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Date : 20200922


Dossier : T-1318-19

Référence : 2020 CF 922

Ottawa (Ontario), le 22 septembre 2020

En présence de l’honorable juge Roy

ENTRE :

MARTIN LAJEUNESSE

requérant - demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé - défendeur

et

LE CONSEIL CANADIEN DE LA MAGISTRATURE

intimé - défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  M. Martin Lajeunesse recherche le contrôle judiciaire de la décision du Conseil canadien de la magistrature [CCM] qui aura décidé de ne pas poursuivre une enquête à l’égard de trois juges de la Cour supérieure du Québec, à la suite de la plainte logée par le demandeur.

[2]  La demande de contrôle judiciaire est faite en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7. La Cour fédérale a juridiction pour entendre les demandes de contrôle judiciaire de décisions du CCM (Canada (Conseil de la magistrature) c Girouard, 2019 CAF 148, [2019] 3 RCF 503). Pour les motifs qui seront exposés ci-après la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

I.  La plainte

[3]  C’est par une lettre du 14 mai 2019 au président du CCM, le juge en chef du Canada, que le demandeur déposait une plainte à l’égard de trois juges de la Cour supérieure du Québec.

[4]  Le tout procède des déboires financiers qu’auront malheureusement connus M. Lajeunesse et des compagnies dont il détenait le contrôle. On nous dit que la crise forestière, en 2009, a fait en sorte que de l’aide financière a été requise et obtenue. Investissement Québec aura accepté de participer au plan de financement pour aider ces entreprises à hauteur d’un prêt de 800,000 $. Quant à M. Lajeunesse, sa participation était de l’ordre de 150,000 $. Un premier décaissement par Investissement Québec eut lieu en 2009, mais celui prévu en mars 2010 n’a pas eu lieu. Le demandeur prétend à faute par Investissement Québec qui entraînera la perte de confiance de partenaires financiers et la faillite de compagnies contrôlées par le demandeur.

[5]  Il s’ensuit en mars 2011 une poursuite en cautionnement du demandeur par Investissement Québec. Le demandeur décidait de poursuivre Investissement Québec. La plainte auprès du CCM déclare qu’en « janvier 2013, notre client obtenait de la Cour supérieure l’autorisation de poursuivre Investissement Québec, sous l’article 38 de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, au bénéfice de GPM Ripe inc. et de tous ses créanciers ».

[6]  La plainte porte sur le fait que deux juges coordonnateurs et une première juge chargée de tenir un procès d’une durée évaluée à 28 jours n’ont pas pu tenir le procès dans le District de Saint-François. Voici la chronologie des événements :

  • 7 octobre 2015 : la déclaration commune est déposée. Il s’agit de la déclaration commune de dossier complet. En l’espèce, le document répertorie sur 20 pages les différentes pièces à être utilisées au procès, y compris les expertises, et fournit la liste des témoins;

  • 17 octobre 2016 : le juge coordonnateur d’alors pour le District de Saint-François demande aux avocats des parties leur disponibilité pour la tenue d’un procès de 28 jours durant l’année judiciaire 2017-2018. La preuve révèle la difficulté à s’entendre sur des disponibilités communes des avocats durant les mois d’octobre et de novembre 2016. Le 18 novembre 2016, l’avocat d’Investissement Québec confirme la disponibilité commune du 2 avril au 8 juin 2018. Quatre jours plus tard, le juge coordonnateur avise les avocats que les assignations pour l’année judiciaire considérée sont complétées. Il demande alors les disponibilités pour l’année judiciaire suivante, 2018-2019;

  • septembre 2017 : un nouveau juge coordonnateur fixe le procès du 1er mai au 7 juin 2019;

  • le 1er août 2018 : une juge du District de Saint-François est assignée à présider le procès;

  • 13 septembre 2018 : Investissement Québec dépose une demande de « scission de l’instance »;

  • 22 octobre 2018 : audience devant la juge chargée de l’instance sur la demande de scission de l’instance. La juge avise alors les parties que l’un des témoins devant être entendus au procès, un avocat pratiquant à Sherbrooke, est connu d’elle : elle propose que ce témoin soit entendu hors cour. Cette proposition est refusée par l’avocate du demandeur;

  • 30 novembre 2018 : le juge coordonnateur avise les parties que l’absence d’entente quant à une façon d’admettre le témoignage du témoin fait en sorte que le procès devra être entendu par un autre juge. À la suggestion de l’avocat d’Investissement Québec que le procès ait lieu à Montréal, ou à celle de l’avocate du demandeur qu’un juge siégeant à Montréal vienne entendre le procès à Sherbrooke (chef-lieu du District de Saint-François), le juge coordonnateur dit espérer la nomination imminente d’un juge de la Cour supérieure. Le procès n’est pas ajourné;

  • 15 mars 2019 : le juge coordonnateur informe les parties que la nomination espérée n’a pas eu lieu. Aucune date pour une nomination n’est prévue. Le juge coordonnateur ne remet pas la tenue du procès, mais laisse bien entendre que ce devra peut-être être le cas;

  • 9 avril 2019 : le procès prévu comme devant commencer en mai est reporté. Le juge coordonnateur ajoute qu’il n’est pas réaliste d’espérer la soudaine disponibilité d’un juge d’un autre district étant donné les ressources judiciaires limitées.

Sans autre explication ou articulation du grief, le demandeur porte plainte contre les trois juges.

II.  La décision

[7]  C’est par une lettre du 18 juillet 2019 signée par son directeur exécutif et avocat général principal que le CCM communique sa décision. On y indique que la plainte a été confiée au vice-président du Comité sur la conduite des juges, le juge en chef de la Cour du Banc de la Reine du Manitoba.

[8]  On rappelle que le mandat du CCM au sujet de la conduite des juges est tiré de la Loi sur les juges (LRC (1985), ch J-1); il est de déterminer s’il existe des motifs qui pourraient mener à recommander la destitution d’un juge. Les motifs qui peuvent mener à une telle recommandation sont : a) âge ou invalidité ; b) manquement à l’honneur et à la dignité ; c) manquement aux devoirs de sa charge ; d) situation d’incompatibilité, qu’elle soit imputable au juge ou à toute autre cause (Loi sur les juges, art. 65).

[9]  Se penchant plus précisément sur la plainte déposée, le vice-président du Comité sur la conduite des juges note que les délais judiciaires sont souvent dus au nombre élevé de causes à entendre en fonction du nombre pas assez élevé de juges. Aucun reproche ne peut être fait à la juge chargée du procès qui s’est récusée. Quant aux deux juges coordonnateurs, la décision précise que « la question des délais judiciaires encourus dans une cause est hors du contrôle du juge coordonnateur assigné et de plus, n’est pas une question reliée à la conduite des juges, mais une de nature purement administrative ». En fin de compte, la plainte ne nécessite pas d’examen plus poussé. C’est de cette décision dont on demande le contrôle judiciaire.

III.  La norme de contrôle

[10]  Le demandeur n’a pas discuté ni dans sa demande de contrôle judiciaire ni dans son mémoire des faits et du droit la norme de contrôle à appliquer à sa demande de contrôle judiciaire. C’est pourtant capital puisque la norme de la décision raisonnable commande la retenue judiciaire, ce qui n’est pas le cas pour la norme de la décision correcte. Le Procureur général du Canada argumente quant à lui que c’est la norme de la décision raisonnable qui doit présider. Il cite à l’appui de son argument la décision dans Girouard c Canada (Procureur général), 2019 CF 1282, paras 70 et 71.

[11]  Depuis la préparation des mémoires, le droit s’est fixé grâce aux décisions dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] et Girouard c Canada (Procureur général) et Québec (Procureur général), 2020 CAF 129. Cette dernière décision confirme la décision de notre Cour que citait le Procureur général à l’appui de sa prétention sur la norme de contrôle.

[12]  Vavilov confirme quant à lui « la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable chaque fois qu’une cour contrôle une décision administrative » (para 16). Dans Girouard (2020 CAF), la Cour d’appel entérine la décision de notre Cour (para 38). Il en résulte que ce sera la norme de la décision raisonnable qui doit présider.

[13]  Il en découle que c’est au demandeur de démontrer le caractère déraisonnable de la décision sous étude (Vavilov, para 100). La cour de révision ne cherche pas à substituer son opinion à celle du décideur ; de fait, « le contrôle selon la norme de la décision raisonnable a pour point de départ la retenue judiciaire et le respect du rôle distinct des décideurs administratifs » (Vavilov, para 75). La cour de révision s’assure de comprendre la décision pour voir si elle est raisonnable dans son ensemble. La Cour « doit donc se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci : Dunsmuir, par. 47 et 74; Catalyst, par. 13 » (Vavilov, para 99).

[14]  Vavilov prononce aussi qu’il faudra démontrer des lacunes graves (para 100). On retrouve au moins deux catégories de lacunes dites fondamentales qui pourront faire en sorte qu’une cour de révision intervienne parce qu’une décision sera vue comme ne satisfaisant pas à la norme de contrôle : le manque de logique interne du raisonnement et la décision indéfendable tenant compte des contraintes factuelles et juridiques pertinentes.

IV.  Arguments et discussion

[15]  Le point de départ sera donc la décision rendue. La Cour ne peut chercher à contrôler judiciairement que la décision prise. Or, celle-ci est fonction de la plainte qui a été effectivement faite, rien de plus. Dit autrement, la décision répond à la plainte.

[16]  Il faut évidemment comprendre le raisonnement du vice-président du Comité sur la conduite des juges. Ce raisonnement procède de la plainte du 14 mai 2019 exclusivement. Cette plainte énonce le cadre du grief fait aux trois juges : elle décrit sur les trois premières pages l’implication de chacun au cours des différentes étapes : (1) le premier juge coordonnateur qui, à l’automne 2016 requiert les disponibilités des avocats et qui, un mois après la demande initiale, déclare ne plus pouvoir fixer un procès de 28 jours pour l’année judiciaire 2017-2018; (2) le second juge coordonnateur fixe en septembre 2017, de façon prioritaire dit la plainte, le procès du 1er mai au 7 juin 2019; (3) une juge du District de Saint-François aurait été assignée pour entendre le procès à l’été 2018; une requête visant à scinder l’instance est entendue à l’automne (22 octobre 2018), faisant en sorte que la juge constate sa connaissance de l’un des témoins prévus, ce qui fait en sorte qu’est proposé un moyen alternatif de recevoir son témoignage; cette proposition étant refusée, la juge désignée se récuse.

[17]  Alors que le procès doit débuter six mois plus tard, le juge coordonnateur annonce le 30 novembre 2018 la solution de rechange : les assignations de la juge d’instance qui s’est récusée ont été échangées contre celles d’un « juge dont nous attendons la nomination incessamment » (dossier du demandeur, p. 50). La nomination n’ayant pas eu lieu, le juge coordonnateur en avise les parties le 15 mars 2019. On peut dès lors voir ce qui se présage. Trois semaines plus tard (9 avril) le procès est reporté. C’est dans cette foulée que la plainte est déposée le 14 mai 2019.

[18]  Tels sont les faits mis de l’avant par le demandeur. Il réfère ensuite au site internet du Conseil canadien de la magistrature. Pour toute explication pouvant relier les faits présentés et la plainte contre trois juges, l’avocate du demandeur déclare que son « client a cru au système de justice canadien et à son indépendance. Notre client n’accepte pas que des personnes ayant pris la haute responsabilité d’être juges se permettent d’agir ainsi ». Suit alors un passage tiré du site internet du CCM qui met en exergue que les décisions judiciaires doivent être prises de façon indépendante et impartiale, à l’abri d’influences externes. Des normes élevées de conduite renforcent la confiance du public à l’égard de leur intégrité, impartialité et bon jugement. Sans plus d’articulation de la plainte, le demandeur porte plainte contre les trois juges de la Cour supérieure.

[19]  La décision dont contrôle judiciaire est demandé constate que le demandeur se plaint que sa cause de longue durée n’a pas été entendue. C’est donc sur cette base que l’affaire est traitée. Quant à la juge d’instance qui s’est récusée, « aucun reproche ne peut lui être fait » (décision du 18 juillet 2019). Quant aux juges coordonnateurs, le vice-président du Comité sur la conduite des juges constate le nombre élevé de causes qui doivent souvent être entendues par un « nombre pas assez élevé de juges à qui les assigner ». Par ailleurs, « la question des délais judiciaires encourus dans une cause est hors du contrôle du juge coordonnateur assigné et de plus, n’est pas une question reliée à la conduite des juges, mais une de nature purement administrative ». On comprend que les difficultés administratives ne sont pas de celles dont peut traiter le CCM. Il en résulte que l’affaire ne nécessite pas un examen plus poussé.

[20]  Il s’agit là de tout le contexte entourant la plainte dont M. Lajeunesse a voulu saisir le Conseil canadien de la Magistrature. Le CCM s’est vu conférer le mandat d’« enquêter sur toute plainte ou accusation relative à un juge d’une juridiction supérieure » (para 63(2) de la Loi sur les juges). Plusieurs étapes sont suivies dans le processus d’enquête. En notre espèce, le tout s’est conclu au niveau du vice-président du Comité sur la conduite des juges qui se décharge d’un mandat qui lui est confié.

[21]  Le rôle du vice-président du Comité sur la conduite des juges dans le processus est prévu spécifiquement au Règlement administratif du Conseil canadien de la magistrature sur les enquêtes (2015) (DORS/2015-203) [le Règlement] où on lit :

Constitution du comité d’examen de la conduite judiciaire

Establishment of Judicial Conduct Review Panel

2 (1) Le président ou le vice-président du comité sur la conduite des juges constitué par le Conseil afin d’examiner les plaintes ou accusations relatives à des juges de juridiction supérieure peut, s’il décide qu’à première vue une plainte ou une accusation pourrait s’avérer suffisamment grave pour justifier la révocation d’un juge, constituer un comité d’examen de la conduite judiciaire qui sera chargé de décider s’il y a lieu de constituer un comité d’enquête en vertu du paragraphe 63(3) de la Loi

2 (1) The Chairperson or Vice-Chairperson of the Judicial Conduct Committee, established by the Council in order to consider complaints or allegations made in respect of a judge of a superior court may, if they determine that a complaint or allegation on its face might be serious enough to warrant the removal of the judge, establish a Judicial Conduct Review Panel to decide whether an Inquiry Committee should be constituted in accordance with subsection 63(3) of the Act.

[Je souligne.]

[22]  À l’évidence, le vice-président du Comité sur la conduite des juges joue un rôle de tamisage (Cosgrove c Conseil canadien de la magistrature, 2007 CAF 103, [2007] 4 RCF 714 [Cosgrove], paras 2 et 69 à 73). Une plainte ou accusation doit être suffisamment grave pour justifier révocation. Il n’est peut-être pas surprenant que la majorité des plaintes soient rejetées sommairement comme il était noté dans Cosgrove (para 74). Seules celles qui pourraient s’avérer assez graves pour justifier révocation continuent dans un processus où un comité d’examen est constitué. Il est important de rappeler que l’inamovibilité des juges est l’un des trois piliers de l’indépendance judiciaire, avec la sécurité financière et l’indépendance administrative (Colombie‑Britannique (Procureur général) c Provincial Court Judges’ Association of British Columbia, 2020 CSC 20 [Provincial Court Judges’ Association of British Columbia], au para 31). Une plainte pouvant faire l’objet d’une enquête touche évidemment à cette notion d’inamovibilité des juges. Il apparaît évident que le filtrage importe. Si, à sa face même, une plainte pouvait justifier la révocation, le vice-président peut faire en sorte que le processus continue en constituant un comité d’examen de la conduite judiciaire. Mais encore faut-il que la plainte soit de cet acabit. Sinon, le processus peut s’arrêter. Le Règlement prévoit un premier tamisage pour éviter que toute plainte, quelle qu’elle soit, ne fasse l’objet d’une enquête complète.

[23]  En notre espèce, la plainte portée n’est pas explicite, ou même implicite, quant au motif allégué pouvant mener à recommandation de la révocation des trois juges.

[24]  Pour qu’une plainte soit déférée à un comité d’examen de la conduite judiciaire, il suffit que le vice-président du Comité sur la conduite des juges décide qu’à première vue (en anglais « on its face ») la plainte pourrait être suffisamment grave pour justifier la révocation d’un juge. Tel qu’indiqué plus haut, le paragraphe 65(2) de la Loi sur les juges établit les motifs pour lesquels la révocation peut être recommandée :

  • âge ou invalidité;

  • manquement à l’honneur et à la dignité;

  • manquement aux devoirs de sa charge;

  • situation d’incompatibilité, qu’elle soit imputable au juge ou à toute autre cause.

Le vice-président ne fait pas une étude exhaustive : cela est exclu par les mots « à première vue ». Il cherche plutôt à voir si, à sa face même, la plainte est suffisamment grave pour justifier révocation. Si la plainte ne saurait rencontrer l’un ou l’autre des motifs pouvant donner lieu à révocation, le vice-président peut faire arrêter le processus dès lors. C’est ce qu’il a fait en l’espèce. Il aura conclu que les délais judiciaires sont hors du contrôle de ces juges et les questions de nature administrative ne sont pas reliées à la conduite des juges. S’il était déraisonnable pour le vice-président de considérer qu’à première vue (« on its face ») la plainte n’est pas de cette qualité, c’est-à-dire qu’elle pourrait mener à la révocation d’un juge, la cour de révision pourrait intervenir pour permettre au processus de continuer. Mais encore faut-il que la décision soit déraisonnable.

[25]  La plainte dont devait traiter le vice-président du Comité sur la conduite des juges dans son rôle consacré à un certain tamisage était relative au délai mis à ce qu’un procès de 28 jours puisse être entendu. Ce n’est que dans un affidavit postérieur à la décision dont contrôle judiciaire est demandé que le demandeur commence à présenter des allégations d’une différente saveur.

[26]  Dans cet affidavit du 28 octobre 2019, le demandeur y fait des affirmations au sujet de l’avocat devant témoigner au procès et au sujet duquel la juge d’instance aura cru nécessaire de se récuser. Certaines procèdent de conflits d’intérêts allégués que cet avocat aurait eus alors que d’autres évoquent la possibilité que cet avocat (ou son cabinet) ait de l’influence sur des juges siégeant à Sherbrooke, la possibilité que cet avocat (ou son cabinet) puisse influencer afin de retarder la tenue d’un procès, la possibilité que cet avocat (ou son cabinet) ait de l’influence sur des nominations judiciaires passées ou futures, allant jusqu’à retarder la nomination de juges pour ainsi faire reporter la tenue de son procès où cet avocat doit témoigner. Aucun fait n’est présenté et aucune preuve ne vient étayer ces possibilités.

[27]  Non seulement ces allégations n’étaient pas devant le vice-président du Comité sur la conduite des juges, mais elles ne sont pas valablement devant cette cour de révision. La Cour suprême du Canada dans Provincial Court Judges’ Association of British Columbia (précité) citait encore tout récemment avec approbation Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, 100 Admin LR (5th) 301 [Delios] quant à ce qui constitue le dossier sur contrôle judiciaire : « Habituellement, en contexte de contrôle judiciaire, le dossier est constitué des éléments de preuve dont disposait le décideur » (para 52). Seulement quelques exceptions restreintes à cette règle existent. C’est le paragraphe 42 de Delios qui est cité avec approbation. Je le reproduis :

[42]  Par conséquent, en règle générale, les preuves produites devant la Cour fédérale lors d’une procédure en contrôle judiciaire se limite [sic] aux éléments qui ont été présentés au décideur administratif. Autrement dit, en règle générale, les preuves qui n’ont pas été produites au décideur administratif et qui intéresse [sic] le fond de l’affaire dont a été saisie la Commission n’est [sic] pas recevable [sic] lors d’une procédure de contrôle judiciaire. C’est pourquoi, à raison, la plupart des affidavits déposés dans une procédure de contrôle judiciaire ne portent que sur le dossier qui a été présenté au décideur administratif, sans plus. Voir de façon générale, Connolly c. Canada (Procureur général), 2014 CAF 294, 466 N.R. 44, au paragraphe 7, citant Access Copyright, précité, aux paragraphes 19 et 20.

[28]  La cour de révision ne peut tenir compte du genre d’affidavits soumis à la Cour après que la décision sous révision a été rendue. L’affidavit du demandeur va beaucoup plus loin que ce qui est permis. Voici ce que la cour d’appel dit à cet égard dans Delios :

[45]  L’exception des « renseignements généraux » vise les observations purs [sic] et simples propres à diriger la réflexion du juge réformateur afin qu’il puisse comprendre l’historique et la nature de l’affaire dont le décideur administratif était saisi. Dans les procédures de contrôle judiciaire visant les décisions administratives complexes se rapportant à des procédures et des faits compliqués, étayées par des centaines ou des milliers de documents, le juge réformateur trouve utile de recevoir un affidavit qui passe brièvement en revue, d’une manière neutre et non controversée, les procédures qui se sont déroulées devant le décideur administratif, et les catégories de preuves que les parties ont présentées à l’administrateur. Dans la mesure où l’affidavit ne s’engage pas dans une interprétation tendancieuse ou une prise de position – rôle de l’exposé des faits et du droit –, il est recevable à titre d’exception à la règle générale.

[46]  Toutefois, « [o]n doit s’assurer que l’affidavit ne va pas plus loin en fournissant des éléments de preuve se rapportant au fond de la question déjà tranchée par le tribunal administratif, au risque de s’immiscer dans le rôle que joue le tribunal administratif en tant que juge des faits et juge du fond » : Access Copyright, précité, au paragraphe 20a).

[Je souligne.]

Ici, l’affaire n’est pas complexe ; l’affidavit ne passe pas en revue d’une manière neutre et non controversée les preuves présentées au décideur. C’est plutôt la teneur même de la preuve qui change, la transformant littéralement en quelque chose d’autre sur laquelle le décideur ne pouvait se pencher et décider.

[29]  Le contrôle judiciaire ne peut porter que sur la plainte qui a fait l’objet de la détermination par le décideur, ici le vice-président du Comité sur la conduite des juges. Les nouvelles allégations ne faisaient pas partie du dossier et elles ne sont pas recevables sur contrôle judiciaire. Les principes applicables à la recevabilité de nouveaux éléments de preuve sur contrôle judiciaire ont été articulés dans Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263, 479 NR 189. Ainsi, le dossier qui est soumis à la cour de révision sera celui qui était devant le premier décideur : les éléments de preuve qui ne sont pas portés à l’attention du CCM ne sont pas admissibles en contrôle judiciaire (voir Judicial Review of Administrative Action in Canada, Donald J.M. Brown et l’honorable John Evans, Thomson Reuters, Carswell, feuilles-mobiles, para 6 : 5300).

[30]  En notre espèce, non seulement le dossier devant le vice-président ne traitait que du délai à entendre un procès, avec une vague allégation relative à l’indépendance du système de justice canadien, mais les allégations faites après que la décision ait été rendue ne sont elles-mêmes que des suppositions fondées sur rien de mieux que la possibilité qu’un avocat eût une influence somme toute considérable, sans que la supposition ne soit fondée sur quoi que ce soit de concret. De toute façon, ces dernières allégations ne peuvent être considérées lors d’un contrôle judiciaire.

[31]  Le demandeur semble croire que toute allégation faite à l’égard d’un juge d’une Cour supérieure doit faire l’objet d’une enquête. Des craintes dites sérieuses et légitimes devraient faire en sorte que le CCM ait l’obligation de se saisir de la plainte pour faire une enquête sérieuse et exhaustive (mémoire des faits et du droit du demandeur, para 13).

[32]  De toute évidence, si ce devait être le cas, cela viderait de son sens le mandat confié par le Règlement au vice-président du Comité sur la conduite des juges de procéder à un certain tamisage. Toute plainte faite n’a pas à aller à l’étape suivante du processus, soit l’envoi à un comité d’examen de la conduite judiciaire qui pourra par la suite mener à la constitution d’un comité d’enquête en vertu des paragraphes 63(3) de la Loi sur les juges. La description que donne la Cour d’appel fédérale dans Cosgrove du rôle du vice-président confirme bien son importance :

[71]  Au deuxième niveau, la plainte est renvoyée au président (ou au vice-président) du comité sur la conduite des juges. Le président peut disposer de la plainte sommairement si elle dépasse le mandat du Conseil (par exemple, une plainte qui vise à faire examiner la décision d’un juge plutôt que la conduite du juge), ou si elle est insignifiante, vexatoire ou déposée dans un objet illégitime, si elle est manifestement sans fondement ou s’il ne convient pas de l’examiner de façon plus approfondie. Si la plainte n’est pas rejetée sommairement, le président peut demander des renseignements complémentaires au plaignant, au juge, ou au juge en chef dont le juge relève. La plainte peut être rejetée, réglée à la faveur de mesures correctives, ou renvoyée à un comité. Si elle est renvoyée à un comité, elle passe au troisième niveau.

[33]  L’échafaudage monté par le demandeur repose exclusivement sur des hypothèses qui sont émises concernant une proposition qui n’offre aucune démonstration de l’échafaudage et qui est présentée après la décision sous étude, sans même que le décideur ait pu même considérer les conjectures. À supposer que les soupçons et conjectures puissent suffire au sens du paragraphe 2(1) du Règlement, ce qui est loin d’être établi, encore faudrait-il que le décideur en ait été saisi. Ce n’est pas le cas.

[34]  Nous sommes en contrôle judiciaire d’une décision qui traitait d’une plainte spécifique présentée au CCM. La plainte est circonscrite. Le contrôle judiciaire est lui-même limité à la décision prise par le décideur en fonction d’une plainte précise. Puisqu’il n’était pas loisible au demandeur de changer la teneur de sa plainte en y ajoutant des allégations après que la décision a été rendue, la Cour ne peut que s’en remettre à la plainte telle que formulée et présentée au CCM pour disposer d’une demande de contrôle judiciaire de cette décision.

[35]  C’est au demandeur qu’incombe le fardeau de démontrer que la décision prise en l’espèce n’a pas les apanages d’une décision raisonnable. Or, le demandeur a voulu faire porter son contrôle judiciaire sur une question autre que celle soulevée dans sa plainte au CCM. Il a cherché à introduire en preuve des allégations nouvelles, de la nature de conjectures, qui ne se trouvaient pas à sa plainte, pour ainsi prétendre deux fois mieux qu’une, que les actions et omissions de trois juges étaient « dans l’objectif de décourager, de dissuader le justiciable Martin Lajeunesse, et ultimement, de protéger [l’avocat] ou son cabinet ou son ancien cabinet » (mémoire des faits et du droit, paras 28 et 33). De ce fait, le demandeur n’a donc en aucune manière contesté la décision du vice-président du Comité sur la conduite des juges. Il a plutôt fondé son factum et sa plaidoirie devant la cour de révision sur un argumentaire qui n’était pas devant le décideur, à partir d’allégations qui ne sont apparues qu’après que la décision ait été rendue. L’absence de démonstration que la décision, sur la base de la plainte présentée et du dossier qui existait en soutien de cette plainte, puisse être déraisonnable permet de disposer entièrement de ce litige.

[36]  J’ajoute que, quant à la décision elle-même, celle-ci apparaît comme justifiée, transparente et intelligible. Elle est intrinsèquement cohérente et justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles. Ce n’est pas à la cour de révision de chercher à faire prévaloir son opinion. Le vice-président conclut que les délais encourus sont hors du contrôle des juges coordonnateurs, les ressources judiciaires étant limitées; qui plus est, il ne s’agit pas là d’une question liée à la conduite des juges. Il s’agit plutôt d’une question purement administrative. Il n’a pas été démontré en quoi ces constatations sont déraisonnables, le fardeau auquel le demandeur est convié. Il en est de même de la décision de la première juge d’instance de se récuser après avoir constaté connaître l’un des multiples témoins à être entendus en procès. On lui en aurait fait le reproche probablement si elle ne l’avait pas fait.

[37]  À mon avis, le Procureur général a raison de relever que le motif de la plainte était le délai mis à fixer un procès de longue durée. Il s’agit là à sa face même d’un problème de nature administrative; tel que présenté, il n’a pas été démontré qu’il s’agit là d’une plainte de nature à démontrer une inaptitude à remplir ses fonctions pour l’un des motifs énoncés au paragraphe 65(3) de la Loi sur les juges. On ne peut voir sur la base du dossier devant le décideur en quoi les décisions administratives auraient pu être teintées de partialité, ou même d’apparence de partialité.

V.  Conclusion

[38]  On peut comprendre la frustration d’un justiciable qui aurait voulu que son procès ait lieu de façon plus expéditive. De fait, tout le monde le souhaite. La Cour suprême du Canada répétait sa préoccupation à l’égard de l’accès à la justice civile qui soit abordable et expéditif encore tout récemment (Société des loteries de l’Atlantique c Babstock, 2020 CSC 19), favorisant l’utilisation plus élargie de la requête en radiation (Hryniak c Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 RCS 87). L’accès à la justice civile est une préoccupation généralisée dans toutes les cours. En l’espèce, on aura compris que les ressources limitées mises à la disposition des juges chargés des assignations, une question de nature administrative, expliquent la décision du CCM qui n’aura pas vu, à sa face même, ou à première vue, une plainte qui puisse donner lieu à révocation.

[39]  En l’espèce, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. La preuve supplémentaire qu’aura voulu introduire le demandeur, après que la décision dont contrôle judiciaire était demandé ait été rendue, était inadmissible en vertu des règles habituelles du droit administratif. Elle change la nature même de la plainte à laquelle le vice-président du Comité sur la conduite des juges devait répondre.

[40]  Le demandeur aura ainsi tenté de faire porter le débat sur cette nouvelle preuve qui n’était pas devant le décideur, alors que son fardeau était plutôt de démontrer que la décision prise en fonction de la plainte telle que déposée était déraisonnable. Cette démonstration n’a pas été faite; elle n’a même pas été tentée.

[41]  Il en résulte que la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Le Procureur général a requis ses dépens. Il y a droit.


JUGEMENT aux dossiers T-1318-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire à l’égard de la décision du Conseil canadien de la magistrature est rejetée.

  2. Les dépens sont octroyés en faveur de l’intimé-défendeur, le Procureur général du Canada.

« Yvan Roy

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1318-19

INTITULÉ :

MARTIN LAJEUNESSE c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et CONSEIL CANADIEN DE LA MAGISTRATURE

LIEU DE L’AUDIENCE :

par vidéoconférence entre oTTAWA (oNTARIO), lac mégantic (québec) et montréal (québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 AOÛT 2020

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE ROY

DATE DES MOTIFS :

LE 22 SEPTEMBRE 2020

COMPARUTIONS :

Gloriane Blais

Pour le REQUÉRANT - demandeur

Pascale Catherine Guay

Pour l’Intimé – défendeur

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Blais Droit-Litige-Médiation Inc.

Avocate

Lac-Mégantic (Québec)

Pour le requérant - demandeur

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour l’INTIMÉ – défendeur

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

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