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Date : 20060630

Dossier : IMM-6838-05

Référence : 2006 CF 839

OTTAWA (ONTARIO), LE 30 JUIN 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE LEMIEUX

 

ENTRE :

RUKHSANA KHAN, MUHAMMAD KHAN, MAHAM KHAN

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

Contexte

[1]    Dans sa décision du 20 octobre 2005 que les demandeurs attaquent dans la présente instance, la Section de la protection des réfugiés (le tribunal) n'a pas cru la version des faits que lui a exposée Mme Rukhsana Khan. Mme Khan est citoyenne du Pakistan. Les autres demandeurs sont sa fille Maham, qui est âgée de huit ans et qui est citoyenne des États-Unis, et son fils de quatre ans Muhammad, qui est également citoyen du Pakistan. Elle a aussi un autre enfant, sa fille Rida, née au Canada le 11 janvier 2003.

 

[2]        La demande d'asile présentée par les demandeurs avait déjà fait l'objet d'une décision défavorable d'un autre tribunal le 7 janvier 2004. Cette décision a toutefois été annulée par le juge Harrington (voir le jugement Rukhsana Khan et autres c. MCI, 2005 CF 139).

 

[3]        Mme Khan a essentiellement expliqué qu'elle s'était enfuie du Pakistan en compagnie de ses deux enfants alors qu'elle était enceinte de neuf mois. Elle s'est retrouvée à New York au début de janvier 2003, y a passé quelques jours et est arrivée à Lacolle, au Québec, le 10 janvier 2003. Elle a demandé l'asile et a accouché le lendemain.

 

[4]        Mme Khan affirme qu'elle est une femme battue et qu'elle a peur de son mari, qui vit au Pakistan, si elle était forcée de retourner dans ce pays. Elle allègue aussi que son mari (qui est depuis devenu son ex-mari), l'a menacée de lui enlever sa fille Maham pour la donner à sa seconde femme (un acte de divorce daté du 14 mai 2003 a été déposé en preuve), une personne que Mme Khan affirme craindre également.

 

[5]        En plus de tirer une conclusion générale au sujet de sa crédibilité, le tribunal a conclu que Mme Khan n'avait pas élu domicile au Canada avant d'y arriver par voie terrestre en provenance des États-Unis en compagnie de ses enfants le 10 janvier 2003.

 

La décision du Tribunal   

1. Crédibilité

[6]        Le tribunal a estimé que le témoignage de Mme Khan était [traduction] « vague, hésitant et improvisé et comportait d'importantes omissions, invraisemblances et contradictions pour lesquelles elle n'a pas offert d'explications satisfaisantes », ce qui a amené le tribunal à conclure [traduction] « qu'il n'y a pas suffisamment d'éléments de preuve testimoniaux ou documentaires crédibles pour justifier sa demande d'asile, de sorte que le tribunal estime que la demanderesse n'est pas crédible lorsqu'elle affirme qu'elle s'est rendue au Canada parce que son mari la battait et menaçait de lui enlever sa fille ».

 

[7]        Le tribunal a cité les exemples suivants.

 

[8]        Premièrement, Mme Khan a témoigné que, bien qu'elle ait toujours eu des problèmes avec son mari depuis leur mariage en 1996, elle n'avait pris la décision de s'enfuir du Pakistan qu'après que son mari l'eut menacé de donner leur fille à sa seconde femme. Le tribunal écrit :

[traduction] Le tribunal estime que la demanderesse n'a pas établi, au moyen d'éléments de preuve crédibles, que son mari avait une seconde femme ou qu'il voulait donner sa fille à sa seconde femme. La demanderesse a déclaré dans son exposé circonstancié qu'après la naissance de son fils en janvier 2001, son mari lui avait appris qu'il avait épousé une seconde femme. L'exposé circonstancié ne précise pas quand son mari a contracté ce nouveau mariage ni la date à laquelle il l'en a informée. 

 

 

[9]        Deuxièmement, sur le même point, le tribunal explique qu'à l'audience, lorsqu'on lui a demandé quand son mari avait épousé sa seconde femme, Mme Khan a répondu qu'elle ne s'en souvenait pas. Lorsqu'on lui a demandé une fois de plus quand elle avait été mise au courant de l'existence de ce second mariage, Mme Khan a répondu qu'en juillet 2002, son mari lui avait dit qu'il s'était marié [traduction] « il y a deux ou trois ans ». Le tribunal raconte qu'on a alors demandé à Mme Khan pourquoi elle n'avait pas donné spontanément ces explications plus tôt. Le tribunal a fait observer ce qui suit :

[traduction] Tout d'abord, la demanderesse a simplement fait une pause pour ensuite expliquer qu'elle avait oublié certaines choses parce qu'elle se trouvait au Canada depuis trois ans. Ses explications ne sont pas satisfaisantes. La demanderesse semblait improviser son témoignage.

 

 

[10]      Troisièmement, toujours sur le même point, le tribunal a expliqué que plus tard au cours de l'audience ce qui suit : [traduction] « la demanderesse est revenue sur ses déclarations au sujet de la date à laquelle son mari lui avait appris qu'il avait épousé une seconde femme. Elle a déclaré que c'était en 2001, à la naissance de son fils, que son mari lui avait appris l'existence de son second mariage, mais que la nouvelle avait été "confirmée" en juillet 2002 ». Le tribunal ajoute :

[traduction] Il a fallu lui poser une foule de questions pour clarifier ses déclarations. Le témoignage de la demanderesse était hésitant, évasif, confus et contradictoire. Ainsi, elle affirmait qu'en 2001, lorsque son mari l'avait informée de l'existence de son second mariage, elle l'avait cru « un peu ». Mais lorsqu'on lui a demandé d'expliquer ce qu'elle voulait dire par là, elle a répondu qu'elle avait cru son mari. Lorsqu'on lui a demandé ce qu'elle voulait dire lorsqu'elle expliquait que le second mariage de son mari avait été confirmé en juillet 2002, elle a affirmé que son mari lui avait confirmé ce fait. Confrontée à ses déclarations contradictoires au sujet de la première fois où elle avait été mise au courant du second mariage de son mari, la demanderesse a une fois de plus modifié ses dires. Elle a affirmé qu'en 2001, lorsque son mari lui avait appris qu'il s'était marié, elle ne l'avait pas cru. La nouvelle a par la suite été confirmée comme elle l'avait dit, mais elle n'a offert aucun autre détail. Ses déclarations contradictoires ébranlent sa crédibilité.

 

 

[11]      Quatrièmement, le tribunal a expliqué que Mme Khan avait déclaré à la barre qu'il arrivait à son mari de lui dire qu'il avait épousé une autre fois et que parfois, il le niait, en lui disant qu'il blaguait. Le tribunal lui a demandé si elle avait entrepris des démarches pour savoir si son mari avait ou non épousé une seconde femme. Suivant le tribunal, Mme Khan lui a répondu qu'elle avait demandé à son frère [traduction] « de vérifier » et que son frère lui aurait dit : [traduction] « Il semble bien qu'il soit marié ». Le tribunal a déclaré que la demanderesse n'avait offert aucun autre détail sur [traduction] « la façon dont son frère en était venu à cette conclusion pour le moins ambiguë ». Le tribunal a expliqué qu'il lui avait demandé si elle avait entrepris certaines démarches pour savoir si son mari était effectivement marié à une autre femme, notamment en s'enquérant auprès de la municipalité pour vérifier si le mariage y était enregistré, étant donné que le mariage qu'elle avait contracté avec son mari était enregistré au bureau de la municipalité. Le tribunal écrit ce qui suit :

[traduction] Lorsqu'on lui a demandé si elle avait tenté de s'informer auprès du bureau de la municipalité ou si elle avait demandé à un avocat de le faire pour elle pour savoir si le présumé second mariage de son mari y était enregistré, la demanderesse a répondu qu'elle ne s'était pas informée parce qu'en juillet 2002, « il avait été confirmé qu'il avait contracté un mariage » et parce que leur religion permet jusqu'à quatre mariages.

 

 

[12]      Cinquièmement, le tribunal a signalé que Mme Khan avait témoigné qu'elle n'avait vu la seconde femme de son mari et qu'elle ne lui avait jamais parlé et que tout ce qu'elle savait, c'était qu'elle s'appelait Nabila et qu'aux dires des membres de sa famille qui affirmaient l'avoir vue en compagnie de son mari, Nabila était plus âgée qu'elle. Le tribunal écrit ce qui suit :

[traduction] La demanderesse n'a pas expliqué de façon satisfaisante pourquoi elle ne s'était pas informée auprès des autorités pour savoir si son mari avait ou non épousé une autre femme. Son témoignage confus et contradictoire amène le tribunal à croire que la demanderesse n'est pas crédible sur cette question.

 

 

[13]      Sixièmement, dans son FRP, Mme Khan écrit qu'en juillet 2002, son mari l'a informée de son intention de confier la garde de leur fille Maham à sa seconde femme. Le tribunal signale toutefois que [traduction] « la demanderesse a allégué à l'audience que c'était en 2001 que son mari lui avait fait part de sa décision de lui enlever sa fille ». Le tribunal ajoute ce qui suit :

[traduction] Confrontée à ses déclarations contradictoires, la demanderesse a expliqué que son mari lui avait d'abord dit qu'il blaguait au sujet de leur fille mais qu'en juillet 2002, il avait « confirmé » ses intentions. Elle n'a fourni aucun autre détail. Son exposé circonstancié omettait cependant de préciser qu'avant juillet 2002, son mari ne lui avait jamais parlé de confier la garde de leur fille à sa seconde femme. Son témoignage contradictoire ébranle sa crédibilité. Il y a lieu d'ailleurs de signaler que son mari n'a pas donné suite à son intention de lui enlever sa fille et qu'il s'est contenté d'en parler. Les explications que la demanderesse avait d'abord fournies en précisant que son mari ne lui avait pas enlevé sa fille parce qu'ils avaient emménagé chez la mère de la demanderesse ne sont pas satisfaisantes.

 

[14]      En septième lieu, le tribunal a signalé que Mme Khan était revenue sur une autre déclaration dans son témoignage et il a signalé qu'il était invraisemblable que Mme Khan et sa fille ne se cachent pas du mari malgré le fait qu'elles savaient que, s'il avait pris Maham avec lui, elle ne pouvait rien faire. Le tribunal précise que plus tard, au cours de l'audience, Mme Khan est revenue sur ses déclarations en alléguant que son mari n'avait pas donné suite à son projet de lui enlever leur fille parce qu'elle était enceinte de leur troisième enfant et qu'il craignait qu'elle ait des complications liées à la grossesse. Le tribunal a signalé que Mme Khan avait également dit à la barre qu'après être allée s'installer chez sa mère, chaque fois que son mari l'a rencontrait dans la rue, il la battait et la frappait à l'estomac. Voici ce que le tribunal a déclaré à ce propos :

[traduction] Confronté au fait qu'il était invraisemblable que son mari la frappe à l'estomac s'il craignait de lui faire du mal ou de nuire à la santé du bébé, la demanderesse a évité de répondre directement. Elle a soutenu que ses parents avaient demandé à son mari d'attendre qu'elle ait accouché avant de régler la question de la garde de sa fille. Après qu'on lui eut signalé que ce fait avait été omis de son exposé circonstancié, la demanderesse n'a offert aucune explication. Son témoignage improvisé manquait de cohérence, ce qui a eu pour effet d'ébranler sa crédibilité.

 

 

[15]      Huitièmement, Mme Khan a témoigné qu'elle s'était rendue en voyage au Canada avec ses enfants sans que son mari n'ait consenti à leur départ du Pakistan. Il sait qu'ils se trouvent au Canada et leur a téléphoné une fois. Il n'a pris aucune mesure contre Mme Khan. Le tribunal a fait observer que, selon l'« acte de divorce » du 14 mai 2003, le mari de la demanderesse a confié la garde des demandeurs mineurs à Mme Khan. Le tribunal écrit ce qui suit :

[traduction] Lorsqu'on lui a demandé comment elle expliquait que son mari lui ait confié la garde des enfants, elle a répondu que c'était parce que, suivant la loi pakistanaise, les enfants de moins de douze ans peuvent rester avec leur mère. Elle a toutefois affirmé que son mari était déterminé à donner leur fille à sa seconde épouse. Ce fait est incompatible avec la décision du mari, environ quatre mois après l'arrivée des demandeurs au Canada, de confier la garde de ses enfants à Mme Khan au lieu de la poursuivre en justice.

 

[16]      Neuvièmement, le tribunal a estimé que l'acte de divorce était un faux. Le tribunal a expliqué ce qui suit :

[traduction] La déclaration de divorce était faite sur un affidavit que le mari de la demanderesse aurait signé en présence de deux témoins. Ce document comportait de nombreuses fautes d'orthographe. La demanderesse affirme que son frère lui avait envoyé ce document. Son frère et son mari l'auraient rédigé après avoir versé une somme d'argent à des gens qui, à ses dires, sont assis à l'extérieur de la salle d'audience. Elle affirme que cet acte de divorce a été homologué par le tribunal. Il ne porte toutefois que la mention suivante : « contresigné par un juge de paix ». Qui plus est, ce document portait que la demanderesse et son mari n'avaient que deux enfants. Pourtant, en mai 2003, lorsque ce document a été établi, la demanderesse avait déjà donné naissance à leur troisième enfant, en janvier 2003, et la demanderesse affirme que son mari était au courant de ce fait. Ses explications suivant lesquelles l'acte de divorce ne faisait état que de deux enfants parce qu'elle n'avait emmené que deux enfants du Pakistan sont illogiques. Pour ces motifs, aucune valeur probante n'a été reconnue à l'acte de divorce.

 

 

[17]      Dixièmement, le tribunal a fait observer que ce n'était pas la première fois que Mme Khan se rendait aux États-Unis, où elle a de la famille. Le tribunal a en effet relevé que Mme Khan avait déclaré qu'en 1997, elle était entrée aux États-Unis alors qu'elle était enceinte de neuf mois parce qu'elle voulait y séjourner avec son mari pour offrir un meilleur avenir à ses enfants. Le tribunal signale qu'en janvier 2003, elle [traduction] « se serait rendue aux États-Unis et au Canada quelques jours avant de donner naissance à leur troisième enfant ». Le tribunal explique qu'on a demandé à Mme Khan ce qui avait motivé ce voyage, compte tenu de son accouchement imminent et des risques auxquels elle exposait ainsi sa santé et celle de son enfant. Voici ce que le tribunal écrit :

[traduction] Elle a répondu qu'elle prévoyait faire ce voyage depuis juillet 2002 mais qu'elle avait d'abord dû vendre son appartement. Elle affirme qu'une fois l'appartement vendu, elle a acheté les billets d'avion. Le tribunal est d'avis que la demanderesse n'a pas établi qu'elle avait quitté le Pakistan quelques jours avant d'accoucher parce qu'elle craignait pour sa sécurité. Qui plus est, compte tenu du fait que sa fille possède la citoyenneté américaine et qu'ils auraient séjourné trois jours aux États-Unis chez des membres de la famille avant de se rendre au Canada, le tribunal a demandé à Mme Khan si elle avait envisagé la possibilité de demander l'asile aux États‑Unis. Elle a répondu par la négative et a expliqué que son mari se rendait aux États-Unis en voyage et que tout le monde lui avait suggéré de venir au Canada parce que c'est un pays pacifique où elle aurait une vie agréable. Aucun autre élément de preuve crédible n'a été présenté pour démontrer que la demanderesse ou ses enfants risquaient d'avoir des problèmes avec le mari de la demanderesse aux États-Unis. La décision de la demanderesse de ne pas demander l'asile à la première occasion aux États‑Unis contredit sa présumée crainte et ébranle sa crédibilité. Rien ne permet de penser que la demanderesse ou ses enfants étaient ciblés par la seconde femme de son mari.               

 

 

[18]      Le tribunal a exprimé sa conclusion de la manière suivante :

 

[traduction] Vu l'ensemble de la preuve, le tribunal conclut que la demanderesse n'a pas établi au moyen d'éléments de preuve crédibles qu'elle ou son fils avaient raison de craindre d'être persécutés pour le cas où ils retourneraient au Pakistan. Qui plus est, elle ne s'est pas acquittée du fardeau qui lui incombait de démontrer qu'il est plus probable que non qu'elle ou son fils soient exposés au risque de traitements ou peines cruels et inusités ou au risque d'être soumis à la torture s'ils devaient retourner au Pakistan.

 

De plus, elle n'a pas établi que sa fille, Maham Khan, craindrait avec raison d'être persécutée au sens de l'article 96 de la Loi ou qu'elle a qualité de personne à protéger au sens des alinéas 97(1)a) et 97(1)b) de la Loi si elle devait retourner aux États‑Unis.

 

2. Domicile

[19]      Le tribunal a estimé que Mme Khan n'avait pas choisi le domicile des demandeurs avant d'arriver au Canada. Il s'est fondé sur les conclusions de faits suivantes, qu'il a tirées en mettant en contraste ce que Mme Khan avait écrit dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP) avec ce qu'elle avait déclaré et écrit au point d'entrée (PDE).

 

[20]      Le tribunal a rappelé que, dans son FRP, Mme Khan avait déclaré qu'elle avait quitté le Pakistan le 6 janvier 2003, qu'elle était entrée aux États-Unis le lendemain et qu'elle était arrivée au Canada le 10 janvier 2003. 

 

[21]      Le tribunal a constaté qu'au point d'entrée, Mme Khan avait déclaré à l'agent d'immigration ou qu'elle avait écrit sur son formulaire d'immigration qu'elle était entrée aux États-Unis en mai 2001 mais qu'elle se contredisait sur la date à laquelle elle avait quitté les États-Unis pour le Canada, affirmant d'une part avoir quitté les États‑Unis le 23 mai 2003 (ce qui, selon le tribunal, n'avait pas de sens puisque les demandeurs se trouvaient déjà au Canada), et déclarant d'autre part être partie en janvier 2003 en écrivant qu'elle habitait le Bronx en réponse à la question de savoir où elle vivait. En ce qui concerne ses enfants, elle a écrit que Muhammad avait résidé aux États-Unis du 20 mai 2001 au 10 janvier 2003 et que sa fille Maham, qui était née aux États-Unis, y avait séjourné du 19 mai 2001 au 20 mai 2003 ou jusqu'en janvier 2003.

 

[22]      Le tribunal a relevé le fait que Mme Khan [traduction] « a dit à l'audience que le fonctionnaire qui avait rempli ses formulaires au point d'entrée avait fait des erreurs et qu'elle avait dû être hospitalisée parce qu'elle était sur le point d'accoucher ».

 

Analyse

[23]      Il est de jurisprudence constante que les conclusions tirées par un tribunal de la Section de la protection des réfugiés constituent des conclusions de fait que notre Cour ne peut modifier que si le tribunal a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il disposait. Cette norme est prévue par l'alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur la Cour fédérale et elle s'apparente à la norme de la décision manifestement déraisonnable (voir l'arrêt Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes c. Healy, 2003 CAF 380).

 

[24]      Les tribunaux ont abondamment commenté la démarche que doit suivre le juge saisi d'une demande de contrôle des conclusions de fait tirées par un tribunal administratif comme la Section de la protection des réfugiés. Je citerai quelques-unes des décisions les plus connues.

 

[25]      La première décision est l'arrêt Aguebor c. Ministre de l'Emploi et de l'immigration (1993) 160 N.R. 315 dans lequel la Cour d'appel fédérale déclare ce qui suit, sous la plume du juge Décary, au paragraphe 4 :

¶ 4      Il ne fait pas de doute que le tribunal spécialisé qu'est la section du statut de réfugié a pleine compétence pour apprécier la plausibilité d'un témoignage. Qui, en effet, mieux que lui, est en mesure de jauger la crédibilité d'un récit et de tirer les inférences qui s'imposent ? Dans la mesure où les inférences que le tribunal tire ne sont pas déraisonnables au point d'attirer notre intervention, ses conclusions sont à l'abri du contrôle judiciaire. Dans Giron, la Cour n'a fait que constater que dans le domaine de la plausibilité, le caractère déraisonnable d'une décision peut être davantage palpable, donc plus facilement identifiable, puisque le récit apparaît à la face même du dossier. Giron, à notre avis, ne diminue en rien le fardeau d'un appelant de démontrer que les inférences tirées par le tribunal ne pouvaient pas raisonnablement l'être. L'appelant, en l'espèce, ne s'est pas déchargé de ce fardeau.

 

[26]      La deuxième décision est l'arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l'affaire Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c. Montréal (Ville), [1997] 1 R.C.S. 793. Voici ce que la juge L’Heureux-Dubé y écrit, au paragraphe 85 :

¶ 85  Nous devons nous souvenir que la norme quant à la révision des conclusions de fait d’un tribunal administratif exige une extrême retenue : Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau‑Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825, le juge La Forest aux pp. 849 et 852. Les cours de justice ne doivent pas revoir les faits ou apprécier la preuve. Ce n’est que lorsque la preuve, examinée raisonnablement, ne peut servir de fondement aux conclusions du tribunal qu’une conclusion de fait sera manifestement déraisonnable, par exemple, en l’espèce, l’allégation suivant laquelle un élément important de la décision du tribunal ne se fondait sur aucune preuve; voir également : Conseil de l’éducation de Toronto, précité, au par.  48, le juge Cory; Lester, précité, le juge McLachlin à la p. 669. La décision peut très bien être rendue sans examen approfondi du dossier : National Corn Growers Assn. c. Canada (Tribunal des importations), [1990] 2 R.C.S. 1324, le juge Gonthier à la p. 1370.

 

[27]      Je tiens par ailleurs à signaler l'arrêt Feng c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (A‑1194-92, 20 juillet 1994) dans lequel la Cour d'appel fédérale dit ce qui suit :

À notre avis, les motifs de la Commission renferment des contradictions internes, des incohérences et des subterfuges, qui constituent l'essentiel du pouvoir discrétionnaire des juges des faits.      

 

 

[28]      L'avocat de la demanderesse a invoqué les arguments suivants à l'audience.

 

[29]      Premièrement, il affirme que le tribunal a commis des erreurs dans les conclusions qu'il a tirées au sujet de la crédibilité parce qu'il n'a pas tenu compte de l'ensemble de la preuve et qu'il n'a notamment pas tenu compte des éléments de preuve documentaires sur la situation qui existe au Pakistan et, plus précisément, sur les éléments de preuve documentaire concernant le sexe, la violence conjugale et la violation des droits de la personne dans ce pays.

 

[30]      Deuxièmement, le tribunal n'a pas motivé suffisamment les conclusions qu'il a tirées au sujet de la crédibilité. L'avocat de la demanderesse cite à ce propos l'arrêt Pour c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (A-655-90, 12 mai 1990).

 

[31]      En troisième lieu, l'avocat affirme que le tribunal n'a pas tenu compte de tous les moyens tirés de la Convention que les demandeurs ont invoqués. Il cite à ce propos l'intervention suivante de l'avocat des demandeurs que l'on trouve à la page 307 du dossier certifié du tribunal : [traduction] « J'aimerais aussi citer le paragraphe 203 du Manuel des Nations Unies, ainsi que les Directives de la présidente concernant les Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe ».

 

[32]      Quatrièmement, il affirme que certaines des conclusions tirées au sujet de la crédibilité étaient erronées. Il soutient que le tribunal a ignoré les éléments de preuve suivant lesquels la demanderesse principale avait vendu son appartement de Karachi et avait signé une procuration au début de janvier 2003. Il ajoute que le tribunal a ignoré les éléments de preuve suivant lesquels des documents dont les documents de voyage originaux avaient été perdus en cours de route. Il avance que le tribunal n'a pas tenu compte des droits que la loi américaine reconnaît au père à l'égard de Mahan et il ajoute que le tribunal n'a pas confronté la demanderesse principale au sujet de son allégation que son ex-mari l'avait frappée à l'estomac alors qu'elle était enceinte.

 

[33]      Cinquièmement il soutient que le tribunal a accordé trop d'importance aux notes prises au point d'entrée parce que l'entrevue au point d'entrée avait été interrompue lorsque la demanderesse principale avait commencé à avoir des contractions et qu'aucun interprète n'était présent au point d'entrée. 

 

[34]      L'avocat affirme, en sixième lieu, que l'audience est viciée parce que, pendant tout son déroulement, il a fallu rappeler le jeune Muhammad à l'ordre à de nombreuses reprises.

 

[35]      Pour les motifs qui suivent, je ne puis accepter les arguments de l'avocat des demandeurs. En conséquence, la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

 

[36]      Malgré la lettre que Me Dumont a écrite le 21 avril 2006 à l'avocat des demandeurs, je ne suis pas persuadé que le tribunal a ignoré les éléments de preuve documentaires portant sur la situation au Pakistan. Me Dumont est avocate au Service juridique de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (CISR).

 

[37]      L'avocat des demandeurs a raison de signaler qu'au procès-verbal de la première audience tenue le 4 septembre 2004 au sujet des demandes d'asile des demandeurs était joint sous la cote A-1 et A-2 un document portant sur le bilan de la situation au Pakistan qui avait été préparé en avril 2003 par le Home Office du Royaume-Uni et que l'avocat des demandeurs a cité dans la présente instance.

 

[38]      Il est également vrai que ce document ne fait pas partie du procès-verbal de la seconde audience du tribunal qui a repris l'affaire depuis le début.

 

[39]      D'ailleurs, le second tribunal, dont la décision est celle qui nous intéresse en l'espèce, a expressément abordé la question (pages 88 et 213, procès-verbal de l'audience du 20 mars 2006).

 

[40]      Ce que la CISR a soumis aux parties dans sa lettre du 30 août 2005 était une trousse de documents exposant la situation actuelle au Pakistan. Ces documents ont également été versés aux débats lors de la seconde audience sous la cote A-1 et A-2 (page 89, procès-verbal de l'audience du 20 mars 2006). La liste de documents que l'on trouve à la page 99 mentionne expressément le rapport d'avril 2005 du Home Office sur la situation au Pakistan. Il ressort par ailleurs du procès-verbal de cette même audience, à la page 210, que le président de l'audience a estimé que les pièces A-1 et A-2 remplaçaient la trousse de documents qui avait été versée aux débats lors de la première audience.

 

[41]      En tout état de cause, l'avocat des demandeurs cite des passages du rapport de 2004 du Home Office sur le Pakistan qui ont trait à la charia, à la violence conjugale qui existe au Pakistan et, de façon générale, aux problèmes auxquels les femmes sont confrontées dans ce pays. Le tribunal a estimé que ces extraits n'étaient pas utiles à son analyse, compte tenu de sa conclusion que la demanderesse n'était pas crédible lorsqu'elle affirmait avoir été victime de violences de la part de son ex-mari.

 

[42]      L'affaire Pour, précitée, ne s'applique pas aux faits de la présente espèce. Dans l'affaire dont je suis saisi, le tribunal a rejeté dans les termes les plus nets tout le témoignage de la demanderesse principale sur la question centrale de sa crainte de retourner au Pakistan.

 

[43]      J'estime que le tribunal a effectivement tenu compte du motif prévu par la Convention invoqué par la demanderesse principale, en l'occurrence son appartenance à un groupe social déterminé, les femmes battues du Pakistan. Le tribunal a bien cerné la cause de la crainte de la demanderesse principale (dossier certifié du tribunal, page 212). Qui plus est, le tribunal a expressément tenu compte des Directives de la présidente concernant les Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe. Enfin, dans son témoignage, la demanderesse principale n'a jamais invoqué l'application de la charia comme motif justifiant ses craintes.

 

[44]      Je ne puis accepter l'argument des demandeurs suivant lequel plusieurs des conclusions tirées par le tribunal au sujet de la crédibilité étaient viciées au point d'être clairement irrationnelles. L'avocat des demandeurs m'invite essentiellement à apprécier de nouveau la preuve. Or, après avoir lu attentivement la transcription, je conclus qu'il était raisonnablement loisible au tribunal de tirer les conclusions auxquelles il en est venu au sujet de la crédibilité.

 

[45]      Je m'arrête brièvement sur trois points précis. Ni l'avocat des demandeurs ni la demanderesse principale dans son témoignage n'ont contesté le fait que l'entrevue que la demanderesse principale a subie au point d'entrée avait été interrompue le 11 janvier 2003 pour être reprise le 21 janvier 2003 (dossier certifié du tribunal, aux pages 278 et 279). Je fais cette précision en raison de la conclusion tirée par le juge Harrington au paragraphe 8. La demanderesse principale a donné un témoignage confus sur ce qui était advenu de ses documents originaux (dossier certifié du tribunal, aux pages 221 à 223). Troisièmement, il était raisonnablement loisible au tribunal de confronter la demanderesse sur le témoignage qu'elle avait donné en affirmant que son ex-mari l'avait frappée alors qu'elle était enceinte (dossier certifié du tribunal, aux pages 233 à 235). 

 

[46]      On ne saurait par ailleurs affirmer que l'absence d'interprète officiel au point d'entrée a causé un préjudice à la demanderesse. Elle comprend bien l'anglais. 

 

[47]      Enfin, il est vrai que le jeune Muhammad a perturbé le déroulement de l'instance. Le dossier ne renferme toutefois aucun élément de preuve qui permette de penser que ces interruptions ont gravement nui au déroulement de l'audience.

 

 

 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit rejetée. Aucune question à certifier n'a été soulevée.

 

« François Lemieux »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


                                                             COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

                                                                                                                                                           

DOSSIER  :                                            IMM-6838-05

 

INTITULÉ :                                            RUKHSANA KHAN

                                                                 MUHAMMAD KHAN

  MAHAM KHAN

demandeurs

                                                                 et

 

                                   MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                  ET DE L=IMMIGRATION

 

défendeur

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                      MONTRÉAL

 

DATE DE L'AUDIENCE :                    LE 30 MAI 2006

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                            LE JUGE LEMIEUX

 

DATE  DES MOTIFS :                          LE 30 JUIN 2006

 

COMPARUTIONS :

 

Me Michel Le Brun                                                                   POUR LES DEMANDEURS

 

 

Me Daniel Latulippe                                                                  POUR LE DÉFENDEUR       

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Me Michel Le Brun                                                                   POUR LES DEMANDEURS

Montréal

 

John H. Sims, c.r.                                                                     POUR LE DÉFENDEUR

Sosu-procureur général du Canada

 

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