Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20201014


Dossier : T‑2061‑19

Référence : 2020 CF 962

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 14 octobre 2020

En présence de monsieur le juge A.D. Little

ENTRE :

CAPORAL PATRICK G. WASYLYNUK

demandeur

et

COMMANDANT DE LA DIVISION K GENDARMERIE ROYALE

DU CANADA

ET

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

 

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  Le demandeur est caporal au sein de la Gendarmerie royale du Canada (la GRC). Il sollicite une ordonnance de mandamus et une injonction qui seraient applicables jusqu’à ce que soit tranchée sa demande de contrôle judiciaire, au titre des articles 18.2 et 44 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7.

[2]  Le demandeur est en congé de maladie de son travail à la GRC depuis juin 2003. À l’époque, il comptait plus de 22 années de service à la GRC. Un long conflit l’oppose à son employeur depuis que celui‑ci a tenté du renvoyer pour des raisons médicales.

[3]  La commissaire de la GRC a annulé le renvoi pour des raisons médicales du demandeur, parce que les règles d’équité procédurale n’avaient pas été respectées. Le demandeur a sollicité le contrôle judiciaire de cette décision, car il estime que la commissaire n’a pas exercé son pouvoir discrétionnaire de statuer sur d’autres points qu’il avait soulevés.

[4]  En août 2020, la GRC a envoyé au demandeur une note de service l’obligeant à prendre des mesures qui lui permettraient de retourner au travail, ou qui l’y contraindraient, ou qui permettraient à la GRC d’évaluer sa capacité de prendre des mesures d’adaptation face à son invalidité. Le demandeur a refusé de prendre ces mesures.

[5]  Dans la requête en l’espèce, le demandeur s’appuie sur les dispositions relatives au sursis d’exécution contenues à l’article 26 du Règlement de la Gendarmerie royale du Canada (1988), DORS/88‑361 (le Règlement de 1988), maintenant abrogé, pour freiner ce processus. Il plaide que l’article 26 oblige la GRC à ne pas le forcer à prendre des mesures qui le contraindraient à retourner au travail (ou qui le lui permettraient) tant qu’une décision définitive, y compris tous les appels, n’aura pas été rendue par la Cour relativement à la demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur.

[6]  Le demandeur et les défendeurs adoptent des points de vue diamétralement opposés quant à la requête et à la situation dans laquelle ils se trouvent en ce moment. D’une part, le demandeur réclame justice, à ses yeux : une explication, de la transparence et une responsabilisation face à ce qui lui est arrivé il y a bien des années. Il souhaite l’arrêt complet de toute procédure jusqu’à ce que tous les aspects de son grief contre la GRC soient tranchés sur le fond. Il ne veut pas non plus être impliqué dans un autre processus de renvoi et de grief avant que le premier grief soit résolu à sa satisfaction.

[7]  D’autre part, les défendeurs soutiennent que la GRC a le droit de gérer son effectif et doit pouvoir prendre des dispositions pour s’assurer que le demandeur retourne au travail. Le cpl Wasylynuk n’exerce aucune fonction active au sein de la GRC depuis plus de 15 ans et a touché sa solde et ses prestations sans interruption. Puisque la décision du renvoyer pour des raisons médicales a été annulée par la commissaire de la GRC et que celle‑ci a officiellement retiré les documents qui ont mené au renvoi, les défendeurs font valoir qu’il ne reste rien à débattre. Le cpl Wasylynuk doit entamer le processus de retour au travail. Vue sous cet angle, la situation qui a débouché sur la requête actuelle du demandeur semble être une crise que celui‑ci a lui‑même provoquée.

[8]  Le rôle de la Cour dans le cadre de la présente requête ne consiste pas à statuer sur ce débat élargi. La Cour doit plutôt régler le différend actuel entre les parties, sur la base des principes juridiques applicables et de la preuve présentée au sujet de la requête du demandeur.

[9]  Pour ces motifs, j’ai conclu que la requête du demandeur devait être rejetée.

I.  Les faits ayant mené à la présente instance

[10]  Le différend qui nous occupe ici découle de faits qui se sont produits en août 2020, mais il a pris naissance il y a plus de 15 ans. Je vais tracer les grandes lignes des principaux faits.

[11]  Le demandeur est membre de la GRC depuis 1980. Il a 66 ans. En juin 2003, il a été mis en congé médical en raison d’une dépression et d’un stress post‑traumatique.

[12]  En juin 2005, le cpl Wasylynuk s’est vu attribuer un profil médical avec une cote O6‑permanente, en partie sur la foi de renseignements fournis à la GRC par le psychiatre du demandeur. Cette désignation signifiait que le cpl Wasylynuk était exclu de tout emploi à la GRC de façon permanente.

[13]  En 2008, la GRC a enclenché le processus de renvoi du demandeur pour des raisons médicales. Elle a signifié un avis d’intention de renvoi au cpl Wasylynuk, au titre du Règlement de 1988.

[14]  En 2010, la GRC a signifié au demandeur un avis de renvoi au titre du paragraphe 20(9) du Règlement de 1988.

Le grief du demandeur

[15]  Le cpl Wasylynuk a déposé un grief daté du 15 octobre 2010. La décision, l’acte ou l’omission faisant l’objet du grief concernait [traduction« [l]e processus de renvoi pour des raisons médicales qui a mené à l’avis de renvoi et l’avis de renvoi au titre du paragraphe 20(9) du Règlement de la Gendarmerie royale du Canada (1988) qui [lui avait été] signifié le 6 octobre 2010 ». Le demandeur a déclaré que le préjudice qui lui avait été causé était le fait que [traduction« le processus de renvoi pour des raisons médicales n’a[vait] respecté ni les exigences ni les démarches énoncées dans la loi, ce qui a[vait] mené à l’avis de renvoi et entraîné la perte de [s]on emploi » à la GRC.

[16]  En guise de mesures correctives, le cpl Wasylynuk a formulé trois demandes, soit : le [traduction« retrait ou [la] suspension du renvoi pour des raisons médicales » (c’est‑à‑dire l’avis de renvoi); le [traduction« retrait de l’avis d’intention de procéder au renvoi pour des raisons médicales »; le [traduction« retrait du profil médical assorti de la cote O6‑permanente ».

[17]  Le traitement des griefs à la GRC comporte deux niveaux. Une arbitre a rendu une décision au premier niveau le 22 janvier 2019. Elle a accueilli le grief du cpl Wasylynuk. Elle a conclu que l’avis de renvoi n’était pas valide et a cassé la décision de renvoyer le demandeur pour des raisons médicales. Elle a jugé que le droit du cpl Wasylynuk à l’équité procédurale — précisément son droit de connaître la preuve qui pèse contre lui — avait été violé. Écartant la décision de renvoi, l’arbitre a renvoyé l’affaire, avec des directives, à un commandant divisionnaire différent pour que le processus soit repris au début. Cependant, comme l’affaire devait être réexaminée au complet, elle a refusé de se prononcer sur d’autres points, notamment la question de la modification de la cote O6 du profil médical du cpl Wasylynuk.

[18]  Le cpl Wasylynuk n’était pas satisfait. Il a donc porté son grief au deuxième niveau. À cette étape, le décideur est le commissaire de la GRC.

[19]  Au deuxième niveau de la procédure applicable aux griefs, les parties ont échangé des observations écrites sur le fond, lesquelles ont été transmises à un comité (le Comité externe d’examen ou CEE) qui a pour mandat de faire des recommandations au commissaire relativement aux griefs. Dans des observations écrites, datées d’avril 2019, le représentant du défendeur dans le cadre du grief a souligné que le plaignant avait demandé que [traduction« le renvoi du 4 octobre 2010, l’avis d’intention de renvoi du 9 juin 2008 et le profil médical (cote O6‑permanente) de novembre 2005 soient retirés ».

[20]  Dans ses plaidoiries écrites, la GRC a fait savoir qu’elle était prête à retirer volontairement les trois documents et que le cpl Wasylynuk devait les considérer comme étant [traduction« formellement retirés ». Elle a souligné que le cpl Wasylynuk était absent du travail depuis un certain temps et [traduction« qu’il sera nécessaire de prendre toutes les mesures raisonnables pour le réintégrer au travail », notamment effectuer une nouvelle évaluation médicale et établir un nouveau profil, s’adapter à tout problème de santé et peut‑être faciliter un retour graduel au travail. Selon la GRC, [traduction« il ne subsiste plus de question susceptible d’appel dans le cadre du présent grief, puisque l’intimée a pris les mesures de réparation demandées par le plaignant », et il y avait d’autres instances devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta pour régler les autres plaintes du cpl Wasylynuk.

[21]  Le demandeur était d’avis, et l’est encore, que la GRC a « prétendu » effectuer ces retraits, et ce, [traduction« unilatéralement et sans le consentement du cpl Wasylynuk ». Il soutient que seul le plaignant peut retirer un grief. Le demandeur a maintenu son grief devant la commissaire, qui était l’instance décisionnelle au deuxième niveau.

Les tentatives faites par la GRC en 2019 pour le retour au travail du cpl Wasylynuk

[22]  Après avoir (prétendument) retiré ces trois éléments, la GRC a communiqué quatre fois avec le cpl Wasylynuk entre avril et août 2019. Ces communications sont datées du 15 avril 2019, du 7 mai 2019, du 28 mai 2019 et du 22 août 2019. Toutes concernaient son retour au travail. Le cpl Wasylynuk considère que ces communications constituaient des ordres et étaient illégales. Son avocat de l’époque a fait savoir que le grief était maintenu et que toute action dans l’affaire était suspendue en raison du Règlement de 1988.

[23]  La position de la GRC était initialement que des mesures devaient être prises en vue de faciliter un retour au travail du cpl Wasylynuk, en attendant que son appel soit entendu par la commissaire. Le cpl Wasylynuk a répondu aux courriels, sous toute réserve, étant donné ce qu’il percevait comme une [traduction« menace d’invoquer un manquement au Code de déontologie », c’est‑à‑dire que les communications constituaient des ordres auxquels il devait obéir sous peine d’être accusé de contrevenir au Code de déontologie de la GRC. Toutefois, il a semblé offrir sa coopération dans l’application des mesures proposées.

[24]  Les semaines ont passé. Après une série de communications entre les parties au sujet d’un examen médical auquel se soumettrait le cpl Wasylynuk et de l’obtention par ce dernier d’une habilitation de sécurité, la GRC a transmis au demandeur une note de service, datée du 22 août 2019 et accompagnée de nombreux documents liés à son retour au travail dont il devait prendre connaissance et qu’il devait remplir. Le ton de la note de service était sans équivoque quant à l’exigence de suivre les étapes décrites pour le retour au travail. Le contenu de ce document est essentiellement le même que celui de la note de service du 13 août 2020 qui a donné lieu à la présente requête.

[25]  Le dossier ne permet pas de savoir exactement ce qui s’est passé tout de suite après la note de service du 22 août 2019, mais toujours est‑il que le cpl Wasylynuk a déposé, le 4 octobre 2019, un avis de demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale relativement aux quatre communications. Il a signifié un dossier de requête en vue de l’obtention d’une injonction qui empêcherait la GRC de prendre des mesures pour le réintégrer au travail.

[26]  La GRC semble avoir laissé tomber, au moins temporairement, le retour au travail actif du cpl Wasylynuk. Dans ses observations écrites relatives à la présente requête, ce dernier a précisé que sa demande d’injonction n’avait jamais été déposée et que ni sa requête d’alors ni sa demande n’avaient été entendues par la Cour. Bien que la demande subsiste, la requête en injonction qui avait été signifiée semble être devenue caduque, parce qu’elle n’a pas été déposée.

[27]  Pendant ces échanges entre les parties, le CEE a poursuivi ses travaux et remis un rapport à la commissaire pour qu’elle rende sa décision au deuxième niveau du processus de règlement des griefs.

La décision de deuxième niveau de la commissaire

[28]  Au deuxième niveau, le cpl Wasylynuk a encore une fois obtenu gain de cause. La décision de deuxième niveau de la commissaire, datée du 17 novembre 2019, a accueilli le grief du demandeur et annulé une deuxième fois son renvoi pour des raisons médicales. La commissaire a conclu qu’il y avait eu atteinte au droit à l’équité procédurale du cpl Wasylynuk. Celui‑ci n’avait jamais eu l’occasion de prendre connaissance des documents et des dossiers sur lesquels se fondait l’avis d’intention de renvoi, il n’avait jamais reçu de copie d’un rapport du Conseil médical et il avait été renvoyé, malgré le fait que son renvoi ne faisait pas partie des recommandations contenues dans le rapport du Conseil médical.

[29]  La commissaire a toutefois jugé qu’il ne subsistait plus de litige actuel à l’égard de certains points soulevés par le cpl Wasylynuk concernant l’établissement de son profil médical avec la cote O6‑permanente et des atteintes alléguées à son droit à la vie privée. Conformément aux principes énoncés dans l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342, la commissaire a décidé de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire de se pencher sur des questions théoriques.

La demande de contrôle judiciaire

[30]  Malgré sa victoire au deuxième niveau, le cpl Wasylynuk n’était toujours pas satisfait. Il a déposé une demande de contrôle judiciaire à la Cour relativement à la décision de deuxième niveau, au moyen d’un avis de demande qui est maintenant modifié et daté du 24 février 2020. La demande de contrôle judiciaire n’a pas encore été entendue ni tranchée.

[31]  Dans son avis de demande modifié, le cpl Wasylynuk sollicite une ordonnance annulant la décision de la commissaire et renvoyant le dossier à celle‑ci pour nouvel examen et nouvelle décision [traduction« sur certains enjeux précis ». La commissaire, nous l’avons précisé, a décidé d’annuler le renvoi du cpl Wasylynuk, mais a conclu que d’autres questions étaient théoriques et a exercé son pouvoir discrétionnaire de ne pas se prononcer sur ces autres questions [traduction« incidentes ». J’utilise le mot « incidentes » pour qualifier ces questions, comme l’a fait l’avocat du demandeur à l’audition de la présente requête.

[32]  Long de plus de 18 pages et contenant 75 paragraphes très détaillés (certains avec des sous‑paragraphes élaborés), l’avis de demande modifié établit une chronologie des faits qui ont mené à la demande et décrit les erreurs qu’aurait commises la commissaire. Le document ne définit pas expressément les [traduction« enjeux précis » que le demandeur voudrait voir faire l’objet d’une nouvelle décision. Aux paragraphes 66 à 83, il allègue que le décideur au deuxième niveau a commis de nombreuses erreurs de droit, ou de fait et de droit. L’acte de procédure soulève un très grand nombre de questions.

[33]  D’après ce que j’en comprends, toutefois, la position actuelle du demandeur est essentiellement que la GRC a arbitrairement et incorrectement attribué la cote O6‑permanente à son profil médical en novembre 2005, sans effectuer d’évaluation appropriée, et, ce faisant, a commis certains actes fautifs. Parmi les fautes alléguées, mentionnons l’utilisation inappropriée de ses renseignements médicaux (ce qui serait, notamment, contraire à la Loi sur la protection des renseignements personnels LRC 1985, c P‑12), l’omission d’effectuer l’examen médical conformément à un manuel applicable et diverses questions relatives à l’équité procédurale qui concernaient son droit de participer au processus d’établissement du profil médical (c’est‑à‑dire le droit de recevoir des renseignements et de présenter des observations). Selon le demandeur, l’établissement de son profil médical était entaché de mauvaise foi et était le résultat d’une démarche artificielle à l’issue prédéterminée, c’est‑à‑dire son renvoi de la GRC. Collectivement, ces fautes constituent les questions « incidentes » déjà mentionnées.

[34]  Le demandeur allègue que la commissaire n’a pas précisé dans sa décision que l’attribution du profil médical constituait la première étape de son renvoi pour des raisons médicales et qu’elle faisait donc partie du grief déposé par le demandeur en 2010. Le paragraphe 70 de l’avis de demande modifié expose en long et en large, dans les sous‑paragraphes a) à dd), ses allégations au sujet de l’attribution du profil médical.

[35]  Bien que ces questions aient trait à l’établissement du profil médical en novembre 2005, elles sont liées ailleurs dans l’acte de procédure aux faits et aux questions qui ont surgi ultérieurement dans la procédure du grief. Le demandeur a soulevé de nouveaux enjeux au fur et à mesure que la procédure du grief avançait, y compris après la décision de premier niveau (tout comme l’a fait la GRC défenderesse à l’époque). L’avis de demande modifié mentionne aussi des manquements allégués aux lois sur les droits de la personne et à la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R‑U), 1982, c 11. Le demandeur affirme en outre, dans les modifications qu’il a apportées après la décision de la commissaire concernant certaines autres allégations qu’il avait faites contre des personnes impliquées dans les communications relatives à son retour au travail, dont il est question plus haut, que la commissaire avait fait preuve de parti pris ou qu’il existait une crainte raisonnable de partialité et qu’elle aurait dû se retirer du processus de décision de deuxième niveau.

[36]  Je constate, pour ce qui est du contrôle judiciaire de la décision de deuxième niveau, que certaines questions doivent être examinées sur le fond suivant les principes énoncés dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, et qu’au moins une question se rattache à l’équité procédurale dans le processus de deuxième niveau.

[37]  Revenons à ce qui, selon ce que je comprends, réside au cœur de la position actuelle du demandeur : aucun des décideurs du premier niveau et du deuxième niveau n’a examiné ses questions « incidentes » au sujet de l’établissement d’un profil médical avec une cote O6‑permanente, ce qui est devenu le fondement de l’avis d’intention de renvoi et de l’avis de renvoi envoyé par la suite. Le demandeur souhaite que ces questions soient tranchées sur le fond. Il demande donc le contrôle judiciaire de la décision de deuxième niveau.

[38]  Je répète également que la commissaire a décidé d’annuler le renvoi du demandeur. Elle a conclu que les questions « incidentes » étaient théoriques et qu’elle n’exercerait pas son pouvoir discrétionnaire de se prononcer à leur sujet de toute manière.

La note de service datée du 13 août 2020 et désignée comme [traduction] l’« ordre de Long »

[39]  Nous arrivons maintenant au fait qui a incité le demandeur à déposer la requête en l’espèce. Le 13 août 2020, la GRC a envoyé une note de service au cpl Wasylynuk. Cette note est désignée par le demandeur sous le nom [traduction] d’« ordre de Long » – non pas en raison de sa longueur, mais parce qu’elle a été rédigée par l’inspecteur Long, de la division K de la GRC, à Edmonton. Il est l’officier supérieur immédiat du cpl Wasylynuk. Le commandant de la division K est un défendeur dans la présente instance.

[40]  La note de service datée du 13 août 2020 concernait le retour au travail du cpl Wasylynuk. Elle s’intitulait « Accommodation, Medical Profile, Security Clearance and Employment Requirements – FIFTH REQUEST » (en gras dans l’original) [« Adaptation, profil médical, habilitation de sécurité et exigences d’emploi – CINQUIÈME DEMANDE »]. Le premier paragraphe est ainsi rédigé :

[traduction]

La présente note de service fait suite à la lettre antérieure datée du 15 avril 2019 et à nos messages subséquents datés du 7 mai 2019, du 28 mai 2019 et du 22 août 2019, qui visent à faciliter votre retour au travail et à examiner les mesures d’adaptation dont vous avez besoin ainsi que votre profil médical, votre habilitation de sécurité et les exigences d’emploi qui vous concernent en tant que membre de la GRC. Vous n’avez respecté aucun des délais raisonnables qui vous ont été donnés. Par conséquent, la présente note de service constitue votre dernière occasion de coopérer afin que la GRC puisse dûment vous fournir les mesures d’adaptation nécessaires et rétablir la relation employeur‑employé. Le défaut de donner réellement suite aux présentes entraînera des mesures administratives qui pourraient aller jusqu’à la cessation de votre solde et de vos indemnités ainsi que votre renvoi de la GRC.

[41]  La note de service décrivait une partie du contexte (du moins, selon la perspective de l’auteur) et abordait certaines démarches à faire au plus tard le 27 août 2020, notamment remplir des documents afin d’obtenir l’habilitation de sécurité dont il est question dans les Consignes du commissaire (exigences d’emploi), DORS/2014‑292, et des documents nécessaires à la tenue d’une évaluation périodique de santé (EPS).

[42]  Une section de la note de service portant sur l’obligation de remplir des documents relatifs à la sécurité renferme la mention suivante : [traduction« Vous devez remplir et retourner les documents relatifs à la sécurité qui vous ont été fournis. À défaut de quoi, votre situation fera l’objet d’un examen au titre de la politique de la GRC sur les exigences d’emploi, ce qui pourrait entraîner la cessation de votre solde et de vos indemnités, voire peut‑être votre renvoi de la GRC. » Le document précisait ce qui suit au sujet des exigences médicales : [traduction« Les renseignements de nature médicale colligés dans le cadre de votre EPS et/ou de votre examen médical indépendant (EMI) sont nécessaires pour établir votre capacité d’exercer vos fonctions, déterminer les mesures d’adaptation dont vous avez besoin et/ou justifier un congé de maladie autorisé. Sans ces renseignements, il est possible que vous soyez considéré absent sans autorisation. »

[43]  La note de service comportait aussi une section intitulée « Failure to Comply » [« Défaut »], qui énonçait notamment ce qui suit : [traduction« Je vous rappelle que, selon le Manuel d’administration, un gendarme doit coopérer pleinement aux efforts visant à tenir compte de ses lacunes ou difficultés susceptibles de limiter sa capacité de répondre aux exigences d’emploi ». Le document énonçait par ailleurs ce qui suit :

[TRADUCTION]

La GRC est déterminée à montrer qu’elle assume ses responsabilités et rend des comptes dans les situations où un membre ne possède plus les exigences de base pour exercer ses fonctions, est absent de son poste sans autorisation [...]

Dans l’éventualité où vous ne possédez plus une des exigences de base d’un membre ou qu’il a été déterminé que vous vous êtes absenté sans autorisation, le versement de votre solde et de vos indemnités peut prendre fin jusqu’à ce que vous soyez en mesure de démontrer votre capacité d’obtenir et de conserver une habilitation de sécurité et/ou que vous puissiez établir vos conditions médicales justifiant un congé de maladie autorisé. Si vous n’êtes pas en mesure de ce faire, votre situation sera examinée conformément à la politique de la GRC sur les exigences d’emploi, ce qui pourrait entraîner votre renvoi.

[44]  L’inspecteur Long a signé la note de service du 13 août 2020. Ce document a précipité la présentation de la requête en l’espèce, qui a été entendue le 10 septembre 2020 par vidéoconférence.

La requête en l’espèce

[45]  Dans son avis de requête, le demandeur sollicite un mandamus et une injonction, plus précisément :

[TRADUCTION]

Une ordonnance provisoire et interlocutoire de mandamus et une injonction préventive ou, subsidiairement, un jugement déclaratoire de nature provisoire et interlocutoire visant à enjoindre à la Gendarmerie royale du Canada (la GRC) et aux défendeurs ou à leur interdire de prendre, ou de continuer à prendre, les mesures suivantes :

i.  ordonner au demandeur de se soumettre à une évaluation périodique de santé ou à une évaluation de son profil médical, ou encore de prendre quelque mesure que ce soit ou de remplir des documents relatifs à un tel processus, ou le forcer ou le contraindre à faire ce qui précède;

ii.  ordonner au demandeur de prendre quelque mesure que ce soit ou de remplir des documents en vue d’actualiser son habilitation de sécurité à la GRC, ou le forcer ou le contraindre à faire ce qui précède;

iii.  ordonner au demandeur de prendre quelque mesure que ce soit ou de remplir des documents en vue de prouver qu’il est toujours qualifié pour exercer des fonctions actives au sein de la GRC, ou le forcer ou le contraindre à faire ce qui précède;

iv.  mettre fin à la solde, aux avantages sociaux et aux indemnités du cpl Patrick Wasylynuk, ou les suspendre;

v.  mettre fin à l’emploi du demandeur ou le renvoyer, ou faire en sorte qu’il soit poursuivi, soumis à une enquête ou sanctionné pour quelque infraction que ce soit au Code de déontologie de la GRC;

vi.  se conformer à toute autre exigence ou demande exprimée, directement ou indirectement, dans l’ordre de Long;

vii.  adopter toute autre conduite ou se livrer à toute autre activité, directement ou indirectement, qui servirait à saper, réduire, restreindre ou violer le sursis prévu à l’article 26 qui a été imposé au titre du Règlement de la Gendarmerie royale du Canada (1988);

jusqu’à ce que soit connue l’issue de l’avis de demande modifié déposé dans la présente instance, qui constitue une demande de contrôle judiciaire de la décision du 17 novembre 2019 rendue par la commissaire (reçue le 22 novembre 2019) (la décision) dans l’affaire du grief présenté au deuxième niveau par le cpl Patrick Wasylynuk, matricule 36606, à l’égard d’une décision du commandant de la division K, de renvoyer pour des raisons médicales le cpl Patrick Wasylynuk, y compris tout appel de cette décision, jusqu’au règlement final du grief conformément à la loi, ainsi qu’à contraindre chacun des défendeurs à se conformer au sursis à l’exécution de la décision prévu à l’article 26 du Règlement de la Gendarmerie royale du Canada (1988) [...]

[46]  Par conséquent, dans les alinéas i, ii, iii et vi précités, le demandeur sollicite une ordonnance visant les points expressément abordés dans la note de service de l’inspecteur Long, datée du 13 août 2020. (Je présume que le point vi comporte une erreur de rédaction et que le demandeur cherche en fait à être dispensé de l’obligation de se conformer à toute autre mesure décrite dans la note de service de l’inspecteur Long.) Les points iv et v visent à restreindre les conséquences possibles du non‑respect, par le cpl Wasylynuk, des exigences formulées dans la note de service. Le point vi constitue une demande globale visant l’application générale du sursis à l’exécution qui est prévu dans les dispositions applicables du Règlement de 1988.

[47]  Le sursis à l’exécution de la décision dont il est question à l’article 26 du Règlement de 1988 est énoncé ainsi :

26. Il est sursis à l’exécution de la décision, rendue par l’officier compétent, de renvoyer un membre ou de recommander le renvoi d’un officier, jusqu’à l’expiration du délai accordé pour déposer un grief ou interjeter appel en vertu de la Loi ou du présent règlement ou, si un appel ou un grief a été déposé, jusqu’à ce que celui‑ci soit réglé.

De toute évidence, cette disposition s’applique à la décision de renvoyer un membre ou de recommander le renvoi. Si un « appel ou un grief » a été déposé, le sursis reste en vigueur « jusqu’à ce que [le grief ou l’appel] soit réglé ».

[48]  La portée et l’effet du sursis prévu à l’article 26 est au cœur de la position du demandeur dans le cadre de la présente requête. Au moyen de sa demande de mandamus et d’injonction, le cpl Wasylynuk souhaite que la GRC respecte ce sursis qui, selon le demandeur, sert à prévenir toute action contre lui, dont les mesures décrites dans la note de service du 13 août 2020 de l’inspecteur Long, jusqu’à ce que la Cour statue sur la procédure de contrôle judiciaire introduite devant elle par le demandeur (y compris tous les appels).

[49]  La position du cpl Wasylynuk au sujet de la présente requête se fonde aussi sur les objectifs qu’il visait en déposant son grief. Le demandeur explique ses arguments dans les termes suivants :

[TRADUCTION]

Un des principaux objectifs d’un grief consiste à contester une conduite ou un traitement (qui peut prendre la forme d’une décision, d’un acte ou d’une omission) qui, selon le plaignant, est inéquitable et/ou déraisonnable, entraînant un préjudice pour le plaignant. Le plaignant souhaite obtenir réparation, non seulement pour lui permettre de rétablir la situation dans laquelle il se trouvait avant la décision, l’acte ou l’omission qui sont contestés, mais aussi pour prendre des mesures à l’égard de la nature et de l’étendue de la conduite ou des processus inappropriés auxquels le plaignant a été soumis – parce que la conduite du défendeur a servi essentiellement à détruire la carrière du cpl Wasylynuk, notamment en prolongeant la procédure du grief inutilement et en commettant des violations très graves et fondamentales à la procédure et aux lois tout au long du processus, y compris les démarches visant le renvoi pour des raisons médicales.

[Non souligné dans l’original.]

[50]  Le demandeur a soutenu que l’omission d’obéir à un ordre légitime (c’est‑à‑dire l’ordre de Long) constitue une infraction disciplinaire, contraire à l’alinéa 37c) de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, LRC 1985, c R‑10 (la Loi sur la GRC), et aux articles 3.3 et 4.2 du Code de déontologie, qui constitue une annexe du Règlement de la Gendarmerie royale du Canada (2014), DORS/2014281, art 18 et 23(1). Il a souligné que l’ordre de Long énonçait que son [traduction« défaut de donner réellement suite aux présentes entraînera des mesures administratives qui pourraient aller jusqu’à la cessation de [s]a solde et de [s]es indemnités ainsi que [s]on renvoi de la GRC ». Par conséquent, le cpl Wasylynuk a affirmé qu’il [traduction« fera[it] inévitablement l’objet d’une mesure administrative », qui pourrait prendre, selon lui, une des formes suivantes :

  • une enquête tenue au titre du paragraphe 40(1) de la Loi sur GRC,

  • le dépôt d’accusations contre le cpl Wasylynuk,

  • la convocation d’une audience formelle prévue au paragraphe 41(1) de la Loi sur la GRC,

  • une comparution devant un comité de déontologie constitué au titre de l’article 43 de la Loi sur la GRC et chargé de décider s’il y a eu contravention au Code de déontologie.

[51]  Si le comité conclut qu’il y a eu contravention, le cpl Wasylynuk a soutenu que des mesures disciplinaires pouvaient être prises contre lui au titre du paragraphe 45(4) de la Loi sur la GRC, y compris le congédiement de la Gendarmerie. Il a fait valoir qu’il s’exposait [traduction« à de graves risques, dont non seulement la cessation de sa solde et de ses indemnités, mais aussi la stigmatisation, l’embarras et l’humiliation d’avoir à répondre à de graves accusations déontologiques, cela comprenant le congédiement ».

[52]  Le cpl Wasylynuk cherche à prévenir tous ces risques, au moyen d’une ordonnance interlocutoire de mandamus délivrée par la Cour ou, subsidiairement, d’une injonction interlocutoire. D’un point de vue procédural, le cpl Wasylynuk a introduit la requête en l’espèce dans le cadre de sa demande de contrôle judiciaire visant la décision de deuxième niveau de la commissaire. Ce contrôle judiciaire ne conteste pas l’ordre de Long, et le défendeur n’a pas proposé de modifier sa demande à cette fin. Il n’a pas non plus déposé d’avis de demande distinct pour contester l’ordre de Long.

[53]  La preuve présentée à la Cour provient d’un affidavit souscrit par le cpl Wasylynuk et des documents qui y étaient joints. Les défendeurs ont contre‑interrogé le demandeur. Ils n’ont pas déposé de preuve par affidavit en réponse au sien dans le cadre de la requête en l’espèce.

II.  La requête préliminaire en vue de modifier l’avis de requête

[54]  Peu après avoir déposé son dossier de requête, le demandeur a cherché de manière informelle à modifier son avis de requête et ses observations écrites sur la présente requête, puis a fourni un court affidavit qu’il avait souscrit pour expliquer la situation.

[55]  En bref, l’avocat du demandeur a découvert, pendant qu’il préparait la présente requête, que certaines pages du dossier certifié du tribunal (le DCT) manquaient ou avaient été mal reproduites. Le demandeur a précisé qu’il s’agissait de certaines pages qui avaient été présentées au Comité externe d’examen, mais peut‑être pas à la commissaire. Cette omission amenait à se demander si la commissaire avait eu en main toute la documentation appropriée avant de rendre sa décision de deuxième niveau. Étant donné l’absence alléguée de ces pages, il a été prétendu que la commissaire n’avait peut‑être pas examiné l’intégralité des documents pertinents dont elle devait tenir compte avant de rendre sa décision, ce qui, selon le demandeur, soulevait un enjeu d’équité procédurale pour la demande de contrôle judiciaire en instance devant la Cour.

[56]  Selon les défendeurs, l’absence de certaines pages découlait d’une simple erreur de reproduction; les pages manquantes n’ont pas été photocopiées par inadvertance au moment de constituer le DCT. Ils ont produit un affidavit confirmant que la commissaire disposait effectivement des pages censément manquantes quand elle a rendu sa décision. Ils ont également souligné que le contenu de certaines pages « manquantes » avait été mentionné par la commissaire dans sa décision de deuxième niveau. Ils ont fait observer que le demandeur avait le DCT en main depuis janvier 2020, mais qu’il n’avait pas déposé d’avis formel de requête en modification au titre de l’article 75 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106. Ils se sont plaints du fait que la requête visant à obtenir un mandamus et une injonction constituait une cible mouvante.

[57]  La tentative de modifier les documents de requête du demandeur fut une malheureuse distraction pour les deux parties à quelques jours de la présente requête de portée plus large. Sur le fond de celle‑ci, j’aurais pu m’attarder à l’argument soulevé par le demandeur s’il avait été nécessaire de le faire. À l’audition de la requête, il existait suffisamment d’incertitude à propos de certaines des pages « manquantes », mais pas toutes, pour m’amener à croire que ce point n’était pas complètement dénué de fondement. Compte tenu de mes conclusions relatives au préjudice irréparable, cependant, je n’ai pas jugé nécessaire de considérer le bien‑fondé de la demande de contrôle judiciaire du demandeur à la première étape de l’analyse applicable en matière d’injonction.

[58]  Par souci de clarté, je précise que, bien que j’accueille la requête informelle présentée par le demandeur en vue de modifier son avis de requête et ses observations écrites dans le cadre de la requête en l’espèce, au titre de l’article 75 des Règles des Cours fédérales, ma conclusion ne devrait pas être interprétée comme une invitation à débattre de ce point durant l’instruction de la demande de contrôle judiciaire. Il est naturel de s’attendre à ce que les parties soient en mesure de déterminer, entre elles et avant l’audience relative au contrôle judiciaire, s’il y a, dans les faits, un enjeu quant aux documents dont disposait la commissaire quand elle a rendu sa décision de deuxième niveau et quant à ce qui devrait se trouver dans le DCT. Les parties seront conscientes des articles 317 et 318 des Règles des Cours fédérales. S’il y a un problème, le demandeur devra décider, à l’extérieur du brouillard habituel qui entoure une requête imminente en injonction, s’il doit apporter d’autres modifications à son avis de demande modifié, daté du 24 février 2020, ou s’il est convaincu que la demande de contrôle judiciaire peut être instruite dans sa forme actuelle.

[59]  Je me pencherai maintenant sur la compétence de la Cour d’entendre la requête principale, puis sur le bien‑fondé de la requête du demandeur visant à obtenir une ordonnance interlocutoire de mandamus ainsi qu’une injonction applicables jusqu’au règlement final de la demande de contrôle judiciaire.

III.  La compétence de la Cour d’entendre la requête en l’espèce

[60]  Le demandeur a mentionné deux dispositions de la Loi sur les Cours fédérales qui confèrent à la Cour le pouvoir d’accorder les mesures de redressement demandées. L’article 18.2 permet à la Cour de prendre des mesures provisoires avant que soit tranchée une demande de contrôle judiciaire :

18.2 La Cour fédérale peut, lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, prendre les mesures provisoires qu’elle estime indiquées avant de rendre sa décision définitive.

[61]  Le demandeur a rattaché l’article 18.2 au paragraphe 18(1), qui dispose que la Cour fédérale « a compétence exclusive [...] pour [...] décerner une injonction, un bref [...] de mandamus [...] contre tout office fédéral ». Il n’a pas été contesté que la GRC entre dans la définition d’un « office fédéral » au paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales.

[62]  La deuxième source invoquée par le demandeur pour le pouvoir de la Cour de décerner un bref de mandamus et une injonction était l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales, qui est rédigé ainsi :

44  Indépendamment de toute autre forme de réparation qu’elle peut accorder, la Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale peut, dans tous les cas où il lui paraît juste ou opportun de le faire, décerner un mandamus, une injonction ou une ordonnance d’exécution intégrale, ou nommer un séquestre, soit sans condition, soit selon les modalités qu’elle juge équitables.

[63]  La Cour suprême du Canada a analysé cette disposition dans l’arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c Canadian Liberty Net, [1998] 1 RCS 626. Le juge Gascon a fait de même dans Letnes v Canada (Attorney General), 2020 FC 636, une affaire concernant un membre de la GRC dont le profil médical avait reçu la cote O6‑permanente demandait la prise de mesures provisoires contre la GRC. L’article 44 accorde à la Cour une compétence « autonome » de décerner une injonction, sur la foi d’une preuve appropriée, quand la demande sous‑jacente sera tranchée sur le fond par un autre décideur qui ne peut accorder d’injonction : Letnes au para 20.

[64]  Le demandeur a invoqué également l’article 373 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, qui dispose qu’un juge peut accorder une injonction interlocutoire sur requête.

[65]  Je suis convaincu que la Cour a compétence pour décerner une injonction sur une requête semblable à celle qui nous occupe ici, en vertu des articles 18.1 ou 44 de la Loi sur les Cours fédérales. Les défendeurs n’ont présenté aucune observation à l’effet contraire. Le cadre établi dans l’arrêt RJR‑MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311, s’applique aux demandes d’injonctions interlocutoires sous le régime des deux dispositions. En conséquence de ma décision ci‑après, je n’ai pas besoin de distinguer les deux dispositions habilitantes de la Cour.

IV.  L’ordonnance de mandamus sollicitée par le demandeur

La demande en vue d’obtenir un mandamus dans le cadre d’une requête interlocutoire

[66]  Les défendeurs ont contesté la capacité du demandeur de solliciter un bref de mandamus dans le cadre de la présente requête interlocutoire. Ils ont également fait valoir que la requête était prématurée, puisque aucun processus administratif n’avait encore été enclenché et que l’octroi d’une ordonnance de mandamus (ou d’une injonction) à ce moment‑ci entraverait ce processus. Il est opportun de trancher la question du mandamus dès maintenant, puis d’examiner celle de la prématurité plus tard.

[67]  À l’appui de leur observation, les défendeurs se fondent sur le paragraphe 18(3) de la Loi sur les Cours fédérales, qui énonce que les recours prévus au paragraphe 18(1) sont exercés « par présentation d’une demande de contrôle judiciaire ». Ils invoquent également la décision Kellapatha c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 739 aux paras 17 et 20, où le juge Fothergill a statué qu’un bref de mandamus ne peut pas être accordé à titre d’injonction provisoire, parce qu’il s’agirait alors d’une déclaration de droit provisoire. De l’avis des défendeurs, bien que la Cour ait compétence pour décerner un bref de mandamus, elle ne peut le faire sur requête ou sous la forme d’une injonction provisoire.

[68]  Le demandeur soutient qu’il n’y a pas de limite au genre de mesure provisoire qui peut être prise en vertu de l’article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales. Il a également fait référence au paragraphe 18.4(1), qui envisage la possibilité que la Cour fédérale statue à bref délai et selon une procédure sommaire sur les demandes qui lui sont présentées dans le cadre des articles 18.1 à 18.3. Toutefois, le demandeur n’a pas présenté de jurisprudence confirmant que le mandamus pouvait être accordé sur requête interlocutoire. Il a plaidé qu’il n’existait aucun moyen de faire appliquer l’article 26 pour surseoir à l’exécution d’une décision, sauf par voie de requête interlocutoire, laquelle doit viser la délivrance d’une ordonnance de mandamus.

[69]  À l’instar du juge Fothergill dans Kellapatha, je suis enclin à croire que le mandamus sous‑entend une déclaration de droit et ne devrait pas être décerné de façon interlocutoire. Une même approche est adoptée en ce qui concerne un jugement déclaratoire demandé par voie interlocutoire : voir Bande de Sawridge c R, 2003 CFPI 347, [2003] 4 CF 748 (juge Hugessen) au para 6, conf par 2004 CAF 16, [2004] RCF 274. Ces décisions ne signifient pas qu’une partie qui sollicite une ordonnance obligeant un défendeur à poser un acte ne possède aucun recours. Elle peut solliciter une ordonnance mandatoire provisoire ou interlocutoire : R c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5, [2018] 1 RCS 196 (Radio‑Canada).

[70]  De plus, je suis d’accord avec les défendeurs sur le fait qu’une demande de bref de mandamus fondée sur l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales doit être introduite par un avis de demande, et non pas un avis de requête. Dans le présent litige, en réponse aux quatre premières communications que lui a envoyées la GRC en 2019, le cpl Wasylynuk a effectivement déposé un avis de demande distinct où il cherchait à obtenir à l’égard de ces communications de 2019 à peu près les mêmes réparations que dans la présente instance. Il a signifié une requête en injonction interlocutoire dans le même but. Cette démarche n’a pas été suivie en l’espèce, peut‑être en raison de la pression exercée par l’échéance du 27 août 2020 que devait respecter le cpl Wasylynuk pour répondre à la note de service de l’inspecteur Long. De plus, ni le fait qui a déclenché la présente instance (la note de service du 13 août 2020 de l’inspecteur Long) ni la conduite générale que le demandeur cherche à restreindre au moyen de son avis de requête ne sont mentionnés dans l’avis de demande modifié daté du 24 février 2020. Le demandeur n’a proposé aucune autre modification à cet acte de procédure.

[71]  Ceci était dit, et bien que ma conclusion sur ce point de droit détermine l’issue de la requête en mandamus (comme les défendeurs l’ont fait valoir), je ne fonde pas ma décision sur le seul élément tranché dans la décision Kellapatha ni sur les formalités concernant le document (introductif) qui aurait dû être déposé pour que la Cour soit rapidement saisie du dossier. Il n’est pas nécessaire de décider non plus si, dans le contexte approprié, il serait possible de rendre une ordonnance de mandamus sur une base interlocutoire dans les rares cas où existe une obligation à caractère public dont la nature est essentiellement « interlocutoire ».

[72]  Par conséquent, j’examinerai maintenant le bien‑fondé de la demande de mandamus.

Les exigences juridiques relatives à l’ordonnance de mandamus

[73]  Les critères applicables à l’ordonnance de mandamus sont énoncés dans les motifs du juge Robertson dans l’arrêt Apotex Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 CF 742 (CA) au para 55, conf par [1994] 3 RCS 1100. Ils ont été confirmés récemment par la Cour d’appel fédérale dans Hong c Canada (Procureur général), 2019 CAF 241 (juge Woods) au para 10; Canada (Santé) c The Winning Combination Inc, 2017 CAF 101 au para 60 (juge Rennie); Lukacs c Canada (Office des transports), 2016 CAF 202 au para 29 (juge AF Scott). Il s’agit des suivants :

(1) il doit exister une obligation légale d’agir;

(2) l’obligation doit exister envers le demandeur;

(3) il existe un droit clair d’obtenir l’exécution de cette obligation;

(4) lorsque l’obligation dont on demande l’exécution forcée est discrétionnaire, certaines règles supplémentaires s’appliquent;

(5) le demandeur n’a aucun autre recours adéquat;

(6) l’ordonnance sollicitée aura une incidence sur le plan pratique;

(7) le tribunal estime que, sur le plan de de l’équité, rien n’empêche d’obtenir le redressement demandé;

(8) compte tenu de la prépondérance des inconvénients, une ordonnance de mandamus devrait (ou ne devrait pas) être rendue.

Dans le jugement du juge Robertson dans l’affaire Apotex, les critères 3 et 4 sont assortis de plusieurs considérations incidentes qui n’ont pas besoin d’être décrites ici : voir Coalition canadienne pour la défense des chevaux c Canada (Agence canadienne d’inspection des aliments), 2019 CF 1559 au para 42 (juge Boswell).

[74]  Les critères énoncés dans Apotex ont aussi été appliqués régulièrement et récemment par notre Cour, y compris dans la décision Iris Technologies Inc c Canada (Revenu national), 2020 CF 532 au para 53 (juge Heneghan), conf par 2020 CAF 117 (juge Rennie). Voir aussi Express Gold Refining Ltd c Canada (Revenu national), 2020 CF 614 aux para 20 et 79 (juge Pentney); Coalition canadienne pour la défense des chevaux au para 42; Albatal c Gendarmerie royale du Canada, 2016 CF 371 au para 15 (juge Gleeson).

[75]  Les observations relatives à la présente instance concernaient essentiellement la question de savoir si, et comment, le cas échéant, le sursis prévu à l’article 26 du Règlement de 1988 respectait les critères décrits dans Apotex, particulièrement les trois premiers. Afin d’analyser ces points, il est nécessaire de comprendre la nature juridique de l’obligation à caractère public dont le demandeur veut forcer l’exécution au moyen d’un mandamus, puis d’interpréter la portée et l’effet du sursis prévu à l’article 26.

[76]  L’ordonnance de mandamus vise à contraindre l’exécution d’une obligation légale d’agir à caractère public. Cette obligation est généralement énoncée dans une loi ou un règlement. Une ordonnance de mandamus constitue la réponse de la Cour à l’omission, par un décideur, d’exécuter une obligation, et ce, par suite de la demande fructueuse d’un demandeur qui bénéficie de cette obligation et qui est en droit, au moment où il saisit la Cour, d’en réclamer l’exécution. Le critère applicable au mandamus exige donc un examen rigoureux de l’obligation publique de nature légale, réglementaire ou autre qui est en jeu, ce qui permet au tribunal de déterminer si le décideur est contraint d’agir d’une façon particulière, comme le prétend le demandeur en l’espèce, et si les circonstances ont rendu nécessaire l’exécution de cette obligation en faveur du demandeur.

[77]  Ces principes sous‑tendent les trois premiers critères définis dans Apotex et sont intimement liés au quatrième critère pour ce qui est de l’exercice des pouvoirs discrétionnaires des fonctionnaires. Comme l’a affirmé le juge Gleeson dans Albatal, au para 15, « un mandamus ne peut être accordé pour orienter l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire limité ou facultatif dans un sens donné ».

[78]  Un ou deux exemples apporteront des éclaircissements. Dans une situation classique, une loi ou un règlement oblige un fonctionnaire à accomplir un acte quelconque, notamment traiter une demande ou délivrer un permis, une fois certaines conditions préalables remplies. L’obligation d’agir à caractère public dont il est question dans Iris Technologies se trouvait dans la disposition suivante de la Loi sur la taxe d’accise, LRC 1985, c E‑15 :

229 (1) Le ministre verse avec diligence le remboursement de taxe nette payable à la personne qui le demande dans sa déclaration produite en application de la présente section.

229 (1) Where a net tax refund payable to a person is claimed in a return filed under this Division by the person, the Minister shall pay the refund to the person with all due dispatch after the return is filed.

 

[79]  Dans cette affaire, le juge Rennie a conclu au paragraphe 39 qu’il n’y avait aucun doute que le paragraphe 229(1) de la Loi sur la taxe d’accise imposait une obligation à caractère public au ministre d’établir une cotisation, puis de verser un remboursement dans le cas où le contribuable y avait droit. Le libellé de cette disposition est clair et sans ambiguïté, en anglais comme en français. La Cour d’appel fédérale devait donc en l’occurrence déterminer si la portée de l’obligation de verser le remboursement « avec diligence » exigeait que le ministre le fasse avant que la cotisation soit établie. La Cour d’appel fédérale a confirmé la décision de notre Cour, qui avait conclu que ce n’était pas le cas. Il n’existait à ce moment‑là aucun droit pour la demanderesse d’obtenir l’exécution, par le ministre, de l’obligation énoncée au paragraphe 229(1) : au para 48.

[80]  La Cour fédérale a également conclu qu’au paragraphe 11(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, obligeait le ministre à traiter la demande de résidence permanente d’un demandeur. Dans la décision Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 757, le juge de Montigny a statué que Citoyenneté et Immigration Canada avait une obligation légale d’agir à caractère public de procéder au traitement de la demande et d’accorder la résidence permanente si les conditions énoncées dans la loi étaient remplies. L’exécution de cette obligation pouvait être contrainte au moyen d’un mandamus, et le juge a ordonné que la demande en l’occurrence soit traitée dans un délai de 90 jours : aux para 50 et 54.

[81]  Un tribunal doit faire preuve de prudence avant de décerner un bref de mandamus, particulièrement si le décideur doit utiliser son pouvoir discrétionnaire, par exemple quand il s’agit d’approuver un produit et d’en garantir l’innocuité ou l’efficacité : voir l’analyse du juge Rennie dans The Winning Combination Inc aux para 58‑59.

Les positions des parties concernant le mandamus

[82]  Le demandeur affirme que le sursis prévu à l’article 26 du Règlement de 1988 crée une obligation légale d’agir à caractère public pour les besoins du mandamus qui n’est pas discrétionnaire et qui doit être exercée en sa faveur en tant que plaignant. À son avis, cette obligation consiste à agir [traduction« conformément à l’obligation légale » relative au sursis énoncé à l’article 26, ce qui signifie donc que la GRC [traduction« ne peut adopter une conduite qui aurait pour résultat d’écarter ou de ne pas respecter l’objet et l’intention » de l’article 26.

[83]  Selon le demandeur, le sursis à l’exécution de la décision de renvoi qui est prévu à l’article 26 couvre l’intégralité du grief qu’il a présenté, non pas seulement certaines parties, et il s’applique tout au long de la procédure du grief, y compris tous les appels, jusqu’à ce que le grief soit réglé définitivement. Il prétend que le sursis [traduction« prend le dessus sur toutes les autres attaques incidentes », y compris les tentatives récentes faites par la GRC en vue de l’obliger à obtenir une habilitation de sécurité et à remplir des formulaires d’examen médical, et ce, jusqu’à la décision définitive.

[84]  En fait, la position du demandeur est que le sursis prévu à l’article 26 avait pour objectif et pour effet de maintenir le statu quo qui existait quand il a déposé son grief le 15 octobre 2010, que ce sursis le protégerait contre toute mesure prise par la GRC qui pourrait modifier sa situation jusqu’à ce que son grief, ainsi que tous les appels, y compris les contrôles judiciaires, soit définitivement réglé. Le cpl Wasylynuk a soutenu que la GRC avait offert sa coopération en ce qui a trait au sursis une fois, mais qu’elle a récemment décidé de ne plus le faire en usant d’un [traduction« stratagème » destiné à le forcer à retourner au travail.

[85]  En pratique, le demandeur soutient qu’il est actuellement renvoyé pour des raisons médicales et que ce renvoi est suspendu par l’application de l’article 26. De même, son grief reste en instance, parce que c’est seulement lui, en tant que plaignant, qui peut le retirer; la GRC ne peut unilatéralement retirer le grief ou obliger son retrait. Le cpl Wasylynuk a pris un risque en déposant son grief au deuxième niveau — ce qu’il était en droit de faire, d’après ses observations — parce que la nouvelle décision de la commissaire pouvait annuler la décision de l’arbitre au premier niveau. Le demandeur était d’avis, également, que la décision de deuxième niveau de la commissaire, qui a annulé le renvoi pour des raisons médicales, a effectivement été suspendue par le jeu de l’article 26.

[86]  Pour le demandeur, tous les éléments du processus s’imbriquent afin de permettre à un plaignant de donner suite à l’intégralité de son grief (y compris ce que le demandeur appelle les questions incidentes) jusqu’à la décision définitive, en étant toujours protégé par le sursis prévu à l’article 26. La décision définitive comprend le contrôle judiciaire introduit à la Cour et tous les appels.

[87]  Les défendeurs ne sont pas d’accord. Ils considèrent que l’interprétation de l’article 26 par le demandeur est erronée, car cet article n’impose pas une obligation continue à la GRC. Les défendeurs estiment que l’interprétation du demandeur amène un résultat absurde qui est évident en l’espèce, soit que le plaignant pourrait maintenir son grief et ses appels même une fois que le renvoi est infirmé à un niveau inférieur. Du point de vue des défendeurs, l’article 26 est conçu pour protéger les membres de la GRC des effets du renvoi pour des raisons médicales seulement, pendant le processus d’appel – et non pas pour empêcher quoi que ce soit de se produire jusqu’à ce que le demandeur mette fin à la procédure.

[88]  Les défendeurs affirment également que le sursis prévu à l’article 26 s’applique à la décision de congédier un membre de la GRC, pas à toutes les autres obligations que le membre peut avoir (p. ex. remplir des documents relatifs à une habilitation de sécurité ou à des examens médicaux). Il ne s’applique pas non plus quand la décision de renvoi a déjà été annulée (deux fois en l’espèce). Ils ont souligné que la GRC doit respecter d’autres obligations que celle qui est censément imposée par l’article 26, dont l’obligation de trouver des mesures d’adaptation pour les employés qui ont des problèmes de nature médicale ou autre et celle de veiller à ce que les membres de la GRC satisfassent aux exigences de base de leur emploi (dont l’habilitation de sécurité et l’état de santé). Il n’y a toutefois aucune obligation de ne pas prendre de mesures pour retourner au travail un employé dont le renvoi a été annulé.

[89]  L’argument justifiant la délivrance d’un bref de mandamus peut être analysé en deux volets, qui concernent l’un comme l’autre l’existence d’une obligation claire à caractère public d’agir au profit du demandeur à ce moment‑ci. Je me demanderai d’abord si l’article 26 énonce une obligation claire à caractère public d’agir justifiant une possible ordonnance de mandamus. Je me tournerai ensuite vers la portée et l’effet du libellé relatif au sursis dans l’article 26.

Existe‑t‑il une obligation claire à caractère public d’agir? La nature de l’« obligation » alléguée de l’article 26

[90]  Le demandeur a soutenu que le sursis prévu à l’article 26 du Règlement de 1988 imposait aux défendeurs une [traduction« obligation légale claire d’agir », au profit du demandeur. Cette obligation claire et légale qui a été alléguée consisterait essentiellement à ne pas prendre des mesures contraires au sursis prévu à l’article 26.

[91]  Je ne suis pas d’accord. À mon avis, le sursis dont il est question à l’article 26 du Règlement de 1988 ne crée pas une obligation claire à caractère public d’agir qui peut être l’objet d’une ordonnance de mandamus. L’« obligation » énoncée à l’article 26 n’impose pas à la GRC une obligation suffisamment précise et contraignante d’agir qui pourrait être visée par une ordonnance de mandamus.

[92]  Premièrement, le libellé précis de la loi ou du règlement qui énonce l’obligation à caractère public qui est alléguée revêt son importance. Les lois en jeu dans la jurisprudence citée plus haut obligeaient le ministre à poser des gestes spécifiques, par exemple, dans Iris Technologies, au moyen du verbe « verse » [le mot « shall » en anglais]. En l’espèce, les défendeurs ne sont pas tenus par l’article 26, ni expressément ni implicitement, de faire quoi que ce soit. Le sursis prévu à cet article intervient plutôt contre quelque chose : la décision de l’officier compétent de renvoyer un membre de la GRC pendant qu’un grief ou un appel est en instance.

[93]  Deuxièmement, l’obligation alléguée par le demandeur dans sa requête relativement à l’article 26 est assimilable à une obligation de « se conformer à la loi » – ici, à un règlement. Pour la forme, il est facile de plaider qu’un défendeur doit obéir à la loi. Il est évident qu’il doit le faire, que chacun doit le faire. Cela va encore plus de soi quand on parle d’un organisme chargé de l’application de la loi, comme la GRC. Il reste que l’obligation générale de « se conformer à la loi » s’avère cependant trop vague pour être l’objet d’un mandamus, comme en témoigne la jurisprudence citée plus haut. L’argument du demandeur suivant lequel il existe une obligation à caractère public d’agir [traduction« conformément à l’obligation légale » énoncée dans un règlement précis est à peine plus restreint. L’argument du demandeur portant que, selon l’article 26, la GRC [traduction« ne peut adopter une conduite qui aurait pour résultat d’écarter ou de ne pas respecter l’objet et l’intention » de l’article 26, non seulement ne contraint pas les défendeurs à poser des gestes précis, mais se révèle tout aussi large et incertain pour pouvoir faire l’objet d’une ordonnance de mandamus. Cet argument a essentiellement pour effet de demander à la Cour d’ordonner aux défendeurs d’« obéir à l’article 26 », ce qui, comme je l’ai fait remarquer, ne leur impose pas une obligation positive d’agir, pour les besoins d’un mandamus.

[94]  Un exemple va illustrer le problème. Un tribunal s’exprime au moyen de ses ordonnances et de ses jugements. Est‑ce que l’obligation à caractère public envisagée par le demandeur pourrait être énoncée en des termes suffisamment cohérents, dénués d’ambiguïté et fermes dans une ordonnance judiciaire qui contraindrait les défendeurs à prendre certaines mesures? D’après la théorie avancée par le demandeur, cette ordonnance pourrait être libellée ainsi : « La Cour ordonne aux défendeurs d’agir conformément à l’obligation légale énoncée à l’article 26 du Règlement de la Gendarmerie royale du Canada (1988). » Or ce type d’ordonnance ne se traduirait pas par la mise en œuvre d’une obligation à caractère public clairement définie d’agir au profit du demandeur. Au mieux, il s’agit de l’ordre d’obéir à un règlement. Comme il ressort clairement de la requête en l’espèce, la teneur d’une obligation légale d’agir à caractère public qui serait énoncée à l’article 26, selon l’interprétation qu’en fait le demandeur, est loin d’être clairement prescrite. Puisqu’il n’y a vraiment rien de plus pour nous permettre de comprendre ce que les défendeurs doivent faire ou pas, selon le contenu de l’obligation source, cela ne pourrait pas faire l’objet d’une ordonnance de mandamus.

[95]  Considérons maintenant une autre formulation qui refléterait le libellé de l’article 26 : « La Cour ordonne que les défendeurs prennent les mesures suivantes : il est sursis à l’exécution de la décision, rendue par l’officier compétent, de renvoyer un membre ou de recommander le renvoi d’un officier, jusqu’à l’expiration du délai accordé pour déposer un grief ou interjeter appel en vertu de la Loi ou du présent règlement ou, si un appel ou un grief a été déposé, jusqu’à ce que celui‑ci soit réglé. » Voilà qui illustre avec éloquence la réalité, soit que l’article 26 n’oblige pas vraiment les défendeurs à faire quoi que ce soit; il peut les obliger à ne pas prendre certaines mesures, mais c’est une injonction qui permet d’empêcher un défendeur d’agir, non pas un mandamus.

[96]  Par conséquent, comme l’avocat des défendeurs l’a soulevé dans son argumentation orale, le libellé de la réparation demandée dans l’avis de requête ne suit ni ne reflète les termes de l’article 26 du Règlement de 1988.

[97]  Je conclus donc que le sursis prévu à l’article 26 n’impose pas une obligation claire à caractère public d’agir au profit du demandeur. Il ne peut pas être l’objet d’une ordonnance de mandamus.

[98]  Les défendeurs ont soulevé plusieurs autres points qui justifient de ne pas accueillir la requête en mandamus. Par exemple, ils font valoir que le demandeur, selon les [traduction« règles de droit générales applicables en matière d’emploi », peut exercer un autre recours : il peut déposer un grief s’il désire contester l’ordre de Long ou pour se protéger advenant que des mesures disciplinaires qu’il désapprouve soient prises contre lui. Compte tenu de ma conclusion ci‑dessus, je n’ai pas besoin d’examiner ces autres arguments.

[99]  L’argument suivant du demandeur, qui réside au cœur de ses arguments de droit et de sa position globale, concerne la portée et l’effet du sursis prévu à l’article 26. J’aborderai maintenant cette question.

Existe‑t‑il une obligation légale d’agir à caractère public d’agir au profit du demandeur? La portée et l’effet du sursis prévu à l’article 26

[100]  Selon le demandeur, interprété correctement, le sursis prévu à l’article 26 du Règlement de 1988 imposait aux défendeurs une obligation légale claire d’agir au profit du demandeur. Le demandeur prétendait que le libellé de cet article était assez large pour empêcher la prise de quelque mesure que ce soit contre lui, dont celles que décrit l’inspecteur Long dans sa note de service du 13 août 2020, jusqu’à ce que la procédure de contrôle judiciaire qu’il a introduite devant notre Cour « soit réglé[e] » (y compris tous les appels). Le demandeur a présenté un grand nombre d’arguments de fait et de droit expliquant pourquoi son interprétation de l’article 26 permettait d’appliquer cette disposition à sa situation actuelle.

[101]  Je ne peux souscrire aux observations du demandeur quant à la grande portée et à l’effet de l’article 26 dans la présente affaire. À mon avis, les termes utilisés à l’article 26 ne s’appliquent pas à la situation actuelle.

[102]  D’emblée, je dirais que deux obstacles pratiques s’opposent à l’interprétation du demandeur. Premièrement, le sursis prévu à l’article 26 vise à première vue la « décision » rendue par un officier compétent de renvoyer un membre ou de recommander un renvoi. En l’espèce, la GRC a transmis au cpl Wasylynuk un avis de renvoi. Le cpl Wasylynuk a déposé un grief pour lequel il a eu gain de cause en ce qui a trait à son renvoi pour des raisons médicales, tant au premier qu’au deuxième niveau. Dans les deux cas, la décision du renvoyer a été annulée. L’annulation du renvoi par la commissaire au deuxième niveau a eu pour effet d’éliminer la décision de renvoi rendue par l’officier compétent. Le renvoi est nul et non valide. Il est difficile de voir comment les termes « la décision [...] de renvoyer » à l’article 26 peuvent permettre de surseoir à une décision de renvoi qui a déjà été annulée, ou de surseoir à la décision d’annuler la décision de renvoi. En outre, rien dans le règlement ou de Loi sur la GRC ne donne à entendre qu’une décision de deuxième niveau ne devient pas exécutoire immédiatement, ou que son exécution ou son effet sont différés d’une quelconque façon.

[103]  Deuxièmement, le sursis prévu à l’article 26 s’applique à la décision de « renvoyer » rendue par l’officier compétent. D’après moi, il est un peu exagéré d’interpréter aussi largement une décision de « renvoyer » dont il est question à l’article 26, c’est‑à‑dire au point où il s’agirait de « surseoir à l’exécution » de toutes les mesures que le demandeur veut prévenir dans son avis de requête (énoncées plus haut) – plus précisément empêcher la GRC d’obliger le cpl Wasylynuk à remplir les documents relatifs à la sécurité et à son état de santé, puis d’enclencher le processus de retour au travail, mesures qui sont mentionnées dans la note de service de l’inspecteur Long datée du 13 août 2020. À l’instar de l’argumentation relative au mandamus dont il est question ci‑dessus, à mon avis, une tentative visant à empêcher la conduite décrite dans l’avis de requête n’est pas assimilable à un sursis d’après une interprétation élargie de l’article 26, mais correspond plutôt à une injonction ou à une ordonnance mandatoire frappant les mesures contestées sur une base interlocutoire.

[104]  Je me tournerai maintenant vers l’essentiel des observations du demandeur sur le droit en ce qui touche à l’interprétation et à la portée de l’article 26, disposition qui, a‑t‑il maintenu, renferme une obligation légale claire à caractère public imposée aux défendeurs à son égard.

[105]  L’enjeu central du grief du demandeur concernait la décision de le renvoyer. Il faut donc se demander si l’article 26 continue de s’appliquer en faveur du cpl Wasylynuk, parce que le sursis est maintenu durant l’intégralité de la procédure applicable aux griefs, y compris le contrôle judiciaire présenté par le demandeur pour contester la décision de deuxième niveau. Cette question nécessite une analyse du libellé utilisé à l’article 26 du Règlement de 1988 et celui des dispositions régissant les griefs dans la partie III de la Loi sur la GRC.

[106]  Dans ses observations écrites, le demandeur soutient que la procédure applicable aux griefs se poursuit [traduction« jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue à la suite de tout appel de contrôle judiciaire » et que [traduction« le seul cas où un grief [...] peut faire l’objet d’un appel est au moyen d’un contrôle judiciaire » dans le cadre du paragraphe 32(1) de la Loi sur la GRC et [traduction« pas autrement » (en italiques dans l’original). Selon ces observations, une seule interprétation de certains mots à l’article 26 (« Il est sursis à l’exécution de la décision [...] jusqu’à l’expiration du délai accordé pour déposer un grief ou interjeter appel en vertu de la Loi [...] ») est possible, soit que le sursis s’applique [traduction« à un appel au moyen d’un contrôle judiciaire, tel qu’il est permis sous le régime » de la partie III, paragraphe 32(1), de la Loi sur la GRC. Je ne peux pas voir comment les mots en question aident particulièrement le demandeur, qui a, en fait, déposé un grief.

[107]  À mon avis, c’est plutôt la dernière partie de l’article 26 qui devrait recevoir toute l’attention, car elle dispose que, si un grief ou un appel a été déposé sous le régime de la Loi sur la GRC ou du règlement, il est sursis à la décision jusqu’à ce que le grief ou l’appel soit réglé.

[108]  Afin d’analyser cet argument, nous devons examiner d’abord la terminologie. À première vue, l’article 26 mentionne le règlement d’un « appel » ou d’un « grief », mais ne dit mot au sujet du contrôle judiciaire. Dans ses observations écrites, le demandeur parle d’un [traduction« appel à la Cour fédérale au moyen d’un contrôle judiciaire ». Cette tournure mal choisie combine en fait deux processus juridiques différents. Une demande de contrôle judiciaire n’est bien évidemment pas un appel. Il s’agit d’une procédure différente dans laquelle (au sens large) une décision administrative est examinée quant à sa conformité aux règles de droit, et non pas sur le fond des enjeux. Le contrôle judiciaire constitue en droit et en pratique une instance nouvelle introduite au moyen d’un avis de demande déposé à la Cour fédérale. La demande de contrôle judiciaire est assujettie à des règles de procédure distinctes et à une norme de contrôle différente de la part du tribunal (en gros, celle de la décision raisonnable de l’arrêt Vavilov, sauf en matière d’équité procédurale), par rapport à un appel (où la norme énoncée dans Housen s’applique) : voir Vavilov aux para 17, 33, 36‑37, 44 et 51. Bien que l’un ou l’autre puisse viser dans certains cas le même résultat en pratique, l’appel et la demande de contrôle judiciaire représentent deux véhicules tout à fait différents.

[109]  Ma principale tâche en l’espèce consiste à interpréter l’article 26. Pour comprendre les termes « jusqu’à ce que celui‑ci [l’appel ou le grief] soit réglé », nous devons tenir compte du libellé de cet article, d’autres dispositions connexes du Règlement de 1988, des dispositions applicables de la Loi sur la GRC ainsi que de l’objectif probable du sursis. Le demandeur a mentionné rapidement dans ses observations écrites les principes en matière d’interprétation législative énoncés dans l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd., Re, [1998] 1 RCS 27. Aucune des parties n’a présenté d’observations ou d’éléments de preuve au sujet de l’intention ou des objectifs exprimés par le Parlement ou le gouverneur en conseil à l’époque où ont été édictées les dispositions analysées ci‑dessous, ni sur le mal auquel était censé remédier l’article 26. Les deux parties ont toutefois mentionné quels étaient, selon elles, les objectifs probables de cet article. Je souligne également que, selon le demandeur, les versions applicables de la Loi sur la GRC et du règlement sont celles qui étaient en vigueur avant novembre 2014. Les défendeurs ne s’y sont pas opposés et, par conséquent, je me suis reporté à ces versions pour les besoins des présents motifs.

[110]  L’interprétation de l’expression « jusqu’à ce que celui‑ci [l’appel ou le grief] soit réglé » à l’article 26 prônée par le demandeur accorde une importance considérable aux termes « soit réglé », ce qui implique l’atteinte d’un point final, après que tous les appels (ou ici, le contrôle judiciaire et tous les appels) soient terminés. À mon avis, toutefois, les termes « soit réglé » à l’article 26 n’ont de sens véritable que s’ils sont examinés en fonction de ce qui fait l’objet du règlement. Les mots devraient donc être analysés de concert avec les termes « grief » et « appel ».

[111]  J’analyserai chacun tour à tour, en commençant par l’expression « jusqu’à ce que [l’appel] soit réglé », employée dans le règlement, puis dans le contexte de la partie III de la Loi sur la GRC.

[112]  Le Règlement de 1988 établit un processus d’appel. Comme l’a soutenu le demandeur, l’alinéa 20(9)a) énonce qu’un « officier compétent » soit renvoie ou recommande le renvoi d’un membre. C’est sous le régime de cette disposition que l’avis de renvoi a été transmis au cpl Wasylynuk. Selon l’article 25 du Règlement de 1988, le membre qui est renvoyé peut en appeler au commissaire de la décision rendue au titre de l’alinéa 20(9). Le paragraphe 25(5), quant à lui, dispose que le commissaire peut prendre différentes mesures précises en cas d’appel. Par conséquent, l’expression « jusqu’à ce que [l’appel] soit réglé » à l’article 26 prend son sens, en partie, à la lumière de ces dispositions réglementaires et, plus particulièrement, elle doit s’appliquer à un appel porté devant le commissaire, sous le régime de l’article 25, à la suite d’un renvoi prononcé au titre du paragraphe 20(9).

[113]  J’aborde maintenant l’observation du demandeur suivant laquelle la portée des termes « jusqu’à ce que celui‑ci [l’appel ou le grief] soit réglé » à l’article 26 devrait être examinée dans le contexte de la procédure applicable aux griefs qui se trouve à la partie III de la Loi sur la GRC, aux articles 31 et 32. Le cpl Wasylynuk a présenté son grief sous le régime de ces dispositions. La décision rendue par l’officier compétent, au titre du paragraphe 20(9), est soumise à la procédure applicable aux griefs décrite à la partie III de la Loi sur la GRC si le motif du renvoi est l’un de ceux précisés à l’alinéa 19a) du règlement (c’est‑à‑dire pour « incapacité physique ou mentale »). Selon l’alinéa 22a) du règlement, le membre intéressé doit être avisé que le renvoi peut faire l’objet d’un grief en vertu de la partie III de la Loi sur la GRC.

[114]  Le paragraphe 31(1) de la Loi sur la GRC énonce que le membre à qui « une décision, un acte ou une omission liés à la gestion des affaires de la Gendarmerie » causent un préjudice peut, à certaines conditions, « présenter son grief par écrit à chacun des niveaux que prévoit la procédure applicable aux griefs prévue par la présente partie ». L’article 31, comme l’a soutenu le demandeur, permet la présentation d’un grief dans un large éventail de situations et établit plus d’un niveau. Le demandeur a également soutenu qu’un appel au deuxième niveau (le commissaire) visant une décision rendue au premier niveau fait intervenir le sursis prévu à l’article 26 puisqu’il s’agit d’un « appel en vertu de la Loi [...] ».

[115]  D’après l’article 32 de la Loi sur la GRC, « [l]e commissaire constitue le dernier niveau de la procédure applicable aux griefs; sa décision est définitive et exécutoire et, sous réserve du contrôle judiciaire prévu par la Loi sur les Cours fédérales, n’est pas susceptible d’appel ou de révision en justice ». Cet article se révèle important à trois égards pour les besoins de la présente affaire : (i) il distingue expressément l’appel du contrôle judiciaire; (ii) il bloque toute voie d’appel; (iii) il permet qu’un plaignant puisse présenter une demande de contrôle judiciaire sous le régime de la Loi sur les Cours fédérales à l’égard d’une décision rendue par le commissaire.

[116]  Étant donné le caractère distinct de l’appel et du contrôle judiciaire, et compte tenu du libellé des articles 31 et 32, je ne souscris pas à l’argument du demandeur selon lequel le contrôle judiciaire est inclus dans le mot « appel » à l’article 26. Selon moi, les termes « jusqu’à ce que [l’appel] soit réglé » dans cet article ne visent pas la demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par le commissaire au deuxième niveau de la procédure applicable aux griefs. Une fois que le commissaire s’est prononcé au dernier niveau du processus, il n’existe aucune possibilité d’« appel », pour les besoins de l’article 26, qui déclencherait la demande de sursis.

[117]  Ensuite, il faut déterminer si la décision de deuxième niveau de la commissaire fait en sorte que le grief « soit réglé » au sens de l’article 26. Le demandeur soutient que le contrôle judiciaire, étant expressément envisagé à l’article 32 de la Loi sur la GRC, fait partie de la procédure applicable aux griefs. Cela signifierait que le grief n’est pas « réglé » tant que le contrôle judiciaire n’est pas terminé.

[118]  À mon avis, les dispositions expresses de la partie III de la Loi sur la GRC répondent à cette observation. Comme je l’expliquerai plus loin, la décision définitive du commissaire met un terme au grief, et le sursis prévu à l’article 26 prend fin à ce moment‑là.

[119]  Tout d’abord, l’article 31 permet au plaignant de présenter son grief à chacun des niveaux que prévoit « la procédure applicable aux griefs prévue à la présente partie ». L’article 32 énonce ensuite que le commissaire « constitue le dernier niveau de la procédure applicable aux griefs ». Il s’ensuit que la procédure applicable aux griefs prend fin quand le commissaire rend sa décision au deuxième niveau, qui est le dernier niveau.

[120]  Ensuite, après la mention de « la procédure applicable aux griefs prévue à la présente partie » au paragraphe 31(1), les alinéas 31(2)a) et b) fixent les délais régissant la présentation des griefs, soit respectivement « au premier niveau de la procédure applicable aux griefs » et « à tous les autres niveaux de la procédure applicable aux griefs ». Les termes soulignés concordent avec l’observation du demandeur, qui affirme que le contrôle judiciaire fait partie de la procédure applicable aux griefs. Cependant, plus loin, le paragraphe 31(6) énonce entre autres que « [l]e membre qui constitue un niveau de la procédure applicable aux griefs rend une décision écrite et motivée dans les meilleurs délais après la présentation et l’étude du grief ». Les mots soulignés impliquent non seulement qu’il existe plus d’un niveau dans la procédure, et peut‑être plusieurs, mais aussi que les niveaux sont constitués d’un « membre ». Or, aux termes de la Loi sur la GRC, au paragraphe 2(1), le commissaire est un « membre »; la personne occupant ce poste est membre de la Gendarmerie. Toutefois, le juge saisi d’un contrôle judiciaire n’est évidemment pas « membre » de la GRC. Cela donne fortement à entendre que le contrôle judiciaire ne fait pas partie de la procédure applicable aux griefs.

[121]  Troisièmement, l’article 32 constitue une clause privative qui rend la décision du commissaire définitive et exécutoire, soumise seulement au contrôle judiciaire. Selon son libellé explicite, cependant, il semble déterminer à la fois la fin du processus de grief (étant donné que le commissaire « constitue le dernier niveau de la procédure applicable aux griefs ») et la nature restreinte de toute procédure subséquente permettant de contester la décision rendue par le commissaire à ce dernier niveau (seulement au moyen du contrôle judiciaire).

[122]  À mon avis, par conséquent, une interprétation plus adéquate de ces dispositions de la Loi sur la GRC consiste à traiter le niveau du commissaire de la façon dont les dispositions se lisent à première vue, c’est‑à‑dire en tant que dernier niveau de la procédure applicable aux griefs. Pour ce qui est de l’observation du demandeur au sujet de l’article 26 du règlement, cette conclusion implique que la décision de deuxième niveau rendue par la commissaire fait en sorte que le grief est « réglé » pour les besoins du sursis prévu à l’article 26 du Règlement de 1988.

[123]  Ces interprétations textuelles de l’article 26 sont corroborées par l’objet probable du sursis et sont compatibles avec les autres dispositions de la Loi sur la GRC. En ce qui concerne l’objectif de cet article, la procédure applicable aux griefs est conçue pour régler les conflits au sein d’une organisation, notamment les griefs qui ont trait au renvoi d’un employé. Durant la procédure applicable aux griefs, le sursis empêche la mise en œuvre de la décision de renvoyer l’employé jusqu’à ce que le grief visant le renvoi soit réglé. La décision définitive appartient au commissaire selon la Loi sur la GRC. Si le commissaire décide d’annuler la décision de renvoyer un membre, celui‑ci n’est plus renvoyé, et il n’y a plus aucune raison pour qu’un sursis le protège contre cette décision de le renvoyer. L’employé dans cette situation est protégé par le sursis tant que la décision de le renvoyer subsiste, mais fait l’objet d’un examen interne. Quand la décision a été annulée au dernier niveau, la protection offerte par le sursis prévu à l’article 26 n’est plus nécessaire. Le statut d’emploi du membre est protégé tant que le commissaire n’a pas réglé le grief dans le cadre de la procédure interne.

[124]  Cette analyse du sursis prévu à l’article 26 n’implique pas qu’une partie ne peut pas réclamer le sursis d’une décision en attendant l’issue du contrôle de cette décision par la Cour. La possibilité de demander le sursis provisoire et interlocutoire au titre de l’article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales, pendant le contrôle judiciaire devant la Cour, est conforme à cette interprétation des articles 26, 31 et 32 de la Loi sur la GRC. Lorsque le grief interne est réglé et que le plaignant s’adresse à la Cour pour demander le contrôle judiciaire, il lui est loisible de demander le sursis de la décision de deuxième niveau – il n’a tout simplement pas le bénéfice d’un sursis automatique continu au titre de l’article 26.

[125]  Les interprétations textuelles de l’article 26, ci‑dessus, concordent également avec deux autres dispositions de la Loi sur la GRC (dans la version en vigueur à l’époque) qui traitent des appels portés devant le commissaire à la suite de décisions disciplinaires de premier niveau. En bref, un appel au commissaire sur d’autres questions touchant la conduite d’un membre et ses répercussions sur son statut au sein de la GRC était envisagé aux paragraphes 45.14 et 45.24 de la Loi sur la GRC, dans sa version antérieure à novembre 2014. Ces deux articles étaient assujettis à des clauses privatives aux paragraphes 45.16(7) et 45.26(6) qui rendaient la décision du commissaire « définitive et exécutoire et, sous réserve du contrôle judiciaire prévu par la Loi sur les Cours fédérales » et « pas susceptible d’appel ou de révision en justice ». Dans les deux cas, la Loi sur la GRC permet de surseoir automatiquement à une décision au premier niveau tant que le commissaire ne s’est pas prononcé ou jusqu’à ce qu’il ait été statué sur l’appel dont cette décision a fait l’objet : voir la Loi sur la GRC (version en vigueur jusqu’en 2014), aux paragraphes 45.17(1) et (2) ainsi qu’aux paragraphes 45.27(1) et (2). À l’instar du sursis prévu à l’article 26 du Règlement de 1988, l’application du sursis légal semblait limitée aux recours internes.

[126]  En résumé, par conséquent, quand on interprète les termes « jusqu’à ce que [le grief] soit réglé » figurant à l’article 26 du Règlement de 1988 de concert avec les articles 31 et 32 de la Loi sur la GRC, et considérant la nature du contrôle judiciaire effectué par un tribunal et la possibilité pour la Cour d’ordonner le sursis en attendant l’issue du contrôle judiciaire au titre de l’article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales, je conclus que le sursis prévu à l’article 26 ne s’applique pas une fois que le commissaire a rendu sa décision définitive au deuxième niveau dans le cadre d’un grief, même si le plaignant a demandé le contrôle judiciaire de cette décision à la Cour fédérale. Plus précisément, dans la présente affaire, le sursis prévu à l’article 26 ne s’applique pas, parce que la décision de la GRC de renvoyer le cpl Wasylynuk a été annulée par la décision définitive, de deuxième niveau, de la commissaire, qu’il n’y a pas d’appel subsistant ni aucune possibilité d’en appeler de cette décision et, pour les besoins du sursis prévu à l’article 26, que la procédure applicable aux griefs décrite à la partie III de la Loi sur la GRC a pris fin, malgré la demande de contrôle judiciaire visant la décision de la commissaire.

[127]  De plus, en l’espèce, la GRC a fait savoir durant la présentation des observations au deuxième niveau qu’elle avait retiré non seulement l’avis de renvoi, mais aussi l’avis d’intention de renvoyer le demandeur et son profil médical avec la cote O6‑permanente. L’avocat, dans le cadre de la présente requête, n’est pas revenu sur cette position. Et c’est, bien entendu, ce que le cpl Wasylynuk a demandé comme réparation dans le cadre de son grief daté du 15 octobre 2010. En pratique, par conséquent, ce qui reste à régler entre les parties et ce qui est le véritable enjeu du contrôle judiciaire devant la Cour n’est pas la décision de renvoi. Pour le cpl Wasylynuk, c’est la façon dont le profil médical avec la cote O6‑permanente initiale a été établi en premier lieu et la question de savoir s’il y a eu une conduite transgressive à ce moment‑là. Du point de vue juridique, il faut déterminer si les décisions de la commissaire, soit (i) que les questions « incidentes » soulevées par le demandeur étaient théoriques et (ii) qu’elle n’exercerait pas son pouvoir discrétionnaire de trancher ces questions même si elles étaient théoriques, étaient raisonnables ou pas eu égard aux critères juridiques énoncés dans Vavilov. Bien que l’avocat du demandeur ait souligné que le grief concernait [traduction« le processus de renvoi pour des raisons médicales qui a mené à l’avis de renvoi et l’avis de renvoi [...] » [non souligné dans l’original] et que l’avis de demande actuel cherche à annuler la décision rendue par la commissaire au deuxième niveau dans son intégralité, le demandeur avait obtenu les réparations qu’il sollicitait initialement quand il avait introduit son grief. Je considère que la situation actuelle est très difficile à concilier avec l’objectif probable d’une disposition qui permet de surseoir à l’exécution d’une décision de renvoyer un employé.

[128]  Pour toutes les raisons énumérées plus haut concernant la demande de surseoir à la « décision » de « renvoi » jusqu’à ce que le grief ou l’appel « soit réglé », je conclus globalement que la portée et l’effet du sursis prévu à l’article 26 n’accorde pas au demandeur la protection qu’il demande dans le cadre de la présente requête.

[129]  Par conséquent, même si le sursis prévu à l’article 26 constituait une obligation légale d’agir à caractère public qui pourrait être l’objet d’une ordonnance de mandamus (interlocutoire), il ne s’agit pas d’une obligation envers le demandeur à cette étape‑ci. Une ordonnance de mandamus ne peut être rendue sur la requête en l’espèce.

[130]  Ayant conclu pour plusieurs raisons que la requête du demandeur visant à obtenir une ordonnance interlocutoire de mandamus devait être rejetée, j’examinerai maintenant sa demande d’injonction.

V.  La demande d’injonction interlocutoire

[131]  La Cour suprême du Canada a établi une démarche en trois étapes pour guider les tribunaux qui doivent exercer leur pouvoir discrétionnaire face à une demande d’injonction interlocutoire et déterminer s’il est juste et équitable de décerner l’injonction. Ainsi, le tribunal examine les points suivants : (i) selon une appréciation préliminaire du fond du dossier du demandeur, s’il y a une question sérieuse à juger (dans le sens que la demande n’est ni futile ni vexatoire); (ii) si le demandeur subirait un préjudice irréparable en cas de rejet de sa demande; (iii) si la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi ou le refus de l’injonction, après avoir déterminé laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse l’injonction en attendant une décision sur le fond. La question fondamentale consiste toujours à savoir s’il est « juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances » d’accorder l’injonction : voir Google Inc c Equustek Solutions Inc, 2017 CSC 34, [2017] 1 RCS 824 au para 25; RJR‑MacDonald à la p 334; Radio‑Canada au para 15; Droits des passagers c (Office des transports), 2020 CAF 92 (juge Mactavish) aux para 13‑14.

[132]   La Cour suprême a statué dans Radio‑Canada que la même analyse en trois volets régissait les demandes d’ordonnances interlocutoires mandatoires, quoiqu’une norme différente s’applique pour apprécier le fond du dossier du demandeur à la première étape : voir Radio‑Canada aux para 15 et s; Droits des passagers c (Office des transports) au para 19.

[133]  Le cadre décrit dans l’arrêt RJR‑MacDonald s’applique également aux sursis : Arctic Cat Inc c Bombardier produits récréatifs Inc, 2020 CAF 116 (juge Rivoalen) au para 10; Newbould c Canada (Procureur général), 2017 CAF 106, [2018] 1 RCF 590 (juge Pelletier) aux para 14 et 20; Toronto Real Estate Board c Commissaire de la concurrence, 2016 CAF 204 (juge Gleason) au para 11; United States Steel Corporation c Canada (Procureur général), 2010 CAF 200 (juge Layden‑Stevenson) au para 4; Unilin Beheer BV c Triforest Inc, 2017 CF 76 (juge Gascon) au para 101.

[134]  Les précédents en matière d’injonctions interlocutoires, d’ordonnances mandatoires et de sursis s’entrecoupent, particulièrement en ce qui concerne les exigences sur le plan du préjudice irréparable.

[135]  Les trois étapes de la démarche établie dans RJR‑MacDonald sont conjonctives, c’est‑à‑dire que le demandeur doit satisfaire à tous les éléments pour avoir droit à réparation : Droits des passagers c (Office des transports) au para 15. Elles sont également souples et interdépendantes. Il ne s’agit pas de compartiments étanches. Chacune est liée aux autres et chacune appelle le tribunal à s’attarder à des facteurs qui influent sur l’exercice global du pouvoir discrétionnaire judiciaire dans une affaire en particulier. Par exemple, la vigueur des arguments sur le fond à la première étape peut avoir un effet sur l’appréciation du tribunal au titre du préjudice irréparable et de la prépondérance des inconvénients : voir RJR‑MacDonald à la p 339; Colombie‑Britannique (Procureur général) c Alberta (Procureur général), 2019 CF 1195 (juge Grammond) aux para 97 et 173‑179; Livent Inc v Deloitte & Touche, 2016 ONCA 395 (juge Strathy) au para 5; Unilin Beheer BV au para 102 et les jugements qui y sont cités; British Columbia (Attorney General) v Wale (1986), 9 BCLR (2d) 333 (CA), juge McLachlin aux pp 346‑347, conf par [1991] 1 RCS 62.

[136]  En l’espèce, le demandeur soutient que sa requête vise à obtenir une ordonnance d’injonction préventive, parce que les faits qui lui causeront un préjudice ne se sont pas encore produits et qu’il n’a pas encore subi le préjudice en question. Le demandeur soutient que les tribunaux ont adopté une approche prudente face aux demandes d’injonctions préventives et ont exigé deux éléments : une probabilité élevée que le préjudice allégué survienne et une dimension temporelle, c’est‑à‑dire que le préjudice en question se produira de façon imminente ou dans un avenir rapproché : Letnes au para 55; voir aussi Colombie‑Britannique (Procureur général) c Alberta (Procureur général) au para 154; SDGMR, section locale 580 c Dolphin Delivery Ltd, [1986] 2 RCS 573 aux pp 579b‑c et 588a‑b; Operation Dismantle Inc c Canada, [1985] 1 RCS 441 aux pp 457j‑458g. L’examen de ces éléments face à une demande d’injonction préventive n’est pas nouveau non plus : voir p. ex. Fletcher v Bealey (1885), 28 Ch D 688 à la p 698; Matthew v Guardian Assurance Co (1918), 58 RCS 47 (juge Anglin) à la p 61.

[137]  Selon le cpl Wasylynuk, les défendeurs ont [traduction« l’intention expresse délibérée » de prendre les mesures préjudiciables redoutées, ces mesures sont imminentes ou prévues dans un avenir rapproché, et elles lui causeront [traduction« un préjudice très grave, voire irréparable ». Il prétend que sa position est étayée par les faits et des éléments de preuve [traduction« forts, précis ou importants, de nature claire, convaincante et non conjecturale, et qu’il ne s’agit pas de simples inconvénients ».

La première étape : la question sérieuse à juger

[138]  Le premier volet du cadre établi dans RJR‑MacDonald suppose une appréciation préliminaire du caractère sérieux des questions de fond soulevées par le demandeur. Au moins trois normes différentes ont été énoncées pour régir cette appréciation, et elles sont appliquées dans des situations différentes. En général, la norme est minimale – il doit y avoir une question sérieuse à juger, ce qui veut dire que la demande ne doit pas être futile ni vexatoire : RJR‑MacDonald à la p 337. Dans cet arrêt, la Cour suprême a reconnu des exceptions à la norme générale, par exemple le cas où le résultat de la demande interlocutoire équivaudra en fait au règlement final de l’instance dans laquelle la demande d’injonction a été présentée : aux pp 338‑339.

[139]  Une norme différente s’applique à la demande d’ordonnance mandatoire. Le demandeur doit alors établir une forte apparence de droit : Radio‑Canada aux para 13‑15.

[140]  Par ailleurs, les Cours fédérales ont appliqué une norme décrite différemment et plus stricte dans certaines situations : voir p. ex. Baron c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 81, [2010] 2 RCF 311 (juge Nadon) aux para 66‑67; Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 3 CF 682 (1e inst.) (juge Pelletier) au para 11; Okojie v Canada (Citizenship and Immigration), 2019 FC 880 (Gascon), aux paras 66, 79‑80).

[141]  En l’espèce, la règle générale s’applique, et l’accent est mis sur l’appréciation préliminaire des questions de fond sous‑tendant la demande de contrôle judiciaire du cpl Wasylynuk, à l’égard de la décision rendue par la commissaire au deuxième niveau, demande présentée au moyen d’un avis de demande modifié daté du 24 février 2020. Existe‑t‑il une question sérieuse à juger ou un argument défendable, de sorte que la demande n’est ni futile ni vexatoire?

[142]  Le demandeur a présenté peu d’observations sur ce point, y compris (ce qu’ont souligné les défendeurs) dans ses documents. Les défendeurs ont prétendu de façon générale que la demande de contrôle judiciaire n’atteignait pas le seuil minimal de la « question sérieuse » à juger et ont en fait simplement rendu la monnaie de sa pièce au demandeur, en s’attardant non pas au caractère sérieux des questions de fond, mais en soutenant que la requête représentait une attaque indirecte contre le processus administratif interne de la GRC et remettait en question l’ordre de Long au lieu de la décision de deuxième niveau de la commissaire. À ce propos, les défendeurs sont d’avis que l’injonction demandée ne cherche pas à maintenir le statu quo en attendant que la demande de contrôle judiciaire soit tranchée, parce que le cpl Wasylynuk ne risque pas d’être renvoyé à la suite du contrôle judiciaire (étant donné l’issue du grief devant la commissaire et la position des défendeurs durant la procédure relative au grief, qui reste inchangée aujourd’hui).

[143]  En raison de l’absence d’observations des parties sur le fond et de ma conclusion au sujet du préjudice irréparable, ci‑après, je n’apprécierai pas (et je n’ai pas besoin de le faire) le sérieux des questions de fond soulevées par le demandeur dans le cadre de sa demande de contrôle judiciaire visant la décision de deuxième niveau.

[144]  Les défendeurs ont également souligné des points qui figurent dans leurs observations relativement au processus administratif et au caractère prématuré de la requête du demandeur. Ils soutiennent que la présente demande d’injonction vise à écarter un processus administratif qui n’a même pas encore commencé et à nuire aux efforts légitimes déployés par la GRC afin de retourner le demandeur à des fonctions actives. Le demandeur invoque l’arrêt de la Cour d’appel fédérale CB Powell Ltd c Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 61 (juge Stratas), et l’analyse de cet arrêt dans Letnes aux para 90‑93. À mon avis, bien que ces éléments puissent être abordés à la première étape quand il y a un processus en cours (voir Newbould aux para 22‑24), il vaut mieux les examiner sur la base des faits en l’espèce, à la troisième étape du cadre d’analyse décrit dans RJR‑MacDonald.

La deuxième étape : le préjudice irréparable

[145]  Bon nombre de demandes d’injonction interlocutoire reposent sur la question de savoir si le demandeur a établi ou non l’existence d’un préjudice irréparable à la deuxième étape de l’analyse. La preuve du préjudice irréparable est cruciale pour que le demandeur ait gain de cause à l’étape interlocutoire. Comme l’a déclaré la Cour suprême dans Google, « [u]ne injonction interlocutoire n’offrant aucune possibilité réaliste d’empêcher le préjudice irréparable ne constitue pas une réparation en equity » : au para 41. Sur ce point, le demandeur « doit convaincre la cour » : Radio‑Canada au para 12.

[146]  C’est la nature ou la qualité du préjudice — non son étendue — qui doit être « irréparable » à cette deuxième étape de l’analyse. Un préjudice sera « irréparable » s’il ne peut donner lieu au versement de dommages pécuniaires ou qu’il est impossible d’y remédier, parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre : RJR‑MacDonald à la p 341. Comme le soulignait le juge Gascon au paragraphe 49 de la décision Letnes, « le caractère irréparable du préjudice ne se mesure pas en argent ».

[147]  L’obligation de prouver un préjudice irréparable a reçu énormément d’attention et a été soulignée à grands traits par la Cour d’appel fédérale. Les attentes sont élevées. Le demandeur doit présenter des éléments de preuve « clairs et non conjecturaux » du préjudice irréparable : voir p. ex. Droits des passagers c (Office des transports) au para 28. Dans l’arrêt Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112, le juge Stratas a précisé au para 24 que le demandeur « doit établir de manière détaillée et concrète qu’il subira un préjudice réel, certain et inévitable — et non pas hypothétique et conjectural — qui ne pourra être redressé plus tard ». Il a répété la même chose dans Canada (Procureur général) c Oshkosh Defense Canada Inc, 2018 CAF 102 au para 25, et le juge Nadon y a souscrit dans l’arrêt Western Oilfield Equipment Rentals Ltd c M‑I LLC, 2020 CAF 3 aux para 11‑12. Voir aussi Tearlab Corporation c I‑Med Pharma Inc, 2017 CAF 8 au para 4 (juge A.F. Scott); Gateway City Church c Canada (Revenu national), 2013 CAF 126 aux para 14‑16 (juge Stratas); Glooscap Heritage Society c Canada (Revenu national), 2012 CAF 255 au para 31 (juge Stratas); généralement FH c McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 RCS 41 au para 45.

[148]  Dans un précédent de la Cour d’appel fédérale, il est précisé que le demandeur doit prouver le préjudice irréparable qu’il va subir – pas celui qu’il peut subir ou même, dans certains cas, celui qu’il pourrait subir : United States Steel Corporation c Canada (Procureur général), 2010 CAF 200 au para 7 (juge Layden‑Stevenson); Glooscap au para 31; Arctic Cat au para 20.

[149]  Comme il est nécessaire de présenter des éléments de preuve clairs et convaincants du préjudice irréparable, celui‑ci ne peut habituellement pas être inféré : Ahul‑Bayt Centre, Ottawa c Canada (Revenu national), 2018 CAF 61 (juge Laskin) au para 15; Cedar Chabad c Canada (Revenu national), 2013 CAF 196 (juge Mainville) au para 26. Toutefois, dans certains cas, le préjudice irréparable, même le dommage éventuel, peut être inféré : voir Newbould aux para 29‑30 (l’atteinte à la réputation peut être inférée de l’ensemble des circonstances); Administration de pilotage des Laurentides c Corporation des pilotes du Saint‑Laurent Central Inc, 2015 CAF 296 (juge Noël) aux para 11‑13; Nissan Canada Inc c BMW Canada Inc, 2007 CAF 119 (juge Sexton) au para 9; Ciba‑Geigy Canada Ltd v Novopharm Ltd (1994), 56 CPR (3d) 289 (juge Rothstein) aux pp 325‑326 (CF 1re inst).

[150]  Dans l’arrêt Newbould au para 29, le juge Pelletier énonce la distinction suivante pour ce qui est de la preuve des différentes catégories de préjudice irréparable :

À mon avis, la présence de ces deux courants jurisprudentiels démontre que la qualité de la preuve — « claire et convaincante » ou un autre critère — est fonction de la nature du préjudice irréparable invoqué. Lorsque le préjudice redouté est financier, une preuve claire et convaincante est nécessaire puisque ce type de préjudice peut être établi par une preuve concrète, comme celle dont il est question au paragraphe 17 de la décision Gateway City Church. En cas d’atteinte à des intérêts sociaux comme la réputation ou la dignité, dont il est question dans l’affaire Douglas, le préjudice irréparable peut être inféré de l’ensemble des circonstances de l’espèce.

[151]  Par conséquent, le tribunal qui soupèse la preuve d’un préjudice irréparable allégué doit tenir compte de la nature du préjudice et de celle de la preuve dont il dispose.

[152]  Le préjudice irréparable est aussi inévitable : voir Janssen au para 24; Western Oilfield Equipment Rentals, aux para 11‑12; Gateway City Church au para 16; Glooscap au para 31. Dans Janssen au para 24, le juge Stratas a déclaré « [qu’]il serait étrange qu’une partie faisant valoir un préjudice qu’elle a elle‑même causé, un préjudice qu’elle aurait pu ou pourrait encore éviter ou un préjudice auquel elle aurait pu ou pourrait encore remédier, puisse justifier un redressement de si grave portée ». Le préjudice invoqué dans Janssen n’était pas irréparable, parce qu’il s’agissait d’un préjudice que l’entreprise Janssen s’était infligé à elle‑même en obtenant, par sa propre requête, la disjonction des questions à instruire.

[153]  De même, le juge Rivoalen concluait au para 33 de la décision Arctic Cat que le préjudice irréparable invoqué était « attribuable [aux appelantes] et aurait pu être évité », parce que les appelantes savaient qu’il existait un risque de perdre leur cause devant la Cour fédérale et qu’elles avaient disposé de plus de deux ans pour prévoir une solution de rechange et éviter le préjudice. Elles ont pris un « risque calculé » qu’elles aient gain de cause, mais elles ont eu tort.

[154]  Dans British Columbia Civil Liberties Association c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1223 aux para 20‑24, le juge Zinn a également tiré la conclusion que le préjudice invoqué aurait pu être évité si la demanderesse avait pris des mesures. Dans cette affaire, en déposant à la Cour fédérale une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de l’avis d’intention de révoquer la citoyenneté, la personne visée obtiendrait automatiquement un sursis de l’ordonnance de gestion d’instance pour préserver son statut de citoyen. Dans cette affaire, on a mentionné le risque que certaines personnes ayant reçu un tel avis puissent « par ignorance ou manque de ressources » ne pas contester et profiter du sursis. Le juge Zinn a conclu que « [le] fait qu’une personne, pour quelque raison que ce soit, ne se prévaut pas du sursis de facto qui est offert, ne change rien au fait qu’elle dispose de ce recours et que celui‑ci lui permettrait d’éviter le préjudice ».

[155]  Dans Beaver Rock Roastery Inc v Saso, 2017 ONSC 740, je juge Charney a annulé une injonction délivrée en l’absence des parties à cause d’un manquement à l’obligation de divulgation. L’entreprise demanderesse et un particulier actionnaire avait obtenu une injonction visant à empêcher des prêteurs de rappeler un prêt et de faire appliquer une entente de sûreté générale. En réponse à la demande d’injonction, le tribunal ontarien avait conclu que [traduction« le préjudice irréparable en l’espèce tient au fait que, si le prêt est rappelé, les demandeurs devront cesser leurs activités : comme le note le demandeur, l’entreprise serait alors acculée à la faillite ». Saisi de la requête présentée en vue de faire casser l’injonction, le juge Charney a déterminé que les demandeurs n’avaient pas communiqué au tribunal plusieurs pages de l’accord de prêt intervenu entre l’entreprise, ses actionnaires et les prêteurs (qui détenaient aussi des actions). Les pages volontairement omises renfermaient des clauses obligeant l’entreprise demanderesse à fournir une garantie supplémentaire relativement au prêt, en partie au moyen de l’émission d’actions aux prêteurs. Le juge Charney a statué que le préjudice irréparable aurait pu être évité. Il s’exprime ainsi au paragraphe 48 :

[TRADUCTION]

[...] ayant pris connaissance des modalités de la clause de garantie supplémentaire contenue dans l’entente de prêt du 1er septembre 2016, je peux conclure que l’entreprise demanderesse ne subira pas de préjudice irréparable si l’injonction n’est pas accordée. Si BRR est acculée à la faillite, c’est parce que le particulier avait refusé de respecter les modalités d’une entente de prêt qu’il avait conclue trois mois avant de déposer sa requête. Il aurait pu éviter le préjudice irréparable allégué ayant justifié l’injonction en signant simplement une nouvelle convention d’actionnaires et en octroyant au prêteur la garantie supplémentaire précisée dans l’entente de prêt. La preuve montre qu’il était le seul actionnaire à s’y refuser (autre point important qui n’avait pas été communiqué dans sa requête). Les injonctions interlocutoires ne devraient pas servir à soustraire simplement des emprunteurs au respect de leurs obligations contractuelles ou financières.

[Non souligné dans l’original.]

La position du demandeur au sujet du préjudice irréparable

[156]  Dans le cadre de la présente requête, le cpl Wasylynuk décrit dans son affidavit du 25 août 2020 le préjudice qu’il subira et pourquoi. Premièrement, il se dit certain que, s’il n’obéit pas à l’ordre de Long (soit la note de service de l’inspecteur Long datée du 13 août 2020), des sanctions administratives seront prises contre lui : aux paragraphes 54‑55. L’avocat du demandeur a cité le témoignage de son client en contre‑interrogatoire, aux pp 269 et 295‑297, ainsi que la note de service et d’autres communications antérieures de 2019 pour appuyer l’argument suivant lequel la GRC prendra des mesures – plus particulièrement la note de service du 22 août 2019, à laquelle ressemble énormément la note du 13 août 2020. Compte tenu de ses relations passées avec la GRC, le cpl Wasylynuk craint et est convaincu que l’inspecteur Long va [traduction« presque certainement » lancer une enquête pour une infraction alléguée au Code de déontologie en invoquant son refus d’obéir à un ordre direct.

[157]  Pour les besoins de la présente instance, je suis d’accord que la GRC s’est placée de manière à pouvoir prendre des mesures au besoin et qu’il existe d’innombrables raisons de croire que la GRC, si le cpl Wasylynuk ne prend aucune disposition pour retourner au travail — c’est‑à‑dire s’il désobéit à l’ordre de Long —, va effectivement envisager et enclencher des mesures disciplinaires quelconques.

[158]  Deuxièmement, le cpl Wasylynuk a raconté que, si de telles mesures sont prises, sa réputation et sa carrière au sein de la GRC seront gravement compromises et subiront un préjudice irréparable, sans qu’il puisse être dédommagé pécuniairement ou d’une autre façon. Il a décrit le préjudice qu’il subira sur le plan de sa santé. Il craint également que l’inspecteur prenne des mesures administratives pour faire cesser le versement de sa solde, de ses indemnités et de ses prestations, ce qui aurait un effet préjudiciable sur sa capacité de gagner sa vie. Il craint d’être renvoyé de la GRC.

[159]  Cette preuve soulève une question cruciale : le préjudice redouté par le cpl Wasylynuk est‑il inévitable? J’examinerai ce point avant d’analyser chacune des catégories de préjudice invoquées dans l’affidavit.

Le préjudice est‑il inévitable?

[160]  À mon avis, le préjudice appréhendé par le cpl Wasylynuk n’est pas inévitable. Il s’agit d’une lacune profonde de ses arguments sur le préjudice irréparable en l’espèce.

[161]  Le préjudice invoqué par le cpl Wasylynuk ne concerne pas des dommages découlant directement de l’ordre de Long ou de la prise des mesures exigées dans ce document. L’affidavit du cpl Wasylynuk décrit plutôt le préjudice qu’il redoute s’il n’obéit pas à l’ordre de Long et s’il y a enquête au titre d’une infraction au Code de déontologie ou d’autres instances futures, une audience et un verdict de culpabilité, le tout fondé sur sa décision de ne pas obéir. Il mentionne l’atteinte à sa réputation aux yeux de ses pairs, des membres de sa famille et de ses amis ainsi que les dommages pour sa santé : voir l’affidavit du cpl Wasylynuk, au para 53 ([traduction« [s]i une forme quelconque de mesure administrative est prise contre moi pour avoir omis d’obéir à l’ordre de Long [...] »), au para 54 ([traduction« [j]e suis certain que, si je n’obéis pas à l’ordre de Long [...] »), aux para 55 et 56 ([traduction« [s]i des allégations pour contravention du Code de déontologie sont faites ou des accusations déposées contre moi, ou qu’une enquête est lancée contre moi [...] »), au para 58 ([traduction« [e]n outre, si je reçois l’ordre de me présenter devant un comité de déontologie pour des infractions alléguées au Code de déontologie [...] »), au para 59 ([traduction« [l]a possibilité de subir des accusations de violation du Code de déontologie, une enquête en résultant ainsi qu’une audience [...] »), aux para 60, 61, 62 et 68.

[162]  Le préjudice qui découle de la décision du cpl Wasylynuk de ne pas obéir à l’ordre de Long n’est pas inévitable, mais bien fondé sur des gestes qui relèvent du demandeur. Ce dernier se trouve dans la même situation que les demandeurs dans Arctic Cat, British Columbia Civil Liberties Association et Beaver Rock Roastery. Le cpl Wasylynuk peut éviter le préjudice qu’il appréhende en agissant, c’est‑à‑dire en se conformant aux exigences énoncées dans l’ordre de Long et en participant au processus de retour au travail. Il est en son pouvoir de remplir les formulaires sur la sécurité, de remplir les formulaires relatifs à un examen médical et de participer à cet examen, puis de prendre toute autre mesure nécessaire pour se requalifier pour les besoins du service actif, pour se faire évaluer comme il se doit et pour bénéficier (au besoin) des mesures d’adaptation requises en raison des limites qu’il peut avoir en ce moment et pour retourner véritablement au travail. Ni l’une ni l’autre partie n’a laissé entendre que les exigences énoncées dans l’ordre de Long étaient inhabituelles ou propres au cpl Wasylynuk – il s’agit de conditions normales d’un retour au travail qui s’appliquerait à n’importe quel membre de la GRC dans la situation du demandeur.

[163]  Je prends acte du fait qu’il peut être très inconfortable et déplaisant pour le cpl Wasylynuk d’entreprendre ces démarches. Il se peut qu’il ressente un grand sentiment d’injustice à l’idée de s’y plier, compte tenu de la façon dont il croit avoir été traité par la GRC et de son interprétation du sursis prévu à l’article 26. Il reste que ce sont tous des actes qu’il peut poser pour éviter le préjudice et, à la lumière de mon interprétation de la portée du sursis prévu à l’article 26, je ne connais aucun obstacle juridique qui l’empêcherait de le faire. Je préciserai que je ne suis pas en train de lui dire ce qu’il devrait ou doit faire. Mon analyse ici porte sur l’existence ou non d’un préjudice inévitable étayé par la preuve.

[164]  Par conséquent, à mon sens, le préjudice que le cpl Wasylynuk s’attend à subir s’il désobéit à l’ordre de Long est de nature évitable, ce qui ne constitue pas, dans la jurisprudence, un préjudice irréparable pour les besoins d’une demande d’injonction interlocutoire.

[165]  Lorsque le demandeur a été questionné sur ce point à l’audience, son avocat a soutenu que, si son client se pliait aux instructions contenues dans la note de service du 13 août 2020, il participerait à un processus illégal en raison de l’application du sursis prévu à l’article 26 dont il est question plus haut, ce que le cpl Wasylynuk ne peut faire sans s’exposer à un préjudice irréparable. L’avocat a évoqué également la conviction du cpl Wasylynuk, fondée sur son expérience de la dernière décennie et même plus, qu’il serait inévitablement renvoyé de la GRC et qu’il ne pourrait bénéficier d’un processus équitable s’il y avait enquête ou des mesures administratives prises à son égard; pour le demandeur, le résultat est [traduction« prédéterminé » si le sursis prévu à l’article 26 n’est pas maintenu jusqu’au règlement final de son grief. Dans ce processus inéquitable, l’intégrité et la dignité du cpl Wasylynuk seraient compromises. Sans la protection du sursis prévu à l’article 26 et de l’injonction demandée en conséquence, il affirme qu’il devrait se soumettre à un autre long processus de renvoi et de grief en sus de celui qu’il a déjà subi.

[166]  Je suis incapable d’accepter cette observation, compte tenu de la preuve déposée dans le cadre de la présente instance et de l’impossibilité d’appliquer le sursis prévu à l’article 26 à la situation actuelle. Selon moi, cette observation se fonde aussi principalement sur la prédiction subjective du cpl Wasylynuk quant à des faits éventuels. Étant donné le nombre d’éventualités possibles et le fait que le processus proposé dans la note de service du 13 août 2020 ne conduira pas nécessairement à un renvoi, le préjudice n’est pas inévitable. Je souligne par ailleurs que cette argumentation ne correspond manifestement pas à l’essentiel de l’affidavit du demandeur, qui décrit les dommages possibles advenant le non‑respect des exigences énoncées dans la note de service de l’inspecteur Long.

[167]  Je conclus de même que le préjudice invoqué par le demandeur ne constitue pas un préjudice satisfaisant pour justifier une injonction préventive. La seule raison pour laquelle il serait très probable que le préjudice appréhendé se concrétise, c’est si le demandeur n’obéissait pas à ce qu’on appelle l’ordre de Long.

[168]  J’analyserai maintenant les différentes catégories de préjudice irréparable allégué pour m’assurer que la preuve et les arguments du cpl Wasylynuk sont appréciés sous tous leurs aspects et au cas où ma conclusion sur le préjudice inévitable serait incorrecte.

Analyse des catégories de préjudice irréparable allégué

[169]  Le cpl Wasylynuk a déclaré que toute forme de mesure administrative prise contre lui pour ne pas s’être conformé aux exigences énoncées dans la note de service de l’inspecteur Long aura les effets précis suivants :

  • le demandeur ne sera plus membre en règle de la GRC (affidavit, au para 53);

  • le demandeur éprouvera une grande détresse mentale, beaucoup d’anxiété et un grand sentiment d’humiliation face à ses amis, aux membres de sa famille et à ses pairs (aux par. 53, 56, 58);

  • il y aura une tache à ses états de service [traduction« qui va ternir l’ensemble de [s]a carrière et de [s]es années de service à la GRC ». Le demandeur ne veut pas finir sa carrière avec une marque ou une tache causée par des accusations fausses, inventées ou injustifiées d’avoir manqué à son devoir (aux para 53, 55, 57);

  • le demandeur ne pourra pas recevoir ni avoir le droit de recevoir sa barrette pour ses 40 années de service à la GRC, qui représente [traduction« une étape majeure et une réalisation très importante pour un membre » et [traduction« une affirmation de [s]on identité en tant que membre à vie de la GRC aux états de service impeccables ». Rien ne peut remédier à l’incapacité de recevoir cette barrette (aux para 51-54);

  • le demandeur sera vu [traduction« comme quelqu’un qui n’a pas été capable de respecter les normes de conduite élevées auxquelles sont astreints les membres de la GRC » (au para 55);

  • le demandeur vivra [traduction« un traumatisme exacerbé » (au para 55) par le fait [traduction« qu’il s’impose des principes très stricts, qu’il a foi dans la primauté du droit et qu’il est persuadé que l’ordre de Long est illégal » (au para 56).

[170]  Je vais examiner les éléments présentés par le cpl Wasylynuk pour établir l’existence d’un préjudice irréparable sous les rubriques générales suivantes : l’atteinte à la réputation; l’atteinte à la santé, dont la santé mentale ainsi que l’intégrité, la dignité et l’estime de soi du demandeur; les dommages financiers.

[171]  Atteinte à la réputation : il s’agit manifestement d’un des thèmes sous‑tendant la preuve présentée par le cpl Wasylynuk, qui s’exprime ainsi au paragraphe 56 :

[TRADUCTION]

Si des allégations pour contravention du Code de déontologie sont faites ou des accusations déposées contre moi, ou qu’une enquête est lancée contre moi, cette information va circuler très rapidement et très largement au sein de la division K, à Edmonton. Formuler une allégation quelconque ou déposer des accusations en disant que j’ai contrevenu au Code de déontologie [...] parce que je n’ai pas obéi à l’ordre de Long va me marquer sur‑le‑champ comme si j’avais fait quelque chose de « très grave » dans le cadre de mes fonctions au sein de la Gendarmerie. Cette situation aura des répercussions immédiates et irréparables sur ma réputation aux yeux de mes pairs au sein de la Gendarmerie et de tiers qui risquent d’apprendre l’existence de ces accusations ou allégations. Je serai grandement humilié et j’éprouverai énormément d’embarras et d’angoisse si une telle action administrative était enclenchée, ce que je crains vivement, surtout que l’ordre de Long mentionne expressément qu’il s’agit de ma « dernière chance ».

[172]  La Cour d’appel fédérale a examiné, dans l’arrêt Newbould, la possibilité d’invoquer un préjudice irréparable causé à la réputation et a conclu que l’atteinte à la réputation peut constituer un tel préjudice dans certaines situations. Bien qu’aucune des parties ici n’ait mentionné directement cet arrêt dans ses observations écrites, notre Cour est tenue de suivre ce précédent, qui est souligné par le juge Gascon dans la décision Letnes, laquelle est citée abondamment par les deux parties en l’espèce.

[173]  Dans Newbould, le demandeur était juge. On a décidé de mettre sur pied un comité d’examen chargé d’enquêter sur des allégations relatives à la conduite du juge. Ce dernier a demandé le contrôle judiciaire de cette décision et déposé une requête en sursis afin de prévenir la poursuite de l’enquête sur sa conduite jusqu’à ce que sa demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale soit tranchée. La Cour fédérale a rejeté la requête en sursis, et le juge a fait appel.

[174]  La Cour d’appel fédérale a rejeté l’appel. Le juge Pelletier, avec qui les juges Trudel et Rennie étaient d’accord, a formulé des commentaires détaillés et éclairants sur la possibilité qu’un tort irréparable soit causé à la réputation dans un contexte assez semblable à l’affaire qui nous occupe ici. Je reproduirai l’analyse du juge Pelletier ci‑après, à partir du paragraphe 31 :

[...] la question à trancher est de savoir si l’appelant est en mesure de démontrer une telle atteinte à sa réputation. L’appelant affirme que les travaux du comité d’enquête entacheront irrémédiablement la réputation qu’il a acquise au fil des ans au sein de la magistrature. Je suis sensible à cet argument, mais le préjudice dont se plaint l’appelant est inhérent au processus dans lequel il est engagé, et c’est là où le bât blesse. S’il est probable que l’appelant subisse un préjudice irréparable du seul fait que ses agissements seront examinés par un comité d’enquête, alors tous les juges se trouvant dans la même situation en subiront également un préjudice irréparable. Je ne suis pas disposé à tirer pareille conclusion.

[32]  Qui plus est, en l’occurrence, l’appelant a déjà été exposé à une certaine publicité en raison de la couverture médiatique sur sa participation aux faits ayant mené à la présente instance et de la couverture médiatique de l’instance à ce jour.

[33]  Je ne veux pas dire par là que la tenue d’une enquête sur la conduite d’un juge ne peut jamais causer d’atteinte irréparable à la réputation d’un juge. Par contre, à mon avis, pour démontrer ce genre d’atteinte, il faut qu’un facteur ou un élément dans les circonstances qui entourent l’affaire distingue celle‑ci de la normale. Il incomberait au juge de démontrer l’existence d’un tel facteur, après quoi la question à trancher serait celle de savoir si le décideur peut en inférer qu’un préjudice irréparable est probable.

[34]  Les affaires que l’appelant invoque pour illustrer des occurrences de sursis pour préjudice irréparable présentaient de tels facteurs. La décision Douglas faisait intervenir le droit à la vie privée à l’égard de photos, alors que les affaires Bennett [Bennett v British Columbia (Superintendent of Brokers) (1993), 77 BCLR (2d) 145 (CA)] et Malmo‑Levine [Adriaanse v Malmo‑Levine, (1998) 161 FTR 25] concernaient le risque d’une issue défavorable décidée par un tribunal qu’on disait partial. Ces facteurs intéressent certes l’atteinte à la réputation, mais, à mon avis, l’existence d’un autre élément a permis l’inférence d’un préjudice irréparable.

[35]  Une inférence de préjudice irréparable est‑elle possible dans le cadre d’une affaire où la compétence est contestée? Si, mais pas dans tous les cas selon moi. Le risque d’atteinte à la réputation inhérente aux travaux du comité d’enquête découle non pas de la compétence intrinsèque du comité, mais de la preuve qui lui est soumise. Dans la mesure où il est possible que l’intéressé soit disculpé à la fin de l’instance, tout préjudice subi en cours d’enquête pourrait être réparé totalement ou en partie.

[36]  Il est nul doute enrageant d’être nommé dans une instance que l’on juge non fondée en droit, mais il n’en découle pas une atteinte irréparable à la réputation. Cette situation pourrait, dans certains cas, causer une autre sorte de préjudice irréparable, mais il n’y a aucune raison de croire que c’est le cas en l’espèce.

[Non souligné dans l’original.]

[175]  En l’espèce, l’atteinte appréhendée à la réputation est inhérente en bonne partie, si ce n’est totalement, au processus dans lequel le demandeur croit qu’il sera engagé sous peu. Il est convaincu qu’il subira un préjudice irréparable, parce que sa conduite future, soit de ne pas obtempérer à l’ordre de Long, entraînera le déclenchement d’une enquête et des instances visées au Code de déontologie. Par contre, l’atteinte à sa réputation est la même que pour tous les membres de la GRC qui se trouvent dans une situation semblable à la sienne. Comme l’ont déclaré le juge Pelletier dans Newbould et le juge Gascon dans Letnes (au para 71), je ne suis pas prêt à considérer qu’il s’agit d’une atteinte irréparable à la réputation du demandeur pour les besoins d’une injonction.

[176]  De plus, comme dans l’arrêt Newbould, en supposant même qu’on puisse prédire des allégations ou des instances futures, il n’est pas possible d’en connaître le résultat ni de savoir avec un degré quelconque de certitude qu’il n’est pas possible que le demandeur soit disculpé à la fin de l’instance. Aux dires du juge Pelletier, il est alors sous‑entendu qu’un préjudice attribuable à une procédure éventuelle pourrait être réparé totalement ou en partie.

[177]  Existe‑t‑il un facteur ou un élément qui « distingue [la présente affaire] de la normale »? Voir Newbould au para 33 et Letnes au para 72.

[178]  Je ne le crois pas. Premièrement, dans les affaires Bennett v British Columbia (Superintendent of Brokers) et Adriaanse v Malmo‑Levine, mentionnées par le juge Pelletier au para 34 de Newbould, les demandeurs avaient allégué une crainte raisonnable de partialité chez les membres de la formation qui siégeaient à une commission déjà saisie des dossiers des demandeurs. Dans les deux cas, les tribunaux ont prononcé le sursis de l’instance en cours jusqu’à ce que l’allégation soit réglée. Toutefois, dans la situation du cpl Wasylynuk, il n’y a aucune procédure en cours contre lui; il ne peut y avoir d’allégation comparable de crainte raisonnable de partialité, parce que rien ne s’est encore produit pour déclencher une enquête, une procédure ou une audience relativement à sa conduite. À mon avis, il n’est pas suffisant, pour conclure à un préjudice irréparable, que le demandeur soit subjectivement convaincu qu’une enquête, une procédure ou une audience qui n’a pas encore débuté sera confiée à des gens qui présentent des préjugés ou suscitent une crainte raisonnable de partialité.

[179]  Je suis conscient que le demandeur a soulevé plusieurs fois la partialité des décideurs durant le long processus applicable à son grief, y compris en ce qui a trait aux faits ayant mené à l’établissement du profil médical avec une cote O6‑permanente, puis récemment celle de la commissaire de la GRC. Cependant, ce serait pure conjecture à l’étape de la requête en injonction ici d’accepter que ce genre d’argument soit soulevé à l’encontre de personnes indéterminées et inconnues qui pourraient participer à une enquête, une procédure ou une audience futures. En outre, je ne crois pas que la conviction personnelle d’un demandeur, selon laquelle une issue est inévitable (p. ex. un renvoi possible de la GRC) soit la preuve d’un préjudice irréparable, et je ne suis pas persuadé qu’il n’existe aucun décideur à la GRC qui serait impartial dans le cadre d’une instance future. Le cas du demandeur ne ressemble pas à celui des demandeurs dans Bennett ou Malmo‑Levine. Je m’appuie à ce sujet sur les propos de la juge Mactavish au sujet de la partialité dans l’arrêt Droits des passagers c (Office des transports) au para 33, et sur les autres affaires qui y sont mentionnées.

[180]  Deuxièmement, dans Douglas, la demanderesse aurait subi un préjudice en raison de la communication de photographies intimes à ses pairs au sein du comité chargé d’enquêter sur sa conduite, ce qui aurait causé un préjudice à sa réputation et à son état psychologique : aux para 43 et 45. Le sursis a empêché la communication jusqu’à ce que la Cour se prononce sur le contrôle judiciaire de la décision par laquelle le comité d’enquête avait déclaré les photographies admissibles. En l’espèce, il n’y a pas d’enjeu ou de preuve de ce genre.

[181]  Ayant examiné l’ensemble de la preuve du cpl Wasylynuk relativement à l’atteinte possible à sa réputation, je ne peux trouver aucun facteur ou élément lié à la réputation qui distingue la présente affaire de la normale en ce qui concerne un retour au travail ou des enquêtes éventuelles sur des manquements à la déontologie, à la lumière de la preuve présentée à l’appui de la requête en l’espèce. Je ne suis pas insensible à la situation du cpl Wasylynuk et à sa perception des faits. Je ne suis pas convaincu, cependant, que l’atteinte redoutée à sa réputation répond à la définition jurisprudentielle du préjudice irréparable.

[182]  Atteinte à la santé : outre les extraits résumés dans la liste ci‑dessus, le cpl Wasylynuk a décrit, aux para 55 et 59 de son affidavit, l’effet possible sur sa santé, dont sa santé mentale. Il a souligné [traduction« la honte, la colère et l’humiliation » qu’il ressentirait s’il était dépeint comme quelqu’un n’ayant pas respecté les normes élevées de conduite attendues de la part d’un membre de la GRC ainsi que [traduction« le profond traumatisme » qu’il vivrait, puisqu’il croit n’avoir rien fait d’illégal ou d’incorrect. Il mentionne aussi [traduction« la possibilité de subir des accusations de violation du Code de déontologie, une enquête en résultant ainsi qu’une audience, ce qui [lui] cause beaucoup d’anxiété et de détresse ».

[183]  L’emploi est « une composante essentielle du sens de l’identité d’une personne, de sa valorisation et de son bien‑être sur le plan émotionnel » : voir l’opinion dissidente du juge en chef Dickson (avec l’accord de la juge Wilson) dans l’arrêt Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb), [1987] 1 RCS 313 à la p 368a‑c. Voir aussi Matthews c Ocean Nutrition Canada Ltd, 2020 CSC 26 aux para 7‑8, 10 et 87‑88. Je conviens avec le cpl Wasylynuk que, si une enquête était lancée au sujet d’une contravention au Code de déontologie ou qu’une audience avait lieu, les effets seraient dommageables pour lui, pour son sentiment d’intégrité, sa fierté et son identité de soi en tant que membre de la GRC. Il est compréhensible que le cpl Wasylynuk ne veuille pas être exposé à une enquête pour manquement déontologique ou à une audience disciplinaire — plus particulièrement en sa qualité d’agent de la paix — et encore moins à un autre processus de grief.

[184]  En l’espèce, le cpl Wasylynuk a utilisé des mots forts pour décrire les conséquences qu’il craint (détresse, honte, humiliation, traumatisme) si la situation évolue comme il le croit. Il n’a pas décrit son état de santé mentale actuel (lié à sa dépression et au choc post‑traumatique de 2003, ou autre) ni expliqué comment sa santé mentale risque d’écoper si les faits qu’il entrevoit avec certitude se produisent dans un avenir rapproché. Son témoignage n’aborde pas non plus directement la différence entre, d’une part, l’anxiété et les bouleversements habituels que doivent sûrement provoquer une enquête ou une allégation contre un membre de la GRC à qui on reproche de ne pas avoir obéi à un ordre et, d’autre part, les effets exacerbés par sa santé mentale ou physique actuelle. Comme pour l’atteinte à la réputation dont il est question plus haut, je ne suis pas en mesure de conclure que l’incidence sur l’intégrité, la fierté et l’identité de soi en tant que membre de la GRC du demandeur est différente de celle que vivent tous les membres de la GRC se trouvant dans la même situation.

[185]  Force est de reconnaître que ces effets appréhendés sont ceux auxquels s’attend le cpl Wasylynuk si certains faits se produisent. Le demandeur n’a déposé aucune preuve indépendante de nature médicale, psychologique ou autre confirmant les répercussions possibles d’une enquête, d’une instance ou encore d’une décision défavorable sur sa santé, dont sa santé mentale. La Cour n’est pas en mesure, par exemple, de se fonder sur des éléments de preuve médicale, psychologique ou clinique quelconques afin de déterminer s’il y aura des conséquences nuisibles à l’égard du cpl Wasylynuk, et lesquelles, ou s’il est particulièrement sensible ou vulnérable aux dommages en raison de son état de santé mentale ou physique actuel. Comme je l’ai précisé, le cpl Wasylynuk n’a pas présenté de preuve relativement à son état de santé mentale ou physique actuel – et il n’est pas obligé de faire. Par contre, cette omission a une incidence sur l’appréciation du préjudice qu’il invoque.

[186]  En l’absence de toute preuve permettant de comprendre la nature et l’étendue des dommages potentiels qui pourraient être causés à sa santé mentale ou future, je ne peux conclure que les éléments relatifs au préjudice redouté par le cpl Wasylynuk pour sa santé future, dont sa santé mentale, son intégrité, sa fierté et son identité de soi, répondent au critère strict de ce qui constitue un préjudice irréparable.

[187]  Dommages financiers : le cpl Wasylynuk a décrit les dommages financiers au para 61 de son affidavit. Il a déclaré que, sans la solde et les indemnités que lui verse la GRC, sa famille et lui subiront un préjudice grave, puisqu’il est le principal soutien de famille. En outre, il a précisé que l’absence de rémunération l’empêcherait de se défendre adéquatement contre les allégations formulées contre lui, étant donné les coûts juridiques afférents. Il s’inquiétait également de perdre des montants précis qui lui seraient versés après ses 40 ans de service et une prime de 12 p. 100 de sa solde de base.

[188]  À mon avis, ces éléments chiffrables peuvent être l’objet d’un dédommagement ou sont trop étroitement liés à des éventualités pour entrer dans la définition des dommages financiers énoncée dans la jurisprudence, notamment dans Janssen et Newbould.

[189]  Pour ces motifs, je conclus que le cpl Wasylynuk n’a pas satisfait aux exigences rigoureuses nécessaires pour établir l’existence d’un préjudice irréparable dans le cadre de la présente instance. Je soulignerai que les présents motifs ne devraient pas être appliqués au préjudice découlant d’autres circonstances, y compris un ordre ou des mesures visant le cpl Wasylynuk dans l’avenir. Ils concernent seulement la preuve du préjudice déposée dans le cadre de la présente requête.

[190]  Ma conclusion sur le point critique que constitue le préjudice irréparable suffit à justifier le rejet de la demande d’injonction, mais j’examinerai maintenant brièvement le critère de la prépondérance des inconvénients, car cette notion s’applique aussi à une ordonnance de mandamus éventuelle, puis je me pencherai sur l’aspect « juste et équitable » du critère.

La troisième étape : la prépondérance des inconvénients

[191]  À la troisième étape de l’analyse établie dans RJR‑MacDonald, le tribunal doit déterminer quelle partie subira le plus grave préjudice selon que l’injonction est décernée ou pas en attendant une décision sur le fond.

[192]  Puisque j’ai déjà examiné le préjudice causé par la demande, j’analyserai maintenant la question de l’atteinte alléguée par les défendeurs à l’intérêt public. Il s’agit de l’intérêt public qui réside dans la capacité de la GRC de gérer ses effectifs, conformément à la Loi sur la GRC, notion cernée et acceptée par le juge Gascon dans la décision Letnes aux para 81‑86. Les défendeurs ont également souligné que les demandes formulées dans la note de service de l’inspecteur Long concernaient la mise à jour de renseignements sur la sécurité et la santé, qui contribuent à l’intérêt public en permettant de s’assurer que les membres actifs de la GRC respectent les exigences sur le plan de la sécurité et de la santé quand ils exercent leurs fonctions d’application de la loi. Les défendeurs se sont reportés aux motifs du juge Mackay dans Dugonitsch c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] ACF no 320 (CF 1re inst) au para 15, qui précise que c’est seulement dans des cas exceptionnels que l’intérêt du particulier de prévenir un préjudice irréparable l’emportera sur l’intérêt public.

[193]  Le cpl Wasylynuk soutient que la GRC n’est pas limitée dans sa capacité de gérer ses effectifs et qu’il ne perturbe pas non plus le processus administratif de la GRC avant sa conclusion. De son point de vue, le législateur empêche la GRC, par le jeu de l’article 26, d’enclencher quelque processus administratif que ce soit qui est fondé sur l’ordre de Long. Le demandeur prétend que la GRC [traduction« nuit activement et délibérément à la procédure administrative applicable aux griefs qui est en cours dans le contexte d’un appel subsistant fondé sur l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales ». Selon le demandeur, [traduction« les mesures que menace de prendre la GRC dans l’ordre de Long constituent une tentative de contourner le processus de grief » et le sursis prévu à l’article 26 avant que le grief du demandeur soit réglé.

[194]  Cet énoncé s’appuie sur l’interprétation que fait le demandeur du sursis prévu à l’article 26, et à laquelle je ne souscris pas. Conformément à ce que j’ai conclu au sujet de l’article 26 plus haut, ce qui est désigné comme l’ordre de Long ne perturbe pas la procédure de grief en cours et ne s’applique pas non plus en attendant que soit tranchée la demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur à notre Cour.

[195]  Selon moi, la prépondérance des inconvénients penche du côté des défendeurs. Je suis d’accord pour dire qu’il y a un enjeu d’intérêt public dans la relation d’emploi entre la GRC et ses membres qui est reconnue par le régime législatif et réglementaire encadrant la GRC. Dans Letnes, le juge Gascon s’exprime ainsi au para 84 :

[...] la GRC a la responsabilité de s’assurer que ses membres sont médicalement aptes à s’acquitter de leurs fonctions de protection du public. La GRC est un corps policier du Canada, et ses membres doivent posséder les qualités physiques nécessaires pour s’acquitter de leurs fonctions. Aucun membre n’a le droit de continuer de travailler pour la GRC s’il n’affiche plus l’état de santé nécessaire pour le faire, et aucun membre ne possède le droit de continuer à servir à titre de membre de la GRC. Le processus de licenciement existe dans le contexte de l’exercice de cette responsabilité qui a été confiée à la GRC et du mandat général de cette dernière de protéger le public et de s’assurer que ses membres sont dûment qualifiés pour le faire.

[196]  À mon avis, le même raisonnement s’applique aux exigences relatives à la santé et à la sécurité qui sont formulées dans la note de service de l’inspecteur Long datée du 13 août 2020 (tout en reconnaissant les différences factuelles entre la présente affaire et l’affaire Letnes, dont l’absence d’un « processus de renvoi » comparable dans le cas qui nous occupe ici).

[197]  J’accorderais aussi de l’importance à cette étape‑ci au principe de retenue que doit respecter une cour de supervision dans un contexte administratif : voir p. ex. Tran c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50 au para 22; The Winning Combination Inc c Canada (Procureur général), 2019 CF 1014 au para 17; D. J. M. Brown et J. M. Evans, avec l’aide de D. Fairlie, Judicial Review of Administrative Action in Canada (2019) (feuilles mobiles), vol 1, à 3:4100. Je considère ce principe encore plus pertinent quand un processus ou une procédure ne seront peut‑être même pas enclenchés. S’ils le sont, le processus ou la procédure en question peuvent évoluer de diverses manières qui offriront au demandeur des mesures de protection d’ordre procédural et des moyens de se défendre contre toute allégation présentée contre lui. Selon moi, nous avons en l’espèce un cas où il est dans l’intérêt public de permettre aux processus administratifs internes de la GRC de se poursuivre d’une manière juste, sensible et aussi rapide que possible.

[198]  Par conséquent, je conclus que la prépondérance des inconvénients favorise les défendeurs.

Quelle est la décision juste et équitable dans les circonstances?

[199]  En prenant du recul pour examiner l’ensemble de la situation, je suis d’avis qu’il est juste et équitable de ne pas décerner d’injonction, à la lumière de la preuve et des observations présentées dans le cadre de la présente requête. À mon avis, les circonstances, dont l’interprétation et l’application appropriées de l’article 26 du Règlement de 1988 et la preuve du préjudice pour les deux parties, ne justifient pas l’exercice, par la Cour, du pouvoir discrétionnaire en equity dont elle est investie afin de prévenir un préjudice irréparable pour le demandeur.

[200]  Pour tous ces motifs, je rejetterai la requête en injonction interlocutoire du demandeur.

VI.  Dispositif

[201]  La requête informelle du demandeur en vue de modifier son avis de requête et ses observations écrites sera accueillie.

[202]  La requête du demandeur visant à obtenir une ordonnance interlocutoire de mandamus et une injonction sera rejetée.

[203]  Ayant obtenu gain de cause relativement à la requête principale, les défendeurs auront droit aux dépens. Je fixe les dépens à une somme forfaitaire de 500 $, tout compris.


ORDONNANCE dans le dossier T‑2061‑19

LA COUR ORDONNE :

  1. Les demandes présentées par le demandeur en vue de modifier son avis de requête et ses observations écrites sont accueillies;
  2. La requête du demandeur visant à obtenir une ordonnance de mandamus et une injonction interlocutoire est rejetée;
  3. Le demandeur paiera aux défendeurs des dépens pour une somme forfaitaire de 500 $, tout compris.

 

« Andrew D. Little »

 

Juge

Traduction certifiée conforme

C. Laroche


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑2061‑19

 

INTITULÉ :

CPL PATRICK G. WASYLYNUK c COMMANDANT DE LA DIVISION K, GENDARMERIE ROYALE DU CANADA ET PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (oNTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 SEPTEMBRE 2020

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :

LE JUGE A.D. LITTLE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 14 octobre 2020

 

COMPARUTIONS :

Richard Hajduk

POUR LE DEMANDEUR

 

Barry Benkendorf

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Richard Hajduk

Hajduk Gibbs LLP, avocats

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Barry Benkendorf

Procureur général du Canada

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.