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Date : 20200921


Dossier : IMM-5367-19

Référence : 2020 CF 915

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 septembre 2020

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

A.B.

C.D.

E.F.

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire, conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], de la décision de la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, datée du 13 août 2019 [la décision de la SAR], par laquelle elle a rejeté leur demande d’asile en raison de l’existence de possibilités de refuge intérieur [PRI]. La décision de la SAR a confirmé que les demandeurs n’avaient pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, au titre des articles 96 et 97 de la LIPR.

II.  Contexte

[2]  Les demandeurs sont des citoyens du Nigéria, de la ville d’Ibadan, dans l’État d’Oyo. Il s’agit d’une mère, la demanderesse principale [la DP], et de ses trois enfants mineurs, les demandeurs mineurs [les DM].

[3]  Les demandeurs craignent de retourner au Nigéria en raison de risques associés à des pratiques rituelles. En effet, ils ont fui pour empêcher l’aîné des DM de subir l’« Ite-Isiji », à savoir une pratique traditionnelle de l’ethnie Igbo. Pendant ce rituel de scarification, des blessures profondes sont infligées aux garçons igbos pour créer des cicatrices distinctives sur leur corps. Les demandeurs ont décrit l’Ite-Isiji comme la condition préalable à la participation des garçons igbos à la vie communautaire, y compris au mariage. En outre, les demandeurs ont fait état de conséquences graves et fatales pour la santé associées à cette pratique, notamment des pertes de sang importantes, des infections et des morts.

[4]  Ni la DP ni son mari ne veulent que leurs fils subissent cette scarification. Le mari est de l’ethnie Igbo. Enfant, il a été soumis à l’Ite-Isiji. Maintenant, en tant que chrétien converti, il n’approuve pas cette pratique.

[5]  Indépendamment des intentions de la DP et de son mari concernant leurs fils, l’Ite-Isiji demeure une pratique importante dans la lignée familiale du mari (Ibe Udunta) et dans sa communauté d’origine (Amasiri). En effet, le chef de la famille du mari [le chef] s’est rendu au domicile des demandeurs le 30 juin 2017 et a annoncé à la DP que tous les enfants mâles Amasiri devaient suivre le rite de l’Ite-Isiji. De plus, le grand prêtre d’Amasiri avait ordonné à l’aîné des DM de se livrer au rite le 15 décembre 2017.

[6]  Lors de la visite du 30 juin 2017, la DP a protesté, et le chef l’a menacée d’humiliation publique. Le 2 juillet 2017, le mari et son père se sont déplacés pour rendre visite au chef et aux autres anciens de la famille en vue d’affirmer leur refus de la participation de l’aîné au rite. Les demandeurs allèguent qu’au cours de cette rencontre, le chef a menacé de mort toute personne qui empêcherait l’aîné des DM de se soumettre au rite. Le 24 juillet 2017, les anciens de la famille ont organisé une embuscade contre le père du mari, qui a été battu par les jeunes du village. Il est décédé plus tard des suites de ces blessures.

[7]  Après une nouvelle visite du chef et des anciens de la famille, le 17 août 2017, la DP et son mari ont pris des dispositions pour quitter le Nigéria. Ils sont arrivés au Canada le 13 septembre 2017. Par peur, le mari a feint de coopérer avec sa famille, et il n’a pas demandé l’asile au Canada. Il pense qu’il ne court aucun risque en raison de sa coopération supposée, car il prétexte qu’il soutient le rite de l’Ite-Isiji.

[8]  Lorsqu’il est devenu évident que les demandeurs et le mari s’étaient enfuis, le chef, accompagné d’autres hommes, a rendu visite à des membres de la famille de la DP, en particulier à sa mère et à ses deux sœurs. L’une des sœurs se trouvait à Port Harcourt, dans l’État de Rivers, et s’est depuis lors enfuie, après la visite du chef. Le chef s’est rendu au domicile de la mère à plusieurs reprises entre octobre 2017 et août 2018. Au moment de ces incidents, la mère se trouvait à Abeokuta, dans l’État d’Ogun.

[9]  Les demandeurs affirment que les visites ont donné lieu à des menaces contre la DP, et à des menaces ou à des violences physiques réelles contre ces membres de la famille. À une occasion, le domicile de la mère a été pris d’assaut, et on a cherché des preuves de l’endroit où se trouvaient les demandeurs. De plus, la plus jeune sœur de la DP a subi une fausse couche à la suite des violences qui lui avaient été infligées. Le chef a menacé la DP de conséquences terribles et de mort, selon ces membres de la famille.

I.  La décision faisant l’objet du contrôle

[10]  La SAR a rejeté l’appel de la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR], datée du 14 septembre 2018, et elle a conclu que les demandeurs n’avaient ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, en raison de l’existence de PRI au Nigéria. L’existence de PRI viables était un facteur déterminant dans l’issue de la demande. Plus précisément, la SAR a souscrit aux conclusions de la SPR selon lesquelles Lagos et Abuja étaient des PRI viables. Toutefois, elle était en désaccord avec la SPR sur le fait que Port Harcourt était une PRI viable, et elle a conclu que les agents de persécution avaient localisé la sœur de la DP vivant à Port Harcourt et qu’ils pourraient utiliser ce lien pour retrouver les demandeurs s’ils devaient retourner au Nigéria.

[11]  La SAR a conclu ce qui suit :

  1. Le profil commercial du mari n’était pas assez important pour le faire connaître dans tout le pays, en dehors de l’industrie du pétrole et du gaz;
  2. Il n’était pas clair comment le réseau Igbo pouvait être utilisé pour retrouver les demandeurs;
  3. Les demandeurs n’ont pas établi de lien entre les agents de persécution et des personnes influentes;
  4. Le mari pouvait exploiter son entreprise depuis l’étranger, et rien n’indiquait que ses associés avaient été contactés par les agents de persécution.

II.  La question en litige

[12]  La question en litige est de savoir si la décision selon laquelle Lagos et Abuja sont des PRI est déraisonnable.

III.  La norme de contrôle

[13]  Les demandeurs et le défendeur conviennent que la norme de contrôle applicable est la décision raisonnable. Toutefois, le défendeur souligne le seuil [traduction« élevé » pour le critère de la PRI, ainsi que la norme moins contraignante de [traduction« l’erreur manifeste et dominante » lorsque les demandeurs contestent une conclusion de fait.

[14]  Je conclus que la décision de la SAR devrait être examinée selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]). La présomption de la norme de la décision raisonnable n’a pas été réfutée en l’espèce. En outre, cette norme de contrôle est conforme à la jurisprudence antérieure et postérieure à l’arrêt Vavilov (voir Ali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 93 [Ali]).

IV.  Analyse

[15]  À titre préliminaire, l’avocat des demandeurs a demandé que leurs noms demeurent confidentiels par crainte de persécution s’ils devaient être renvoyés au Nigéria. L’avocat du défendeur a donné son accord, et la Cour ordonnera que les noms des demandeurs soient gardés confidentiels pour les besoins de la présente décision. Ainsi, les noms des demandeurs seront modifiés dans l’intitulé pour « A.B. », « C.D. » et « D.E. ».

[16]  Les demandeurs font valoir que la décision de la SAR est déraisonnable à deux égards. Premièrement, cette dernière a fondé ses conclusions sur la possibilité pour les demandeurs de vivre dans les PRI en se cachant. Exiger des demandeurs qu’ils vivent de cette manière compromet l’analyse de la PRI, et rend la décision déraisonnable. Deuxièmement, les demandeurs soutiennent que la SAR s’est fondée sur des distinctions déraisonnables entre Port Harcourt et Lagos ou Abuja, dans ses motifs, lesquels ne justifient pas pourquoi Lagos ou Abuja sont des PRI valables, alors que Port Harcourt ne l’est pas. Ainsi, la décision de la SAR n’est pas justifiée au moyen d’un raisonnement transparent et intelligible.

[17]  Le défendeur fait valoir que la SAR n’a pas trouvé d’élément de preuve convaincant et objectif démontrant que les agents de persécution avaient les moyens de retrouver les demandeurs dans les PRI proposées. Le défendeur conteste en outre l’interprétation des demandeurs selon laquelle la décision de la SAR exige que ceux-ci se cachent dans les PRI.

[18]  Les demandeurs et le défendeur conviennent que la SAR a appliqué les bons critères concernant une PRI proposée. En effet, deux critères doivent être remplis, selon la prépondérance des probabilités, comme l’énonce la décision Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 [Thirunavukkarasu], avant qu’une PRI ne soit jugée raisonnable :

  1. Les demandeurs ne risquent pas sérieusement d’être persécutés dans la partie du pays où il existe une possibilité de refuge;
  2. Il ne serait pas déraisonnable pour les demandeurs d’y chercher refuge, compte tenu de leur situation globale.

[19]  Le fardeau de la preuve incombe aux demandeurs (Thirunavukkarasu). Par ailleurs, la SAR n’a soulevé aucune question de crédibilité concernant la preuve des demandeurs.

[20]  La Cour a toujours considéré que l’on ne pouvait pas s’attendre à ce qu’un demandeur d’asile vive dans la clandestinité pour qu’une proposition de PRI soit raisonnable. Étant donné que les agents de persécution ont rendu des visites répétées à la mère et aux sœurs de la DP pour demander où se trouvaient les demandeurs, il s’ensuit que les demandeurs ne peuvent pas divulguer le lieu où se trouve leur PRI à ces membres de la famille au Nigéria. Dans la décision Ali, précitée, la Cour fédérale a jugé qu’il n’était pas raisonnable d’attendre des membres de la famille qu’ils mettent leur propre vie en danger en niant leur connaissance du lieu où se trouve un demandeur d’asile, ou en induisant en erreur les agents de persécution (Ali au para 49).

[21]  La Cour a déjà conclu que le fait de ne pas pouvoir partager des informations de localisation avec sa famille ou ses amis équivalait à se « cacher ». Dans la décision Zamora Huerta c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 586 [Huerta], le juge Blanchard a déclaré ce qui suit :

[29] […] la Commission a effectivement apporté des réserves à sa conclusion en déclarant que la demanderesse disposerait d’une PRI au Mexique, pourvu qu’elle prenne des précautions raisonnables et ne révèle pas sa nouvelle adresse à ses parents et à ses amis. Devoir dissimuler l’endroit où elle se trouve à sa famille et à ses amis revient à exiger de la demanderesse qu’elle se tienne cachée. Il est également reconnu de manière implicite que, même dans ces grandes villes, la demanderesse n’est pas hors de la portée de son ex‑conjoint de fait. Dans ces circonstances particulières, il ne peut exister une PRI pour la demanderesse. […]

[22]  Plus récemment, dans la décision Ali, la Cour fédérale a déclaré ce qui suit :

[49] La conclusion formulée ici consiste à dire qu’il est peu probable que le père de M. Ali et les autres membres de leur famille révèlent à quiconque que les demandeurs se sont installés à Hyderabad. Cela soulève la question de savoir comment les membres de la famille réagiront si le TTP leur demande directement où se trouvent les demandeurs. À mon avis, il ne serait pas raisonnable de s’attendre à ce que les parents en question mettent leur propre vie en danger en niant savoir où se trouvent les demandeurs ou en induisant délibérément le TTP en erreur. […]

[50] Compte tenu des dangers liés à la connaissance de leur lieu de séjour, voire à leur retour au Pakistan, les demandeurs seraient contraints de renoncer à voir leur famille et leurs amis et de cesser toute communication. Cette exigence n’est pas raisonnable et ne peut donc servir de prétexte à écarter le risque au titre du premier volet du critère. […]

[23]  C’est le cas en l’espèce. Je conclus que la décision de la SAR est déraisonnable, en ce qu’elle n’a pas tenu compte de la situation de fait particulière des demandeurs dans son appréciation des PRI possibles. Le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur n’a pas tenu compte de la preuve pertinente dont il disposait (Vavilov au para 126). La SAR n’a pas raisonnablement pris en compte les éléments de preuve dont elle disposait concernant les tentatives répétées des agents de persécution (le chef) de soutirer des informations à la mère et aux sœurs de la DP. Bien que la SAR ait pris en compte, dans ses motifs, la motivation et les moyens des agents de persécution, elle n’a pas raisonnablement tenu compte de la recherche continue et persistante des demandeurs par le chef. Les moyens utilisés pour retrouver les demandeurs, par l’intermédiaire des membres de leur famille, ont été établis par les faits en l’espèce.

[24]  Le fait que les agents de persécution aient eu accès aux membres de la famille, et les aient systématiquement ciblés, pour obtenir des informations sur le lieu où se trouvaient les demandeurs, est un élément pertinent en ce qui concerne la question des moyens. Le fait que le chef soit disposé à utiliser les membres de la famille de la DP pour tenter de retrouver les demandeurs est révélateur de son intention continue et de sa capacité à retrouver les demandeurs s’ils sont renvoyés au Nigéria. La sœur de la DP à Port Harcourt a fui la ville à la suite de la visite du chef, mais la mère de la DP à Abeokuta a reçu la visite du chef à plusieurs reprises.

[25]  En outre, l’examen des liens de la DP avec sa famille n’est pas mené de manière cohérente. La SAR a déterminé que Port Harcourt n’était pas une PRI viable, car les liens de la DP avec sa sœur à cet endroit pourraient être utilisés pour retrouver les demandeurs. Toutefois, pour les autres PRI, soit Lagos et Abuja, si la SAR a conclu que les agents de persécution étaient motivés pour retrouver les demandeurs, elle a néanmoins jugé que la DP n’avait pas apporté d’élément de preuve sur la manière dont ces personnes retrouveraient la famille grâce à leurs liens, ni sur la manière dont elles sauraient que la famille était retournée au Nigéria après une absence de plusieurs années.

[26]  Cette analyse ne tient pas compte du fait que tant que les agents de persécution sont en mesure de retrouver un membre de la famille dans les circonstances décrites en l’espèce, et qu’ils sont, comme les faits le démontrent, déterminés et motivés à le faire, ils peuvent et vont probablement tenter d’obtenir des informations sur le lieu où se trouvent les demandeurs en utilisant leur famille, quel que soit le lieu de la PRI au Nigéria.

[27]  La décision de la SAR est déraisonnable en ce que, dans son examen des PRI viables, elle ne tient pas compte des sœurs et de la mère de la DP comme représentant un moyen de retrouver les demandeurs.

[28]  Je suis également d’accord avec les demandeurs pour dire que la SAR a été déraisonnable en s’appuyant sur le fait qu’aucun élément de preuve n’avait été apporté démontrant que les associés d’affaires du mari avaient été approchés par les agents de persécution ou d’autres membres de la communauté Igbo. Le chef ne vise pas actuellement le mari, car il pense que ce dernier coopère avec lui afin de retrouver les demandeurs. Le mari n’est pas une cible actuellement, et il importe peu que lui ou ses associés aient été approchés par les agents de persécution.

V.  Conclusion

[29]  La demande est accueillie, et l’affaire sera renvoyée à la SAR pour qu’un tribunal différemment constitué rende une nouvelle décision.

[30]  Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5367-19

LA COUR ORDONNE :

  1. L’intitulé est modifié par la suppression des noms des demandeurs et leur remplacement par « A.B. », « C.D. » et « E.F. ».

  2. La demande est accueillie.

  3. L’affaire est renvoyée à la SAR pour qu’un tribunal différemment constitué rende une nouvelle décision.

  4. Il n’y a aucune question à certifier.

« Michael D. Manson »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5367-19

 

INTITULÉ :

A.B., C.D., E.F. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE LE 17 SEPTEMBRE 2020, ENTRE VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE) (LA COUR) ET toronto (ontario) (LES parties)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 SEPTEMBRE 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 21 SEPTEMBRE 2020

 

COMPARUTIONS :

Justin Toh

 

POUR LES DEMANDEURS

Stephen Jarvis

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

BELLISSIMO LAW GROUP PC

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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