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Date : 20201202


Dossier : IMM-5729-19

Référence : 2020 CF 1110

[traduction française]

Ottawa (Ontario), le 2 décembre 2020

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

TSERING PHUNTSOK

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, Tsering Phuntsok, est d’origine tibétaine et est né en Inde en 1976. Selon la loi indienne, il est un citoyen de l’Inde du fait qu’il est né dans ce pays. Toutefois, le demandeur demande l’asile au Canada parce qu’il prétend que les autorités indiennes ne reconnaîtront pas sa citoyenneté, ce qui l’exposera au risque d’être envoyé en Chine où il sera exposé à de la persécution à titre de bouddhiste, de disciple du dalaï-lama et de partisan d’un Tibet libre.

[2]  La Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté sa demande d’asile dans une décision datée du 6 mars 2019. Elle a conclu que la situation avait évolué pour les Tibétains en Inde. Les autorités ne sont plus aussi réticentes à reconnaître la citoyenneté indienne conférée par la loi à la suite de décisions de tribunaux en Inde confirmant les droits des personnes d’origine tibétaine nées en Inde entre le 26 janvier 1950 et le 1er juillet 1987, comme l’a reconnu la loi indienne intitulée Citizenship (Amendment) Act, 2003 (Loi (modifiée) de 2003 sur la citoyenneté).

[3]  La SPR a conclu que, vu les changements intervenus récemment en Inde, le demandeur se verrait délivrer un passeport indien s’il retournait en Inde et qu’il en demandait un. Le demandeur a obtenu des titres de voyage des autorités indiennes et il n’a pas démontré qu’il avait fait des efforts raisonnables pour que ses droits à la citoyenneté soient reconnus puisqu’il n’a pas fait de démarches auprès des autorités indiennes pour demander des documents afin de confirmer sa citoyenneté. La SPR a par conséquent conclu que le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger en vertu des articles 96 ou 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[4]  Le 21 août 2019, la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a rejeté l’appel interjeté par le demandeur contre cette décision. Elle a conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur dans l’application du critère juridique régissant la situation dans laquelle un demandeur d’asile soutient qu’il se heurte à un obstacle important pour faire reconnaître ses droits à la citoyenneté dans un autre pays. Elle a estimé que le demandeur n’avait pas présenté d’éléments de preuve convaincants qui démontrent que, s’il retournait en Inde, les autorités de ce pays ne lui délivreraient pas de passeport. Selon son examen des éléments de preuve, la SAR a conclu que le demandeur avait les documents voulus pour obtenir une autorisation de voyage pour retourner en Inde et pour demander un passeport.

[5]  Le demandeur a invoqué des articles de journaux pour étayer son affirmation selon laquelle, malgré les déclarations officielles des autorités fédérales en Inde, il se heurterait à des obstacles importants de la part des autorités locales. La SAR a accepté les éléments de preuve selon lesquels un certain nombre de Tibétains ayant demandé un passeport avaient dû faire appel aux tribunaux pour surmonter la résistance des responsables locaux, mais elle a souligné que dans tous les cas qui ont été relevés, les tribunaux avaient tranché en faveur des demandeurs.

[6]  Selon la jurisprudence sur cet élément, la SAR a conclu que le demandeur n’avait pas démontré qu’il avait fait des efforts raisonnables pour surmonter les obstacles auxquels il se heurtait pour faire reconnaître ses droits à la citoyenneté. Elle a aussi pris en compte sa situation personnelle, notamment ses antécédents en matière de scolarité, de travail et de voyage, ainsi que sa capacité de faire preuve de débrouillardise et d’obtenir les renseignements nécessaires au besoin. La SAR a conclu qu’il n’était pas déraisonnable de s’attendre à ce que le demandeur fasse des démarches supplémentaires pour faire reconnaître ses droits à la citoyenneté en Inde et que, même s’il devait recourir aux tribunaux pour ce faire, les éléments de preuve confirmaient qu’il pourrait obtenir cette citoyenneté. La SAR a par conséquent rejeté son appel.

[7]  Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la SAR.

I.  Questions en litige et norme de contrôle

[8]  La seule question en litige est celle de savoir si la décision de la SAR est déraisonnable. L’argument principal du demandeur est que la SAR n’a pas tenu compte des éléments de preuve documentaire démontrant qu’il se heurterait à des obstacles importants pour faire reconnaître sa citoyenneté. De plus, le demandeur soutient que la SAR a omis d’examiner attentivement sa situation personnelle quand elle a tiré sa conclusion selon laquelle il était en mesure de recourir aux tribunaux pour faire appliquer son droit à la citoyenneté.

[9]  Il s’agit d’une question mixte de fait et de droit, et rien ne réfute la présomption selon laquelle la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, aux para 16 et 17 [Vavilov]).

[10]  Lorsqu’elle évalue le caractère raisonnable, la Cour se demande « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov, au para 99). L’analyse sur laquelle s’appuie la décision doit être intrinsèquement cohérente et rationnelle (Vavilov au para 85).

[11]  Selon ce cadre d’analyse, une décision sera probablement jugée déraisonnable s’il est impossible à la Cour de comprendre, lorsqu’elle lit les motifs en corrélation avec le dossier, le raisonnement du décideur sur un point central (Vavilov au para 103). Il incombe au demandeur de démontrer que la décision est déraisonnable (Vavilov au para 100).

[12]  Avant de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, la cour de révision « doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence ». Les lacunes ou insuffisances qui censément entachent la décision « ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision » et « [i]l ne conviendrait pas que la cour de révision infirme une décision administrative pour la simple raison que son raisonnement est entaché d’une erreur mineure ». « La cour de justice doit plutôt être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable » (Vavilov au para 100).

[13]  Le cadre d’analyse de l’arrêt Vavilov « insist[e] également sur la nécessité de développer et de renforcer une culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif » en souscrivant à une démarche de contrôle judiciaire qui s’avère à la fois respectueuse et rigoureuse (Vavilov, au para 2, voir aussi les para 12 et 13).

II.  Analyse

A.  Le cadre juridique

[14]  En 2005, la Cour d’appel fédérale a confirmé que la question de savoir si un demandeur d’asile avait une « nationalité » doit être appréciée en se demandant s’il est en son pouvoir d’obtenir la citoyenneté (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Williams, 2005 CAF 126 au para 22 [Williams]). Le cas échéant, le demandeur d’asile est censé obtenir la protection de ce pays parce qu’en vertu du droit international, le statut de réfugié est censé être une protection secondaire, consistant à offrir l’asile aux personnes qui ne peuvent pas obtenir la protection dans leur pays d’origine (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 à la p. 752).

[15]  Dans l’arrêt Tretsetsang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 175 [Tretsetsang], une majorité de la Cour d’appel fédérale a jugé que le critère énoncé dans l’arrêt Williams continuait de s’appliquer. La majorité a souligné que si un demandeur d’asile affirme qu’il lui est impossible d’obtenir la protection de l’État dont il est citoyen, mais qu’il ne prend aucune mesure pour déterminer si ce pays le reconnaîtrait comme tel, « son inaction, en l’absence de motifs raisonnables, serait fatale pour sa demande d’asile » (Tretsetsang au para 70). Il appartient au demandeur d’établir qu’il ne peut se réclamer de la protection de l’État ou d’expliquer les raisons pour lesquelles il craint d’y être persécuté (Tretsetsang au para 71).

[16]  La Cour d’appel fédérale a fourni des précisions sur le critère dans l’extrait qui suit :

[72]  Par conséquent, le demandeur qui invoque un obstacle à l’exercice de son droit à la citoyenneté dans un pays donné doit établir selon la prépondérance des probabilités :

a)  qu’il existe un obstacle important dont on pourrait raisonnablement croire qu’il l’empêche d’exercer son droit à la protection de l’État que lui confère la citoyenneté dans le pays dont il a la nationalité;

b)  qu’il a fait des efforts raisonnables pour surmonter l’obstacle, mais que ces efforts ont été vains et qu’il n’a pu obtenir la protection de l’État.

[73]  Ce qui constitue des efforts raisonnables pour surmonter un obstacle important (établi par le demandeur) dans une situation donnée ne peut être déterminé qu’au cas par cas. Le demandeur ne sera pas tenu de faire des efforts pour surmonter ces obstacles s’il démontre qu’il serait déraisonnable d’exiger pareils efforts.

[17]  Des décisions subséquentes ont souligné que le décideur devait prendre en compte les « attributs particuliers » du demandeur (Namgyal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1060 au para 38 [Namgyal]). Ainsi, par exemple, il a été jugé déraisonnable de s’attendre qu’un marchand ambulant peu instruit qui a vécu toute sa vie dans un camp de réfugiés tibétains abandonne son droit de travailler, sa maison, sa collectivité et de nombreux autres avantages pour demander la citoyenneté indienne (Pasang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 907 au para 20). En revanche, une décision refusant l’octroi du statut de réfugié à un demandeur possédant une instruction et une expérience appréciables en médecine dentaire en Inde, mais qui n’a pas démontré qu’il avait fait des efforts raisonnables pour obtenir la citoyenneté, a été jugée raisonnable (Dakar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 353 au para 27).

B.  Les positions des parties

[18]  Le demandeur soutient que la décision de la SAR est déraisonnable parce que la SAR n’a pas pris en compte des éléments de preuve contredisant sa conclusion quant à la conclusion déterminante sur la nature et l’importance des obstacles auxquels il se heurterait en cherchant à faire reconnaître sa citoyenneté indienne (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, 83 ACWS (3d) 264) aux para 14 à 17 [Cepeda-Gutierrez]). Il affirme que les éléments de preuve qu’il a présentés à la SAR satisfaisaient au critère énoncé au paragraphe 73 de l’arrêt Tretsetsang selon lequel il n’était pas tenu de faire d’efforts pour surmonter les obstacles auxquels il faisait face parce qu’il « serait déraisonnable d’exiger pareils efforts ».

[19]  Le demandeur renvoie à un article de Lobsang Wangyal, demandeur qui a eu gain de cause dans l’affaire historique où la Haute Cour indienne a confirmé les droits à la citoyenneté des personnes d’origine tibétaine nées en Inde, publié dans le Tibetan Sun. Selon l’article, [traduction] « [l]es Tibétains qui demandent un passeport indien continuent d’être exposés à diverses formes de discrimination et de harcèlement, et n’ont d’autre choix que de faire appel aux tribunaux pour obtenir réparation » (Dossier de demande à la page 36).

[20]  Plus particulièrement, le demandeur souligne que la SAR a complètement omis de mentionner un rapport figurant dans le Cartable national de documentation sur la Chine de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Le rapport renvoie aux dispositions juridiques accordant des droits légaux à la citoyenneté aux Tibétains qui sont nés en Inde, mais souligne qu’[traduction] « [e]n réalité, il s’avère pratiquement impossible pour ces Tibétains d’obtenir des passeports pour prouver leur statut en tant que citoyen et, par conséquent, ils demeurent des étrangers en Inde » (« Tibet’s Stateless Nationals III: The Status of Tibetan Refugees in India » (Les ressortissants tibétains apatrides III : Le statut des réfugiés tibétains en Inde), Onglet 13.7 du CND de la CISR, Dossier de demande à la page 55).

[21]  Le demandeur affirme que la SAR a omis d’analyser cet élément de preuve dans sa décision. Il soutient que la SAR a commis une erreur en se fondant sur les décisions de tribunaux indiens et sur les déclarations de principe des autorités fédérales en Inde tout en laissant de côté les éléments de preuve démontrant qu’en réalité, les responsables locaux continuent de faire en sorte qu’il soit pratiquement impossible pour les personnes d’origine tibétaine de faire reconnaître leur citoyenneté.

[22]  De plus, le demandeur soutient que la SAR a omis d’effectuer une analyse digne de ce nom de sa situation personnelle lorsqu’elle a conclu qu’il pouvait recourir aux tribunaux pour faire appliquer son droit à la citoyenneté. La SAR n’a pas examiné la question de savoir s’il avait les ressources financières pour aller en cour et s’est plutôt contentée d’émettre l’hypothèse qu’il les avait compte tenu de ses années de scolarité et de travail. Le demandeur prétend que la SAR a omis de prendre en compte le fait qu’il avait fait ses études dans une communauté tibétaine traditionnelle et que celles-ci n’étaient pas reconnues officiellement en Inde, tout comme elle n’a pas reconnu qu’il résidait et enseignait dans un monastère tibétain et, par conséquent, qu’il n’avait pas d’expérience ni de débouchés dans l’économie indienne en général.

[23]  La SAR a constaté que le gouvernement de l’Inde avait récemment établi des exigences que les Tibétains devaient remplir pour obtenir la citoyenneté indienne, notamment qu’ils doivent a) renoncer à leur certificat d’inscription et à leur certificat d’identité; b) quitter les camps de réfugiés tibétains désignés; c) renoncer aux avantages et aux subventions offerts par l’Administration centrale tibétaine; d) présenter une déclaration selon laquelle ils ne reçoivent plus de privilèges ni de subventions associés à la détention d’un certificat d’inscription. Le demandeur affirme que la SAR a fait abstraction de l’incidence de ces exigences sur les Tibétains lorsqu’elle a prétendu qu’ils « [devaient] faire un choix personnel » et que, bien qu’ils soient forcés à renoncer à certains documents d’identité et avantages, il ne s’agissait pas d’un obstacle important à la citoyenneté (Décision de la SAR au para 17, Dossier certifié du tribunal (DCT) à la page 8).

[24]  Le demandeur affirme que la SAR a omis de prendre en compte l’incidence de forcer les Tibétains à renoncer aux avantages qu’ils reçoivent de l’Administration centrale tibétaine, ainsi qu’à leur lien avec leur communauté. Il s’agit d’un problème plus criant étant donné la discrimination répandue dont sont victimes les Tibétains dans l’ensemble de la communauté indienne, qui complexifie la recherche d’un logement ou d’un emploi. Le demandeur prétend que la SAR n’a pas analysé la question de savoir s’il pourrait toujours résider ou travailler au monastère étant donné que le tout est lié à l’Administration centrale tibétaine.

[25]  Le demandeur soutient que les éléments de preuve relatifs aux obstacles matériels suffisent pour qu’il soit déraisonnable de l’obliger à faire des démarches pour demander la citoyenneté. De plus, il affirme que la SAR a omis d’effectuer le genre d’enquête personnalisée requise par la jurisprudence.

[26]  Le défendeur soutient que la décision est raisonnable. Il affirme que les arguments avancés par le demandeur quant à son niveau de scolarité, quant à la question de savoir s’il pourrait continuer de résider au monastère ou de prendre part à la vie de la communauté tibétaine, et quant à sa capacité à faire appel à un avocat n’ont pas été présentés à la SAR.

[27]  Le défendeur affirme qu’il était raisonnable que la SAR examine les éléments de preuve et les arguments qui lui ont été présentés, et qu’elle conclue que le demandeur n’avait pas fait des démarches raisonnables pour faire reconnaître sa citoyenneté en Inde, et que le demandeur ne faisait pas face à des obstacles importants à la lumière de ses antécédents en matière d’études et de travail. Dans son formulaire Fondement de la demande d’asile, le demandeur affirme qu’il parle le tibétain, l’hindi et l’anglais, qu’il a effectué des études universitaires de premier et de deuxième cycles, et qu’il possède une expérience de travail appréciable. Il a également présenté une lettre de recommandation favorable de son employeur.  

[28]  Le défendeur soutient que la SAR a raisonnablement pris en compte ces éléments et qu’elle n’était pas tenue d’aller plus loin pour examiner sa capacité de faire appel à un avocat. Les éléments de preuve présentés par le demandeur confirment que pour chaque Tibétain qui s’est adressé aux tribunaux, ceux-ci ont tranché en sa faveur et que, par conséquent, il était raisonnable que la SAR conclue que le demandeur aurait lui aussi gain de cause s’il devait faire appel aux tribunaux pour faire reconnaître ses droits.  

C.  Analyse

[29]  Le point de départ de toute analyse de la présente question est énoncé par la Cour d’appel fédérale dans les arrêts Williams et Tretsetsang et est enraciné dans le principe fondamental voulant que la protection accordée aux réfugiés se veut une protection subsidiaire, qui n’est offerte qu’aux personnes dont le pays d’origine ne peut les protéger contre les risques définis aux articles 96 et 97 de la LIPR ou ne veut pas le faire. Cela explique pourquoi le critère énoncé dans l’arrêt Williams est axé sur la question de savoir s’il est en le pouvoir du demandeur d’asile d’obtenir la citoyenneté; cela explique aussi pourquoi la majorité dans l’arrêt Tretsetsang a souligné qu’il incombait au demandeur d’asile de montrer qu’il avait fait des démarches pour obtenir la citoyenneté, dont recourir aux tribunaux pour faire reconnaître ses droits, sauf si ce faisant, il craint d’être persécuté.

[30]  En l’espèce, en appliquant le cadre énoncé dans l’arrêt Vavilov pour l’examen du caractère raisonnable, et en tenant compte des directives données dans les arrêts Williams et Tretsetsang, je ne peux accepter les arguments avancés par le demandeur. Il ne fait aucun doute que le demandeur est, d’un point de vue juridique, un citoyen de l’Inde. La seule question est celle de savoir si la décision de la SAR est déraisonnable parce que la SAR a reproché au demandeur de ne pas avoir fait de démarches pour faire reconnaître ce droit en Inde, compte tenu de la situation dans ce pays et à la lumière de sa situation personnelle.

[31]  Comme il a été mentionné précédemment, selon le cadre énoncé dans l’arrêt Vavilov pour l’examen du caractère raisonnable, « [l]e rôle de notre Cour consiste à examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et à déterminer si la décision est fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes » (Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 2). À cet égard, une des considérations consiste à savoir si la SAR a été réceptive aux éléments de preuve et aux arguments les plus importants présentés par le demandeur (Vavilov aux para 127 et 128).

[32]  Le demandeur soutient que la décision de la SAR est déraisonnable parce qu’elle ne mentionne pas un élément de preuve crucial qui démontre les obstacles matériels auxquels se heurtent les Tibétains qui cherchent à faire reconnaître leur citoyenneté en Inde. Il prétend que cet élément ne satisfait pas aux exigences énoncées dans la décision Cepeda-Gutierrez, et est par conséquent déraisonnable.

[33]  Je ne suis pas convaincu. La décision de la SAR renvoie expressément aux deux articles extraits du journal Tibetan Sun présentés par le demandeur qui portent sur les obstacles auxquels se heurtent les Tibétains et sur la mesure dans laquelle les autorités locales continuent de faire fi de l’ordonnance de la Haute Cour de l’Inde et des directives émises subséquemment par les autorités fédérales. À cet égard, les conclusions de la SAR sont éloquentes :

La SAR a examiné les deux articles et estime qu’ils indiquent également qu’un certain nombre de Tibétains qui demandent un passeport ont jugé nécessaire d’obtenir une aide juridique afin de présenter leur demande de passeport. La SAR estime en outre que dans toutes ces situations, les tribunaux ont tranché en faveur des demandeurs.

[Décision de la SAR au para 20, DCT à la page 8.]

[34]  À la lumière de ce qui précède, je n’estime pas que le fait que la SAR n’ait pas expressément analysé le troisième document invoqué par le demandeur, soit le rapport sur les ressortissants tibétains apatrides III, porte un coup fatal à la décision. Il ne s’agit pas d’une affaire où le décideur n’a pas pris en compte tous les éléments de preuve qui contredisaient ses conclusions principales ni d’une situation où la SAR n’a « pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties » (Vavilov au para 128). La SAR a plutôt reconnu que les Tibétains qui cherchent à faire reconnaître leur citoyenneté indienne continuent de se heurter à des obstacles, mais elle a conclu que les éléments de preuve montraient qu’ils réussissaient à faire reconnaître leurs droits lorsqu’ils s’adressaient aux tribunaux. À la lumière des conclusions spécifiques de la majorité dans l’arrêt Tretsetsang à ce sujet, le fait qu’un demandeur d’asile puisse devoir s’adresser aux tribunaux ne constitue pas, en soi, un obstacle suffisant pour l’exempter de faire des démarches afin d’obtenir la citoyenneté ou de faire valoir ses droits à cet égard.

[35]  La conclusion de la SAR selon laquelle le demandeur n’a pas démontré qu’il avait fait des efforts raisonnables pour faire reconnaître sa citoyenneté indienne est au cœur de sa décision. Le demandeur n’a pas produit de preuve de la moindre démarche concrète pour essayer d’obtenir son passeport au-delà d’une demande qu’il avait présentée en 2003 et de conversations qu’il a eues plus récemment avec des amis. Il n’a présenté aucun élément de preuve d’une quelconque demande de passeport ou demande de renseignements plus récente, pas plus qu’il n’a présenté de preuve qu’il avait demandé des conseils juridiques à ce sujet. Il a plutôt prétendu qu’il se heurtait à des obstacles tellement importants qu’il serait déraisonnable de s’attendre à ce qu’il fasse de tels efforts.

[36]  La SAR a examiné la situation personnelle du demandeur, comme l’exigeait la jurisprudence. Elle a conclu qu’il n’était pas déraisonnable de s’attendre à ce que le demandeur fasse des démarches pour faire reconnaître sa citoyenneté en Inde, à la lumière de ses antécédents en matière d’études et de travail et de la débrouillardise dont il avait fait preuve pour obtenir les titres de voyage voulus pour venir au Canada et pour demander l’asile ici.

[37]  Le demandeur prétend que l’analyse de la SAR était superficielle et était fondée sur des hypothèses. Ce n’est pas mon avis, particulièrement après avoir examiné les éléments de preuve et les arguments présentés par le conseil qui a représenté le demandeur devant la SAR. Je conviens avec le défendeur qu’on ne peut pas reprocher à la SAR d’avoir omis d’examiner plus avant la question de savoir si les antécédents en matière d’études et de travail du demandeur étaient susceptibles de limiter ses perspectives dans la communauté indienne en général ou de quelle façon ou si le demandeur serait forcé de quitter son foyer et son travail en raison de son lien avec l’Administration centrale tibétaine, parce que ces questions n’ont pas été soulevées devant la SAR, et il n’y a aucune preuve dans le dossier qui montre qu’il serait obligé de quitter son foyer ou son travail s’il demandait la citoyenneté indienne.

[38]  Je conclus que la décision de la SAR reflète le type d’analyse personnalisée requise par la jurisprudence. La SAR a expressément analysé la question de savoir s’il était raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne dans la situation du demandeur, avec ses attributs particuliers, fasse des démarches supplémentaires pour faire reconnaître sa citoyenneté (Namgyal au para 38; voir aussi la décision Sangmo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 478 au para 35 [Sangmo]). On ne peut pas reprocher à la SAR de ne pas avoir pris en compte des aspects des éléments de preuve ou des arguments qui ne lui ont pas été présentés. Je n’estime pas que la SAR s’est fondée indûment sur un examen unilatéral des éléments de preuve ou qu’elle n’a pas tenu compte d’éléments essentiels. C’est pourquoi je ne suis pas convaincu par l’invocation, par le demandeur, de la décision Cepeda-Gutierrez (voir l’analyse dans la décision Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319 au para 39).

[39]  De plus, je conclus que l’absence d’éléments de preuve démontrant que le demandeur a fait des démarches concrètes pour faire reconnaître sa citoyenneté peut être comparée aux faits dans des affaires comme les décisions Namgyal (au para 15) et Yalotsang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 563 aux para 15 à 17, où la demandeure d’asile avait consulté un avocat quant à ses chances d’avoir gain de cause. À cet égard, les faits en l’espèce s’apparentent davantage à ceux de la décision Khando c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1223, de la décision Sangmo, et de l’arrêt Tretsetsang.

[40]  Pour toutes ces raisons, je ne peux accepter les arguments du demandeur. La décision de la SAR est raisonnable : la SAR a examiné les éléments de preuve et a conclu qu’il n’était pas déraisonnable de s’attendre à ce qu’une personne dans la situation du demandeur puisse faire des efforts pour faire reconnaître sa citoyenneté en Inde, et que les efforts en question soient couronnés de succès. La décision de la SAR est claire et intelligible.

[41]  Il incombait au demandeur de démontrer qu’il avait fait des efforts raisonnables pour faire reconnaître sa citoyenneté, et il était loisible à la SAR de tirer des inférences raisonnables de l’omission du demandeur à cet égard. De plus, la SAR a examiné la question de savoir si le demandeur serait exposé à des obstacles tellement importants qu’il serait déraisonnable de s’attendre à ce qu’il fasse des démarches pour obtenir une telle reconnaissance. Il était loisible à la SAR de tirer ces conclusions à la lumière des éléments de preuve et des arguments dont elle disposait, et je ne peux pas lui reprocher d’avoir omis de prendre en compte des éléments de preuve ou des arguments que le conseil qui représentait le demandeur alors ne lui a pas présentés.

III.  Conclusion

[42]  La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[43]  Les parties n’ont pas proposé de question de portée générale à certifier, et le contexte factuel de l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5729-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

« William F. Pentney »

Juge

Traduction certifiée conforme

Isabelle Mathieu


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

IMM-5729-19

INTITULÉ :

TSERING PHUNTSOK c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

le 24 novembre 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge PENTNEY

DATE DES MOTIFS :

LE 2 dÉcembrE 2020

COMPARUTIONS :

Phillip J.L. Trotter

POUR LE DEMANDEUR

Nadine Silverman

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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