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Date: 19981127


Dossier: DES-4-93

ENTRE          MANSOUR AHANI,

     demandeur,

ET              LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L"IMMIGRATION

     et

             LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA,

     défendeurs.

     MOTIFS DE L"ORDONNANCE et ORDONNANCE

LE JUGE DENAULT :

[1]      Le 17 avril 1998, en ma qualité de juge délégué conformément à l"article 40.1 de la Loi sur l"immigration (la Loi), j"ai décidé que l"attestation délivrée par le ministre de l"Emploi et de l"Immigration et par le solliciteur général du Canada conformément au paragraphe 40.1(1) était raisonnable. En vertu du paragraphe 40.1(7) de la Loi , le demandeur doit donc être considéré comme une personne qui a commis ou qui commettra des actes de terrorisme, ou comme une personne qui est ou a été membre d"une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu"elle commet ou a commis des actes de terrorisme, ou encore comme une personne dont on peut penser, pour des motifs raisonnables, qu"elle commettra des actes de violence de nature à porter atteinte à la vie ou à la sécurité humaines au Canada1.

[2]      Étant donné que le demandeur n"a pas été renvoyé du Canada dans les 120 jours prévus au paragraphe 40.1(8) de la Loi , il a déposé, le 2 novembre 1998, un avis de requête en vue d"obtenir une ordonnance de mise en liberté conformément au paragraphe 40.1(8).

[3]      Le 12 novembre 1998, j"ai examiné, à huis clos et en l"absence du demandeur et de son avocat, la preuve ou l"information présentées au ministre concernant la sécurité nationale ou celle de personnes conformément à l"alinéa 40.1(10)a ) de la Loi, et j"ai approuvé et fait un résumé de l"information en question conformément à l"alinéa 40.1(10)b ). Ce document a été signifié au demandeur le même jour.

[4]      Au début de l"audience publique qui a eu lieu ce jour-là, l"avocate du demandeur a déposé une requête pour que je me récuse. Elle a soutenu que je ne devrais pas entendre la demande visant à l"obtention d"une ordonnance de mise en liberté parce que j"avais déjà conclu d"une façon générale que le demandeur n"était pas digne de foi; elle allègue que la [TRADUCTION] " considération par le même juge de la question de savoir si le demandeur doit continuer à être retenu ou s"il doit être mis en liberté à certaines conditions "2 donnerait lieu à une crainte raisonnable de partialité.

[5]      Il s"agit uniquement de savoir si, eu égard aux circonstances de l"espèce, je dois me récuser de l"affaire et faire entendre par un autre juge délégué la requête visant à l"obtention d"une ordonnance de mise en liberté. La question de la partialité ne se pose pas réellement.

[6]      Les paragraphes 40.1(8) à (11) de la Loi prévoient ce qui suit :

     40.1(8)      Where a person is detained under subsection (7) and is not removed from Canada within 120 days after the making of the removal order relating to that person, the person may apply to the Chief Justice of the Federal Court or to a judge of the Federal Court designated by the Chief Justice for the purposes of this section for an order under subsection (9).

40.1(8)      La personne retenue en vertu du paragraphe (7) peut, si elle n'est pas renvoyée du Canada dans les cent vingt jours suivant la prise de la mesure de renvoi, demander au juge en chef de la Cour fédérale ou au juge de cette cour qu'il délègue pour l'application du présent article de rendre l'ordonnance visée au paragraphe (9).

     (9)      On an application referred to in subsection (8) the Chief Justice or the designated judge may, subject to such terms and conditions as the Chief Justice or designated judge deems appropriate, order that the person be relased from detention if the Chief Justice or designated judge is satisfied that
     (a) the person will not be removed from Canada within a reasonable time; and
     (b) the person's release would not be injurious to national security or to the safety of persons.

(9)      Sur présentation de la demande visée au paragraphe (8), le juge en chef ou son délégué ordonne, aux conditions qu'il estime indiquées, que l'intéressé soit mis en liberté s'il estime que:

a) d'une part, il ne sera pas renvoyé du Canada dans un délai raisonnable;

b) d'autre part, sa mise en liberté ne porterait pas atteinte à la sécurité nationale ou à celle de personnes.


     (10)      On the hearing of an application referred to in subsection (8), the Chief Justice or the designated judge shall
     (a) examine, in camera, and in the absence of the person making the application and any counsel representing that person, any evidence or information presented to the Minister in relation to national security or the safety of persons;
     (b) provide the person making the application with a statement summarizing the evidence or information available to the Chief Justice or designated judge in relation to national security or the safety of persons having regard to whether, in the opinion of the Chief Justice or the designated judge, as the case may be, the evidence or information should not be disclosed on the grounds that the disclosure would be injurious to national security or to the safety of persons; and
     (c) provide the person making the application with a reasonable opportunity to be heard.

(10)      À l'audition de la demande visée au paragraphe (8), le juge en chef ou son délégué:

a) examine, à huis clos et en l'absence de l'auteur de la demande et du conseiller le représentant, tout élément de preuve ou d'information présenté au ministre concernant la sécurité nationale ou celle de personnes;

b) fournit à l'auteur de la demande un résumé des éléments de preuve ou d'information concernant la sécurité nationale ou celle de personnes dont il dispose, à l'exception de ceux dont la communication pourrait, à son avis, porter atteinte à la sécurité nationale ou à celle de personnes;

c) donne à l'auteur de la demande la possibilité d'être entendu.


     (11)      For the purposes of subsection (10), the Chief Justice or the designated judge may receive and accept the evidence or information as the Chief Justice or the designated judge sees fit, whether or not the evidence or information is or would be admissible in a court of law.

(11)      Pour l'application du paragraphe (10), le juge en chef ou son délégué peut recevoir et admettre les éléments de preuve ou d'information qu'il estime utiles, indépendamment de leur recevabilité devant les tribunaux.

[7]      Comme la Cour suprême du Canada l"a dit dans l"arrêt R. c. S. (R.D.)3, la façon dont le critère relatif à la crainte raisonnable de partialité devrait s"appliquer a été énoncée par le juge de Grandpré, en dissidence, dans l"arrêt Committee for Justice and Liberty c. Canada (Office national de l"énergie)4 :

     [...] la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d"une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. [...] ce critère consiste à se demander "à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste?"
     [...] Toutefois, les motifs de crainte doivent être sérieux et je [...] refuse d"admettre que le critère doit être celui d""une personne de nature scrupuleuse ou tatillonne".

[8]      Dans l"arrêt Arthur c. Canada5, la Cour d"appel fédérale a mentionné le principe de droit qui s"applique à la crainte raisonnable de partialité, tel que l"avait énoncé le juge de Grandpré, et elle a ajouté ce qui suit : " Lorsque la personne appelée à décider deux fois est un juge, le principe ne semble pas poser beaucoup de difficultés " (p. 102). À l"appui de cette position, la Cour d"appel, dans l"arrêt Arthur , a cité la décision Nord-Deutsche Versicherungs Gesellschaft v. The Queen6. Dans cette dernière affaire, le procureur général avait soutenu que la justice naturelle empêchait tous les juges qui siégeaient dans un appel se rapportant à certaines des principales questions en litige de siéger dans le procès subséquent. Le président Jackett a rejeté cet argument :

     [TRADUCTION]
     À mon avis, l"avis qu"il convient d"adopter sur ce point est celui qui, si je comprends bien, a été adopté par le juge Hyde dans la décision Barthe v. The Queen (1963), 45 D.L.R. (2d) 612, (1964) 2 C.C.C. 269, 41 C.R. 47 (B.R.Q.) lorsqu"il a dit que " la capacité de statuer sur une affaire en se fondant uniquement sur la preuve légale présentée constitue une partie essentielle du processus judiciaire ". À mon avis, il ne peut y avoir de crainte de partialité de la part d"un juge simplement parce que, dans l"exercice de ses fonctions judiciaires, celui-ci exprime un avis au sujet des conclusions qu"il convient de tirer compte tenu de la preuve dont il dispose. Il incombe au juge, si les mêmes questions de fait doivent être tranchées dans une autre affaire, de tirer ses conclusions à leur égard en se fondant sur la preuve présentée dans cette affaire-là, après avoir minutieusement examiné les arguments invoqués à cet égard pour le compte des parties dans l"affaire en question. En pareil cas il serait tout à fait erroné pour un juge de tenir compte de sa " connaissance personnelle ", tirée de " la preuve dont il se souvient " dans l"affaire antérieure. Il n"est pas raisonnable de craindre qu"il y ait " une probabilité réelle " que le juge manque à son devoir au point de régler une affaire en se fondant en totalité ou en partie sur la preuve présentée dans une affaire antérieure.
     Je me permets de dire qu"il me semble que la véritable crainte est que le juge qui entend une affaire dans laquelle se posent les mêmes questions de fait que celles que la même cour a récemment tranchées peut difficilement omettre de tenir compte de l"existence de la décision antérieure car il ne peut pas ne pas avoir conscience de la possibilité que des décisions apparemment contradictoires soient rendues, ce qui aurait pour effet de créer un climat de méfiance à l"égard de l"administration de la justice. Toutefois, à mon sens, le juge qui participe aux deux affaires sera davantage en mesure d"apprécier et d"expliquer les résultats différents découlant d"éléments de preuve différents ou de différences dans la présentation et dans l"argumentation qu"un juge qui n"a pas entendu la première affaire. Je ne veux pas dire que le même juge devrait toujours juger les deux affaires, mais plutôt que cela ne cause pas nécessairement un préjudice à la partie qui doit obtenir, dans la deuxième affaire, un résultat qui est apparemment contraire à celui qui a été obtenu dans la décision antérieure. [Je souligne.]

[9]      Dans l"arrêt Arthur , la Cour d"appel fédérale a également statué que le simple fait qu"une deuxième audience ait lieu devant le même arbitre ne donne pas en soi lieu à une crainte raisonnable de partialité, mais que la présence d"autres facteurs indiquant un parti pris de la part de l"arbitre en ce qui concerne la question à trancher dans le cadre de la deuxième audience peut avoir cet effet. Comme en l"espèce, le demandeur avait soutenu dans cette affaire-là qu"étant donné qu"il s"était déjà fait une idée sur la question générale de la crédibilité, l"arbitre ne devait pas entendre une demande se rapportant à une question similaire. Cet argument a été jugé non fondé. En rejetant la demande, le juge MacGuigan, qui parlait au nom de la Cour, a conclu ce qui suit : " Je suis incapable de déceler le moindre parti pris de la part de l"arbitre sur la franchise générale de la requérante, parti pris qui équivaudrait à préjuger l"issue de la seconde audience. "7

[10]      Dans la décision Nord-Deutsche Versicherungs Gesellschaft, supra, le président Jackett a conclu de la même façon qu"il ne peut y avoir de crainte de partialité de la part d"un juge simplement parce que, dans l"exercice de ses fonctions judiciaires, il a exprimé son avis au sujet des conclusions qu"il convenait de tirer au sujet de la preuve dont il disposait, après avoir pleinement tenu compte des arguments invoqués par les parties à ce sujet.

[11]      Avant de déterminer s"il peut exister une crainte raisonnable de partialité de la part d"un juge délégué qui a déjà conclu que, selon la preuve et l"information présentées, une personne appartient à une catégorie non admissible (c"est-à-dire qu"elle participe à des actes de terrorisme), et qui entend ensuite la demande que cette personne présente en vue d"être mise en liberté, une " personne bien renseignée " doit également mettre dans le contexte approprié l"article 40.1 de la Loi. Dans la décision Ahani c. Canada8, où le même demandeur avait contesté sans succès la constitutionnalité de l"article 40.1 de la Loi , Madame le juge McGillis a dit que dans des procédures engagées en vertu de cette disposition de la Loi, les intérêts divergents de la personne en cause et de l"État doivent être pris en considération. Voici ce que le juge a dit (p. 692) :

     L"analyse de la portée des principes de justice fondamentale dans le cadre d"une instance introduite en vertu de l"article 40.1 de la Loi sur l"immigration doit donc se faire dans le contexte des principes et des politiques d"immigration et en tenant compte des intérêts divergents de l"État et de la personne en cause. Dans l"arrêt Chiarelli v. Canada (Ministre de l"Emploi et de l"Immigration), précité, le juge Sopinka a fait remarquer, à la page 744, que, bien que le particulier ait intérêt à ce que la procédure soit équitable, "l"État a aussi grandement intérêt à mener efficacement les enquêtes en matière de sécurité nationale et de criminalité et à protéger les sources de renseignements de la police".

[12]      Pourtant, il existe un autre facteur important que la " personne bien renseignée " doit prendre en considération. Tout juge délégué pour entendre une demande de mise en liberté conformément au paragraphe 40.1(8) est, sous réserve des paragraphes 40.1(9) et (10), lié par l"attestation qui a déjà été délivrée conformément au paragraphe 40.1(4). De fait, le législateur a édicté le paragraphe 40.1(7) :

     40.1(7)      Where a certificate has been reviewed by the Federal Court pursuant to subsection (4) and has not been quashed pursuant to paragraph (4)(d),
     (a) the certificate is conclusive proof that the person named in the certificate is a person described in subparagraph 19(1)(c.1)(ii), paragraph 19(1)(c.2), (d), (e), (f), (g), (j), (k) or (l) or subparagraph 19(2)(a.1)(ii); and
     (b) the person named in the certificate shall, notwithstanding section 23 or 103 but subject to subsection (7.1), continue to be detained until the person is removed from Canada.

40.1(7)      Toute attestation qui n'est pas annulée en application de l'alinéa (4)d) établit de façon concluante le fait que la personne qui y est nommée appartient à l'une des catégories visées au sous-alinéa 19(1)c.1)(ii), aux alinéas 19(1)c.2), d), e), f), g), j), k) ou l) ou au sous-alinéa 19(2)a.1)(ii) et l'intéressé doit, par dérogation aux articles 23 ou 103 mais sous réserve du paragraphe (7.1), continuer d'être retenu jusqu'à son renvoi du Canada.

[Je souligne.]

     (My emphasis)

Par conséquent, une personne bien renseignée qui est au courant de cette exigence de la Loi et de l"attestation qui a déjà été délivrée à l"égard du demandeur appréciera sans doute les paramètres stricts qui doivent être observés par le juge délégué à qui il incombe d"entendre une demande visant à l"obtention d"une ordonnance de mise en liberté.

[13]      Par conséquent, je conclus qu"en l"espèce, le fait que le juge qui a présidé l"audience relative au caractère raisonnable conformément au paragraphe 40.1(4) de la Loi entend la demande de mise en liberté ne donne pas lieu à une crainte raisonnable de partialité.

    

O R D O N N A N C E

     La requête est rejetée.

                         " Pierre Denault "                                  J.C.F.C.

Traduction certifiée conforme

L. Parenteau, LL.L.

COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

NoDU GREFFE :      DES-4-93

INTITULÉ DE LA CAUSE :      Mansour Ahani c. le ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration et le Solliciteur général du Canada
    
LIEU DE L'AUDIENCE :      Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :      le 12 novembre 1998

MOTIFS DE L'ORDONNANCE du juge Denault en date du 12 novembre 1998

ONT COMPARU :

Barbara Jackman              pour le demandeur
Robert F. Batt              pour les défendeurs

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman Waldman et associés              pour le demandeur

Avocats

Toronto (Ontario)

Morris Rosenberg              pour les défendeurs

Sous-procureur général

du Canada

Ottawa (Ontario)


__________________

1      Dispositions 19(1)e )(iii) et (iv)(C), 19(1)f)(ii) et (iii)(B), et 19(1)g).

2      Avis de requête, moyen b ).

3      [1997] 3 R.C.S. 484

4      [1978] 1 R.C.S. 369 aux p. 394-395

5      [1993] 1 C.F. 94

6      [1968] 1 Ex.C.R. 443

7      Op.cit. p. 106

8      [1995] 3 C.F. 669, décision confirmée par la Cour d"appel fédérale (A-639-95) 4 juillet 1996. L"autorisation de pourvoi a par la suite été refusée par la Cour suprême du Canada.

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