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Date : 20201116


Dossier : IMM-4896-19

Référence : 2020 CF 1060

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 16 novembre 2020

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

YOLANY SARAY ORELLANA HERNANDEZ

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Dans une décision rendue le 15 juillet 2019, la Section de la protection des réfugiés [SPR] a conclu que la demanderesse n’est ni une réfugiée au sens de la Convention, ni une personne à protéger. En particulier, la SPR n’a pas cru que la demanderesse craignait de subir de la violence sexuelle dans un contexte non familial en raison d’un enlèvement commis par le MS‑13.

[2]  La demanderesse soutient que la SPR a mal interprété sa crainte d’être victime de violence sexuelle dans un contexte non familial et qu’elle a fait une analyse sélective de la preuve. Je suis de cet avis et j’accueillerais la demande de contrôle judiciaire.

II.  Les faits et la procédure

[3]  La demanderesse est originaire du Honduras. Au moment de l’audience devant la SPR, elle était âgée de 18 ans. Elle allègue que le MS‑13, un groupe criminel ayant des activités au Honduras, souhaitait qu’elle devienne une « jaina de la mara », une sorte de petite amie ou d’esclave sexuelle du groupe.

[4]  Selon les Principes directeurs relatifs à l’évaluation des besoins de protection internationale des demandeurs d’asile originaires du Honduras (Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Asylum-Seekers from Honduras), du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR/EG/HND/16/03)), il est connu que les groupes criminels honduriens, dont le MS‑13, commettent des [TRADUCTION] « actes de violence sexuelle et sexiste à l’endroit des femmes et des filles vivant sur le territoire de nombreux gangs, la majorité d’entre elles étant âgées de 10 à 19 ans, en les obligeant notamment à se prostituer et en tuant celles qui “résistent” ».

[5]  La demanderesse affirme qu’au milieu de l’année 2016, après avoir vécu avec sa mère, puis avec sa tante après le décès de sa mère, elle est retournée dans le quartier où elle a grandi pour habiter avec son père, qui souffrait de dépression. Elle était alors âgée de 15 ans. Les membres du groupe MS‑13 étaient très présents dans le quartier et souvent, ils l’observaient lorsqu’elle allait à l’école ou au magasin du quartier. Ils ne l’approchaient pas lorsqu’elle était avec ses amis, mais elle les entendait faire des commentaires à caractère sexuel et l’interpeler en lui disant qu’elle était [traduction] « jolie » et « sexy ».

[6]  La demanderesse était effrayée chaque fois qu’elle croisait des membres du groupe MS‑13; pour se protéger lorsqu’elle allait à l’école et en revenait, elle avait même demandé à un camarade de classe de l’accompagner en prétendant qu’il était son petit ami.

[7]  Le 31 décembre 2017, alors qu’elle se rendait au supermarché, des membres du MS‑13 l’ont enlevée puis emmenée dans un entrepôt éloigné. Des lettres de voisins et de son père confirment que sa famille était à sa recherche durant son absence. Les membres du groupe l’ont séquestrée toute la nuit dans une pièce fermée à clé. À un certain moment, les membres lui ont dit qu’elle serait la jaina de la mara du groupe. L’un d’eux l’a empoignée et a défait son pantalon, mais un autre membre lui a dit d’arrêter sur ordre du chef du groupe, en entendant les cris de détresse de la demanderesse.

[8]  Le lendemain, soit le 1er janvier 2018, un jeune membre du MS‑13 a aidé la demanderesse à s’enfuir parce qu’il la connaissait, ayant fréquenté la même école qu’elle. La demanderesse s’est alors réfugiée chez son cousin pendant une semaine (suivant les conseils de son père), puis elle est retournée vivre chez sa tante dans une autre ville.

[9]  Sur avis de son père, la demanderesse a quitté le Honduras, puis elle est arrivée aux États‑Unis le 4 avril 2018 sans visa. Craignant d’être déportée par l’administration Trump, elle n’y est pas restée. Le 1er novembre 2018, elle est arrivée au Canada et a demandé l’asile.

III.  La décision contestée

[10]  Le 15 juillet 2019, la SPR a déterminé que la demanderesse n’était pas crédible, celle‑ci n’ayant pas produit suffisamment d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi à l’appui de sa crainte d’être persécutée. Cette conclusion reposait principalement sur trois questions de crédibilité, à savoir que son témoignage relatif à son traitement par les membres du groupe avant son enlèvement était incohérent, que ses allégations entourant sa fuite étaient vagues, incohérentes et invraisemblables, et que sa déclaration selon laquelle elle serait restée dans sa petite ville pendant environ une semaine après avoir échappé à ses ravisseurs n’était pas crédible.

IV.  La question en litige

[11]  La seule question en litige en l’espèce consiste à déterminer si la décision de la SPR était raisonnable.

V.  La norme de contrôle applicable

[12]  Les parties conviennent avec raison que la norme de la décision raisonnable est celle qui s’applique en l’espèce (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 23 [Vavilov]).

[13]  Comme je l’ai expliqué dans la décision Gomes c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 506 [Gomes], la norme de contrôle de la décision raisonnable, telle qu’elle est exprimée dans l’arrêt Vavilov, exige que les décideurs administratifs fournissent des motifs qui tiennent compte des faits de l’affaire et des arguments soulevés par les parties (Gomes aux para 61-63; Vavilov au para 127).

[14]  Lorsqu’elle évalue si les motifs sont adaptés aux questions et préoccupations soulevées, la cour de révision doit être en mesure de suivre une « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » qui soit justifiée au regard des faits (Vavilov aux para 85, 102; Gomes aux para 51‑53, 74). Cet examen tient compte du raisonnement suivi et non pas seulement de l’issue de la décision (Armando c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 94 aux para 65-67).

VI.  L’analyse

[15]  La demande d’asile repose sur de nombreux incidents de harcèlement sexuel ainsi que sur un enlèvement ciblé au cours duquel la demanderesse a fait l’objet d’avances sexuelles non consensuelles accompagnées de menaces d’agressions sexuelles persistantes de la part de membres du MS‑13.

[16]  Toutefois, des trois questions de crédibilité soulevées par la SPR dans sa décision de rejeter la demande d’asile, je n’ai qu’à aborder la première : le témoignage supposément incohérent relatif aux menaces ayant précédé l’enlèvement.

[17]  Selon la SPR, la demanderesse a présenté une preuve contradictoire qui provenait de son père et qui visait à embellir sa demande.

[18]  La demanderesse a confirmé à la SPR qu’à son retour de l’école, certains supposés membres du MS-13 faisaient des remarques à caractère sexuel non sollicitées sur son physique, mais qu’ils n’allaient pas plus loin. Toutefois, dans sa déclaration assermentée, le père a indiqué que [TRADUCTION] « plusieurs fois, ils [les supposés membres du groupe] l’ont harcelée, ont essayé de l’obliger à les suivre, et l’ont menacée en lui disant que si elle n’obtempérait pas, ils tueraient quiconque s’opposerait à eux » [nous soulignons].

[19]  À l’audience, lorsque la commissaire de la SPR a demandé à la demanderesse si les membres du groupe avaient dit ou fait autre chose d’inapproprié à son endroit, celle-ci a répondu par la négative, outre les commentaires de nature sexuelle lancés à plusieurs reprises. Voici la transcription :

[TRADUCTION]

COMMISSAIRE : D’accord. Donc, hormis de vous lancer ces commentaires, vous ont-ils fait autre chose avant de vous enlever?

DEMANDEURE : Non.

[20]  Toutefois, la SPR a interprété la déclaration sous serment du père comme signifiant que la demanderesse avait été menacée de mort avant son enlèvement le 31 décembre 2017. La commissaire de la SPR a donc demandé à la demanderesse pourquoi elle n’avait pas fait état de la menace auparavant :

[traduction]

COMMISSAIRE : D’accord, mais votre père affirme qu’ils vous harcelaient et qu’ils tentaient de vous forcer à les suivre et qu’ils vous menaçaient, ce qui est différent d’être interpelée ou de vous faire siffler par eux. Pouvez-vous m’expliquer cela?

DEMANDEURE : Ils me criaient plein de choses, mais je n’y prêtais pas attention. Si je leur avais prêté attention, ils auraient ainsi eu l’occasion de me dire autre chose. Je ne sais pas pourquoi mon père a dit ça. Peut-être qu’ils lui ont dit des choses.

[Nous soulignons.]

[21]  Dans sa décision, la SPR conclut ceci :

La demandeure d’asile fait valoir dans son exposé circonstancié que, au moment où elle retournait chez elle à pied après l’école, des membres de la MS‑13 ont émis des commentaires au sujet de sa beauté. Dans la même veine, elle a déclaré dans son témoignage que des membres de la MS‑13 lui avaient dit qu’elle était [TRADUCTION] « jolie » et [TRADUCTION] « sexy ». Je lui ai demandé si la MS‑13 avait déjà fait autre chose que lui lancer ces compliments. Elle a répondu par la négative. Je lui ai demandé de me donner des exemples de choses que des membres de la MS‑13 lui avaient dites. Elle a expliqué qu’ils lui avaient fait des déclarations comme [traduction] « poupée, que tu es sexy », [traduction] « tu es tellement sexy » et [traduction] « tu es tellement belle ». Je lui ai demandé s’ils lui avaient dit autre chose. Elle a répondu qu’ils ne lui avaient dit que des paroles à connotation sexuelle.

[…]

J’ai demandé à la demandeure d’asile pourquoi son père préciserait par écrit que des membres de la MS‑13 l’ont menacée de mort à plusieurs reprises alors qu’elle soutient qu’ils ont simplement sifflé en sa direction. Elle a déclaré qu’elle ignorait pourquoi son père agirait ainsi, mais que les membres de la MS‑13 avaient peut-être fait de telles déclarations à celui-ci. Je n’admets pas cette explication, car il n’y a eu aucune allégation, avant la tentative de la demandeure d’asile d’expliquer cette incohérence, selon laquelle des membres de sa famille avaient été abordés par la MS‑13 avant son prétendu enlèvement. J’estime que la demandeure d’asile a présenté des éléments de preuve qui provenaient de son père et qui visaient à embellir sa demande d’asile. Je n’accorde aucun poids à la lettre pour établir les allégations faites par la demandeure d’asile.

[Nous soulignons.]

[22]  Premièrement, le fait que la commissaire de la SPR a qualifié les sifflements à l’endroit de la demanderesse de « compliments » est malheureux.

[23]  Quoi qu’il en soit, il m’apparaît que le père n’a pas affirmé que la demanderesse avait reçu des menaces de mort, mais plutôt qu’on avait dit à la demanderesse que, si elle ne suivait pas les membres du groupe, ceux qui s’opposeraient à eux seraient tués.

[24]  À la lecture de la transcription, je constate que la commissaire de la SPR a été trop rapide à formuler des reproches à la demanderesse, puisque son interrogatoire était possiblement fondé sur une fausse prémisse.

[25]  Alors qu’une preuve incohérente permet généralement de tirer des conclusions défavorables en matière de crédibilité, je considère que la preuve fournie par la demanderesse n’était pas incohérente concernant cet aspect (Towolawi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 245 au para 31; Okunowo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 175 au para 64; Zhu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 318 au para 19; Louis c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 355 au para 22).

[26]  Au vu de la lettre du père, la SPR a conclu que la demanderesse n’avait offert aucune explication raisonnable pour avoir omis de mentionner les menaces de mort à son endroit par les membres du groupe; sur ce fondement, la SPR n’a accordé aucun poids à la déclaration du père, et a tiré une conclusion défavorable en matière de crédibilité à l’endroit de la demanderesse.

[27]  Je suis conscient que la déclaration sous serment du père n’est pas formulée clairement; toutefois, il existe un risque bien réel que la commissaire de la SPR ait présenté une prémisse erronée à la demanderesse et qu’elle lui ait demandé de l’expliquer, à savoir que le père a déclaré qu’elle avait reçu des menaces de mort avant son enlèvement. Le cas échéant, il était certainement raisonnable pour la demanderesse de ne pas avoir été au courant et de n’avoir pu que spéculer sur les raisons pour lesquelles son père aurait fait cette déclaration alors qu’en fait, ce n’est pas ce que son père a affirmé dans sa déclaration.

[28]  En l’espèce, l’interrogatoire trompeur de la commissaire de la SPR a eu pour effet d’éliminer un élément de preuve clé qui aurait ensuite corroboré l’allégation formulée par la demanderesse dans son exposé circonstancié à propos de son enlèvement par le MS-13, ce qui a également donné lieu à des conclusions défavorables relatives à la crédibilité à l’égard des lettres présentées par les voisins de la demanderesse.

[29]  Le fait de mal interpréter un élément de preuve ayant pu modifier une décision constitue une erreur susceptible de contrôle (Akram c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 143; Tamayo Valencia c Canada, 2018 CF 1013). L’éventuelle interprétation erronée de la SPR quant au témoignage du père a clairement entaché son analyse de la déclaration et surtout, son appréciation de la crédibilité de la demanderesse. La question de la déclaration du père a été manifestement déterminante dans les conclusions globales de la SPR; c’est pourquoi pour ce seul motif, la décision de la SPR doit être annulée (Yahaya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1570).

[30]  Par conséquent, il n’est pas nécessaire que j’examine les conclusions de la SPR quant à savoir si les allégations de la demanderesse sur sa fuite étaient vagues, incohérentes et invraisemblables, et si sa déclaration selon laquelle elle serait restée dans sa petite ville pendant environ une semaine après avoir échappé à ses ravisseurs était crédible.

VII.  Conclusion

[31]  Compte tenu de mes conclusions à l’égard d’une éventuelle interprétation erronée d’un élément de preuve clé, j’accueillerais la demande de contrôle judiciaire et renverrais l’affaire aux fins d’une nouvelle décision.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4896-19

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. La décision du 15 juillet 2019 est annulée et la présente affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SPR pour qu’il rende une nouvelle décision;

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Peter G. Pamel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4896-19

 

INTITULÉ :

YOLANY SARAY ORELLANA HERNANDEZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE À mONTRÉAL, À QUÉBEC ET À TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 AOÛT 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 NOVEMBRE 2020

 

COMPARUTIONS :

Matthew Tubie pour Clement Osawe

POUR LA DEMANDERESSE

Norah Dorcine

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Clement Osawe

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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