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Date : 20200817


Dossier : T‑1739‑19

Référence : 2020 CF 828

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 août 2020

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

CONNIE BRAUER

demanderesse

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La demanderesse, Connie Brauer, interjette appel de l’ordonnance datée du 25 juin 2020 par laquelle la protonotaire Steele radiait sa déclaration modifiée. Elle soutient que la décision devrait être annulée et demande d’autres mesures de redressement, notamment l’exécution d’une [traduction« injonction immédiate interdisant tous les avortements au Canada » et la cessation immédiate de tout financement gouvernemental des avortements.

[2]  La défenderesse soutient que l’ordonnance radiant la demande introductive modifiée devrait être maintenue, car elle est fondée sur l’application appropriée du droit aux faits.

[3]  Après avoir soigneusement examiné les observations des parties, je rejette l’appel pour les motifs qui suivent.

II.  Contexte

[4]  La demanderesse, qui se représente elle‑même, a déposé une déclaration le 23 octobre 2019 et une déclaration modifiée le 4 novembre 2019. La seule modification apportée dans la déclaration modifiée avait trait à une demande en vue d’obtenir un redressement pécuniaire supplémentaire. La déclaration modifiée est citée dans la décision faisant l’objet de l’appel. Cette déclaration contient les allégations suivantes :

1.  Que le gouvernement du Canada se livre à un génocide en permettant aux mères et aux médecins qui pratiquent l’avortement d’avorter leur embryon ou leur fœtus.

2.  Que le gouvernement permet ce génocide en autorisant des avortements sans restriction au Canada en tout temps jusqu’au terme de la grossesse.

3.  Que ces embryons ou fœtus sont torturés et tués dans l’utérus et pendant des naissances vivantes, en fin de grossesse ou par la suite.

4.  Que le gouvernement du Canada non seulement autorise les avortements, qui constituent un meurtre, mais que le premier ministre Trudeau exige que tous les membres du Parti libéral appuient le meurtre de masse, à défaut de quoi ils sont expulsés.

5.  Que tout désaccord ou toute activité pro‑vie en la matière constitue un motif de renvoi du gouvernement et du parti, et que les autres partis à la Chambre des communes en font autant.

6.  Que toute manifestation en faveur de la vie de ces embryons ou fœtus dans les cliniques d’avortement ou à proximité de celles‑ci est interdite par le gouvernement.

7.  Que le gouvernement refuse de financer les groupes pro‑vie. 400 groupes se sont vu refuser les subventions d’Emplois d’été Canada par Trudeau.

8.  Que l’avortement constitue une violation de la Charte canadienne des droits et libertés garanties.

9.  Que le génocide est généralement considéré comme le plus grave crime contre l’humanité qu’il soit possible de commettre. Il s’agit de l’extermination de masse d’un groupe entier de personnes, une tentative de les faire disparaître.

10.  Que l’avortement viole la Déclaration des droits de l’homme des Nations Unies.

[5]  La défenderesse a présenté une requête en vue d’obtenir une ordonnance radiant la déclaration modifiée, sans autorisation de la modifier, conformément aux alinéas 221(1)a) et c) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles], et, subsidiairement, une ordonnance lui accordant une prorogation du délai pour déposer sa défense. La requête a été traitée par écrit conformément à l’article 369 des Règles, et la demanderesse a déposé des observations en réponse à la requête de la défenderesse.

III.  Décision faisant l’objet de l’appel

[6]  Le 25 juin 2020, la protonotaire Steele a accueilli la requête de la défenderesse et a rendu une ordonnance accueillant la requête en radiation de la déclaration modifiée sans autorisation de la remodifier, rejetant l’action et accordant les dépens à la défenderesse (l’ordonnance).

[7]  Après avoir résumé le droit applicable aux requêtes en radiation présentées sous le régime du paragraphe 221(1) des Règles, la protonotaire a procédé à une analyse de la déclaration modifiée, en examinant d’abord la question de savoir si elle devait être radiée au titre des alinéas 221(1)a) ou c) des Règles, et ensuite en décidant si elle devait autoriser ou non la demanderesse à procéder à des modifications supplémentaires.

[8]  La protonotaire a conclu que la déclaration modifiée devait être radiée, parce que, [traduction« [m]ême en l’interprétant de façon souple, il est impossible de déterminer en quoi la défenderesse aurait, le cas échéant, causé un préjudice et une perte à la demanderesse » (ordonnance, au para 13). La protonotaire a conclu que la plupart des allégations de la demanderesse n’étaient que de simples assertions et énoncés catégoriques qui n’établissaient pas les faits importants nécessaires, que la protonotaire a décrits comme étant le [traduction« qui, quand, où, comment et de quelle façon » des revendications présentées contre la défenderesse (ordonnance, aux alinéas 13b) à 13c)). Faute de tels faits, la déclaration modifiée ne présentait aucune cause d’action facilement apparente. De même, les allégations de la demanderesse fondées sur l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, Partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, c 11 [la Charte] étaient incomplètes, car elles ne présentaient pas les faits substantiels nécessaires pour conclure à l’existence d’une violation de la Charte (ordonnance, au para 13).

[9]  De plus, la protonotaire a conclu qu’aucun fait substantiel n’avait été présenté à l’appui de réclamations en dommages‑intérêts punitifs ou compensatoires, et a conclu que celles-ci ne pouvaient être maintenues en l’absence d’une cause d’action sous‑jacente ou d’une transgression susceptible d’action de la part de la défenderesse (ordonnance, alinéas 13g) à h)). La demande d’injonction a été rejetée au titre du paragraphe 22(1) de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985, c C‑50 (ordonnance, para 13f)).

[10]  À la lumière de ces conclusions, la protonotaire a jugé qu’il était évident et manifeste que la déclaration modifiée n’avait aucune chance d’être accueillie et qu’elle devait donc être radiée (ordonnance, au para 14). Il est en outre mentionné ceci dans la décision : [traduction« [l]a déclaration modifiée est également vexatoire en droit, en ce sens que non seulement elle est dépourvue de faits substantiels, mais aussi qu’elle ne comporte que des allégations absconses et confuses. Je conclus donc que la défenderesse s’est acquittée du fardeau qui lui incombait en vertu des alinéas 221(1)a) et c) des Règles » (ordonnance, aux para 14 et 15).

[11]  Pour ce qui est de la deuxième question, à savoir si l’autorisation de modifier la déclaration modifiée devrait être accordée, la protonotaire a conclu qu’elle ne devrait pas l’être, soulignant que la demanderesse n’avait proposé aucune modification pour corriger les lacunes que la défenderesse avait relevées dans sa requête en radiation (ordonnance, au para 18). Elle a conclu que les observations de la demanderesse [traduction« brouillent davantage un plaidoyer déjà abscons et vicié » (ordonnance, au para 19). La demanderesse a réitéré les allégations de violation de l’article 7 de la Charte et a proposé d’ajouter d’autres réclamations fondées sur la Charte dans lesquelles elle allègue l’existence de violations de l’article 2 en raison des restrictions imposées aux personnes qui dénoncent l’avortement et l’accès aux cliniques d’avortement, notamment les mesures prises par les partis politiques fédéraux (ordonnance, au para 20).

[12]  La protonotaire a souligné que la demanderesse n’avait pas abordé la question de savoir si elle avait la qualité pour agir dans le cadre de ses revendications fondées sur la Charte, que ce soit en raison de ses intérêts directs et personnels ou de l’intérêt public. De plus, elle a conclu que la demanderesse n’avait pas établi les faits importants nécessaires pour permettre à la Cour d’évaluer les violations alléguées (ordonnance, au para 20).

[13]  La protonotaire a donc conclu que, [traduction« compte tenu des vices fondamentaux de la déclaration modifiée de la demanderesse et à défaut de toute proposition de modification, la Cour n’est pas convaincue que les lacunes de la déclaration puissent être corrigées, de telle sorte que l’autorisation de la modifier est refusée » (ordonnance, au para 24).

[14]  Pour ces motifs, la requête de la défenderesse a été accueillie, la déclaration modifiée a été radiée en entier sans autorisation de la remodifier, l’action de la demanderesse a été rejetée, et celle‑ci a reçu l’ordre de payer le montant de 500 $ à la défenderesse à titre de dépens (ordonnance, aux para 25 et 31).

IV.  Questions en litige et la norme de contrôle

[15]  Dans l’appel qu’elle interjette, la demanderesse sollicite l’annulation de l’ordonnance et l’exécution de diverses ordonnances à effet immédiat concernant l’arrêt des avortements et l’interruption du financement gouvernemental de tels services au Canada ainsi qu’à l’étranger, en plus de réclamer 500 millions de dollars à titre de dommages-intérêts punitifs ainsi qu’une indemnisation pécuniaire non précisée.

[16]  Il s’agit d’un appel d’une décision discrétionnaire rendue par un protonotaire, conformément à l’article 51 des Règles. La Cour d’appel fédérale a depuis longtemps confirmé que la norme de contrôle habituelle en appel s’applique, comme on le résume dans l’arrêt Maximova c Canada (Procureur général), 2017 CAF 230, au paragraphe 4 [Maximova] :

Depuis la décision de la Cour dans Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, 402 D.L.R. (4th) 497 (Hospira), il est bien établi que la Cour ne peut modifier une décision discrétionnaire d’un protonotaire que si le protonotaire a commis une erreur de droit ou une erreur manifeste et dominante en ce qui concerne une question de fait ou une question mixte de fait et de droit : Hospira, aux paragraphes 64, 65 et 79.

[17]  Dans la récente décision Lill c Canada (Procureur général), 2020 CF 551, au para 24, le juge Denis Gascon a expliqué que la norme de l’« erreur manifeste et dominante » appelle à un degré de retenue très élevé, soulignant qu’il a été dit que, pour respecter cette norme, « on ne peut se contenter de tirer sur les feuilles et les branches et laisser l’arbre debout. On doit faire tomber l’arbre tout entier » (citant le juge Stratas dans l’arrêt Mahjoub c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157, au para 61). Le juge Gascon a enchaîné de la façon suivante au paragraphe 25 : « [l]a CAF a aussi défini une erreur manifeste et dominante comme étant une erreur évidente et apparente, dont l’effet est de vicier l’intégrité des motifs (Madison Pacific Properties Inc c Canada, 2019 CAF 19, au para 26; Maximova, au para 5). » Il a également souligné que la Cour suprême du Canada a fait écho à ces principes dans l’arrêt Salomon c Matte‑Thompson, 2019 CSC 14.

[18]  Ces principes guident mon analyse des arguments de la demanderesse en l’espèce.

V.  Analyse

[19]  Les observations de la demanderesse reprennent bon nombre des arguments qu’elle a présentés à la protonotaire au sujet du bien‑fondé de sa demande, notamment les affirmations au sujet du nombre d’avortements au Canada, la définition de génocide, les mesures prises par le premier ministre pour priver de financement certains groupes, ainsi que d’autres questions connexes. Il s’agit là d’arguments au sujet du bien‑fondé de sa demande; il est toutefois possible de tirer de ceux‑ci des réponses aux conclusions de la protonotaire, qui constituent à leur tour le fondement de l’appel de la demanderesse. J’ai examiné attentivement les observations de la demanderesse afin de comprendre le fondement de son appel, en raison particulièrement du fait que ses observations ne revêtent pas le format habituel. Les paragraphes suivants constituent un résumé fondé sur une interprétation souple des observations de la demanderesse.

[20]  Les motifs d’appel de la demanderesse peuvent être regroupés en trois éléments : (1) les allégations contenues dans la déclaration modifiée sont [traduction« précises, claires et raisonnables » et ne sont ni scandaleuses ni vexatoires; (2) le paragraphe 221(1) des Règles ne s’applique pas et elle avait le droit de remodifier sa déclaration modifiée sans autorisation conformément à l’article 200 des Règles; (3) sur le fond, elle prétend qu’il faut agir immédiatement pour mettre fin aux avortements au Canada qui, selon elle, sont illégaux et inconstitutionnels, parce qu’ils contreviennent à l’article 7 de la Charte.

[21]  Premièrement, la demanderesse soutient que sa demande est claire et précise. Elle semble soutenir que le [traduction« qui, quand, où, comment et de quelle façon » de sa demande correspond au fait que des autorités gouvernementales inconnues ou non désignées permettent à des tiers inconnus ou non désignés de pratiquer des avortements au Canada, et que ces procédures sont soutenues, du moins en partie, par des fonds gouvernementaux. Elle soutient que cela nie les droits des enfants à naître, ainsi que ceux des pères de ces enfants, ce qui constitue une violation des articles 7 (droit à la vie) et 15 (droits à l’égalité) de la Charte. La demanderesse soutient que cela constitue également un crime et qu’il s’agit d’un génocide au sens de la Convention des Nations Unies pour la prévention et la répression du crime de génocide, 9 décembre 1948, 78 RTNU 277 (entrée en vigueur le 12 janvier 1951). La demanderesse se plaint de l’absence d’éléments de preuve et de renseignements disponibles au sujet de l’avortement au Canada et soutient [traduction« qu’il faut qu’une cour de justice ordonne à la police de lancer une enquête en vue de tout découvrir » (observations écrites de la demanderesse, au para 11). Elle soutient également que les dirigeants politiques fédéraux ont clairement mentionné qu’ils ne rouvriront pas le débat sur l’avortement au Canada et qu’ils prennent des mesures pour restreindre le débat à ce sujet ou empêcher les candidats qui ont un point de vue différent de se présenter aux élections.

[22]  Ce qui pose problème en l’espèce, c’est que la demanderesse n’a pas identifié les erreurs supposément commises par la protonotaire, si ce n’est de répéter les arguments qu’elle avait présentés précédemment. Ce qui pose également problème, c’est que la demanderesse ne tient pas compte du droit régissant les appels interjetés au titre de l’article 51 des Règles et qu’elle ne tente pas non plus de démontrer de quelle façon la protonotaire a commis des erreurs manifestes et dominantes.

[23]  Comme on le mentionne ci‑dessus, la décision de la protonotaire de radier la déclaration modifiée relevait de l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 221(1) des Règles. Selon la norme de contrôle applicable, « les ordonnances discrétionnaires des protonotaires ne devraient être infirmées que lorsqu’elles sont erronées en droit, ou fondées sur une erreur manifeste et dominante quant aux faits » (Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, aux para 64 à 69). Une erreur manifeste et dominante est une erreur qui est à la fois évidente et apparente et « dont l’effet est de vicier l’intégrité des motifs » (Maximova, au para 5). Pour qu’il soit fait droit à son appel, la demanderesse doit démontrer que la protonotaire a commis ce type d’erreur.

[24]  Je ne suis pas convaincu que la protonotaire ait commis une erreur manifeste et dominante, car ces termes ont été définis dans des arrêts ayant force obligatoire de la Cour d’appel fédérale et de la Cour suprême du Canada.

[25]  La décision visée par l’appel applique correctement les principes juridiques appropriés à l’égard des requêtes en radiation visées au paragraphe 221(1) des Règles. Le droit régissant les requêtes en radiation vise à protéger les intérêts des demandeurs en leur donnant l’occasion de se faire entendre en justice, tout en tenant compte d’autres intérêts importants, notamment éviter de surcharger les parties et le système judiciaire avec des demandes qui sont vouées à l’échec dès le départ. Pour y parvenir, les tribunaux ont élaboré une approche analytique et une série de critères qu’ils doivent appliquer lorsqu’ils examinent une requête en radiation.

[26]  Le critère applicable à une requête en radiation place la barre très haut pour les défendeurs. Il incombe au défendeur de convaincre la Cour qu’il est évident et manifeste que l’acte de procédure ne révèle aucun motif raisonnable d’action, même à supposer que les faits allégués dans la déclaration sont véridiques (Hunt c Carey Canada Inc, [1990] 2 RCS 959, à la page 980). Le paragraphe 221(2) des Règles renforce ce critère en prévoyant qu’aucune preuve n’est admissible dans le cadre d’une telle requête. Compte tenu de cette disposition, les autres éléments de preuve présentés par la demanderesse dans le présent appel ne peuvent être pris en considération.

[27]  Les faits énoncés dans la déclaration doivent être tenus pour véridiques, à moins qu’ils ne puissent manifestement pas être prouvés ou qu’ils équivalent à de simples suppositions. La déclaration doit être interprétée de façon large et libérale, et de simples lacunes rédactionnelles ou le fait de mal qualifier une cause d’action ne constitueront pas des motifs justifiant la radiation d’une déclaration, surtout lorsqu’elle est rédigée par une partie qui se représente seule.

[28]  En outre, la déclaration doit énoncer les faits à l’appui d’une cause d’action – soit une cause d’action précédemment reconnue en droit, soit une cause d’action que les tribunaux sont disposés à examiner. Le simple fait qu’une cause d’action puisse être nouvelle ou difficile à établir ne constitue pas, en soi, un motif pour radier la demande introductive.

[29]  À cet égard, la demande doit énoncer les faits qui appuient chacun des éléments de la déclaration. Comme l’explique le juge Roy dans la décision Al Omani c Canada, 2017 CF 786 [Al Omani], au para 17, « [i]l doit y avoir un minimum de narration ». Le droit exige toutefois qu’un type très particulier de narration soit exposé dans une déclaration; celle-ci doit décrire les événements qui auraient causé un préjudice à la partie demanderesse, en mettant l’accent uniquement sur les « faits substantiels ». La revendication doit également être suffisamment détaillée pour appuyer les éléments précis des diverses causes d’action alléguées et pour permettre à la partie défenderesse (et à la Cour) de connaître le fondement des allégations en question.

[30]  La Cour fait généralement preuve de souplesse lorsqu’une partie se représente seule, mais cela ne dispense pas la partie de se conformer aux règles susmentionnées (Barkley c Canada, 2014 CF 39, au para 18). La raison en est simple : il serait inéquitable qu’une partie défenderesse doive répondre à des allégations qui ne sont pas expliquées de façon suffisamment détaillée pour lui permettre de comprendre sur quoi la demande est fondée, ou qu’elle soit confrontée à des allégations fondées sur des hypothèses ou des suppositions non étayées. Et cela est tout aussi inéquitable pour la Cour, qui devra veiller à ce que l’audience se déroule de façon efficace et équitable. Le fait d’admettre la présentation de revendications vagues ou conjecturales mènerait inévitablement à des « recherches à l’aveuglette » par une partie qui cherche à trouver les faits nécessaires pour étayer ses réclamations, ainsi qu’à des procès impossibles à gérer qui dureraient beaucoup plus longtemps qu’il ne le faudrait, puisque les deux parties tenteraient de composer avec des affirmations vagues ou sans cesse changeantes.

[31]  Il faut faire preuve d’une certaine souplesse afin de permettre aux parties de se représenter elles‑mêmes et d’avoir accès au système de justice; toutefois, cette souplesse ne peut l’emporter sur les exigences ultimes de justice et d’équité pour toutes les parties, et c’est ce que les Règles et les principes énoncés dans la jurisprudence visent à garantir.

[32]  En l’espèce, la protonotaire a appliqué ces principes juridiques aux réclamations de la demanderesse et a conclu qu’elles ne satisfaisaient pas au critère. Je ne décèle aucune erreur dans son analyse. Il est difficile d’établir clairement quels faits précis appuient les réclamations de la demanderesse; dans ses actes de procédure, elle ne fait référence qu’à des renseignements généraux sur le nombre d’avortements effectués au Canada, au montant du financement gouvernemental consacré à ces services et à des déclarations générales sur les mesures prises par diverses organisations, notamment les partis politiques et leurs chefs. La demanderesse fait en outre référence, dans son acte de procédure, à diverses définitions et dispositions législatives ainsi qu’à divers documents tirés de diverses sources; toutefois, il ne s’agit pas de « faits substantiels » au sens où on l’entend en droit.

[33]  Même en interprétant l’acte de procédure de façon large et libérale, il n’est pas possible d’établir clairement qui, selon les allégations, autorise les avortements, ni quels faits précis appuient les allégations de la demanderesse au sujet du premier ministre actuel ou des chefs des autres partis fédéraux. Sans une description de ces faits, il est impossible d’évaluer si la demanderesse aurait qualité pour faire valoir ses prétentions devant les tribunaux ou sur quel fondement elle aurait cette qualité, si ces prétentions sont liées à une cause d’action ou de quelle façon elles pourraient l’être, ni quels recours pourraient découler des violations alléguées. Il ne serait pas équitable pour la partie défenderesse d’essayer de se défendre contre de telles allégations ou de tenter de compléter les éléments factuels manquants. Il ne serait pas non plus possible pour la Cour de statuer sur une affaire en l’absence de faits substantiels, et compte tenu de la nature des torts allégués. Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne les allégations fondées sur la Charte qui ne peuvent être tranchées dans un vide factuel.

[34]  Tous ces problèmes appuient la conclusion selon laquelle la déclaration modifiée de la demanderesse devrait être radiée au titre du paragraphe 221(1) des Règles et de la jurisprudence faisant autorité sur ce point résumée ci‑dessus.

[35]  La demanderesse s’oppose à l’utilisation de l’expression [traduction« scandaleuses et vexatoires ». Elle soutient que la conclusion de la protonotaire selon laquelle sa déclaration modifiée est scandaleuse et vexatoire est [traduction« une insulte sans fondement probant » (avis de requête de la demanderesse, page 4). Elle soutient que les efforts qu’elle entreprend pour sauver la vie de bébés à naître ne sont pas scandaleux et vexatoires, mais qu’ils constituent plutôt [traduction« [l]a cause d’action » (avis de requête de la demanderesse, page 4).

[36]  Il faut comprendre que l’expression « scandaleux et vexatoire » ne vise pas la demanderesse, mais qu’il s’agit plutôt d’un terme juridique qui a été élaboré pour décrire les actes de procédure juridiques que l’on ne peut comprendre ou que l’on ne peut lier à une allégation d’acte répréhensible que le droit reconnaît ou est disposé à considérer (Tomchin c Canada, 2015 CF 402, et Kisikawpimootewin c Canada, 2004 CF 1426).

[37]  En l’espèce, l’absence d’allégations précises, la nature large et généreuse des réclamations ainsi que l’utilisation de termes comme « génocide » appuient les conclusions de la protonotaire. À cet égard, je reprends à mon compte les conclusions du juge Henry Brown dans la décision Turnbull c Canada, 2019 CF 224, au para 35 : « Dans sa déclaration, le demandeur a présenté de façon désinvolte des allégations de génocide, de négligence criminelle ayant causé des blessures et de crime contre l’humanité, et ce, du moins à mon sens, sans présenter le moindre fait substantiel à l’appui. » La demanderesse a formulé de très sérieuses allégations juridiques, et le droit exige à juste titre que ces allégations soient étayées par des faits particuliers et non par de simples assertions ou généralités.

[38]  Rien ne permet d’infirmer la conclusion de la protonotaire tirée en vertu de l’alinéa 221(1)c) des Règles selon laquelle les actes de procédure de la demanderesse étaient scandaleux et vexatoires.

[39]  Je ne souscris pas non plus à l’argument de la demanderesse selon lequel cette conclusion a été tirée sans aucune preuve à l’appui. Comme il a été mentionné précédemment, la protonotaire n’avait pas besoin de preuve pour étayer le fait que la déclaration modifiée satisfaisait à la définition juridique d’acte de procédure scandaleux et vexatoire. Il s’agit d’une décision de justice qui est prise à défaut de tout autre élément de preuve et qui comporte un examen du libellé utilisé par la demanderesse pour décrire sa demande. C’est précisément ce que la protonotaire a fait en rendant la décision faisant l’objet de l’appel.

[40]  En outre, l’allégation de la demanderesse selon laquelle la protonotaire a commis une erreur en ne lui permettant pas de modifier davantage sa déclaration modifiée n’est pas fondée. La demanderesse soutient qu’elle n’avait pas besoin de l’autorisation de modifier et que la protonotaire a commis une erreur à cet égard. Je ne suis pas de cet avis.

[41]  La requête en radiation de la déclaration modifiée présentée par la défenderesse était fondée à juste titre sur le paragraphe 221(1) des Règles, et la protonotaire l’a traitée en conséquence. Elle n’a pas refusé à la demanderesse la possibilité de modifier sa déclaration; elle a plutôt examiné la déclaration modifiée et l’a radiée pour les motifs exposés précédemment. Au titre du paragraphe 221(1) des Règles, la protonotaire était tenue d’établir si la déclaration devait être [traduction« radiée avec ou sans autorisation de la modifier [...] », et c’est exactement ce qu’elle a fait.

[42]  Dans la mesure où cette observation de la demanderesse exprime le fondement de son appel relativement à la conclusion de la protonotaire selon laquelle l’autorisation de modifier doit être refusée, je ne suis également pas d’avis qu’une erreur manifeste ou dominante ait été commise. Sur ce point, il suffit de souligner que la décision de radier la déclaration modifiée n’était pas attribuable à une lacune technique dans l’acte de procédure telle l’absence d’un fait essentiel particulier, mais plutôt à l’absence de faits importants relatifs à tous les aspects de la demande. La protonotaire a conclu à juste titre qu’il était impossible de remédier aux problèmes qu’elle avait relevés dans les actes de procédure; elle a donc refusé l’autorisation de modifier les actes de procédure. Je ne relève aucune erreur dans sa conclusion.

VI.  Conclusion

[43]  Pour ces motifs, je rejette le présent appel. La demanderesse n’a pas démontré que la protonotaire a commis une erreur manifeste et dominante en radiant sa déclaration modifiée ou en lui refusant l’autorisation de la modifier davantage, et je n’ai relevé aucune erreur de ce genre au dossier.

[44]  La défenderesse sollicite les dépens du présent appel, à savoir 750 $. Habituellement, la partie déboutée se voit ordonner d’acquitter les dépens de l’autre partie, selon le tarif établi par les Règles. Bien que cela ne soit pas toujours le cas lorsque des personnes se représentent elles‑mêmes, je suis conscient, en l’espèce, de la nature de l’instance, du fait que la demanderesse n’en est pas à ses premières armes à la Cour, et qu’elle a néanmoins utilisé les ressources de la défenderesse et de la Cour pour interjeter un appel qui a ultimement été rejeté.

[45]  Compte tenu de tous les facteurs pertinents, et dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire qui m’est conféré par l’article 400 des Règles, j’ordonne à la demanderesse de verser immédiatement à la défenderesse la somme de 500 $ à titre de dépens.


JUGEMENT dans le dossier T‑1739‑19

LA COUR ORDONNE :

  1. L’appel est rejeté.

  2. La demanderesse devra verser immédiatement à la défenderesse la somme de 500 $ à titre de dépens.

« William F. Pentney »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1739‑19

INTITULÉ :

CONNIE BRAUER c SA MAJESTÉ LA REINE

REQUÊTE EXAMINÉE SUR DOSSIER À OTTAWA (ONTARIO), CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES, DORS/98‑106.

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DES MOTIFS :

LE 17 août 2020

COMPARUTIONS :

Connie Brauer

LA DEMANDERESSE
EN SON PROPRE NOM

Amy Smeltzer

POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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