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Date : 20201208


Dossier : IMM-5898-19

Référence : 2020 CF 1135

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 décembre 2020

En présence de madame la juge Simpson

ENTRE :

DINORA ESPERANZA GUZMAN DE PENA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  La procédure

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, le 4 septembre 2019, dans laquelle le tribunal a rejeté la demande d’asile de la demanderesse. Le tribunal a rejeté la demande au motif que la demanderesse n’était pas crédible et que par conséquent, elle n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention, selon l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001 c 27 [la LIPR]. En raison de sa conclusion défavorable relativement à la crédibilité, le tribunal ne s’est pas demandé si la demanderesse avait la qualité de personne à protéger au titre du paragraphe 97(1) de la LIPR.

II.  Le contexte

A.  Les antécédents de la demanderesse

[2]  Dinora Esperanza Guzman De Pena est une citoyenne du Salvador âgée de 56 ans. Avant de venir au Canada, elle a été propriétaire et exploitante de plusieurs petites entreprises. Plus récemment, elle était propriétaire d’un petit magasin populaire [le commerce] dans la ville d’Ozatlan. Elle n’est pas mariée. Elle a deux enfants : un fils âgé de 33 ans sans enfant et qui vit au Canada à titre de résident permanent, et une fille de 36 ans ayant trois enfants et vivant au Texas.

[3]  Le reste de la famille de la demanderesse, soit sa mère, deux frères et trois sœurs, vivent tous au Canada et sont citoyens canadiens.

B.  Les circonstances ayant mené à son départ du Salvador

[4]  La demanderesse affirme que son départ du Salvador découle d’une confrontation violente survenue à son commerce. Les détails de l’incident [l’incident] sont résumés comme suit dans la décision :

Le mardi 3 janvier 2012, un homme est venu au magasin et a appelé la demandeure d’asile par son nom. Il lui a dit qu’il était un dirigeant local des Maras et l’a informée qu’il ne lui arriverait rien, ni à son employée, qui était alors présente, si elles collaboraient. Il a poussé la demandeure d’asile tout en brandissant une arme et la pointant sur l’employée, Dilma. L’homme a exigé de la demandeure d’asile qu’elle lui remette tout le contenu de la caisse enregistreuse; elle a donc dû lui remettre les 1 000 $ qui s’y trouvaient, dont une partie était affectée à la location de son magasin pour le mois. L’homme a averti la demandeure d’asile que si elle ne disait pas un mot et continuait de collaborer, il ne lui arriverait rien, ni à son employée. Il a quitté les lieux en l’avisant qu’il reviendrait.

[5]  La demanderesse a déclaré que, après l’incident, des graffitis du gang avaient été peints à l’entrée de son commerce. Effrayée, elle a fermé son commerce, puis l’a rouvert deux mois plus tard parce qu’elle n’avait pas d’autre source de revenus. Elle avait l’intention d’épargner pour relocaliser son commerce. Toutefois, elle continuait d’avoir peur puisqu’un commerçant voisin avait été assassiné pour avoir refusé de donner de l’argent aux Maras.

[6]  Le 2 juin 2012, alors qu’elle fermait son commerce en fin de journée, deux membres des Maras armés ont surgi, l’ont menacée et lui ont soutiré de l’argent. Par la suite, des membres du groupe sont revenus chaque semaine pour lui extorquer de l’argent.

[7]  La demanderesse a fermé son commerce définitivement le 24 novembre 2012 et a commencé à planifier son départ du Salvador.

C.  Le processus d’arrivée au Canada

[8]  Le 24 mars 2013, munie d’un visa de visiteur pour une durée de six mois, la demanderesse a quitté le Salvador pour aller habiter chez sa fille au Texas. Elle y a constaté que sa fille était victime de violence familiale et qu’elle souffrait de dépression. Elle a prolongé son séjour au Texas pour soutenir et protéger sa fille et ses petits-enfants. Elle y est finalement restée trois ans.

[9]  La demanderesse a souhaité rendre visite à sa mère, qui était malade, au Canada. L’hôpital où séjournait la mère aux soins intensifs a fourni des lettres à l’appui d’une demande de visa [les lettres].

[10]  La demanderesse s’est rendue au point d’entrée de Fort Erie le 22 juillet 2016, où elle été interrogée par un agent de l’ASFC. Elle a présenté les lettres en déclarant qu’elle venait rendre visite à sa mère malade. Toutefois, elle a également demandé l’asile et a affirmé qu’elle souhaitait s’installer au Canada pour de bon. Elle a été admise au Canada sous la supervision de son fils.

[11]  Le même jour, un rapport a été établi en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR, indiquant qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que la demanderesse était interdite de territoire parce qu’elle était arrivée au Canada dans l’intention de s’y installer, sans les documents nécessaires.

[12]  Une mesure d’interdiction de séjour a par la suite été prise.

III.  La décision

[13]  Le tribunal a rejeté la demande d’asile de la demanderesse et a déterminé qu’elle n’avait pas qualité de réfugié au sens de l’article 96 de la LIPR. La question déterminante était celle de la crédibilité de la demanderesse.

[14]  Le tribunal a jugé que la crainte de persécution de la demanderesse n’avait aucun lien avec l’un des cinq motifs prévus dans la Convention relative au statut des réfugiés. Il a fait remarquer que l’argument de la demanderesse selon lequel elle était persécutée du fait qu’elle est « entrepreneure » ne répondait pas à la définition de groupe social.

[15]  Le tribunal a conclu que l’incident du 3 janvier 2012 ne s’était pas produit en raison des incohérences constatées entre le témoignage de la demanderesse et celui de son ancienne employée, Dilma Flores.

IV.  Analyse

[16]  Les incohérences étaient les suivantes :

Objet : Dernier jour de paie de Dilma

Demanderesse :  le 13 décembre 2011

Dilma :    le 16 janvier 2012

Objet : Dernier jour de travail de Dilma

Demanderesse :  le 3 janvier 2012

Dilma :  le 3 janvier ou une semaine plus tard

Objet : Dernière fois où la demanderesse et Dilma se sont vues

Demanderesse :  le 3 janvier 2012

Dilma :  durant la 3e semaine de janvier

Objet : Contacts subséquents entre la demanderesse et Dilma

Demanderesse :  une fois en 2014 lorsque Dilma a communiqué avec la fille de la demanderesse sur Facebook

Dilma :  Aucun contact en 2018. La fille de la demanderesse a communiqué avec Dilma sur Facebook cette année-là, mais Dilma et la demanderesse n’ont pas eu de contact

Objet : Ouverture et fermeture du commerce

Demanderesse :  elle affirme qu’elle a fermé son commerce pendant environ deux mois après le 3 janvier 2012. Elle l’a ensuite rouvert jusqu’à sa fermeture définitive en novembre 2012

Dilma :  Dilma n’avait pas eu connaissance directement de la fermeture du commerce ni de sa réouverture. Les dates qu’elle a comprises de source indirecte étaient différentes de celles fournies par la demanderesse, mais elles ne sont pas fiables. Par conséquent, il n’y a aucun élément de preuve incohérent concernant cet objet.

[17]  Selon moi, ces incohérences sont mineures et ne constituent pas un fondement raisonnable permettant de conclure que l’incident n’a pas eu lieu. De plus, elles ont servi à appuyer la conclusion que la demanderesse a produit un faux document prenant la forme d’une lettre de Dilma, ce qui est également déraisonnable.

[18]  Le tribunal était persuadé que la demanderesse n’était pas crédible pour les raisons suivantes :

  • - Au point d’entrée, elle a manifesté un intérêt à l’égard d’un visa de visiteur et a formulé une demande d’asile;

  • - Son témoignage principal manquait de spontanéité;

  • - Sa déclaration selon laquelle sa fille avait besoin de sa protection a été démentie par le fait que sa fille a obtenu une ordonnance de protection contre son mari violent;

  • - Elle a soupiré de manière audible durant le témoignage de Dilma, ce que le tribunal a interprété comme une tentative d’influencer le témoignage de Dilma.

[19]  À mon avis, le tribunal n’a pas abordé ces questions de manière nuancée. Par exemple, il n’a pas renvoyé aux nombreuses fois, dans la transcription, où la demanderesse affirmait qu’elle avait toujours eu l’intention de demander l’asile au Canada.

[20]  De plus, il n’est pas raisonnable de s’appuyer sur l’absence de spontanéité lorsqu’un témoignage est interprété de l’espagnol vers l’anglais.

[21]  En outre, les problèmes de sa fille concernaient sa santé mentale ainsi que des préoccupations liées à une agression commise par son mari. Le tribunal a omis de manière déraisonnable de mesurer l’ampleur des problèmes de sa fille.

[22]  Enfin, le soupir de la demanderesse était sans aucun doute en réaction au témoignage fourni par Dilma, qui ne concordait pas avec le sien. Toutefois, au vu de ces incohérences mineures, cette réaction ne veut pas dire que la demande d’asile a été inventée.

[23]  Selon moi, même dans leur ensemble, ces préoccupations étaient insuffisantes pour justifier une conclusion défavorable.

[24]  Cependant, le temps écoulé et l’absence de lien étaient également problématiques. En effet, pendant deux ans et demi, la demanderesse n’a pas demandé l’asile aux États-Unis. D’après son témoignage, elle ne savait pas comment présenter une demande aux États-Unis; de plus, elle avait entendu dans les médias que les demandes d’asile provenant du Salvador étaient rejetées. Or, la demanderesse a beaucoup voyagé, et les membres de sa famille ont de l’expérience pour ce qui est d’obtenir les conseils nécessaires en vue de présenter des demandes d’asile. J’en conclus que le tribunal a raisonnablement jugé que la demanderesse, pendant les deux années et demie durant lesquelles elle n’a présenté aucune demande d’asile aux États-Unis, alors qu’elle était exposée à des mesures d’expulsion, n’avait pas la crainte subjective nécessaire.

[25]  Comme je l’ai mentionné, le tribunal a également conclu que la demande présentée par la demanderesse en tant que membre du groupe social des entrepreneurs n’avait aucun lien avec les motifs permettant de demander l’asile au sens de la Convention de l’ONU. Cette conclusion est raisonnable.

V.  Conclusion

[26]  Les conclusions défavorables du tribunal quant à la crédibilité de la demanderesse étaient déraisonnables, mais le rejet de la demande d’asile en raison d’une absence de lien et de l’absence de crainte subjective était raisonnable. Toutefois, comme les conclusions défavorables du tribunal en matière de crédibilité ont été jugées déraisonnables, la demande aurait dû être évaluée à la lumière de l’article 97 de la LIPR. Une ordonnance sera rendue en conséquence pour renvoyer l’affaire aux fins de réexamen à cet effet.

VI.  Certification

[27]  Aucune question n’a été proposée aux fins de certification en vue d’un appel.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-5898-19

LA COUR STATUE QUE la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire sera renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SPR, qui rendra une nouvelle décision à savoir si la demanderesse bénéficie d’un recours au titre de l’article 97 de la LIPR.

« Sandra J. Simpson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5898-19

 

INTITULÉ :

DINORA ESPERANZA GUZMAN DE PENA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE à mississauga (ontario) ET À Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 NovembRE 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SIMPSON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 8 DÉCEMBRE 2020

 

COMPARUTIONS :

Milan Tomasevic

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

David Knapp

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Milan Tomasevic

Avocat

Mississauga (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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