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Date : 20201008


Dossiers : IMM‑3458‑19

IMM‑3460‑19

Référence : 2020 CF 955

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Montréal (Québec), le 8 octobre 2020

En présence de madame la juge St‑Louis

Dossier : IMM‑3458‑19

ENTRE :

ALPHONSE TOGBE KUMAZA HUNGBEKE

JUSTINA NEWLAND

KOSSI AKATI KUMAZA HUNGBEKE

ALBERT AKATI KUMAZA HUNGBEKE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

Dossier : IMM‑3460‑19

ET ENTRE

KOFFI KUMAZA HUNGBEKE

 

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  M. Alphonse Togbe Kumaza Hungbeke, le demandeur principal, son épouse, Mme Justina Newland, et leurs deux enfants, Kossi et Albert, sollicitent le contrôle judiciaire de la décision que la Section des visas du Haut‑Commissariat du Canada, à Accra (Ghana), a rendue le 28 mars 2019.

[2]  La Section des visas a rejeté la demande de visa de résident permanent de M. Hungbeke en tant que membre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières, ou de la catégorie des personnes protégées à titre humanitaire outre‑frontières, après avoir conclu qu’il ne répondait pas aux exigences en matière d’immigration au Canada.

[3]  La demande de contrôle judiciaire de M. Hungbeke et de sa famille a été instruite en même temps que celle du frère de M. Hungbeke, M. Koffi Kumaza Hungbeke (numéro du dossier de la Cour IMM‑3460‑19), dont la demande de résidence permanente au Canada a été rejetée à la même date, et pour les mêmes raisons. Les dossiers n’ont pas été regroupés, mais les situations de fait et les arguments invoqués sont identiques dans les deux cas, et les parties ont consenti à ce qu’un seul jugement soit rendu.

[4]  De ce fait, le mot « demandeurs » désigne collectivement M. Alphonse Togbe Kumaza Hungbeke, son épouse et leurs enfants, ainsi que M. Koffi Kumaza Hungbeke.

[5]  Pour les motifs exposés ci‑après, les demandes de contrôle judiciaire seront rejetées.

II.  Le contexte factuel incontesté

[6]  M. Alphonse Togbe Kumaza Hungbeke et ses deux enfants d’âge mineur sont citoyens du Togo, tandis que Mme Justina Newland est citoyenne de la Sierra Leone. M. Koffi Kumaza Hungbeke est lui aussi citoyen du Togo.

[7]  En 1993, MM. Alphonse et Koffi Hungbeke ont quitté le Togo pour le Ghana alors qu’ils étaient enfants, et, depuis ce temps, c’est dans ce dernier pays qu’ils vivent. En 1999, Mme Newland a fui la Sierra Leone pour le Ghana alors qu’elle était enfant.

[8]  En décembre 2008, le Haut‑Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) a décrété la cessation du statut de réfugié pour les ressortissants de la Sierra Leone ayant fui la guerre civile dans ce pays (voir le mémoire supplémentaire du défendeur, au para 33).

[9]  Au Canada, la Roman Catholic Episcopal Corporation for the Diocese of Toronto a demandé avec succès de parrainer les demandeurs à titre de réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières et de personnes protégées à titre humanitaire outre‑frontières. En 2017, MM. Alphonse et Koffi Hungbeke ont présenté chacun une demande de résidence permanente au Canada au titre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières et de la catégorie des personnes de pays d’accueil, lesquelles sont régies par les articles 143 à 147 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le Règlement]. M. Alphonse Hungbeke a inclus son épouse et ses enfants en tant que personnes à charge.

[10]  Les demandes que MM. Alphonse et Koffi Hungbeke ont présentées aux autorités canadiennes contenaient les formulaires de demande et des pièces d’identité, c’est‑à‑dire des certificats de naissance, un certificat de mariage, les certificats d’enregistrement du HCR ainsi que des attestations de sécurité.

[11]  Dans leurs demandes, MM. Alphonse et Koffi Hungbeke ont précisé chacun que, le 3 mars 1993, des militaires togolais avaient attaqué leur quartier et leur domicile familial, et tué leurs grands‑parents. Ils ont aussitôt pris la fuite vers le Ghana avec leur mère et ils ont rejoint leur père dans un camp de réfugiés. Les frères étaient trop jeunes pour avoir un souvenir personnel des événements vécus lors de l’attaque, et leurs parents leur ont donc expliqué les raisons pour lesquelles ils avaient demandé l’asile au Ghana après avoir fui le Togo en 1993. Dans leurs demandes, les frères ont de plus précisé qu’il leur serait impossible de retourner dans leur pays d’origine parce que, d’après eux, rien n’a changé au Togo, et que les personnes qui les persécutaient auparavant sont toujours au pouvoir. Après la mort du président du pays, son fils a pris la relève, et le tribalisme se poursuit.

[12]  Dans sa demande, Mme Newland a dit avoir fui la Sierra Leone lorsqu’elle était enfant, en compagnie de sa mère et de ses frères, à la suite d’une vive attaque des rebelles en 1999, et elle est arrivée peu après au Ghana à titre de réfugiée. Elle a dit ne pas être en mesure de retourner dans son pays d’origine parce qu’elle n’a jamais eu de nouvelles de sa famille et croit que si elle y retournait, on la tuerait. Elle ajoute qu’en Sierra Leone le virus Ebola a fait d’autres victimes.

[13]  Dans leurs demandes, les demandeurs n’ont présenté aucun autre renseignement sur leur crainte de retour ni aucune preuve documentaire, à l’exception des pièces d’identité susmentionnées.

[14]  Le 29 février 2019, la Section des visas du Haut‑Commissariat du Canada à Accra (Ghana) a envoyé à MM. Alphonse Hungbeke et Koffi Hungbeke un avis de convocation à un entretien fixé au 26 mars 2019. M. Hungbeke, sa famille et son frère Koffi se sont tous présentés à l’entretien devant un agent d’immigration, au Haut‑Commissariat du Canada à Accra.

[15]  Les notes d’entretien de l’agent sont réparties en trois sections. La [TRADUCTION« Section 1 des Notes d’entretien » se rapporte à des renseignements préliminaires/personnels. L’agent a pris note de quelques renseignements personnels fournis par les demandeurs, y compris au sujet de leurs documents émanant du HCR. Les frères ont confirmé qu’ils avaient quitté le Togo parce que le gouvernement togolais les persécutait, et ils ont relaté ce qu’ils ont vécu, comme leurs parents le leur avaient raconté. L’agent a interrogé les frères sur la crainte qu’ils avaient de retourner au Togo. Ils ont confirmé qu’ils n’appartenaient pas à un groupe religieux minoritaire et ils ont indiqué qu’ils craignaient d’être persécutés par le gouvernement togolais parce que les mêmes personnes (qu’en 1993) étaient encore au pouvoir et ne pouvaient pas les protéger. Ils ont dit ignorer s’ils avaient encore de la famille au Togo, si des membres de leur groupe, clan ou parti avaient des problèmes ou s’il y avait, dans leur pays, un endroit sûr où ils pouvaient se rendre.

[16]  La [TRADUCTION« Section 2 des Notes d’entretien » porte sur l’admissibilité et des questions générales. Les frères ont confirmé n’avoir jamais été membres ou partisans d’un parti politique, d’un groupe religieux ou d’un organisme étudiant, ethnique, communautaire ou professionnel.

[17]  La [TRADUCTION« Section 3 des Notes d’entretien » a trait aux conclusions et renseignements sur l’établissement. Les notes confirment que l’agent a expliqué aux frères qu’il avait des doutes qu’ils n’étaient pas ciblés ou personnellement persécutés, que les conditions avaient changé au Togo et qu’ils n’avaient pas établi qu’ils craignaient avec raison d’être persécutés du fait de leur race, leur religion, leur nationalité, leur appartenance à un groupe social ou leurs opinions politiques. L’agent a également écrit qu’il leur avait expliqué qu’aucune guerre n’avait lieu à ce moment‑là au Togo. Répondant aux doutes de l’agent, les frères ont dit que leur maison avait été détruite et que leurs grands‑parents avaient été tués (en 1993) et qu’ils ne pouvaient pas retourner dans le pays parce que le gouvernement les persécuterait.

[18]  Le 27 mars 2019, l’agent a indiqué avoir passé en revue la totalité des demandes et des récits circonstanciés versés dans le dossier. Il a signalé ne pas être convaincu que M. Hungbeke et son frère répondaient à la définition d’un réfugié au sens de la Convention, compte tenu des explications qu’ils avaient données à propos de leur crainte de persécution lors de l’entretien ainsi que dans les demandes. De plus, il a fait remarquer que les deux frères n’avaient pas fait état d’une crainte de retour crédible, ayant seulement mentionné que la situation au Togo n’était pas bonne et que le gouvernement les persécuterait. Au vu des renseignements fournis dans les demandes et de ses connaissances sur l’état de la situation au Togo, l’agent a ajouté qu’il n’était pas convaincu que les demandeurs s’exposeraient à un risque en cas de retour ou que M. Hungbeke et son frère avaient été – et continuaient d’être – touchés par une guerre civile, un conflit armé ou une violation massive des droits de la personne dans ce pays.

[19]  L’agent a conclu son analyse en confirmant qu’il avait aussi évalué la situation de Mme Newland. Cette dernière, a‑t‑il fait remarquer, est originaire de la Sierra Leone et, d’après la déclaration de 2008 par laquelle le HCR a déclaré la cessation du statut de réfugié pour les Sierra Léonais, celle‑ci était elle aussi inadmissible.

[20]  Les demandeurs n’ont présenté aucun affidavit devant la Cour; les avocats ont confirmé que le dossier est incontesté.

[21]  Le 28 mars 2019, la Section des visas du Haut‑Commissariat du Canada au Ghana a rendu des décisions identiques pour MM. Alphonse et Koffi Hungbeke, rejetant leurs demandes de statut au Canada.

[22]  La Section des visas a cité l’article 96 et le paragraphe 11(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [la Loi], de même que les articles 145 et 147 et l’alinéa 139(1)e) du Règlement, et elle a indiqué qu’elle n’était pas convaincue que M. Hungbeke et son frère étaient membres de l’une quelconque des catégories réglementaires.

[23]  Par souci de commodité, les dispositions applicables de la Loi et du Règlement sont reproduites à l’annexe ci‑jointe.

[24]  Les décisions du 28 mars 2019 sont visées par les demandes de contrôle judiciaire dont il est question en l’espèce.

III.  Les positions des parties

[25]  Les parties conviennent que la décision de la Section des visas devrait être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable (en vertu de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]), encore qu’elles ne s’entendent pas sur la portée de son application.

[26]  De façon générale, les demandeurs invoquent deux arguments. Premièrement, selon eux, la décision de la Section des visas est déraisonnable, car il lui manque la transparence et l’intelligibilité requises, laissant ainsi le lecteur se livrer en conjectures sur le raisonnement qu’a suivi l’agent à l’égard de questions fondamentales. À ce sujet, ils font valoir que : 1) lorsqu’il est question de demandes émanant de personnes vulnérables comme les demandeurs, l’obligation de justifier la décision est accrue, 2) l’agent n’a pas justifié sa conclusion selon laquelle M. Hungbeke n’appartient pas à la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières, 3) aucun raisonnement n’étaye l’affirmation voulant que la crainte de retour des demandeurs ne soit pas [TRADUCTION« crédible », 4) l’agent n’a tiré aucune conclusion de fait quant à l’état de la situation au Togo, 5) aucun raisonnement n’a été fourni au soutien du refus de classer les demandeurs dans la catégorie des « personnes de pays d’accueil », et 6) les arguments qu’invoque le défendeur visent à inclure rétroactivement dans les motifs de la décision des passages bien précis des notes d’entretien.

[27]  Deuxièmement, les demandeurs soutiennent que l’agent a suivi un raisonnement déraisonnable pour ce qui est de la manière dont le HCR désigne les demandeurs, et ce, en ne tenant pas compte des reconnaissances du statut des deux frères, tout en prenant en considération la cessation du statut de Mme Newland. Ils ajoutent que l’agent a omis d’analyser de manière indépendante l’allégation de Mme Newland vis‑à‑vis de la Sierra Leone.

[28]  Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre] répond que la norme de contrôle de la décision raisonnable continue de s’appliquer après l’arrêt Vavilov, et que la Cour a reconnu qu’il faut également prendre en compte les renseignements qui figurent dans le dossier au moment d’évaluer le caractère raisonnable des décisions que prennent les agents des visas, en raison de leur caractère habituellement succinct (Shah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 448 [Shah]).

[29]  Le ministre soutient donc que la décision est raisonnable en ce sens que : 1) les notes de l’agent font partie de la décision, laquelle est suffisamment justifiée, 2) les notes de l’agent soulignent le défaut des demandeurs de s’acquitter de leur fardeau de preuve au moment de présenter leurs demandes de visa dans une catégorie de réfugiés, 3) l’agent n’a pas commis d’erreur en concluant que les demandeurs n’avaient pas fait état d’une crainte de retour crédible, car ils ont seulement mentionné que la situation au Togo n’est pas bonne et que le gouvernement les persécuterait, et 4) le fait que l’agent se soit fié à ses propres connaissances sur l’état de la situation au Togo est une question qui doit être examinée dans le contexte de la caractéristique déterminante de la présente affaire, c’est‑à‑dire que les demandeurs ne se sont pas acquittés de leur fardeau de preuve.

[30]  Enfin, le ministre soutient qu’il n’y a rien de déraisonnable, ou d’intrinsèquement incohérent, dans le fait que l’agent ait pris en compte les statuts de réfugié conférés aux deux frères vis‑à‑vis du Togo, par contraste avec le fait de s’être fié à la cessation du statut accordé par le HCR à Mme Newland vis‑à‑vis de la Sierra Leone.

IV.  Analyse

A.  La norme de contrôle applicable

[31]  La Cour se doit d’examiner si la décision est raisonnable ou non et de traiter en particulier des deux questions suivantes : 1) si la décision n’a pas la justification, la transparence et l’intelligibilité requises et 2) si l’agent a commis une erreur dans la manière de traiter les désignations que le HCR a accordées.

[32]  Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême énonce les principes qui régissent les contrôles judiciaires : « D’une part, les cours de justice doivent reconnaître la légitimité et la compétence des décideurs administratifs dans leur propre domaine et adopter une attitude de respect. D’autre part, les décideurs administratifs doivent adhérer à une culture de la justification et démontrer que l’exercice du pouvoir public qui leur est délégué peut être [TRADUCTION] “justifié aux yeux des citoyens et citoyennes sur les plans de la rationalité et de l’équité”. […] Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‑jacent à celle‑ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée » (aux para 14‑15).

B.  La décision n’est pas dénuée de justification, de transparence et d’intelligibilité

1)  L’obligation de justifier la décision

[33]  Les demandeurs invoquent une décision récemment rendue par notre Cour, soit Rubaye c Canada (Citoyenneté et Immigration) (2020 CF 665 [Rubaye]), pour faire valoir qu’il y a lieu d’assujettir l’agent à une norme de justification plus stricte.

[34]  Dans la décision Rubaye, la Cour a fait remarquer : « [d]ans Vavilov, au paragraphe 135, la CSC a également commenté l’effet des décisions administratives sur les personnes, où elle écrit que “[b]on nombre de décideurs administratifs se voient confier des pouvoirs extraordinaires sur la vie de gens ordinaires, dont beaucoup sont parmi les plus vulnérables de notre société. Le corollaire de ce pouvoir est la responsabilité accrue qui échoit aux décideurs administratifs de s’assurer que leurs motifs démontrent qu’ils ont tenu compte des conséquences d’une décision et que ces conséquences sont justifiées au regard des faits et du droit”. En l’espèce, le demandeur fait face à des conséquences personnelles importantes en raison d’une décision négative, particulièrement en ce qui a trait à la séparation de la famille » (au para 17).

[35]  Compte tenu de l’étendue des notes que l’agent a laissées dans le Système mondial de gestion des cas (SMGC) et de mes conclusions sur les autres points litigieux en l’espèce, je ne suis pas convaincue que la norme qu’a récemment fixée la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov ne suffit pas pour protéger les demandeurs, et qu’il convient de la rehausser. Je signale, comme le ministre l’a fait remarquer, que les décisions des agents des visas sont habituellement succinctes, vu la quantité des dossiers qu’ils étudient, que les notes du SMGC sont incluses dans les décisions pour cette raison‑là (comme il a été mentionné plus tôt, en vertu d’une jurisprudence constante, dont la décision Shah) et que la série de faits dont il était question dans l’affaire Rubaye est différente de celle qui est en jeu en l’espèce, car elle mettait en cause, notamment, des questions de séparation familiale.

2)  Le raisonnement présenté à l’appui de l’affirmation selon laquelle la crainte de retour des demandeurs n’est pas [TRADUCTION] « crédible » est approprié

[36]  Dans les notes du SMGC, l’agent signale que les demandeurs n’ont pas [TRADUCTION« fait état d’une crainte crédible de retour » au Togo.

[37]  Les demandeurs font grand cas du fait que l’agent a employé le mot [TRADUCTION« crédible ». Cela, font‑ils valoir, est assimilable à une conclusion relative à la crédibilité, que cette conclusion doit donc être justifiée et que celle de l’agent ne l’est pas – ce qui déclencherait l’application de précédents portant sur les conclusions relatives à la crédibilité (voir le paragraphe 65 du mémoire supplémentaire des demandeurs). Le ministre répond que l’emploi du mot [TRADUCTION« crédible » signifie essentiellement que les demandeurs n’ont pas justifié leur crainte de manière appropriée.

[38]  Il semble évident, dans le contexte des notes, que l’agent ne fait pas référence à la crédibilité des demandeurs, mais à celle de la crainte, c’est‑à‑dire la probabilité que celle‑ci corresponde au seuil applicable. Je suis convaincue que l’agent n’a pas tiré une conclusion relative à la crédibilité. Dans le contexte de l’immigration, il serait préférable que les agents emploient un autre adjectif quand ils évaluent si des craintes comme celles exprimées par les demandeurs sont suffisantes ou non. Cependant, bien que le choix de mot de l’agent puisse susciter une certaine confusion, je suis persuadée que ce mot ne concerne pas la crédibilité des demandeurs.

3)  L’agent a valablement tiré une conclusion au sujet de la situation au Togo

[39]  Les demandeurs contestent également la déclaration formulée par l’agent dans les notes qu’il a consignées au SMGC, à savoir qu’il fonde sa décision, en partie, sur ses connaissances de la situation au Togo (voir les paragraphes 74 et suivants du mémoire supplémentaire des demandeurs). Ils affirment que cette déclaration est dénuée de fondement.

[40]  Le ministre répond que l’agent était en droit de se fier à ses connaissances personnelles sur la situation au Togo et que, en fait, on s’attend à ce que les agents possèdent de telles connaissances (voir le paragraphe 31 du mémoire supplémentaire du défendeur, citant la décision Saifee c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 589, aux para 30‑31).

[41]  Les commentaires que l’agent a faits et la conclusion qu’il a tirée doivent être lus en tenant compte du fait que les demandeurs, auxquels il incombe d’établir le bien‑fondé de leur dossier, n’ont rien fourni, à part de vagues affirmations, à l’appui de leur argument selon lequel ils ne peuvent pas retourner au Togo, 26 ans environ après les événements qui les avaient amenés à prendre la fuite (au sujet de ce fardeau, voir, par exemple, les décisions Atahi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 753 [Atahi], au para 21 et Alakozai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 266 [Alakozai], au para 33). Ce que dit l’agent n’est pas déterminant dans son raisonnement, et les autres commentaires qu’il a faits dans ses notes consignées au SMGC sont suffisants pour étayer sa décision.

4)  L’agent a justifié comme il faut son refus de considérer les demandeurs comme des membres de la catégorie des « personnes de pays d’accueil »

[42]  Les demandeurs que la déclaration de l’agent selon laquelle ils n’avaient pas expliqué de façon adéquate leur crainte d’être persécutés au Togo n’était qu’une simple affirmation, étayée par peu d’éléments de preuve.

[43]  Le ministre répond que la décision, lue de pair avec les notes du SMGC, étaye comme il faut la conclusion que l’agent a tirée. Il soutient que la décision est effectivement succincte, à cause du temps habituellement restreint dont disposent les agents, mais que les notes montrent clairement que, en l’espèce, l’agent a conclu que les demandeurs n’avaient pas fourni d’éléments de preuve qui justifieraient une crainte de persécution individualisée.

[44]  Bien que les demandeurs formulent des observations détaillées sur la manière dont un contrôle fondé sur la décision raisonnable devrait avoir lieu selon l’arrêt Vavilov et sur la raison pour laquelle ils estiment que la décision de l’agent est déraisonnable, leurs arguments ont tous trait à la manière dont un agent devrait 1) conclure que les demandeurs ne craignent pas avec raison d’être persécutés ou de subir un préjudice en cas de renvoi au Togo et 2) exprimer cette conclusion.

[45]  Les demandeurs énoncent correctement le droit applicable selon l’arrêt Vavilov, mais ils omettent de prendre en compte leur fardeau de preuve.

[46]  Il est nécessaire que les agents énoncent leurs conclusions de manière intelligible (voir l’arrêt Vavilov, aux para 84 et suivants). Cependant, comme il a été mentionné plus tôt, il incombe aux demandeurs de produire une preuve pour justifier les conclusions qu’ils souhaitent obtenir (voir, p. ex., les décisions Atahi, au para 21 et Alakozai, au para 33). Le fait qu’un agent dise que les demandeurs n’ont pas présenté une telle preuve ne constitue pas une conclusion inintelligible.

[47]  Comme il a été mentionné, les deux frères ont quitté le Togo à l’âge de 3 ans et de 5 ans, respectivement, quand leurs grands‑parents ont été tués. Vingt‑six ans plus tard, ils affirment dans leur demande de statut au Canada qu’ils seront persécutés ou qu’ils subiront par ailleurs un préjudice s’ils retournent au Togo. Ils n’ont toutefois fourni aucun détail ou aucune preuve à l’appui de leur crainte et de la situation qui, allèguent‑ils, prévaut actuellement au Togo.

[48]  De plus, les demandeurs omettent de mentionner, que ce soit dans leurs demandes ou à l’entretien et malgré qu’on les ait interrogés sur la question, l’existence d’une affiliation ou d’une appartenance politique, religieuse ou d’autre nature qui serait susceptible de constituer le fondement d’une demande d’asile présentée au titre de l’article 96 de la Loi.

[49]  L’agent a conclu que les demandeurs n’avaient pas fourni de preuve justifiant leur crainte de persécution. Sa décision est intelligible, et compte tenu du manque de preuve produite par les demandeurs, elle est raisonnable.

5)  Les arguments du défendeur n’ont pas pour but d’inclure rétroactivement dans les motifs de la décision des passages particuliers des notes d’entretien.

[50]  Aux paragraphes 79 et suivants de leur mémoire supplémentaire, les demandeurs contestent le fait que les notes que l’agent a inscrites dans le SMGC fassent partie de la décision, et surtout les notes d’entretien. Ils ne citent aucun précédent à l’appui de leur thèse.

[51]  Comme l’a signalé le défendeur, notre Cour a reconnu que ces notes, y compris les notes d’entretien, font partie de la décision dans ce contexte (voir, p. ex., la décision Gebrewldi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 621, au para 29, où la Cour a écrit : « [i]l est important de noter que la Cour a déclaré, à maintes reprises, qu’au moment d’examiner la décision d’un agent, l’analyse ne se limite pas à la lettre de décision. Les notes du Système mondial de gestion des cas (SMGC) font également partie des motifs de l’agent ».

[52]  Les demandeurs n’ont pas convaincu la Cour que l’indication donnée par la Cour suprême quant à la justification dans l’arrêt Vavilov a remplacé cette jurisprudence établie et qu’elle oblige l’agent à établir des motifs qui s’apparentent à, par exemple, ceux de la Section de la protection des réfugiés. C’est donc dire que la Cour considérera que les notes de l’agent, telles qu’inscrites dans le SMGC, font partie de sa décision.

[53]  Par ailleurs, je ne suis pas convaincue que les notes sont contradictoires, ou que le défendeur demande à la Cour de ne prendre en considération qu’une partie d’entre elles.

[54]  Enfin, les demandeurs font valoir que l’agent a omis de prendre en compte tous les motifs d’obtention d’un statut, dont ceux qu’ils n’ont pas évoqués.

[55]  Cependant, comme l’a signalé le défendeur, l’obligation dans laquelle se trouve l’agent de le faire ne s’étend pas à des motifs que les demandeurs ne soulèvent pas ni à ceux qu’on ne peut pas inférer du dossier (voir la décision Mariyadas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 741, aux para 25 et 32 (« L’agente ne peut inventer de craintes et doit se fonder sur ce que les demandeurs lui disent. Elle a demandé à maintes reprises aux demandeurs ce qu’ils craignaient et les a ensuite interrogés en vue d’essayer de déterminer le fondement objectif des craintes qu’ils exprimaient. […] Le rôle de l’agente n’est pas de suggérer des motifs possibles de protection que les demandeurs peuvent ensuite adopter. Son rôle est de donner pleinement la possibilité aux demandeurs de préciser le fondement de leurs craintes et ensuite d’examiner leurs craintes subjectives en vue d’établir l’existence d’un fondement objectif. »))

[56]  Aucun autre motif d’obtention du statut n’est ressorti raisonnablement du dossier ou de l’entretien avec les demandeurs.

C.  Le raisonnement de l’agent au sujet des désignations accordées par le HCR aux demandeurs est raisonnable

[57]  Les demandeurs font valoir aussi qu’il était déraisonnable de la part de l’agent de traiter censément la cessation du statut de réfugié accordé aux Sierra Léonais comme déterminante sans procéder à une analyse indépendante, tout en ne faisant pas preuve de la même considération envers le statut de réfugié reconnu par le HCR dont bénéficient les demandeurs.

[58]  Le défendeur allègue que le statut de réfugié n’est pas déterminant, ce qui justifie la décision de l’agent de procéder à une analyse indépendante.

[59]  Nous convenons avec le défendeur que l’agent était fondé à analyser de manière indépendante le statut des deux frères. Pour ce qui est de Mme Newland, la conclusion de l’agent était justifiée, car : 1) Mme Newland était incluse à titre de personne à charge dans la demande de M. Alphonse Hungbeke, 2) la déclaration de Mme Newland selon laquelle sa famille avait fui à cause de la guerre, et les preuves concernant sa crainte de retourner dans son pays d’origine, étaient minces elles aussi, et 3) la cessation du statut de réfugié accordé aux Sierra Léonais était expressément fondée sur la conclusion que la guerre civile ayant amené des Sierra Léonais à fuir le pays avait pris fin.

V.  Conclusion

[60]  Pour les motifs qui précèdent, et compte tenu du dossier, les demandeurs ne m’ont pas convaincue que la décision de la Section des visas n’est pas justifiée, intelligible ou raisonnable.

[61]  Les demandes de contrôle judiciaire sont donc rejetées.


JUGEMENT dans les dossiers IMM‑3458‑19 et IMM‑3460‑19

LA COUR ORDONNE :

  • - Les demandes de contrôle judiciaire sont rejetées.

  • - Aucune question n’est certifiée.

« Martine St‑Louis »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


Annexe : Dispositions pertinentes

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC (2001), c 27 [LIPR], art 96 :

A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

A Convention refugee is a person who, by reason of a well‑founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [RIPR], art 144 :

La catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières est une catégorie réglementaire de personnes qui peuvent obtenir un visa de résident permanent sur le fondement des exigences prévues à la présente section.

 

The Convention refugees abroad class is prescribed as a class of persons who may be issued a permanent resident visa on the basis of the requirements of this Division.

 

LIPR, art 145 :

Est un réfugié au sens de la Convention outre‑frontières et appartient à la catégorie des réfugiés au sens de cette convention l’étranger à qui un agent a reconnu la qualité de réfugié alors qu’il se trouvait hors du Canada.

 

A foreign national is a Convention refugee abroad and a member of the Convention refugees abroad class if the foreign national has been determined, outside Canada, by an officer to be a Convention refugee.

 

RIPR, art 146 :

(1) Pour l’application du paragraphe 12(3) de la Loi, la personne dans une situation semblable à celle d’un réfugié au sens de la Convention appartient à la catégorie de personnes de pays d’accueil.

(1) For the purposes of subsection 12(3) of the Act, a person in similar circumstances to those of a Convention refugee is a member of the country of asylum class.

(2) La catégorie de personnes de pays d’accueil est une catégorie réglementaire de personnes protégées à titre humanitaire outre‑frontières qui peuvent obtenir un visa de résident permanent sur le fondement des exigences prévues à la présente section.

(2) The country of asylum class is prescribed as a humanitarian‑protected persons abroad class of persons who may be issued permanent resident visas on the basis of the requirements of this Division.

LIPR, art 147 :

Appartient à la catégorie de personnes de pays d’accueil l’étranger considéré par un agent comme ayant besoin de se réinstaller en raison des circonstances suivantes :

A foreign national is a member of the country of asylum class if they have been determined by an officer to be in need of resettlement because

(a) il se trouve hors de tout pays dont il a la nationalité ou dans lequel il avait sa résidence habituelle;

(a) they are outside all of their countries of nationality and habitual residence; and

(b) une guerre civile, un conflit armé ou une violation massive des droits de la personne dans chacun des pays en cause ont eu et continuent d’avoir des conséquences graves et personnelles pour lui.

(b) they have been, and continue to be, seriously and personally affected by civil war, armed conflict or massive violation of human rights in each of those countries.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AUX DOSSIERS


DOSSIER :

IMM‑3458‑19

INTITULÉ :

ALPHONSE TOGBE KUMAZA HUNGBEKE, JUSTINA NEWLAND, KOSSI AKATI KUMAZA HUNGBEKE ET ALBERT AKATI KUMAZA HUNGBEKE et LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGATION

ET DOSSIER:

IMM‑3460‑19

INTITULÉ :

KOFFI KUMAZA HUNGBEKE et LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO) (PAR zoom, DEPUIS montréal)

DATE DE L’AUDIENCE :

le 23 septembre 2020

JUgement et motifs :

la juge st‑louis

DATE DES MOTIFS :

LE 8 OCTObrE 2020

COMPARUTIONS :

Samuel E. Plett

POUR les demandeurs

John Provart

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Plett Law

Ottawa (Ontario)

POUR les demandeurs

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

pour le défendeur

 

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