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Date : 20201208


Dossier : IMM-2121-19

Référence : 2020 CF 1120

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Montréal (Québec), le 8 décembre 2020

En présence de madame la juge St-Louis

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

RUBEN CLERJEAU

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre] sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté son appel.

[2]  La SAR a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] selon laquelle M. Ruben Clerjeau, le défendeur, a qualité de réfugié au sens de la Convention. Le fait que la SAR ait conclu que les crimes perpétrés par M. Clerjeau n’étaient pas suffisamment graves pour qu’il soit exclu en application de l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi sur l’immigration], est particulièrement pertinent en l’espèce.

[3]  L’article 98 de la Loi sur l’immigration prévoit que la personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, RT Can 1969 no 6 [la Convention], ne peut avoir la qualité de réfugié ni celle de personne à protéger.

[4]  L’article 1Fb) de la Convention prévoit que les dispositions de la Convention ne s’appliquent pas aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser « [q]u’elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d’accueil avant d’y être admises comme réfugiés ».

[5]  Pour les motifs suivants, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

II.  Contexte factuel pertinent

[6]  M. Clerjeau est citoyen d’Haïti. À partir de 1982 environ, il a vécu aux États‑Unis où il a obtenu le statut de résident permanent.

[7]  En 2007, il a perdu son statut aux États‑Unis, car il a été déclaré coupable d’infractions criminelles, et il a été déporté à Haïti. D’après la preuve au dossier, M. Clerjeau était connu sous de multiples pseudonymes aux États‑Unis et il a été arrêté, accusé ou reconnu coupable d’infractions dans les états de New York, du Maryland, de la Virginie, du Texas, de la Géorgie et du Wisconsin (pages 213 et suivantes du dossier certifié du tribunal [le DCT]).

[8]  M. Clerjeau déclare qu’il est entré au Canada le 30 novembre 2015 sous un autre nom. Le 1er décembre 2015, il a été arrêté près de Montréal et accusé de vol qualifié. Il a par la suite plaidé coupable.

[9]  Le 14 décembre 2015, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a reçu la demande d’asile de M. Clerjeau. Sa demande était fondée sur sa crainte de la police à Haïti, qui le persécutait en raison de son homosexualité.

[10]  Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [le ministre de la Sécurité publique] est intervenu devant la SPR. Dans son avis d’intervention, il a fourni un aperçu des antécédents criminels de M. Clerjeau tels qu’ils sont présentés dans le National Crime Information Center (le NCIC), en particulier : (1) Un rapport d’incident rédigé par le service de police de Houston faisant état de l’arrestation de M. Clerjeau du 27 juillet 2005 pour vol qualifié, une accusation qui a été réduite à une accusation de vol simple sur la personne à la suite d’une négociation de plaidoyer et pour laquelle M. Clerjeau a été condamné à sept mois de prison; (2) Un extrait certifié conforme des documents de la cour relatifs à l’arrestation de M. Clerjeau du 5 décembre 2006 pour vol qualifié et possession d’outils de cambrioleur. Il a plaidé coupable à l’accusation de possession d’outils de cambrioleur et à l’accusation réduite de vol simple. Ces deux infractions lui ont valu des peines d’emprisonnement respectives de 160 jours et de 80 jours.

[11]  Devant la SPR, le ministre de la Sécurité publique a énoncé différents textes de loi se rapportant à la question de l’exclusion visée à l’article 98 de la Loi sur l’immigration, a invoqué les lois du Texas et de New York et a souligné que le vol qualifié est un crime passible, « dans les autres cas », de l’emprisonnement à perpétuité (articles 343 et 344 du Code criminel du Canada (le Code criminel)). Il a également énoncé les principes directeurs servant à établir la « gravité » d’un crime aux termes de l’article 1Fb) de la Convention et a invoqué l’arrêt Jayasekara c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CAF 404 [Jayasekara]. Le ministre de la Sécurité publique a confirmé que c’est à lui qu’incombe le fardeau d’établir que le demandeur devrait être exclu de la protection parce qu’il existe des raisons sérieuses de penser qu’il a commis un crime grave de droit commun. Par conséquent, il a demandé à la SPR de conclure que l’article 1Fb) s’appliquait à M. Clerjeau et que celui‑ci est une personne visée à l’article 98 de la Loi sur l’immigration, ainsi que de rejeter sa demande d’asile.

[12]  La SPR a conclu que le ministre de la Sécurité publique n’avait pas établi de manière crédible les faits à l’appui de sa demande d’exclusion en ce qui a trait aux incidents survenus en 2005 et en 2006. La SPR a conclu que M. Clerjeau a la qualité de réfugié au sens de la Convention et a accueilli sa demande d’asile.

[13]  Le ministre de la Sécurité publique a interjeté appel de la décision de la SPR auprès de la SAR. Il a soutenu que la SPR a commis une erreur en concluant qu’il n’avait pas établi de manière crédible les faits à l’appui de la demande d’exclusion. Le ministre de la Sécurité publique a une nouvelle fois énoncé le fardeau qui lui incombait aux termes de l’article 1Fb), la norme de preuve, et la présomption établie par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Febles c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68 [Febles], selon laquelle un crime est généralement considéré comme suffisamment « grave » pour justifier l’exclusion lorsqu’une peine maximale d’au moins dix ans d’emprisonnement aurait pu être infligée si le crime avait été commis au Canada. Le ministre de la Sécurité publique n’a pas contesté la conclusion de la SPR relative à la demande d’asile.

[14]  M. Clerjeau n’a présenté aucun argument en réponse devant la SAR.

III.  La décision de la SAR

[15]  La SAR a constaté des erreurs dominantes dans l’évaluation réalisée par la SPR de la preuve documentaire présentée à l’appui de la demande d’exclusion, et elle a corrigé les erreurs en effectuant sa propre analyse de la demande d’asile. Elle a d’abord conclu que, selon la prépondérance des probabilités, les documents présentés par le ministre, y compris les rapports d’incident rédigés par la police, les documents judiciaires et les décisions des tribunaux, sont crédibles et dignes de foi. Par conséquent, elle a confirmé que la preuve présentée par le ministre, de même que l’ensemble des éléments de preuve, devraient être examinés afin d’évaluer le fond de l’affaire.

[16]  La SAR a examiné le droit en matière d’exclusion au sens de l’article 1Fb) de la Convention, en particulier ce qui constitue un crime « grave » de droit commun. Dans ce contexte, elle a renvoyé aux arrêts Jayasekara et Febles, dans lesquels les tribunaux ont fait une mise en garde contre l’application machinale et rigide de la présomption de gravité des crimes passibles d’au moins dix ans d’emprisonnement.

[17]  En appliquant le droit aux faits, la SAR a d’abord conclu que la preuve documentaire produite par le ministre établissait qu’il y avait de sérieuses raisons de penser que M. Clerjeau avait été impliqué dans des crimes graves de droit commun au Texas en juillet 2005 et à New York en 2006.

[18]  Par la suite, la SAR s’est employée à établir si les crimes étaient « graves ». Elle a énoncé les facteurs dont elle a tenu compte pour analyser la gravité de ces deux crimes.

[19]  La SAR a reconnu que le crime de vol qualifié est présumé grave puisqu’il est passible de l’emprisonnement à perpétuité selon l’article 344 du Code criminel. Cependant, elle a souligné qu’un large éventail de peines est prévu pour un tel crime et que, dans les deux cas, la nature des crimes commis par M. Clerjeau se situait à l’échelon inférieur de cet éventail (paragraphes 60 et 68 de la décision de la SAR). Par conséquent, la SAR a conclu que les crimes n’étaient pas suffisamment graves pour appuyer la demande d’exclusion.

[20]  Par conséquent, la SAR a confirmé la décision de la SPR selon laquelle M. Clerjeau a la qualité de réfugié au sens de la Convention.

IV.  Analyse

[21]  Le ministre soulève deux arguments, mais un seul suffit à la Cour pour trancher l’affaire. Pour les motifs qui suivent, je suis convaincue que la SAR a manqué à un principe d’équité procédurale en ne donnant pas au ministre l’occasion de répondre à son opinion selon laquelle le vol qualifié est passible d’un large éventail de peines au Canada.

[22]  Le ministre fait valoir que la SAR a manqué à l’équité procédurale en concluant que le vol qualifié est passible d’un large éventail de peines au Canada. Il soutient qu’il n’y avait aucune preuve en ce sens et que la SAR a émis des hypothèses sur cette question, puisque l’article 344 du Code criminel prévoit que le vol qualifié est passible d’une peine d’emprisonnement à perpétuité. Il ajoute que les renseignements selon lesquels les tribunaux canadiens ont prononcé diverses peines pour des vols qualifiés commis dans des circonstances semblables ne constituaient pas une preuve et que, puisque ces renseignements ne sont pas des connaissances générales, ils doivent être prouvés.

[23]  Le ministre ajoute que ces renseignements ne sont pas du ressort de la spécialisation de la SAR aux termes de l’alinéa 171b) de la Loi sur l’immigration et que, de toute façon, la SAR ne s’est pas conformée au paragraphe 24(1) des Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012‑257, qui prévoit qu’elle doit aviser les parties de son intention d’utiliser des renseignements qui sont du ressort de sa spécialisation et leur donner la possibilité de présenter des observations. Le ministre soutient que le fait que la Cour suprême du Canada ait statué, dans l’arrêt Febles, qu’on ne saurait exclure de façon présomptive un demandeur qui serait condamné à une peine parmi les plus légères pour un crime passible d’un large éventail de peines n’autorise pas la SAR à émettre des hypothèses faute d’une preuve précise à ce sujet.

[24]  M. Clerjeau répond qu’il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale, puisque la SAR disposait de la preuve selon laquelle le vol qualifié est passible d’un large éventail de peines au Canada. Il ajoute que cette « preuve » correspond en fait au libellé de l’article 344 du Code criminel et que la SAR avait par conséquent les outils nécessaires pour conclure que le crime en question se situait à l’échelon inférieur de l’éventail des peines prévues à l’article 344 du Code criminel. M. Clerjeau ajoute que la SAR n’était pas obligée de donner aux parties l’occasion de répondre et de présenter des éléments de preuve, puisque ce fardeau incombe au ministre et que l’application du critère de l’article 1Fb) de la Convention est inhérente à l’analyse de la SAR.

[25]  Dans son appréciation d’un argument relatif à l’équité procédurale, la cour « doit se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris à l’égard des facteurs énoncés dans l’arrêt Baker » (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, au para 54 [Chemin de fer Canadien Pacifique]). La Cour d’appel fédérale a précisé qu’« [u]ne cour de révision fait ce que les cours de révision ont fait depuis l’arrêt Nicholson; elle demande, en mettant nettement l’accent sur la nature des droits substantiels concernés et les conséquences pour la personne, si un processus juste et équitable a été suivi » (Chemin de fer Canadien Pacifique, au para 54 [renvois omis]). La Cour ajoute que, « [p]eu importe la déférence qui est accordée aux tribunaux administratifs en ce qui concerne l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire de faire des choix de procédure, la question fondamentale demeure celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu possibilité complète et équitable d’y répondre. Cela pourrait s’avérer problématique si une décision a priori sur la question de savoir si la norme de contrôle applicable est la norme de la décision correcte ou la norme de la décision raisonnable donnait une réponse différente à ce qui est une question singulière fondamentale à la notion de justice – a‑t‑on accordé à la partie le droit d’être entendue et la possibilité de connaître la preuve qu’elle doit réfuter? L’équité procédurale n’est pas sacrifiée sur l’autel de la déférence » (Chemin de fer Canadien Pacifique, au para 56).

[26]  La conclusion de la SAR selon laquelle le vol qualifié est passible d’un large éventail de peines au Canada est déterminante quant à sa décision relative à l’exclusion de M. Clerjeau. Cependant, il est incontestable que le dossier ne contient aucune preuve relative à l’éventail de peines applicables au vol qualifié au Canada et que le libellé de l’article 344 du Code criminel n’aborde pas l’éventail réel de ces peines.

[27]  Je ne suis pas convaincue que ce renseignement constitue une connaissance générale qui devrait être admise d’office. Il reste à démontrer que ce renseignement est du ressort de la spécialisation de la SAR. Cependant, si c’était le cas et que la SAR avait eu l’intention d’y recourir, elle aurait dû se conformer à l’article 24(1) des Règles de la Section d’appel des réfugiés et, par conséquent, aviser les parties et leur donner la possibilité de présenter des observations oralement ou par écrit sur la fiabilité et l’utilisation du renseignement ou de l’opinion et de transmettre des éléments de preuve à l’appui de leurs observations.

[28]  La SAR ne l’a pas fait et, dans les circonstances, cette erreur est fatale.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2121-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. Le dossier est renvoyé à la SAR pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

  3. Aucune question n’est certifiée.

  4. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Martine St-Louis »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

IMM-2121-19

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET RUBEN CLERJEAU

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC) (PAR VIDÉOCONFÉRENCE au moyen de ZOOM)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 2 DÉCEMBRE 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ST-LOUIS

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 8 DÉCEMBRE 2020

COMPARUTIONS :

Me Émilie Tremblay

POUR LE DEMANDEUR

Me Meryam Haddad

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

Meryam Haddad

Avocate

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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