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Date : 20201221


Dossier : IMM‑4542‑19

Référence : 2020 CF 1173

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 décembre 2020

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

SVETLANA ASANOVA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  APERÇU

[1]  Svetlana Asanova, la demanderesse, est citoyenne de la Russie et vit avec sa famille en Thaïlande depuis août 2015. Souhaitant s’installer au Canada, elle a fait une demande dans le cadre de deux programmes différents : le Programme pilote d’immigration au Canada atlantique [le PPICA] du Nouveau‑Brunswick et le Programme des candidats des provinces de l’Île‑du‑Prince‑Édouard.

[2]  Relativement à sa demande au titre du PPICA, la demanderesse a obtenu une offre d’emploi pour travailler comme cuisinière au restaurant Blue Canoe à Waasis, au Nouveau‑Brunswick. La demanderesse a ensuite présenté une demande de permis de travail à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC]. Pour appuyer cette demande, la demanderesse a fourni deux lettres de confirmation d’emploi. L’une des deux lettres provenait du comptable et directeur des ressources humaines de l’entreprise de la demanderesse en Russie. La lettre indiquait que la demanderesse avait [traduction] « travaillé comme cuisinière à la cantine de l’entreprise privée “Asanova S.V.” », de décembre 2009 à juillet 2013. L’autre lettre provenait du comptable et directeur des ressources humaines de l’entreprise Lana’s Business Co. Ltd, à Pattaya, en Thaïlande, et indiquait que la demanderesse travaillait comme sous‑chef au restaurant Lana’s à Pattaya, en Thaïlande, depuis août 2018. Les deux lettres précisaient respectivement les responsabilités de la demanderesse dans les entreprises.

[3]  En raison des doutes de l’agent d’IRCC qui a examiné la demande de permis de travail concernant les lettres, une lettre relative à l’équité procédurale a été envoyée à la demanderesse. En réponse à cette lettre, la demanderesse a fourni des documents supplémentaires concernant son travail indépendant en Russie et son emploi en Thaïlande au sein de l’entreprise Lana’s Business Co. Ltd.

[4]  Dans une lettre datée du 5 juin 2019, la demanderesse a appris que sa demande de permis de travail était rejetée et qu’elle était interdite de territoire au Canada pour fausses déclarations, parce que les renseignements fournis dans ses lettres de confirmation d’emploi [traduction« ne semblent pas authentiques ».

[5]  La demanderesse sollicite à présent un contrôle judiciaire de la décision de l’agent en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Elle soutient que la décision a été prise sans égard aux exigences en matière d’équité procédurale et qu’elle est déraisonnable.

[6]  Pour les motifs qui suivent, je conviens avec la demanderesse que la décision a été prise sans égard aux exigences en matière d’équité procédurale. La présente demande sera donc accueillie. La décision sera annulée, et l’affaire sera renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen.

II.  LES FAITS

[7]  La demanderesse est née à Kemerovo, en Russie, au mois de mai 1988. En juin 2010, elle a obtenu une maîtrise en économie à l’université technique du Kouzbass, en Russie.

[8]  Selon la demanderesse, pendant ses études, elle a créé sa propre entreprise de restauration, « Asanova S.V. », à Kemerovo. L’entreprise exploitait la cantine à trois emplacements et employait une douzaine de personnes. La demanderesse y travaillait comme cuisinière et y supervisait les employés. La demanderesse a exploité son entreprise pendant environ cinq ans.

[9]  La demanderesse a mis fin aux activités de son entreprise en août 2015 et a déménagé en Thaïlande avec son mari et leur fille. La demanderesse et sa famille se sont installées dans la ville de Pattaya, où la demanderesse a étudié l’anglais. Après ses études, en août 2018, la demanderesse a été engagée comme sous‑chef au restaurant Lana’s, à Pattaya. (À la même période, ou à peu près, la demanderesse a suivi un cours de cuisine thaïlandaise d’une durée de 120 heures à l’école de cuisine de Pattaya).

[10]  Quand elle a commencé à travailler au restaurant Lana’s, la demanderesse envisageait également la possibilité de s’installer au Canada avec sa famille. Comme je l’ai déjà mentionné, la demanderesse a décidé de se porter candidate au titre de deux programmes d’IRCC différents en même temps. Relativement au PPICA, en septembre 2018, la demanderesse a obtenu une offre d’emploi d’un restaurant du Nouveau‑Brunswick pour travailler comme cuisinière. Elle a ensuite obtenu les autorisations nécessaires de la province du Nouveau‑Brunswick.

[11]  La demanderesse a ensuite présenté une demande de permis de travail à IRCC en mars 2019. Conjointement à cette demande, le mari de la demanderesse a demandé un permis de travail ouvert et sa fille a demandé un permis d’études.

[12]  La demanderesse a présenté deux lettres de confirmation d’emploi pour appuyer sa demande de permis de travail — l’une provenait de l’entreprise privée « Asanova S.V. » et était datée du 2 octobre 2018, et l’autre provenait de l’entreprise Lana’s Business Co. Ltd et était datée du 20 mars 2019. Étant donné que ces lettres sont importantes pour les questions soulevées par les parties, il pourrait être utile d’en présenter le contenu dans son intégralité.

[13]  L’original de la lettre de l’entreprise « Asanova S.V. » était en russe. La demanderesse a fourni une traduction anglaise certifiée conforme. Dans la traduction anglaise, le corps de la lettre indique ce qui suit :

[Traduction]

Par la présente lettre, je confirme qu’Asanova Svetlana Viktorovna a travaillé comme cuisinière à la cantine de l’entreprise privée « Asanova S.V. » pendant la période du 29 décembre 2009 au 13 juillet 2013. Elle y travaillait 48 heures par semaine. Son salaire hebdomadaire moyen était de 10 000 roubles.

Ses principales fonctions étaient les suivantes :

  supervision des opérations de la cuisine;

  préparation des aliments et cuisson des plats;

  inventaire et inspection des aliments et de l’équipement;

  établissement des horaires de travail et supervision du personnel en cuisine;

  embauche et formation du personnel;

  élaboration du menu;

  contrôle des stocks et commande des aliments et des fournitures.

[14]  La lettre portait la signature du comptable et directeur des ressources humaines et indiquait un numéro de téléphone pour le joindre.

[15]  La lettre de Lana’s Business Co. Ltd était en anglais. Le corps de cette lettre indique ce qui suit :

[Traduction]

Par la présente lettre, je confirme qu’Asanova Svetlana travaille comme sous‑chef au restaurant Lana’s, « Lana’s Business Co. Ltd », depuis août 2018 jusqu’à aujourd’hui. Elle travaille actuellement 48 heures par semaine et gagne actuellement 10 000 THB par semaine. Les principales responsabilités du sous‑chef et du cuisinier sont, entre autres, les suivantes :

  préparer et faire cuire des repas complets;

  établir les horaires des aides de cuisine et les superviser;

  superviser le travail des cuisiniers et d’autres travailleurs en cuisine;

  superviser les opérations de la cuisine;

  tenir l’inventaire des aliments et des fournitures;

  nettoyer la cuisine et les aires de travail;

  dresser des menus, déterminer les portions, évaluer les besoins en aliments et le coût des aliments, et faire le suivi et les commandes du matériel nécessaire.

[16]  La lettre portait la signature du comptable et directeur des ressources humaines et indiquait un numéro de téléphone pour le joindre.

[17]  Un agent d’IRCC de la Section de la migration de l’ambassade du Canada à Bangkok a examiné la demande de permis de travail. À la suite de son examen, l’agent a envoyé à la demanderesse une lettre relative à l’équité procédurale datée du 21 mai 2019, dans laquelle il exprime des doutes quant à l’authenticité des déclarations de la demanderesse.

[18]  La lettre du 21 mai 2019 disait essentiellement ce qui suit :

[traduction]

La présente lettre concerne votre demande de permis de travail.

Votre demande et vos documents ont été examinés, et il semble que vous ne satisfaites pas aux exigences d’immigration au Canada.

En vertu de l’alinéa 40(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) :

40(1)  Emportent interdiction de territoire pour fausses déclarations les faits suivants :

a)  directement ou indirectement, faire une présentation erronée sur un fait important quant à un objet pertinent, ou une réticence sur ce fait, ce qui entraîne ou risque d’entraîner une erreur dans l’application de la présente loi.

Plus précisément, j’ai des doutes concernant la véracité des faits importants suivants :

  Les renseignements fournis dans vos lettres de confirmation d’emploi ne semblent pas authentiques.

S’il est conclu que vous avez fait de fausses déclarations dans votre demande, vous pourriez être déclarée interdite de territoire en vertu de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR. Cela signifierait que vous seriez interdite de territoire au Canada pendant cinq ans en vertu de l’alinéa 40(2)a) de la LIPR.

Je vous offre la possibilité de dissiper ces doutes. Vous avez sept jours à compter de la date de la présente lettre pour fournir des renseignements supplémentaires pertinents.

[19]  Cette lettre a été envoyée à la demanderesse par courrier électronique le 21 mai 2019. La demanderesse a immédiatement répondu par courrier électronique, en disant qu’elle [traduction] « aimerait fournir des renseignements supplémentaires », mais en demandant [traduction] « pourriez‑vous préciser les documents dont vous avez besoin pour ma demande? » L’agent d’IRCC a répondu ce qui suit par courrier électronique le jour suivant : [traduction] « Vous pouvez soumettre tous les documents de votre choix pour dissiper les doutes exprimés dans notre lettre d’hier ».

[20]  La demanderesse a ensuite fourni des documents qui, selon sa lettre de présentation, [traduction] « confirment et précisent mon expérience professionnelle passée et actuelle ». Les documents fournis étaient les suivants :

  • L’original (en russe) et la traduction anglaise d’une lettre datée du 23 mai 2019 du fonds de pension de la Fédération de Russie confirmant les cotisations de pension au nom de la demanderesse pendant des périodes allant du 28 décembre 2009 au 26 mai 2015.
  • Les originaux (en russe) et les traductions anglaises des relevés de revenus annuels de l’entrepreneure privée Asanova Svetlana Viktornova des années 2010 (datés du 13 avril 2011), 2011 (datés du 9 avril 2012), 2012 (datés du 16 avril 2013) et 2013 (datés du 23 avril 2014).
  • Un contrat de travail (en anglais) daté du 21 août 2018, entre la demanderesse et Lana’s Business Co. Ltd. Le contrat portait la signature de la demanderesse et du directeur général de Lana’s Business Co. Ltd. Le contrat décrit, entre autres, les fonctions de la demanderesse en tant que sous‑chef dans les termes suivants :
  • o préparer et faire cuire des repas complets;

  • o établir les horaires des aides de cuisine et les superviser;

  • o superviser le travail des cuisiniers et d’autres travailleurs de cuisine;

  • o superviser les opérations de la cuisine;

  • o tenir l’inventaire des aliments et des fournitures;

  • o nettoyer la cuisine et les aires de travail;

  • o dresser des menus, déterminer les portions, évaluer les besoins en aliments et le coût des aliments, et faire le suivi et les commandes du matériel nécessaire.

  • Une lettre du comptable et directeur des ressources humaines de Lana’s Business Co. Ltd datée du 22 mai 2019, indiquant le salaire mensuel de la demanderesse d’août 2018 à avril 2019.
  • Les documents relatifs à la retenue et au versement mensuels de l’impôt sur le revenu par Lana’s Business Co. Ltd de septembre 2018 à avril 2019. Les originaux étaient en thaï et la demanderesse a fourni des traductions anglaises. Les reçus joints aux versements de septembre et octobre 2018 étaient tous deux datés du 31 octobre 2018. Les reçus joints aux autres versements étaient tous datés du 23 mai 2019.

III.  LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[21]  La demanderesse a appris, dans la lettre datée du 5 juin 2019, que sa demande de permis de travail était refusée, parce qu’elle avait dans sa demande fait une présentation erronée sur un fait important ou une réticence sur ce fait. Après la citation des alinéas 40(1)a) et b) de la LIPR, la lettre indique ce qui suit :

[traduction]

Dans votre demande, vous avez fait une présentation erronée ou avez manifesté une réticence sur les faits importants suivants :

  Les renseignements fournis dans vos lettres de confirmation d’emploi ne semblent pas authentiques.

La présentation erronée ou la réticence sur ce ou ces faits importants a entraîné ou aurait pu entraîner des erreurs dans l’application de la Loi parce qu’un permis de travail aurait pu être délivré à une personne qui ne répond pas aux exigences de l’offre d’emploi et un visa aurait pu être délivré à une personne interdite de territoire.

À la suite de notre lettre du 21 mai 2019, vous avez eu la possibilité de dissiper les doutes. J’ai examiné attentivement votre réponse, mais elle ne les dissipe pas.

[22]  La lettre réitère ensuite que, par conséquent, la demanderesse est interdite de territoire au Canada pendant une période de cinq ans.

[23]  Les notes de l’agent dans le Système mondial de gestion des cas [le SMGC] concernant la demande fournissent des renseignements supplémentaires sur les doutes initiaux de l’agent relativement aux lettres de confirmation d’emploi de la demanderesse ainsi que les motifs du rejet de la demande et de la conclusion d’interdiction de territoire de la demanderesse pour cause de fausses déclarations. Ces notes seront examinées ci‑après.

IV.  LA NORME DE CONTRÔLE

[24]  La demanderesse conteste la manière dont la décision a été prise et le caractère raisonnable de la décision quant au fond. À mon avis, il y a eu un manquement à l’équité procédurale, et cela suffit pour trancher la demande. Il n’y a donc pas lieu d’examiner le caractère raisonnable de la décision.

[25]  En l’espèce, nul ne conteste la façon dont une cour de révision devrait décider s’il y a eu un manquement à l’équité procédurale. La cour de révision doit procéder à sa propre analyse du processus suivi et décider si la manière dont la décision a été prise était équitable compte tenu de toutes les circonstances pertinentes. En pratique, il s’agit de la même chose que d’appliquer la norme de contrôle de la décision correcte (voir Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 34 et 50; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au paragraphe 54; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 43; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, aux paragraphes 33 à 56; et Elson c Canada (Procureur général), 2019 CAF 27, au paragraphe 31). Cela dit, invoquer une norme de contrôle n’est pas vraiment pertinent ici. En fin de compte, ce qui importe, c’est de savoir « si l’équité procédurale a été respectée ou non » (Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196, au paragraphe 35).

V.  DISCUSSION

A.  Principes généraux

[26]  Dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, la Cour suprême du Canada a conclu (au paragraphe 22) que « les droits de participation faisant partie de l’obligation d’équité procédurale visent à garantir que les décisions administratives sont prises au moyen d’une procédure équitable et ouverte, adaptée au type de décision et à son contexte légal institutionnel et social, comprenant la possibilité donnée aux personnes visées par la décision de présenter leurs points de vue complètement ainsi que des éléments de preuve de sorte qu’ils soient considérés par le décideur. » De plus, les valeurs qui sous‑tendent l’obligation d’équité « relèvent du principe selon lequel les personnes visées doivent avoir la possibilité de présenter entièrement et équitablement leur position, et ont droit à ce que les décisions touchant leurs droits, intérêts ou privilèges soient prises à la suite d’un processus équitable, impartial et ouvert, adapté au contexte légal, institutionnel et social de la décision » (au paragraphe 28).

[27]  L’obligation d’équité procédurale en common law est « souple et variable » (Baker, au paragraphe 22). Il faut tenir compte de plusieurs facteurs pour décider des conditions à respecter dans les circonstances d’une affaire donnée, notamment : 1) la nature de la décision recherchée; 2) la nature du régime législatif dans le cadre duquel la décision a été prise; 3) l’importance de la décision pour la ou les personnes visées; 4) les attentes légitimes de la partie qui conteste la décision; et 5) les procédures que le décideur a lui‑même suivies ainsi que ses contraintes institutionnelles (Baker, aux paragraphes 21 à 28).

[28]  En appliquant ces facteurs, les cours de révision ont systématiquement conclu que, dans le cas des demandes de visas, les exigences en matière d’équité procédurale se situent à l’extrémité inférieure du continuum (Sepehri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1217, au paragraphe 3; Asl c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1006, au paragraphe 23). L’agent des visas est tenu de faire preuve d’équité procédurale envers tout demandeur, mais ce qui est exigé pour assurer l’équité de la procédure est atténué par le fait que la question généralement en litige consiste à décider si le demandeur sera autorisé à visiter le Canada, ou à travailler, à y étudier ou à s’y installer — des privilèges accordés aux ressortissants étrangers par la LIPR et les règlements connexes dans des circonstances précises.

[29]  Malgré cela, l’équité procédurale exige au minimum qu’une personne qui demande un visa ait la possibilité de participer de façon utile au processus de demande. Par conséquent, l’obligation d’équité procédurale peut imposer qu’un demandeur ait la possibilité de répondre aux préoccupations d’un décideur lorsque ces préoccupations vont au‑delà de la simple question de savoir si la loi ou les exigences connexes sont respectées au regard de la demande (Hassani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1283, au paragraphe 24). Lorsque, par exemple, le demandeur n’est pas au courant de l’existence ou du motif des doutes, l’équité procédurale peut exiger qu’un avis préalable des doutes soit donné avant qu’une décision ne soit prise afin de donner au demandeur l’occasion de dissiper les doutes de l’agent. Voir Talpur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 25, au paragraphe 21; Mohammed c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 326, aux paragraphes 25 et 26; et Bui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 440 au paragraphe 27.

[30]  En outre, lorsque les doutes portent sur l’authenticité des déclarations, l’importance d’avoir une possibilité véritable de les dissiper est évidente compte tenu des conséquences possibles d’une conclusion de fausses déclarations : voir Toki c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 606, au paragraphe 17, et Ntaisi c Canada (Citizenship and Immigration), 2018 CanLII 73079 (CF), au paragraphe 10. En cas de conclusion de fausses déclarations, un demandeur se verra non seulement refuser le visa qu’il a demandé, mais il sera également interdit de territoire au Canada pendant les cinq ans qui suivent. Il ne fait aucun doute qu’il s’agit là d’une conséquence importante (voir Baker, au paragraphe 25). Des doutes concernant l’authenticité de déclarations appellent donc un niveau ou un degré plus strict d’équité procédurale que le niveau ou degré qui s’applique dans les demandes de visas, où le problème ne se pose pas : voir Likhi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 171, au paragraphe 27.

[31]  Souvent, lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour doit décider si une lettre relative à l’équité procédurale aurait dû être envoyée alors qu’elle ne l’a pas été. En l’espèce, cependant, une lettre relative à l’équité procédurale a été envoyée à la demanderesse. La Cour est donc appelée à décider si la lettre satisfait réellement aux exigences en matière d’équité procédurale. Il convient d’adopter une approche fonctionnelle pour répondre à la question.

[32]  L’objet d’une lettre relative à l’équité procédurale [traduction« est de fournir suffisamment de renseignements au demandeur pour qu’une réponse pertinente puisse être produite » (Ntaisi, au paragraphe 6). Par conséquent, pour évaluer si les exigences en matière d’équité procédurale ont été respectées, la question est la suivante : la lettre a‑t‑elle informé la partie concernée des doutes du décideur? Ce n’est que si elle l’a fait que l’on peut dire que la lettre a donné à la partie concernée une possibilité véritable de dissiper les doutes du décideur. Cela signifie que si le décideur avait des doutes particuliers sur certains aspects d’une demande, la lettre relative à l’équité procédurale devait indiquer plus que des doutes généraux. Elle devait énoncer les doutes du décideur avec suffisamment de clarté et de précision pour que la partie concernée ait une possibilité véritable de les dissiper. Voir AB c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 134, aux paragraphes 53 et 54; Punia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 184, au paragraphe 62; Toki, au paragraphe 25; et ma décision dans l’affaire Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 809, au paragraphe 39.

B.  Les principes applicables

[33]  Pour évaluer si le processus dont a bénéficié la demanderesse était équitable, la « question fondamentale » est celle de savoir si elle connaissait la preuve à réfuter et si elle a eu une possibilité complète et équitable d’y répondre (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée, au paragraphe 56). La demanderesse m’a convaincu qu’elle ne savait pas ce qu’elle devait démontrer pour dissiper les doutes de l’agent relatifs à ses lettres d’emploi, même si elle a reçu ce qui se voulait être une lettre relative à l’équité procédurale. Plutôt que de faire part à la demanderesse des doutes de l’agent, comme elle aurait dû le faire, la lettre n’a pas exprimé les doutes de l’agent d’une manière qui a donné à la demanderesse une possibilité véritable de les dissiper.

[34]  Pour établir l’insuffisance de la lettre relative à l’équité procédurale, il suffit d’en comparer le contenu avec les notes que l’agent a enregistrées dans le SMGC.

[35]  L’agent a consigné trois observations précises concernant les lettres d’emploi dans les notes enregistrées dans le SMGC.

[36]  Premièrement, la seule présence en ligne que l’agent a trouvée du restaurant Lana’s ou de l’entreprise de la demanderesse en Russie était des mentions sur la page Facebook de la demanderesse. Sur cette page, sous la rubrique [traduction« À propos de Svetlana Asanova », l’agent a trouvé ce qui suit :

[traduction]

  Lana’s Restaurant

Août 2018 à aujourd’hui – Pattaya

  Services de traiteur Asanova

Superviseure de restaurant du 26 mai 2015 au 26 mai 2016 – Kemerovo

  Cantine Russia

Cuisinière et superviseure, du 29 décembre 2009 au 25 mai 2015 – Kemerovo

  Travail indépendant Grazhinsky

Gérante des ventes, de juin 2007 à décembre 2009 – Kemerovo

[37]  L’agent a cependant constaté que le lien vers le restaurant Lana’s [traduction« ne contient aucun renseignement, ni adresse, ni emplacement, ni renseignement de nature commerciale ». Il n’y avait [traduction« rien » non plus au bout des liens concernant l’autre emploi déclaré. L’agent ne semble pas avoir pris d’autres mesures pour vérifier si les entreprises en question avaient existé ou non. (L’agent ne semble pas avoir tenu compte des différences entre les dates d’emploi sur la page Facebook et celles fournies dans la demande de permis de travail.)

[38]  Deuxièmement, l’agent a constaté qu’il y avait une [traduction« ressemblance frappante » entre les conditions d’emploi figurant dans la lettre du restaurant Lana’s et celles figurant dans la lettre de l’entreprise privée de la demanderesse en Russie.

[39]  Troisièmement, l’agent a constaté que la description des fonctions de la demanderesse au restaurant Lana’s était [traduction« reprise presque mot pour mot » de la description de « cuisiniers/cuisinières » dans la Classification nationale des professions (CNP) de 2016 du gouvernement du Canada. De même, la formulation de la lettre de travail indépendant était également [traduction« très proche » de la formulation de la CNP.

[40]  Ces observations ont amené l’agent à tirer deux conclusions provisoires. Premièrement, [traduction« l’absence totale » de preuve en ligne du travail indépendant de la demanderesse (à part celle générée par la demanderesse elle‑même sur sa page Facebook) [traduction« soulève des doutes quant à l’authenticité des renseignements fournis dans la lettre de confirmation d’emploi ». Deuxièmement, en l’absence de [traduction« toute preuve en ligne indépendante de l’existence du restaurant Lana’s autre que celle générée par la demanderesse », l’agent n’était [traduction« pas convaincu de l’existence du restaurant Lana’s ». Par conséquent, l’agent a estimé [traduction« que les renseignements fournis dans la lettre de confirmation d’emploi n’étaient pas authentiques ». L’agent a donc envoyé une lettre relative à l’équité procédurale à la demanderesse.

[41]  Les notes de l’agent concernant les documents que la demanderesse a soumis en réponse à la lettre relative à l’équité procédurale montrent un changement subtil, mais important, dans les doutes de l’agent. Les doutes de l’agent portaient au départ sur l’existence de l’entreprise de la demanderesse en Russie et du restaurant Lana’s en Thaïlande, mais, après avoir examiné les nouveaux renseignements, l’agent a douté plus particulièrement de la nature de l’expérience de la demanderesse au sein de ces entreprises. Par exemple, l’agent a relevé (à juste titre) que les documents relatifs à la pension et aux revenus n’apportaient rien sur l’expérience réelle de la demanderesse en matière d’emploi en Russie. En outre, l’agent a constaté que les termes du contrat de travail avec Lana’s Business Co. Ltd étaient tirés textuellement de la CNP et en a déduit que le document [traduction] « a été produit dans le but de soutenir la demande plutôt que comme un véritable contrat de travail ».

[42]  Comme nous l’avons vu, l’agent a eu d’abord des doutes quant à l’existence même du restaurant Lana’s. Il est certain que s’il n’existe pas, la demanderesse ne peut pas y avoir travaillé comme sous‑chef. En réponse à la lettre relative à l’équité procédurale, la demanderesse a fourni la preuve qu’elle travaillait chez Lana’s Business Co. Ltd, une entreprise qui exerce ses activités sous le nom de Lana’s Restaurant, et cette preuve a permis de conclure que, dans les faits, Lana’s Business Co. Ltd (et donc Lana’s Restaurant) existe bel et bien. (Comme l’a souligné l’avocat de la demanderesse, les deux versements de taxes qui ont précédé la lettre relative à l’équité procédurale ont été particulièrement probants à cet égard). Dans une mesure limitée, à tout le moins, la demanderesse a dissipé les doutes de l’agent quant à l’existence de Lana’s Restaurant. Toutefois, c’était essentiellement une question de chance, car la formulation de la lettre relative à l’équité procédurale, qui disait que [traduction« les renseignements fournis dans vos lettres de confirmation d’emploi ne semblent pas authentiques », n’a pas du tout informé la demanderesse du doute particulier concernant l’existence du restaurant Lana’s. Si elle y travaillait effectivement (comme elle l’a affirmé), elle n’avait aucune raison de penser que son travail pouvait être mis en doute. De plus, la lettre n’a pas fait part à la demanderesse des doutes de l’agent sur le travail que la demanderesse y accomplissait réellement (ni sur la nature de son travail en Russie, d’ailleurs). La lettre ne donnait aucune indication des doutes de l’agent soulevés par la ressemblance des deux lettres de confirmation d’emploi, ni par la ressemblance des descriptions de poste dans ces lettres avec le texte de la CNP. Par conséquent, la demanderesse n’a pas eu une véritable possibilité de dissiper ces doutes, si elle le pouvait, ni de prouver qu’elle avait effectivement l’expérience de cuisinière qu’elle affirmait avoir.

[43]  Bien que les doutes de l’agent se soient précisés après réception des renseignements supplémentaires fournis par la demanderesse, ces doutes étaient présents à l’esprit de l’agent avant l’envoi de la lettre relative à l’équité procédurale. Sans surprise, les renseignements supplémentaires fournis par la demanderesse n’ont pas du tout dissipé les doutes de l’agent. Une explication détaillée des doutes de l’agent n’était pas nécessaire. Un résumé des observations de l’agent sur le contenu des lettres de confirmation d’emploi et des préoccupations précises qui découlaient de ces observations aurait très bien pu suffire pour informer la demanderesse des doutes qu’elle devait dissiper. L’équité procédurale aurait également été renforcée si l’agent avait été explicite sur ses doutes concernant l’existence même du restaurant Lana’s. La déclaration vague contenue dans la lettre du 21 mai 2019 n’a fait ressortir aucun des doutes de l’agent avec précision, et, par conséquent, la demanderesse n’a pas eu de possibilité véritable de les dissiper. Il y a donc eu manquement à l’équité procédurale.

VI.  CONCLUSION

[44]  Pour les motifs qui précèdent, la Cour accueille la demande de contrôle judiciaire. La décision datée du 5 juin 2019 est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen.

[45]  Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR, et je conviens que l’affaire n’en soulève pas.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑4542‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision datée du 5 juin 2019 est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen.

  3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Isabelle Mathieu


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4542‑19

 

INTITULÉ :

SVETLANA ASANOVA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE LE 7 DÉCEMBRE 2020 DEPUIS OTTAWA (ONTARIO) (LA COUR) ET TORONTO (ONTARIO) (LES PARTIES)

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 21 DÉCEMBRE 2020

 

COMPARUTIONS :

Ronald Poulton

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Suzanne Bruce

 

POUR LE DÉFENDEUr

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Poulton Law Office

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUr

 

 

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