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Date : 20201016


Dossiers : T‑1628‑19

T‑1692‑19

Référence : 2020 CF 975

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 16 octobre 2020

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

Dossier : T‑1628‑19

ENTRE :

CLINTON MAHONEY

demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

Dossier : T‑1692‑19

ET ENTRE :

CLINTON MAHONEY

demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  Au cours de la dernière année, M. Mahoney a engagé pas moins de neuf instances devant notre Cour relativement à divers événements survenus dans des établissements correctionnels fédéraux. La défenderesse demande maintenant à notre Cour de déclarer M. Mahoney plaideur quérulent et de radier les déclarations dans deux actions. J’accueille la présente requête. M. Mahoney mène ses procédures de manière erratique et perturbatrice. Cela n’a abouti qu’à un gaspillage important de ressources, sans faire progresser la poursuite de la justice de quelque manière que ce soit. Il est maintenant nécessaire d’assujettir M. Mahoney à l’exigence d’obtenir une autorisation s’il veut introduire de nouvelles instances. De plus, je radie les deux déclarations, car elles ne font état d’aucune cause d’action valable, elles sont frivoles, vexatoires et constituent un abus de procédure.

I.  Contexte

[2]  M. Mahoney est un détenu du système pénitentiaire fédéral. Il purge une peine d’emprisonnement à perpétuité. Il a été déclaré coupable de deux événements distincts qui se sont déroulés à trois jours d’intervalle, quelques jours avant son 18e anniversaire. Il a d’abord été déclaré coupable d’homicide involontaire coupable. Après avoir commencé à purger sa peine, il a été déclaré coupable de meurtre au premier degré. Peu après sa condamnation pour meurtre, sa cote de sécurité est passée de moyenne à maximale.

[3]  Depuis sa première condamnation en 2013, M. Mahoney a séjourné dans des établissements de plusieurs provinces. Il a été placé en isolement préventif (ou « isolement cellulaire ») à plusieurs reprises, parfois pendant plus de 15 jours. Au cours des dernières années, il a séjourné dans les établissements de Cowansville, de Donnacona et de Drummond, au Québec. Quelques jours avant l’audition de la présente requête, il a été transféré à l’établissement de Drumheller, en Alberta.

[4]  Depuis septembre 2019, M. Mahoney a introduit plusieurs instances devant notre Cour. Il s’agit notamment des instances suivantes qui sont maintenant terminées :

  • Une demande d’habeas corpus et de contrôle judiciaire de sa reclassification et de son transfert à l’établissement de Donnacona (dossier T‑1531‑19); elle a été radiée par ma collègue la protonotaire Alexandra Steele parce que M. Mahoney n’avait pas encore épuisé ses recours dans le cadre du processus interne de règlement des griefs; cette décision a été confirmée par mon collègue le juge Peter G. Pamel : 2020 CF 289.

  • Trois actions en dommages‑intérêts (dossiers T‑1636‑19, T‑1695‑19 et T‑1755‑19) fondées sur le temps que M. Mahoney a passé en isolement préventif; il s’est désisté de ces actions après qu’on lui a signalé qu’il était membre du recours collectif autorisé dans Reddock c Canada (Procureur général), 2019 ONSC 5053 [Reddock].

  • Une autre action en dommages‑intérêts (dossier T‑2011‑19) relativement à son transfert à l’établissement de Donnacona qui a été annulée par le greffe parce qu’elle a été intentée en violation d’une ordonnance rendue par un protonotaire.

  • Une demande de contrôle judiciaire (dossier T‑572‑20) d’une décision de la Commission des libérations conditionnelles du Canada refusant la libération conditionnelle, de laquelle il s’est désisté quelques jours après l’audition de la présente requête.

[5]  M. Mahoney a également intenté deux actions en dommages‑intérêts qui font l’objet des présentes requêtes en radiation. La première action (dossier T‑1628‑19) concerne divers événements qui ont eu lieu à l’établissement de Donnacona. La deuxième (dossier T‑1692‑19) concerne des décisions prises entre 2014 et 2017 concernant sa classification de sécurité. Je fournirai plus de détails sur ces actions lorsque je traiterai des requêtes en radiation.

[6]  Plus récemment, le 8 septembre 2020, après avoir reçu une décision de la Section d’appel de la Commission des libérations conditionnelles, M. Mahoney a présenté une demande de contrôle judiciaire de cette décision (dossier T‑1078‑20).

[7]  La défenderesse a présenté une requête demandant à la Cour de déclarer M. Mahoney plaideur quérulent, conformément à l’article 40 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), c F‑7 [la Loi]. Dans la même requête, la défenderesse demande à la Cour de radier les actions dans les dossiers T‑1628‑19 et T‑1692‑19, conformément à l’article 221 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106.

II.  Plaideur quérulent

[8]  J’accueille la requête de la défenderesse et déclare que M. Mahoney est un plaideur quérulent. Pour justifier cette conclusion, je vais d’abord exposer la disposition législative applicable et la façon dont elle a été interprétée. Je montrerai ensuite pourquoi, malgré ses affirmations contraires, M. Mahoney affiche un comportement typique du plaideur quérulent.

A.  Principes généraux

[9]  Le paragraphe 40(1) de la Loi est ainsi libellé :

40 (1) La Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale, selon le cas, peut, si elle est convaincue par suite d’une requête qu’une personne a de façon persistante introduit des instances vexatoires devant elle ou y a agi de façon vexatoire au cours d’une instance, lui interdire d’engager d’autres instances devant elle ou de continuer devant elle une instance déjà engagée, sauf avec son autorisation.

40 (1) If the Federal Court of Appeal or the Federal Court is satisfied, on application, that a person has persistently instituted vexatious proceedings or has conducted a proceeding in a vexatious manner, it may order that no further proceedings be instituted by the person in that court or that a proceeding previously instituted by the person in that court not be continued, except by leave of that court.

[10]  Dans l’arrêt Canada c Olumide, 2017 CAF 42, [2018] 2 RCF 328 [Olumide], le juge David Stratas de la Cour d’appel fédérale a décrit la raison d’être d’une déclaration de quérulence et les types de situations dans lesquelles une telle ordonnance peut être rendue :

[19]  Les Cours fédérales disposent de ressources limitées qui ne peuvent pas être dilapidées. Chaque moment consacré à un plaideur quérulent n’est pas consacré à un plaideur méritant. L’accès illimité aux tribunaux par ceux qui devraient se voir imposer des restrictions compromet l’accès d’autres personnes qui ont besoin de cet accès et qui le méritent. L’inaction à l’égard des premiers porte préjudice aux seconds.

[…]

[22]  L’article 40 vise les plaideurs qui introduisent une ou plusieurs instances par lesquelles ils poursuivent, intentionnellement ou non, des fins illégitimes, comme le fait de causer du tort aux parties ou à la Cour, ou d’exercer des représailles contre elles. Cette disposition vise également les plaideurs incontrôlables : ceux qui font fi des règles de procédure, qui font abstraction des ordonnances et des directives de la Cour et qui remettent en litige des questions ou des requêtes ayant déjà été tranchées.

[11]  Il n’y a pas de liste exhaustive de critères pour définir la quérulence. Il faut comprendre le concept principalement en se référant à l’objet de l’article 40 : Olumide, aux paragraphes 31 et 32. Néanmoins, les tribunaux ont relevé un certain nombre de « traits distinctifs » de la quérulence. Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Yodjeu, 2019 CAF 178, au paragraphe 18, le juge Yves de Montigny de la Cour d’appel fédérale a énuméré un certain nombre de ces traits distinctifs :

dépôt de procédures frivoles et incohérentes, demandes de réparations ou remèdes hors de la juridiction de cette Cour, allégations non fondées de comportements inappropriés contre la partie opposée, ses procureurs et la Cour, non‑respect des échéanciers et des règles des Cours, remise en cause de questions déjà tranchées, et non‑paiement des dépens adjugés contre eux.

[12]  Bien qu’une déclaration de quérulence impose des restrictions à l’accès aux tribunaux, elle n’empêche pas la personne concernée de faire reconnaître des réclamations valides. Dans l’arrêt Olumide, au paragraphe 27, le juge Stratas a affirmé ce qui suit :

Un jugement déclarant qu’un plaideur est quérulent n’a pas pour effet de lui barrer l’accès aux tribunaux. Il l’assujettit plutôt à un contrôle : le plaideur en question doit seulement obtenir l’autorisation avant d’engager ou de poursuivre une instance.

B.  Application aux faits

[13]  M. Mahoney doit être déclaré plaideur quérulent. Au cours de la dernière année, ses actions ont entraîné un gaspillage des ressources de la Cour, sans parler de celles de la défenderesse. Il est effectivement incontrôlable, au sens où ce terme est utilisé dans l’arrêt Olumide. Le niveau supplémentaire de réglementation imposé aux plaideurs quérulents est nécessaire pour empêcher M. Mahoney de gaspiller davantage de ressources. En effet, M. Mahoney présente bon nombre de traits distinctifs de la quérulence.

[14]  Le premier aspect, et le plus frappant, de son comportement est le volume considérable d’instances qu’il a engagées – neuf demandes ou actions en à peine un an. À cela, nous devons ajouter un grand nombre de requêtes, d’actes de procédure modifiés et d’autres documents qu’il a cherché à déposer.

[15]  La plupart de ces instances ont peu de substance. Elles sont souvent formulées dans un langage vague et manquent de précision. Il est difficile de comprendre en quoi exactement consiste la cause d’action. Elles font souvent double emploi, entre elles ou avec d’autres processus existants, comme le processus de règlement des griefs de l’établissement ou la Commission des libérations conditionnelles. Certaines contiennent des allégations de fraude ou de complot qui sont entièrement dépourvues de fondement factuel.

[16]  Dans bien des cas, M. Mahoney a introduit ces instances en faisant fi des principes juridiques fondamentaux. Par exemple, il a présenté des demandes de contrôle judiciaire avant d’avoir épuisé ses recours administratifs. Pour ce motif, certaines d’entre elles ont déjà été rejetées et d’autres ont fait l’objet d’un désistement de la part de M. Mahoney. De plus, les concepts juridiques et les dispositions législatives sont brandis sans égard à leur sens ou à leur portée réelle. Par exemple, dans une action liée à des événements qui se sont déroulés dans des institutions québécoises, il allègue un manquement à l’obligation de diligence et à la norme de diligence de common law, au lieu de l’article 1457 du Code civil du Québec. De même, une action fondée sur des événements qui se sont produits en Alberta est truffée de références aux droits de M. Mahoney en vertu des [traduction] « articles 1 et 4 de la Charte », ce qui semble renvoyer à la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, RLRQ, c C‑12 [la Charte québécoise], manifestement inapplicable en Alberta. De longues listes de dispositions de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20, sont mentionnées sans aucune indication de la façon dont elles ont pu être enfreintes.

[17]  Certaines des allégations de M. Mahoney sont peut‑être fondées. Certains recours en dommages‑intérêts relatifs à l’isolement préventif ont été autorisés en tant que recours collectifs, en particulier dans l’affaire Reddock. Cependant, comme M. Mahoney est membre du recours collectif Reddock (il ne s’est pas exclu), il ne peut intenter une action individuelle pour la même cause d’action. C’est tout à son honneur que M. Mahoney ait accepté de se désister de ces actions lorsqu’on le lui a fait remarquer. Cependant, on ne comprend pas pourquoi il a intenté trois actions distinctes, en moins d’un mois, portant essentiellement sur la même cause d’action.

[18]  Ce qui est le plus frappant, c’est la façon dont M. Mahoney mène ses procédures. La rapidité avec laquelle il dépose des modifications, des requêtes et d’autres documents défie toute logique. Il oblige également la défenderesse à consacrer des ressources importantes à ces instances, souvent en pure perte.

[19]  La demande de contrôle judiciaire de M. Mahoney dans le dossier T‑572‑20 fournit un exemple frappant. M. Mahoney a déposé sa demande le 12 mai 2020. Le redressement demandé comprend plusieurs réparations qui ne peuvent être accordées dans le cadre d’une demande, y compris des dommages‑intérêts [TRADUCTION« de l’ordre de 7 à 24 millions », une réduction de sa peine et un pardon pour ses condamnations. Le 1er juin 2020, il a présenté une requête visant à transformer la requête en action. Le 19 juin 2020, la défenderesse a déposé une requête en radiation de la demande parce que M. Mahoney n’avait pas épuisé ses recours administratifs. Le 20 août 2020, M. Mahoney s’est désisté de sa requête du 1er juin et a plutôt présenté une nouvelle requête visant à modifier sa demande, apparemment dans le but d’éviter la requête en radiation. Le 25 août 2020, ma collègue la protonotaire Mandy Aylen a ordonné que la requête en modification soit suspendue jusqu’à ce qu’une décision soit rendue relativement à la requête en radiation. La veille, M. Mahoney avait également déposé une requête visant à réunir les dossiers T‑1695‑19 et T‑572‑20. Le 28 août 2020, il a tenté de déposer une requête en appel de la directive de la protonotaire Aylen. J’ai donné instruction au greffe de refuser le dépôt de cette requête, car une directive ne peut faire l’objet d’un appel. Finalement, M. Mahoney a déposé un désistement le 6 octobre 2020. Ainsi, ce tourbillon de procédures n’a abouti à absolument rien.

[20]  Un aspect troublant de l’affaire est que M. Mahoney a modifié un affidavit pour y ajouter des renseignements après avoir été assermenté par un commissaire à l’assermentation. Après que ce subterfuge a été découvert, M. Mahoney a soutenu qu’il avait le droit de « prendre un raccourci » parce qu’il était difficile de trouver un commissaire à l’assermentation au pénitencier. Il est évidemment inacceptable de contourner les règles de cette façon.

[21]  Ce qui ressort de tout cela, c’est que M. Mahoney ne consacre pas le soin voulu à la préparation de ses actes de procédure. Lorsqu’il fait face au rejet d’un acte de procédure, il répond par diverses tactiques procédurales visant à prolonger l’affaire. Il se désiste ensuite de l’instance, pour en engager une nouvelle. Ce flot continu de litiges ne sert l’intérêt de personne. Des ressources judiciaires qui auraient pu être consacrées à des revendications légitimes sont gaspillées. Les demandes légitimes de M. Mahoney, s’il en a, n’ont pas progressé de façon significative. Il est temps que ça cesse.

[22]  M. Mahoney soutient toutefois qu’il a agi de bonne foi, qu’il connaît maintenant mieux les règles et qu’il comprend la bonne façon d’engager des procédures. Dans ses observations écrites en réponse à la présente requête, en date du 27 août 2020, il a déclaré qu’il n’avait pas l’intention d’introduire de nouvelles instances. Par conséquent, le degré de contrôle additionnel qui découle d’une déclaration de plaideur quérulent ne serait pas nécessaire.

[23]  Or, il a ensuite fait le contraire de ce qu’il a dit. Le 8 septembre 2020, il a présenté une nouvelle demande de contrôle judiciaire dans le dossier T‑1078‑20. De plus, lors de l’audition de la présente requête, il a évoqué d’autres instances qu’il pourrait introduire prochainement. Cela tend à montrer que, malgré ses affirmations, M. Mahoney n’est pas contrôlable. Il doit être déclaré plaideur quérulent.

[24]  Enfin, je remarque que, comme l’exige le paragraphe 40(2) de la Loi, le procureur général a donné son consentement à cette requête.

III.  Requêtes en radiation

[25]  La défenderesse demande également à la Cour de radier intégralement les déclarations dans les dossiers T‑1628‑19 et T‑1692‑19.

A.  Principes généraux

[26]  Le paragraphe 221(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, dispose que, sur requête, la Cour peut ordonner la radiation d’un acte de procédure qui « ne révèle aucune cause d’action valable » (alinéa a)), est « scandaleux, frivole ou vexatoire » (alinéa c)) ou qui « constitue autrement un abus de procédure » (alinéa f)). Des considérations légèrement différentes s’appliquent à chacun de ces motifs de radiation des actes de procédure.

[27]  Un acte de procédure ne révèle « aucune cause d’action valable » si les faits allégués, même s’ils sont présumés vrais, n’établissent pas une cause d’action : R c Imperial Tobacco Canada Ltée), 2011 CSC 42, au paragraphe 22, [2011] 3 RCS 45 [Imperial Tobacco]. En d’autres termes, le demandeur doit alléguer tous les faits nécessaires pour prouver une réclamation reconnue en droit. S’il manque un élément nécessaire à la demande, l’acte de procédure sera radié. De même, si une défense valable découle sans conteste des faits allégués, la demande sera également radiée : Imperial Tobacco, au paragraphe 91. Comme les faits doivent être tenus pour avérés, aucun élément de preuve n’est admis au‑delà de la déclaration et des documents à l’appui (paragraphe 221(2)). Seuls les faits doivent être tenus pour avérés; les allégations argumentatives ou les conclusions juridiques peuvent être ignorées : Merchant Law Group c Canada (Agence du revenu), 2010 CAF 184, aux paragraphes 34 et 35.

[28]  Pour déterminer si un acte de procédure est « scandaleux, frivole ou vexatoire » ou s’il constitue un « abus de procédure », il faut tenir compte d’un éventail plus large de considérations que de simplement vérifier la validité du syllogisme juridique qui sous‑tend la demande. Des éléments de preuve peuvent être admis à cette fin. Le fait qu’un demandeur ait été déclaré plaideur quérulent peut être pris en considération. Il n’y a toutefois pas de critères stricts pour prendre une telle décision. Comme le juge Louis LeBel de la Cour suprême du Canada l’a déclaré dans l’arrêt Behn c Moulton Contracting Ltd, 2013 CSC 26, au paragraphe 40, [2013] 2 RCS 227 [Behn], « l’abus de procédure ne s’encombre pas d’exigences particulières ».

[29]  Par exemple, dans l’arrêt Van Sluytman c Muskoka (District Municipality), 2018 ONCA 32, au paragraphe 9, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que les déclarations avaient été à juste titre déclarées « frivoles ou vexatoires » pour les motifs suivants : [traduction]

En termes simples, les procédures en question sont à première vue frivoles et vexatoires. Les actes de procédure de l’appelant ne contiennent aucun exposé narratif cohérent ou énoncé concis des faits substantiels à l’appui des torts allégués. Ils contiennent plutôt des discours décousus, des pièces jointes inadmissibles, des demandes grandioses de dommages‑intérêts et de simples allégations qui répètent des allégations semblables, sinon identiques, détaillées dans de multiples autres procédures engagées par l’appelant. Pour ce seul motif, il était loisible aux juges de rejeter les actions de l’appelant […]

[30]  De même, on ne peut dresser une liste exhaustive des situations où une demande sera considérée comme un abus de procédure. Ces situations comprennent, par exemple, le fait de se faire justice à soi-même (Behn, au paragraphe 42) et la remise en cause de litiges déjà tranchés (Toronto (Ville) c S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 RCS 77).

B.  Application au dossier T‑1628‑19

[31]  La déclaration initiale déposée le 27 septembre 2019 fait état d’une série d’événements qui se sont produits principalement à l’établissement de Donnacona en 2019. M. Mahoney allègue qu’un agent s’est livré à des actes décrits comme des « actes de torture » ou des « abus de pouvoir ». Parmi les événements allégués, mentionnons le fait que l’agent a enfermé M. Mahoney dans sa cellule pendant le temps des repas, l’a enfermé dans le corridor, a refusé de répondre à un appel d’urgence et l’a ébloui en agitant sa lampe de poche vers lui. M. Mahoney allègue également qu’il a été victime d’un « complot », apparemment parce que les agents ont modifié ses formulaires de grief. Il mentionne également qu’il a été [traduction] « mis à l’amende et condamné pour avoir pris des douches », qu’il n’a pas reçu des soins dentaires adéquats, que sa cellule a été fouillée et qu’une rencontre avec un avocat a été annulée. Il réclame des dommages‑intérêts de 100 000 $.

[32]  Les précisions fournies par M. Mahoney le 17 octobre 2019 et un « addenda » daté du 28 octobre 2019 n’apportent pas beaucoup de clarté. Le 2 novembre 2019, M. Mahoney a déposé une « nouvelle déclaration modifiée ». Il reprend certains faits allégués dans des documents antérieurs, mais en omet d’autres, et ajoute des références à diverses dispositions législatives ou politiques administratives qui auraient été enfreintes.

[33]  Même en tenant compte de ses diverses itérations, cette déclaration ne révèle aucune cause d’action. Il s’agit simplement d’une litanie de plaintes au sujet d’une série d’événements qui n’ont pas de lien entre eux. Il n’y a aucune raison manifeste pour laquelle ces faits constitueraient une faute donnant lieu à une responsabilité extracontractuelle ou une violation des droits garantis par la Charte québécoise, outre le fait que M. Mahoney s’est senti lésé. Lors de l’audition de la présente requête, M. Mahoney n’a donné aucune explication à cet égard.

[34]  Je conviens que les détenus continuent de jouir de leur liberté résiduelle : art 4d) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition. Néanmoins, un pénitencier à sécurité maximale comme l’établissement de Donnacona est un milieu très structuré où la vie quotidienne est assujettie à un large éventail de règles. Même interprétée largement, la déclaration ne révèle rien d’autre que l’application normale de ces règles.

[35]  Par conséquent, la déclaration ne révèle aucune cause d’action valable et doit être radiée. De plus, elle peut être radiée pour son caractère frivole et vexatoire, car elle n’est qu’une manifestation de la conduite quérulente générale de M. Mahoney.

[36]  J’ai envisagé la possibilité de radier la déclaration avec l’autorisation de modifier. Je ne vois pas comment une modification pourrait rendre la déclaration conforme. De plus, M. Mahoney a déjà eu trois occasions de modifier sa déclaration, échouant à chaque fois à énoncer une cause d’action valable. Il y a tout lieu de croire qu’accorder l’autorisation de modifier permettrait simplement la poursuite d’un litige frivole.

C.  Application au dossier T‑1692‑19

[37]  La déclaration dans la présente instance a été déposée le 7 octobre 2019. M. Mahoney allègue qu’il a été transféré à tort de l’établissement de Drumheller, un établissement à sécurité moyenne, à l’établissement d’Edmonton, un établissement à sécurité maximale. Il affirme que sa cote de sécurité a été [traduction] « mal calculée » et qu’elle était fondée sur une évaluation erronée de son risque d’évasion et de son adaptation à l’établissement ou sur une [traduction] « politique inexistante » selon laquelle les détenus condamnés pour meurtre doivent passer les deux premières années de leur peine dans un établissement à sécurité maximale. Il allègue également que [traduction] « la défenderesse a faussement accusé M. Mahoney d’être l’instigateur d’une bagarre » en 2013 et qu’il a été [traduction] « ligoté, battu et poignardé à Prince Albert – sécurité maximale ». Il allègue également une violation de ses [traduction] « droits garantis par les articles 1 et 4 de la Charte », vraisemblablement une référence à la Charte québécoise. Il réclame des dommages‑intérêts de 1 500 000 $.

[38]  Cette déclaration ne révèle aucune cause d’action valable pour la simple raison qu’elle est prescrite. Les faits allégués se sont produits en Alberta et en Saskatchewan. Dans ces provinces, une action de ce genre doit être intentée dans les deux ans suivant la cause d’action : Limitations Act, RSA 2000, c L‑12, art 3(1)a); Limitations Act, SS 2004, c L‑16.1, art 5. Par conséquent, M. Mahoney ne peut intenter une action pour des faits survenus avant le 7 octobre 2017. Or, tous les faits allégués dans la déclaration ont eu lieu avant cette date.

[39]  Dans sa réponse écrite à la présente requête, M. Mahoney soutient que la demande n’est pas prescrite parce qu’il n’a appris « l’inexistence » de la « règle des deux ans » qu’en janvier 2018, lorsqu’il a lu une décision concernant un grief qu’il avait déposé. Dans cette décision, le commissaire adjoint du Service correctionnel du Canada affirme sans équivoque qu’il n’y a pas de « règle des deux ans ». Malgré cela, l’évaluation de M. Mahoney en vue d’une décision en 2015 et la feuille de décision de 2016 mentionnaient cette règle. Ainsi, le commissaire adjoint a ordonné la correction des « renseignements inexacts » concernant la règle des deux ans dans le dossier de M. Mahoney.

[40]  Quoi que l’on puisse penser de cette ambiguïté au sujet de la « règle des deux ans », ces circonstances n’ont pas pour effet de retarder les délais de prescription établis par la loi provinciale. M. Mahoney n’allègue pas qu’il ignorait les décisions prises au sujet de sa classification de sécurité en 2014 ou en 2016. Sa déclaration fait état d’autres motifs de contestation de sa reclassification, qui devaient ressortir de la décision de 2014. Au mieux, la décision rendue dans le cadre du grief de 2018 suggère un argument juridique supplémentaire pour contester la reclassification de M. Mahoney en 2014. Cela ne montre pas qu’il n’a pas pu découvrir sa cause d’action à ce moment‑là : Nova Scotia Home for Coloured Children c Milbury, 2007 NSCA 52, au paragraphe 27. De plus, la décision rendue dans le cadre du grief de 2018, lorsqu’elle est lue dans son ensemble, montre que la reclassification de M. Mahoney était justifiée indépendamment de la règle des deux ans. Cela va à l’encontre de toute affirmation selon laquelle M. Mahoney aurait subi un préjudice en raison de l’application d’une politique inexistante.

[41]  Je suis conscient qu’une requête en radiation ne devrait pas se fonder sur la prescription si cela dépend de questions de fait contestées : Christensen c Archevêque catholique romain de Québec, 2010 CSC 44, [2010] 2 RCS 694. Cependant, les faits ne sont pas contestés en l’espèce et la question peut être tranchée sur le fondement du dossier.

[42]  Par conséquent, la déclaration de M. Mahoney ne fait état d’aucune cause d’action valable et doit être radiée. De toute manière, la déclaration est également frivole et vexatoire et constitue un abus de procédure. Elle fait partie d’une série de procédures que j’ai jugées vexatoires. Elle cherche à remettre en cause des questions qui ont fait l’objet d’une décision finale dans le cadre d’un grief. M. Mahoney n’a pas demandé le contrôle judiciaire de cette décision. Il présente maintenant ce que la Cour d’appel de l’Ontario a appelé une [traduction] « demande de dommages‑intérêts grandiose ». Pour reprendre les mots du juge LeBel dans Behn, au paragraphe 42, laisser cette action suivre son cours « déconsidérerait l’administration de la justice ».

[43]  J’ai envisagé la possibilité de radier la déclaration avec l’autorisation de modifier. Comme la demande est prescrite, il n’y a tout simplement pas moyen de la modifier pour y inclure une cause d’action valable.

D.  Application au dossier T‑1078‑20

[44]  Lorsque la défenderesse a déposé la présente requête, M. Mahoney n’avait pas encore présenté sa demande dans le dossier T‑1078‑20. La défenderesse n’a pas présenté de requête en radiation de la demande. À l’audition de la présente requête, l’avocat de la défenderesse a soutenu que je pouvais mettre fin à cette demande dans le cadre de ma décision sur la requête visant à déclarer le demandeur plaideur quérulent. Je m’y refuse. Une déclaration selon laquelle une personne est un plaideur quérulent ne met pas nécessairement fin à toutes les poursuites engagées par la personne. La défenderesse n’a pas expliqué les motifs pour lesquels cette demande devrait être rejetée et, par conséquent, M. Mahoney n’a pas eu l’occasion de répondre. Il est préférable, dans ces circonstances, que la demande suive son cours. La défenderesse a le loisir de présenter une requête en radiation de la demande si elle croit qu’il y a des motifs de le faire.

IV.  Décision et dépens

[45]  Pour les motifs qui précèdent, j’accueille la requête de la défenderesse visant à déclarer M. Mahoney plaideur quérulent et à radier les déclarations dans les dossiers T‑1628‑19 et T‑1692‑19, sans autorisation de modification.

[46]  La défenderesse demande une somme forfaitaire de 500 $ à titre de dépens. Je conviens qu’il est approprié d’ordonner à M. Mahoney de payer les dépens de la présente requête. Les dépens fournissent à la partie qui a eu gain de cause une certaine indemnisation pour les frais juridiques qu’elle a engagés pour défendre sa cause et servent d’incitatif à faire un usage judicieux des ressources judiciaires limitées : Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts) c Bande indienne d’Okanagan, 2003 CSC 71, [2003] 3 RCS 371. Cinq cents dollars, c’est un montant minime comparativement à ce que la défenderesse a dû dépenser pour répondre aux demandes frivoles de M. Mahoney au cours de la dernière année. Je ne peux qu’espérer que cela rappellera à M. Mahoney et aux personnes qui seraient tentées d’imiter son comportement que les poursuites vexatoires ont un prix.


ORDONNANCE dans les dossiers T‑1628‑19 et T‑1692‑19

LA COUR DÉCLARE ET ORDONNE ce qui suit :

  1. La requête de la défenderesse est accueillie.

  2. M. Clinton Mahoney est un plaideur quérulent au titre de l’article 40 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7.

  3. La déclaration dans l’action T‑1628‑19 est radiée, sans autorisation de modification, et l’action est rejetée.

  4. La déclaration dans l’action T‑1692‑19 est radiée, sans autorisation de modification, et l’action est rejetée.

  5. M. Clinton Mahoney ne peut engager des procédures devant la Cour fédérale sans l’autorisation de celle‑ci.

  6. La présente ordonnance n’a aucune incidence sur les procédures du dossier T‑1078‑20.

  7. M. Clinton Mahoney est condamné à payer à la défenderesse ses dépens fixés au montant forfaitaire de 500 $.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossiers :

T‑1628‑19 ET T‑1692‑19

 

INTITULÉ :

CLINTON MAHONEY c SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L’AUDIENCE :

AFFAIRE ENTENDUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À OTTAWA (ONTARIO), À MONTRÉAL (QUÉBEC) et à DRUMHELLER (Alberta)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1er octobre 2020

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

LE 16 octobre 2020

COMPARUTIONS :

Clinton Mahoney

POUR LE DEMANDEUR

(EN SON PROPRE NOM)

 

Erin Morgan

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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