nécessaire de trancher ces arguments-là ou les autres que M. Abdinur a invoqués. L’importance des conclusions relatives à la crédibilité quant à la preuve de M. Abdinur concernant sa famille a occupé une place suffisante dans la décision de la déléguée du ministre pour que leur caractère inéquitable et déraisonnable signifie que la décision ne peut être maintenue. Autrement dit, les conclusions viciées au sujet de la crédibilité, de même que les inférences en découlant, ne constituent pas juste une « erreur mineure » dans le raisonnement; elles sont suffisamment capitales ou importantes pour rendre la décision déraisonnable : Vavilov au para 100.

E.  L’intégration dans la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire des conclusions relatives à la crédibilité qui découlent de l’ERAR

[62]  Au début de la décision relative aux considérations d’ordre humanitaire, la déléguée du ministre a expressément intégré les conclusions qu’elle avait tirées dans sa décision relative à l’ERAR :

[traduction]

Il est important de lire la présente décision de pair avec celle que j’ai rendue au sujet de la demande d’examen des risques avant renvoi de M. Abdinur, car cette décision contient une grande quantité d’informations et d’analyses concernant la crédibilité de M. Abdinur au sujet de points qui sont importants pour l’ERAR et pour la DRP [demande de résidence permanente] fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Je ne répéterai pas ici la même analyse, car il s’agirait d’un simple travail de copie et de collage, mais j’orienterais le lecteur vers ma décision relative à l’ERAR, puisque l’appréciation que j’y fais de la crédibilité de M. Abdinur s’applique aux deux décisions.

[Non souligné dans l’original.]

[63]  Comme dans le cas de la demande d’ERAR, la déléguée du ministre s’est fondée sur les conclusions relatives à la crédibilité qui avaient été tirées dans le cadre de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire pour examiner l’importante question de savoir si M. Abdinur bénéficierait d’un soutien familial s’il était renvoyé en Somalie :

[traduction]

Un aspect d’une grande importance pour l’appréciation de sa DRP fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est la situation qui l’attend en Somalie. Il a dit n’avoir aucune famille dans ce pays, et n’y connaître personne. Cependant, comme j’ai conclu qu’il n’est pas digne de foi, il m’est impossible d’accorder un poids quelconque à ce qu’il a déclaré au sujet de l’endroit où se trouvaient d’autres membres de sa famille.

[64]  Là encore, pour arriver à cette conclusion, la déléguée du ministre n’a fait aucunement référence à la preuve corroborante émanant de membres de la famille de M. Abdinur et déposée dans le cadre de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Elle a bel et bien fait référence à ces lettres au moment d’analyser l’effet qu’aurait le départ de M. Abdinur sur sa famille, ce qui veut dire qu’elle avait manifestement ces documents en main. Cependant, de façon déraisonnable, elle n’a pas pris en considération ces éléments de preuve au moment de tirer des conclusions contraires d’une [traduction« grande importance ».

[65]  Étant donné que la déléguée du ministre a intégré dans la décision relative aux considérations d’ordre humanitaire des conclusions relatives à la crédibilité inéquitables et déraisonnables qui figuraient dans la décision relative à l’ERAR et qu’elle s’est fondée sur celles‑ci, la décision relative aux considérations d’ordre humanitaire est, pareillement, inéquitable et déraisonnable. Il est inutile que je tranche les autres questions que M. Abdinur a soulevées à l’égard de la décision relative aux considérations d’ordre humanitaire, car je conclus que la décision ne peut pas être maintenue, quelle que soit la manière dont on tranche ces questions.

IV.  Conclusion

[66]  Les deux demandes de contrôle seront donc accueillies, et la demande d’ERAR de M. Abdinur ainsi que sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire seront renvoyées à un autre délégué du ministre pour nouvelles décisions.

[67]  Les parties ont convenu, tout comme moi, que l’affaire ne soulevait aucune question appropriée en vue de la certification.


JUGEMENT DANS LES DOSSIERS IMM‑2633‑19 et IMM‑2634‑19

LA COUR STATUE que :

  1. Les demandes de contrôle sont accueillies, et la demande d’examen des risques avant renvoi, présentée par M. Abdinur, ainsi que sa demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire sont renvoyées à un autre délégué du ministre pour nouvelles décisions.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

C. Laroche, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AUX DOSSIERS


DOSSIER :

IMM‑2633‑19

 

INTITULÉ :

ZAKARIA SALAD ABDINUR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

DOSSIER :

IMM‑2634‑19

 

INTITULÉ :

ZAKARIA SALAD ABDINUR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 DÉcembrE 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 3 SeptembrE 2020

 

COMPARUTIONS :

Benjamin Liston

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Christopher Ezrin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AUX DOSSIERS :

Refugee Law Office

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Le procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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