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Date : 20201106


Dossier : IMM-6622-19

Référence : 2020 CF 1038

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 novembre 2020

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

ROBEL BERHANE ASMELASH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision par laquelle un agent de migration (l’agent) a jugé que le demandeur n’appartenait pas à la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières ni à la catégorie de personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières. L’agent a rejeté la demande, parce qu’il a conclu que le demandeur n’était pas crédible.

[2] Le demandeur soutient que l’agent a de façon déraisonnable contesté sa crédibilité en s’appuyant sur les conclusions suivantes : le demandeur n’avait pas pu expliquer pourquoi il avait quitté l’Érythrée; le demandeur n’avait pas été cohérent sur la question de savoir s’il s’était inscrit à titre de réfugié auprès du Haut-commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (le HCNUR); le demandeur n’avait pas été en mesure de nommer la maladie de sa mère. Par ailleurs, le demandeur fait valoir que l’agent n’a pas apprécié son motif de persécution, puisqu’il n’a pas pris en compte les conditions en Érythrée ni sa fuite illégale du pays.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire sera donc accueillie.

II. Les faits

A. Le demandeur

[4] Le demandeur est un ressortissant érythréen de 24 ans qui vit actuellement au Soudan. Sa demande est parrainée par le Comité central mennonite à Winnipeg, au Manitoba.

[5] Le demandeur allègue que son père a été [traduction] « enlevé par le gouvernement et qu’il est mort à la guerre ». La mère du demandeur vit en Érythrée. Elle souffre de maux de dos et a récemment contracté la malaria.

[6] Jeune homme, le demandeur a été enrôlé de force dans l’armée érythréenne et emmené dans un centre d’entraînement nommé Sawa. À son arrivée à Sawa, le demandeur a expliqué à ses supérieurs qu’il devrait rentrer chez lui pour aider sa mère. Les supérieurs ont battu et puni le demandeur pendant dix jours pour avoir fait cette demande. On a ensuite averti le demandeur qu’il subirait de graves conséquences s’il soulevait à nouveau la question.

[7] Face à une conscription militaire à durée indéterminée, le demandeur a pris conscience du fait qu’il n’était pas en mesure d’aider sa mère s’il restait en Érythrée. Le demandeur soutient qu’il a fui l’Érythrée et est entré au Soudan en octobre 2016.

[8] Après son arrivée au Soudan, le demandeur a présenté une demande d’asile au Canada. Le 30 septembre 2019, l’agent a interrogé le demandeur pour déterminer s’il appartenait à la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières ou à la catégorie de personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières.

B. Les conditions en Érythrée

[9] Le service militaire est obligatoire pour les citoyens érythréens âgés de 18 à 50 ans. La conscription militaire est officiellement limitée à une durée de 18 mois. En pratique, toutefois, elle peut durer indéfiniment. Les sanctions imposées aux personnes qui désertent l’armée érythréenne sont souvent appliquées de façon extrajudiciaire et peuvent comprendre l’exécution, l’emprisonnement pendant de longues périodes dans des conditions inhumaines, la torture et le travail forcé.

C. La décision faisant l’objet du contrôle

[10] Le 11 octobre 2019, l’agent a jugé que le demandeur n’appartenait pas à la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières ni à la catégorie de personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières, au sens des articles 145 et 147 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le RIPR). La demande de résidence permanente du demandeur à titre de réfugié parrainé par le secteur privé a donc été rejetée.

[11] Les dispositions applicables à la décision de l’agent sont les suivantes :

RIPR, article 144 :

La catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières est une catégorie réglementaire de personnes qui peuvent obtenir un visa de résident permanent sur le fondement des exigences prévues à la présente section.

The Convention refugees abroad class is prescribed as a class of persons who may be issued a permanent resident visa on the basis of the requirements of this Division.

RIPR, article 145 :

Est un réfugié au sens de la Convention outre-frontières et appartient à la catégorie des réfugiés au sens de cette convention l’étranger à qui un agent a reconnu la qualité de réfugié alors qu’il se trouvait hors du Canada.

A foreign national is a Convention refugee abroad and a member of the Convention refugees abroad class if the foreign national has been determined, outside Canada, by an officer to be a Convention refugee.

RIPR, article 146 :

(1) Pour l’application du paragraphe 12(3) de la Loi, la personne dans une situation semblable à celle d’un réfugié au sens de la Convention appartient à la catégorie de personnes de pays d’accueil.

(2) La catégorie de personnes de pays d’accueil est une catégorie réglementaire de personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières qui peuvent obtenir un visa de résident permanent sur le fondement des exigences prévues à la présente section.

(1) For the purposes of subsection 12(3) of the Act, a person in similar circumstances to those of a Convention refugee is a member of the country of asylum class.

(2) The country of asylum class is prescribed as a humanitarian-protected persons abroad class of persons who may be issued permanent resident visas on the basis of the requirements of this Division.

RIPR, article 147 :

Appartient à la catégorie de personnes de pays d’accueil l’étranger considéré par un agent comme ayant besoin de se réinstaller en raison des circonstances suivantes :

a) il se trouve hors de tout pays dont il a la nationalité ou dans lequel il avait sa résidence habituelle;

b) une guerre civile, un conflit armé ou une violation massive des droits de la personne dans chacun des pays en cause ont eu et continuent d’avoir des conséquences graves et personnelles pour lui.

A foreign national is a member of the country of asylum class if they have been determined by an officer to be in need of resettlement because

(a) they are outside all of their countries of nationality and habitual residence; and

(b) they have been, and continue to be, seriously and personally affected by civil war, armed conflict or massive violation of human rights in each of those countries.

 

[12] L’agent a rejeté la demande d’asile, parce qu’il a conclu que le demandeur n’était pas crédible et qu’il [traduction] « n’a[vait] pas pu expliquer » comment le fait de quitter l’Érythrée ou l’armée aiderait sa mère malade.

[13] L’agent a conclu que le demandeur n’était pas cohérent quant à son statut de réfugié auprès du HCNUR. Lors de l’entrevue, le demandeur avait allégué qu’il s’était enregistré à titre de réfugié auprès du HCNUR au Soudan. Toutefois, lorsque l’agent lui avait dit que cette information pouvait être vérifiée auprès du HCNUR, le demandeur avait affirmé qu’il ne s’était pas enregistré à titre de réfugié auprès du HCNUR.

[14] L’agent a également conclu que le demandeur [traduction] « n’a[vait] pas été en mesure de dire » quelle était la maladie de sa mère. Le demandeur avait d’abord déclaré que sa mère souffrait de la malaria, ce à quoi l’agent avait répondu [traduction] « qu’il n’[était] pas possible d’avoir la malaria pendant quelques mois ». En réplique, le demandeur avait hésité et avait ensuite répondu que sa mère souffrait de maux de dos.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle

[15] La seule question en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si la décision de l’agent est raisonnable.

[16] Les parties conviennent que la décision raisonnable est la norme de contrôle applicable à la décision de l’agent. Je suis d’accord avec cette affirmation (Kiflom c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 205 au para 10, citant Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 17).

[17] Une décision est raisonnable si elle est justifiée, transparente et intelligible — elle doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov aux para 85, 99).

[18] Les conclusions relatives à la crédibilité doivent faire l’objet d’une grande retenue dans le cadre d’un contrôle judiciaire. De telles conclusions constituent « l’essentiel du pouvoir discrétionnaire des juges des faits […] et elles ne sauraient être infirmées à moins qu’elles ne soient abusives, arbitraires ou rendues sans tenir compte des éléments de preuve ». (Yan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 146 [Yan] au para 18, citant Siad c Canada (Secrétaire d’État), [1996] ACF no 1575, [1997] 1 CF 608 (CAF) au para 24).

IV. Analyse

[19] Le demandeur soutient qu’il était déraisonnable pour l’agent de conclure qu’il n’avait pas pu expliquer pourquoi le fait de quitter l’Érythrée aiderait sa mère. Il fait valoir qu’en s’échappant de sa conscription militaire, il serait en mesure de travailler à l’étranger et d’envoyer de l’argent vers son pays d’origine.

[20] Le défendeur indique correctement que le demandeur, lorsqu’on lui a demandé pourquoi il avait quitté l’Érythrée, a répondu qu’il voulait aider sa mère.

[21] À mon avis, il était déraisonnable pour l’agent d’avoir conclu que le demandeur [traduction] « n’a[vait] pas pu expliquer » comment le fait de quitter l’Érythrée aiderait sa mère. L’explication du demandeur est claire : le demandeur est mieux placé pour aider sa mère en quittant l’Érythrée et en lui envoyant de l’argent depuis l’étranger que s’il demeure en Érythrée comme conscrit de l’armée. Cette explication est fournie à la fois dans la demande de résidence permanente du demandeur et dans les notes consignées par l’agent dans le Système mondial de gestion des cas (le SMGC), qui font partie des motifs de la décision de l’agent (Torres c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 150 au para 19, citant Rahman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 793 au para 19).

[22] Voici un extrait des notes du SMGC :

[traduction]

Q : Pourquoi avez-vous quitté l’Érythrée?

R : J’ai un problème. Ma mère se sent toujours malade. Je voulais aider ma mère, et c’est pour cela que j’ai traversé la frontière.

Q : En quoi le fait de venir au Soudan aiderait-il votre mère?

R : Quand j’étais en 11e année, j’aidais ma mère. Ensuite, j’ai dû faire mon service militaire et j’ai réalisé là-bas que je ne pouvais pas aider ma mère. J’ai donc commencé à penser à traverser la frontière.

Q : En quoi le fait d’être au Soudan aiderait-il votre mère?

R : J’ai pris la décision d’aider ma mère en travaillant et d’aider ma famille à partir d’ici. Quand je suis arrivé ici, j’ai réalisé que le Soudan ne m’aidait pas.

Q : Envoyez-vous de l’argent à votre mère?

R : C’est difficile. Je vis pour moi-même maintenant. [Non souligné dans l’original.]

[23] À mon avis, il n’y a pas de contradiction dans le témoignage du demandeur. Il a clairement affirmé que la conscription militaire en Érythrée l’empêchait d’aider sa mère et qu’il a cherché du travail au Soudan pour lui envoyer de l’argent. L’agent n’a pas posé d’autres questions au demandeur pour clarifier ses motifs s’ils n’étaient pas clairs.

[24] Les raisons pour lesquelles le demandeur a quitté l’Érythrée se reflètent aussi dans sa demande de résidence permanente. Dans cette demande, le demandeur a expliqué qu’il avait fui l’Érythrée, parce qu’on l’empêchait de quitter la conscription militaire qui aurait été de [traduction] « longue durée », ce qui le rendait [traduction] « incapable d’aider [sa] mère ».

[25] La conclusion de l’agent selon laquelle le demandeur [traduction] « n’a[vait] pas pu expliquer » pourquoi il avait quitté l’Érythrée n’était pas justifiée, compte tenu des déclarations du demandeur, comme il a été mentionné précédemment, sur quoi l’agent s’est apparemment mépris ou dont il n’a pas tenu valablement compte (Vavilov au para 126). Il était loisible à l’agent d’accorder peu de poids aux déclarations du demandeur ou de conclure qu’elles étaient insuffisantes, mais la conclusion de l’agent selon laquelle le demandeur n’avait pas fourni une explication compréhensible pour avoir fui l’Érythrée a été faite sans tenir compte des éléments de preuve (Yan au para 18).

V. Conclusion

[26] Aucune question n’a été proposée aux fins de certification, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.

[27] Je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable. Par conséquent, je dois accueillir la présente demande de contrôle judiciaire.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-6622-19

LA COUR STATUE :

  1. La décision faisant l’objet du contrôle est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision;

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B., juriste-traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6622-19

 

INTITULÉ :

ROBEL BERHANE ASMELASH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE OTTAWA (ONTARIO) ET WINNIPEG (MANITOBA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 31 AOÛT 2020

 

JUDGMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 6 NOVEMBRE 2020

 

COMPARUTIONS :

David Matas

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Cynthia Lau

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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