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Date : 20200724


Dossier : IMM-4889-19

Référence : 2020 CF 792

Ottawa (Ontario), le 24 juillet 2020

En présence de l'honorable juge Shore

ENTRE :

EMANUEL KWATA MWANO aka

EMMANEL EMANY MWANDU

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  Notre Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] rendue le 12 juillet 2019, qui a confirmé une décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR]. Les deux tribunaux ont conclu que le demandeur n’a pas la qualité de réfugié ni de personne à protéger au Canada en vertu de l’article 1E de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, 189 RTNU 137 [Convention] et de l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], parce qu’il possède le statut de résident permanent aux États-Unis et n’a donc pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger selon les articles 96 et 97 de la LIPR.

II.  Faits

[2]  Le demandeur est citoyen de la République démocratique du Congo [RDC] et souffre de schizophrénie. En mars 2014, le demandeur a quitté la RDC pour rejoindre son père aux États-Unis. Son père a réussi à lui faire obtenir le statut de résident permanent dans ce pays, mais en donnant une fausse date de naissance aux autorités américaines.

[3]  En janvier 2015, un mandat d’arrestation est émis au Texas contre le demandeur en raison d’attouchement allégué sur sa sœur mineure (ou demi-sœur selon les documents). En février 2015, le demandeur quitte les États-Unis pour retourner en RDC. En RDC, le demandeur allègue avoir subi de la persécution en raison de ses hallucinations qui rendaient les gens autour de lui inconfortables, le percevant comme étant un sorcier et menaçant de le tuer. De même, le demandeur craint les actions du gouvernement de la RDC. Les autorités de la RDC auraient voulu s’en prendre à lui en raison des activités de dissidence politique de son père. Par ailleurs, le demandeur aurait été mis en détention militaire à la suite d’une manifestation.

[4]  Avec l’aide d’un passeur, le demandeur fuit éventuellement la RDC pour venir au Canada. En juin 2015, le demandeur demande l’asile en vertu de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la LIPR. Selon son formulaire de Fondement de la demande d’asile, le demandeur allègue craindre subir un préjudice grave en RDC et aux États-Unis.

[5]  Devant la SPR, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile est intervenu pour demander le rejet de la demande d’asile du demandeur en raison de son statut de résident permanent aux États-Unis (l’exclusion sous l’article 1E de la Convention) et du mandat d’arrestation porté contre le demandeur (l’exclusion sous le paragraphe 1Fb) de la Convention).

[6]  La SPR conclut que le demandeur était exclu de la protection du Canada pour deux raisons. Premièrement, le demandeur détient tous les droits et obligations associés à la nationalité aux États-Unis au sens de l’article 1E de la Convention en raison de son statut de résident permanent dans ce pays. Deuxièmement, le demandeur avait commis un crime de droit commun grave au sens du paragraphe 1Fb) de la Convention. Par ailleurs, la SPR a conclu que le demandeur n’a pas pu établir une possibilité sérieuse de persécution aux États-Unis en raison de sa race ou de sa déficience intellectuelle.

III.  La décision de la SPR

[7]  Dans une décision rendue le 12 juillet 2019, la SAR a confirmé la décision de la SPR à l’effet que le demandeur détient tous les droits et obligations associés à la nationalité aux États-Unis, car il n’avait pas démontré que son statut de résident permanent n’avait pas été révoqué en date du dernier jour d’audience de la SPR. La SAR a aussi conclu qu’aucune preuve n’établit une possibilité sérieuse de persécution ou de traitements cruels et inusités advenant un retour aux États-Unis. Ayant conclu que le demandeur est exclu de la protection de la LIPR en vertu de l’article 1E de la Convention, la SAR n’a pas abordé les autres questions soulevées en appel.

IV.  Analyse

[8]  Le demandeur conteste essentiellement la raisonnabilité des conclusions de la SAR. D’abord, le demandeur allègue que la SAR a déraisonnablement conclu qu’il possédait toujours le statut de résident permanent aux États-Unis. Ensuite, le demandeur conteste la raisonnabilité des conclusions de la SAR eu égard à son analyse du risque de persécution advenant son retour aux États-Unis.

[9]  Suivant l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, cette Cour doit d’abord examiner les motifs donnés avec une attention respectueuse et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à une conclusion. La décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti.

A.  Le statut de résident permanent du demandeur aux États-Unis

[10]  L’article 1E de la Convention, intégré en droit canadien à l’article 98 de la LIPR, prévoit une exclusion pour les demandeurs d’asile considérés par les autorités compétentes du pays dans lequel ces demandeurs ont établi leur résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays.

[11]  Dans l’affaire Celestin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 97 aux para 33 à 42 [Celestin], le juge Pamel a synthétisé les principes applicables à l’analyse sous l’article 1E de la Convention qu’il est ici utile de citer dans son intégralité :

[33]  La présente affaire nous offre l’occasion d’apporter des précisions au sujet du cadre d’analyse de l’article 1E de la Convention. Dans l’arrêt Zeng, la Cour d’appel fédérale a établi un critère qui sert de point de départ à toute l’analyse de l’article 1E :

[28] Compte tenu de tous les facteurs pertinents existant à la date de l’audience, le demandeur a t il, dans le tiers pays, un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants de ce pays? Si la réponse est affirmative, le demandeur est exclu. Si la réponse est négative, il faut se demander si le demandeur avait précédemment ce statut et s’il l’a perdu, ou s’il pouvait obtenir ce statut et qu’il ne l’a pas fait. Si la réponse est négative, le demandeur n’est pas exclu en vertu de la section 1E. Si elle est affirmative, la SPR doit soupeser différents facteurs, notamment la raison de la perte du statut (volontaire ou involontaire), la possibilité, pour le demandeur, de retourner dans le tiers pays, le risque auquel le demandeur serait exposé dans son pays d’origine, les obligations internationales du Canada et tous les autres faits pertinents.

[34]  Ce critère comprend trois volets. Au premier volet, il faut se demander si le demandeur a un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants du pays en question. C’est ici qu’il faut examiner si le demandeur bénéficie essentiellement des mêmes droits qu’un ressortissant du pays visé par l’article 1E de la Convention. Cette analyse concerne les droits et protections fournis par l’État visé par l’article 1E de la Convention.

[35]  Dans la décision Shamlou c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] ACF no 1537, 103 FTR 241 au paragraphe 35 [Shamlou]), voir aussi Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c Choovak, 2002 CFPI 573 (CanLII) aux paras 31-34), notre Cour a reconnu quatre de ces droits :

a) le droit de retourner dans le pays de résidence;

b) le droit de travailler librement sans restrictions;

c) le droit de poursuivre ses études;

d) le plein accès aux services sociaux dans le pays de résidence.

[36]  Le décideur a l’obligation de déterminer si le demandeur a un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants de ce pays et s’il bénéficie de chacun de ces quatre droits (Vifansi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 ACF no 397, 2003 CFPI 284 au para 27; Mahdi c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] ACF no 1691, (1994), 86 FTR 307).

[37]  Si la réponse est affirmative, l’exclusion codifiée à l’article 1E s’applique (Zeng au para 28). L’analyse s’arrête là.

[38]  Si la réponse est négative, le décideur doit poursuivre son analyse, sinon il commet une erreur révisable (Xu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 639 au para 44 [Xu]).

[39]  Au deuxième volet, le décideur doit se demander si le demandeur avait perdu le statut de résident ou aurait pu l’acquérir en prenant des moyens raisonnables, mais qu’il ne l’a pas fait. Si la réponse est négative, l’analyse se termine là, puisque le demandeur n’est pas exclu en vertu de l’article 1E (Molano Fonnoll c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1461 aux paras 29-31). Le cas du demandeur sera ensuite examiné en se fondant sur les articles 96 et 97 de la LIPR.

[40]  Si la réponse à ce deuxième volet est affirmative, le décideur doit « soupeser différents facteurs, notamment la raison de la perte du statut (volontaire ou involontaire), la possibilité, pour le demandeur, de retourner dans le tiers pays, le risque auquel le demandeur serait exposé dans son pays d’origine, les obligations internationales du Canada et tous les autres faits pertinents » (Zeng au para 28; Mojahed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 690 aux paras 27-28 [Mojahed]).

[41]  L’évaluation de ces facteurs est effectuée au troisième volet du critère établi dans l’arrêt Zeng et doit être effectuée lorsque le demandeur a perdu son statut ou n’a pas pris les moyens d’acquérir un statut semblable aux ressortissants du pays en question.

[42]  Cette analyse est appliquée de manière à remplir les fins de l’article 1E de la Convention et c’est la raison pour laquelle le Parlement a incorporé cette exception en droit canadien par le truchement de l’article 98 de la LIPR (Zeng au para 19). Cette disposition décourage la « recherche du meilleur pays d’asile » et empêche une personne qui jouit d’une protection auxiliaire dans un pays où elle a essentiellement les mêmes droits et les mêmes obligations que les ressortissants de ce pays d’obtenir le droit d’asile (Zeng au para 1; Fleurant c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 754 au para 16 [Fleurant]; Mai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 192 au para 1 [Mai]).

[La Cour souligne.]

[12]  Le demandeur prétend que la SAR a déraisonnablement conclu qu’il n’a pas le statut de résident permanent aux États-Unis. Selon le demandeur, il ne peut pas retourner aux États-Unis parce qu’il a résidé plus de 5 ans au Canada (au moment de la décision de la SAR) sans l’intention de retourner aux États-Unis, a obtenu son statut de résident permanent par la fraude de son père, est accusé d’un crime aux États-Unis et n’a pas fait de déclaration de revenus aux États-Unis en 5 ans.

[13]  Ces arguments portent sur la décision de la SAR quant au premier volet de l’analyse fondée sur le critère établi dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Zeng, 2010 CAF 118, [2011] 4 RCF 3 [Zeng], soit la question de savoir si le demandeur d’asile a un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants du tiers pays.

[14]  La SAR a conclu que le ministre avait rempli son fardeau de démontrer que le demandeur a, à première vue, un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants du pays visé par l’article 1E de la Convention. Il appartenait donc au demandeur de démontrer qu’il a perdu le statut de résident permanent aux États-Unis ou que l’état américain ne lui conférait pas tous les droits et obligations attachés à la possession de la nationalité américaine (Celestin, ci-dessus, aux para 50-51; Joseph c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 412 au para 50).

[15]  La présomption prima facie de résidence permanente ne peut être renversée que par de la preuve convaincante, et non pas par des incertitudes (Celestin, ci-dessus, aux para 51-54). Devant la SAR, le demandeur a soulevé quelques facteurs qui peuvent être un motif adéquat pour la perte du statut de résidence permanente. Or, cette preuve même confirme que la perte du statut n’est qu’une possibilité. En effet, la lettre reçue des autorités américaines énumère des scénarios dans lesquels le statut « peut être » perdu (« may also lose » et « You may be found to have abandoned your status if »). De plus, le demandeur n’a fourni aucune preuve que les autorités américaines ont mis fin à son statut de résident permanent dans ce pays. En l’espèce, il n’était pas déraisonnable de conclure que cette preuve ne contredisait pas la conclusion de la SPR selon laquelle la perte de statut n’est qu’une simple possibilité.

[16]  Ensuite, comme le souligne le défendeur, le statut du demandeur au premier volet du critère Zeng doit être examiné en fonction du dernier jour de l’audience devant la SPR, et non pas au moment de la décision de la SAR (Majebi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 274 au para 7; Zeng, ci-dessus, au para 16; Celestin, ci-dessus, au para 46). En l’espèce, le moment pertinent de l’analyse est le 11 février 2016, soit la date de la dernière des trois audiences de la SPR. À cette date, le demandeur avait quitté les États-Unis depuis un an. Rien ne portait dès lors à croire que le demandeur aurait ainsi perdu sa résidence permanente au moment de la dernière audience de la SPR.

[17]  Étant donné que le premier volet de l’arrêt Zeng reçoit une réponse positive, l’exclusion codifiée à l’article 1E de la Convention s’applique, et l’analyse fondée sur l’article 1E doit s’arrêter au premier volet (Zeng, ci-dessus, au para 28). La SAR a raisonnablement conclu que le demandeur était visé par l’article 1E et qu’il ne pouvait conséquemment demander l’asile au Canada pour des risques allégués en RDC.

B.  La possibilité de persécution aux États-Unis

[18]  Le demandeur prétend que la SAR a commis une erreur révisable en concluant qu’il n’a pas prouvé qu’il existe plus qu’une simple possibilité de persécution aux États-Unis. L’argument du demandeur se fonde essentiellement sur un mandat d’arrestation américain qui démontrerait que le risque d’incarcération est une forte probabilité. Dans sa décision, la SAR a conclu que la crainte du demandeur concernant une possibilité de persécution dans une prison américaine était spéculative puisqu’il n’est pas certain que le demandeur serait reconnu coupable des accusations portées contre lui.

[19]  En l’espèce, la conclusion de la SAR quant à la possibilité de persécution aux États-Unis apparait déraisonnable. La SAR n’a pas effectué une analyse des conditions de détention dans les prisons américaines pour les détenus noirs souffrant de problèmes de santé mentale pour répondre aux allégations de persécution du demandeur; dans ses motifs, la SAR s’est limitée à déterminer que la possibilité que le demandeur soit incarcéré n’est que spéculative. Or, des faits il semble indéniable que le demandeur sera incarcéré advenant son retour aux États-Unis. Le demandeur fait l’objet d’un mandat d’arrestation, lequel l’a poussé à fuir et à retourner en RDC pour ensuite voyager au Canada. Le demandeur a encore sa citoyenneté congolaise. Il serait déraisonnable de ne pas conclure que le demandeur serait considéré comme un accusé à risque de fuite par la justice américaine et ainsi détenu en attendant son procès.

[20]  Le défendeur soutient que les États-Unis sont un pays démocratique, et que la jurisprudence de cette Cour est constante quant à l’absence de motif de persécution en ce pays. Conséquemment, même en admettant que le demandeur serait incarcéré, il n’est pas pour autant démontré que celui-ci y serait persécuté. Certes, une nouvelle décision de la SAR peut possiblement arriver à cette conclusion. Ceci étant dit, il ne revient pas à cette Cour d’effectuer cette analyse (Vavilov, ci-dessus, au para 96). En l’espèce, la SAR n’a pas jugé utile de pousser plus loin son analyse puisqu’elle avait déterminé (déraisonnablement) qu’il était hypothétique que le demandeur soit incarcéré aux États-Unis. Suivant la précédente conclusion de cette Cour, il découle nécessairement que la SAR doive compléter l’analyse effectuée eu égard aux États-Unis.

[21]  Le demandeur soulevait ici un motif de persécution quant à son pays de résidence, par opposition à son pays de nationalité (la RDC). Lorsqu’un demandeur d’asile soulève un motif de persécution quant à son pays de nationalité alors qu’il est autrement exclu en vertu de l’article 1E de la Convention, la jurisprudence de cette Cour est claire : ce demandeur d’asile ne peut avoir le statut de réfugié ou de personne à protéger en vertu de la LIPR, et la SPR ou la SAR n’a pas à effectuer cette analyse (Augustin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1232 au para 34; Saint-Fleur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 407 au para 10; Milfort-Laguere c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1361 au para 46). Lorsqu’un demandeur d’asile autrement exclu par l’application de l’article 1E soulève un motif de persécution quant à son pays de résidence, il demeure à ce jour un certain débat jurisprudentiel à savoir si la SPR ou la SAR doit effectuer l’analyse quant au pays de résidence (Romelus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 172; Jean c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 242 aux para 26-31 [Jean]; Saint Paul c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 493 [Saint Paul]). Dans la décision Celestin, le juge Pamel a certifié la question suivante :

Si le décideur a déjà conclu que le demandeur d’asile a un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants de son pays de résidence (une réponse affirmative au premier volet du critère établi dans l’arrêt Zeng), doit-il prendre en considération la crainte ou le risque soulevé par le demandeur d'asile dans son pays de résidence avant de l’exclure par l’effet combiné des articles 1E de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés et 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés?

[22]  Dans la décision Saint Paul, la juge St-Louis a certifié la même question. Le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a porté en appel cette décision.

[23]  Au regard du droit et de la jurisprudence applicable, je dois conclure que la SAR se devait d’effectuer l’analyse du risque du demandeur quant à son pays de résidence. Tout comme mon collègue le juge Annis, je considère qu’une interprétation indument textuelle et restrictive de l’article 98 de la LIPR et de l’article 1E de la Convention imposerait un résultat incohérent et contraire aux objectifs de la LIPR (Constant c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 990 aux para 36-39). L’objectif de l’article 1E de la Convention est d’assurer qu’une personne qui fuit son pays de nationalité ne peut demander l’asile dans un tiers pays alors qu’elle peut déjà résider dans un autre pays. Si le demandeur d’asile craint d’être persécuté à la fois dans son pays de nationalité et de résidence (ce qui est le cas ici), cette interprétation ne refléterait pas l’esprit de l’ensemble de la loi et serait contraire aux obligations internationales du Canada qu’il ne puisse demander la protection du Canada du simple fait qu’il ait le droit de résidence dans les deux pays.

[24]  Il s’agit par ailleurs de l’interprétation privilégiée à la fois par les auteurs Hathaway et Foster, et le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés [UNHCR]. Hathaway et Foster interprètent l’article 1E au même effet que la juge Gagné l’a proposé dans Jean, c’est-à-dire en y lisant implicitement comme limite intrinsèque la protection dans le pays de résidence (The Law of Refugee Status, 2e éd (Cambridge (Royaume-Uni) : Cambridge University Press, 2014) à la page 509). Quant au UNHCR, il écrit dans son guide d’interprétation de la Convention :

[traduction] Même si les autorités compétentes d’un pays où la personne réside peuvent considérer qu’elle a les droits et les obligations afférents à la possession de la nationalité de ce pays, ce fait n’exclut pas la possibilité que lorsque cette personne est à l’extérieur de ce pays, elle puisse néanmoins avoir une crainte fondée de persécution si elle y retourne. Le fait d’appliquer l’article 1E à une telle personne, surtout lorsqu’un ressortissant de ce pays qui est dans la même situation ne serait pas exclu de la reconnaissance en tant que réfugié, nuirait à l’objet et au but de la Convention de 1951. En conséquence, avant d’appliquer l’article 1E à une telle personne, si elle soutient une crainte de persécution ou un autre préjudice grave dans le pays de résidence, un tel argument doit être évalué vis-à-vis ce pays. [La Cour souligne.]

(UNHCR Note on the Interpretation of Article 1E of the 1951 Convention relating to the Status of Refugees, au para 17.)

[25]  Cette conclusion n’est pas pour autant rejetée par mon collègue le juge Pamel qui considère à juste titre que « l’article 1E devrait être interprété de façon à exclure uniquement les demandeurs d’asile qui n’ont pas véritablement besoin de la protection » (Celestin, ci-dessus, aux para 90-91). Toutefois, le juge Pamel soutient que l’analyse du risque dans le pays de résidence doit ultimement s’effectuer au stade de la procédure de l’examen des risques avant renvoi [ERAR] et non pas au stade de la SPR ou de la SAR (Celestin, ci-dessus, aux para 111-114). Dans Saint Paul, la juge St-Louis conclut au même titre que le juge Pamel.

[26]  Avec égard, je ne puis souscrire à cette interprétation. Un ERAR n’est pas équivalent à l’étude d’une demande d’asile devant la SPR et la SAR. Un ERAR ne vise pas à déterminer une demande de statut de réfugié, mais simplement à assurer que le Canada ne renvoie pas des ressortissants étrangers qui seraient en danger ou en péril suite au renvoi.

[27]  Une question grave de portée générale ayant été certifiée par le juge Pamel et la juge St-Louis, il reviendra éventuellement à la Cour d’appel fédérale de trancher. Pour les fins du présent dossier, il suffit ici de conclure que je considère que c’est à bon droit que la SAR a analysé les prétentions du demandeur à l’égard des États-Unis. Puisqu’il était déraisonnable de conclure que le demandeur ne serait pas emprisonné aux États-Unis, il est ici nécessaire de retourner le présent dossier à la SAR pour qu’une nouvelle décision soit prise.

V.  Conclusion

[28]  Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Le dossier est retourné pour détermination par un panel autrement constitué.


JUGEMENT au dossier IMM-4889-19

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire soit accordée et le dossier soit retourné pour détermination par un panel autrement constitué. Il n’y a aucune question d’importance générale à certifier.

« Michel M.J. Shore »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4889-19

 

INTITULÉ :

EMANUEL KWATA MWANO aka

EMMANEL EMANY MWANDU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AFFAIRE ENTENDUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 juillet 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 juillet 2020

 

COMPARUTIONS :

Éric Taillefer

 

Pour le demandeur

 

Mario Blanchard

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Aide juridique de Montréal

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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