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Date : 20201223


Dossier : T‑66‑19

Référence : 2020 CF 1184

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 décembre 2020

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

SHERRI MCKENZIE, DARREN MERCREDI ET RUBI SHIRLEY

demandeurs

et

LE CHEF ET LE CONSEIL DE LA PREMIÈRE NATION CRIE MIKISEW, ARCHIE WAQUAN, RAYMOND RANDY MARTEN, CALVIN WAQUAN ET SALLY JOAN WHITEKNIFE

 

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une résolution du conseil de bande de la Première Nation crie Mikisew [la PNCM], datée du 11 décembre 2018, par laquelle les demandeurs Sherri McKenzie, Darren Mercredi et Rubi Shirley ont été suspendus de leurs fonctions à titre de conseillers de bande de la PNCM.

Les faits

[2] La PNCM est une bande indienne au sens de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I‑5. En 1996, elle a adopté le Règlement électoral coutumier de la Première Nation crie Mikisew [le Règlement électoral], qui prescrit que la PNCM est régie par un conseil composé d’un chef et de six conseillers. Le quorum du conseil s’entend de quatre membres du conseil, dont au moins un est le chef ou le sous‑chef (art 3.1, 2.0s)).

[3] À l’élection du 20 juin 2017, les demandeurs et les défendeurs Sally Whiteknife, Randy Marten et Calvin Waquan ont été élus conseillers, et Archie Waquan a été élu chef de la PNCM.

[4] Peu après l’élection, un conflit est survenu entre les demandeurs, d’une part, et le chef et les autres conseillers, d’autre part.

[5] Lors d’une réunion du chef et du conseil tenue le 27 novembre 2018, une pétition demandant la destitution de la conseillère Sally Whiteknife et du conseiller Randy Marten [la pétition], signée par 100 membres de la PNCM, a été présentée. Il était allégué, dans la pétition, que Sally Whiteknife et Randy Marten ne résidaient pas sur les terres de réserve de la PNCM, comme l’exige l’article 14.1 du Règlement électoral, et qu’il s’agissait d’un motif de destitution, selon le sous‑alinéa 15.1b)(v). La pétition indiquait que, suivant l’article 15.3 du Règlement électoral, le conseil était tenu, sur réception d’une telle pétition, de convoquer une assemblée extraordinaire pour examiner la demande de destitution.

[6] Selon la preuve des demandeurs, particulièrement l’affidavit de Rubi Shirley, souscrit le 9 janvier 2019 [l’affidavit de Mme Shirley], une réunion extraordinaire du chef et du conseil de la PNCM a été tenue le 28 novembre 2018, et une motion visant la suspension des conseillers Whiteknife et Marten, en attendant qu’une enquête soit menée, a été présentée et adoptée. Or, je note que le dossier dont je suis saisie ne contient aucune résolution du conseil de bande étayant cette déclaration. Au lieu, la pièce 3 de l’affidavit de Mme Shirley est un [traduction] « affidavit des faits – procès‑verbal et description des événements au 29 novembre 2018 », qui indique que le chef a accepté la motion visant la suspension des conseillers Whiteknife et Marten, présentée par le conseiller Mercredi, et que le chef et les demandeurs ont voté en faveur. Cet affidavit des faits est signé par les trois conseillers demandeurs, un aîné et un membre de la bande, mais non par le chef. Il semble que, peu après, les demandeurs ont remis aux conseillers Whiteknife et Marten des lettres de suspension, datées du 28 novembre 2018, les informant qu’ils étaient suspendus immédiatement en attendant le résultat d’une enquête.

[7] À l’inverse, selon la preuve des défendeurs, le 28 novembre 2018, le chef et le conseil de la PNCM ont tenu une réunion ordinaire avec le département des relations gouvernementales et industrielles de la PNCM, pour discuter de son rapport trimestriel. Il ne s’agissait pas d’une réunion extraordinaire convoquée en lien avec la pétition. À la suite de cette réunion, la directrice générale de la PNCM, Doreen Cardinal, a été informée de la pétition; les dispositions pertinentes du Règlement électoral (art 15) ont été examinées, et la directrice générale a été chargée d’obtenir un avis juridique sur la validité de la pétition. Selon l’affidavit de Doreen Cardinal daté du 10 janvier 2019 [l’affidavit de Mme Cardinal], une résolution du conseil de bande, datée du 28 novembre 2018 et signée par le chef Waquan et les conseillers Whiteknife, Marten et Calvin Waquan, a été publiée à cet égard. Selon les défendeurs, aucune résolution adoptée par le conseil de bande n’a suspendu les conseillers Whiteknife et Marten. L’avis juridique demandé a été fourni le 3 décembre 2018 par Rath & Company.

[8] Entretemps, soit entre le 29 novembre et le 5 décembre 2018, des courriels ont été échangés. Le 29 novembre et le 4 décembre 2018, le chef Waquan a envoyé aux conseillers des courriels les informant que les conseillers Whiteknife et Marten n’avaient pas en fait été suspendus et qu’un avis juridique avait été demandé d’urgence, conformément à l’article 15.4 du Règlement électoral. Il a indiqué que toutes les lettres au nom de la Première Nation nécessitaient sa signature jusqu’au règlement de la question, et qu’on ne devait pas les envoyer au nom de la PNCM. Dans leur réponse du 4 décembre 2018, les demandeurs ont fait valoir entre autres que la majorité du conseil de bande avait décidé, à une réunion extraordinaire tenue le 28 novembre 2018, de suspendre les deux conseillers jusqu’à ce qu’un avis juridique soit reçu, et que le chef s’était prononcé en faveur de la décision.

[9] De plus, le 6 décembre 2018, Rubi Shirley a envoyé un courriel au chef et aux conseillers demandant la tenue d’une réunion extraordinaire l’après‑midi même. Le chef Waquan et le conseiller Calvin Waquan ont tous deux répondu au courriel de Mme Shirley, lui disant qu’elle n’avait pas donné un préavis suffisant pour une réunion extraordinaire et faisant savoir que le chef Waquan était en réunion à Ottawa et qu’aucune assemblée du chef et du conseil ne serait tenue avant la réception de l’avis juridique. Aucune réunion n’a eu lieu le 6 décembre.

[10] Le 10 décembre, Rubi Shirley a envoyé au chef et aux conseillers un courriel demandant la tenue d’une réunion extraordinaire le jour même pour discuter de deux ou trois [traduction] « points importants ». En réponse au courriel de Mme Shirley, le conseiller Calvin Waquan a indiqué qu’une réunion ordinaire était déjà prévue pour le lendemain, soit le 11 décembre 2018.

[11] Malgré cela, les conseillers Shirley, Mercredi et McKenzie se sont réunis le 10 décembre au bureau de la bande de la PNCM et ont prétendument adopté une motion mettant fin à l’emploi de Doreen Cardinal à titre de directrice générale. M. Mercredi a ensuite remis à Doreen Cardinal une lettre de congédiement datée du 10 décembre. La lettre portait l’en‑tête de la PNCM et était signée par tous les demandeurs en leur qualité de conseillers. Elle comportait également le nom du chef Archie Waquan, mais pas sa signature. Dans son affidavit, Mme Cardinal a affirmé avoir communiqué immédiatement avec le chef Waquan, qui lui a dit qu’elle n’avait pas été congédiée et qu’elle devait se présenter au travail le lendemain.

[12] Les choses ne se sont pas améliorées le lendemain.

[13] La réunion du chef et du conseil a été tenue comme prévu le matin du 11 décembre 2018 au bureau de la bande. Tous les conseillers et le chef étaient présents. La réunion était houleuse; certains membres ont refusé de quitter la salle de conférence, et la séance a été ajournée. La réunion a repris, ou une nouvelle réunion a été convoquée, l’après‑midi même au domicile du chef Waquan. Le chef Waquan et les conseillers Whiteknife, Marten et Calvin Waquan ont assisté à cette réunion, au cours de laquelle la résolution du conseil de bande BCR 00461‑702‑2018‑2019‑037 [la résolution en cause] a été adoptée. La résolution en cause dispose que les demandeurs ont manifesté un comportement contraire aux lignes directrices sur le comportement éthique des membres du conseil figurant à l’annexe E du Règlement électoral de la PNCM, car ils ont nui aux activités quotidiennes de la PNCM en prétendant congédier des membres du personnel haut placés, en se livrant à des activités politiques visant à nuire au chef et aux autres conseillers, en formulant de fausses allégations au sujet du chef et des autres conseillers et en prétendant convoquer, sans autorisation, des assemblées générales de la bande dans le but exprès de jeter le discrédit sur le gouvernement de la PNCM. Aux termes de la résolution en cause, les demandeurs ont été suspendus du conseil jusqu’à ce qu’ils reconnaissent que leur comportement était contraire à l’éthique et avait causé un préjudice à la PNCM, et qu’ils présentent une lettre d’excuses suivant le modèle joint à la résolution.

[14] Le lendemain, soit le 12 décembre 2018, d’autres perturbations sont survenues au bureau de la bande. La PNCM a demandé et obtenu une injonction provisoire ex parte, délivrée par la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta le 12 décembre 2018, qui interdisait aux défendeurs nommés, dont Rubi Shirley et Sherri McKenzie, de perturber ou d’entraver l’administration et les activités courantes de la PNCM, ou de nuire à celles‑ci. Le 3 janvier 2019, les personnes visées par l’injonction provisoire ont demandé son annulation, qui a été accordée le 11 janvier 2019.

[15] Le 9 janvier 2019, les demandeurs ont déposé leur demande de contrôle judiciaire pour contester la résolution en cause.

[16] En réponse à ma question à l’audience concernant la participation de M. Mercredi dans le cadre de la présente demande, l’avocat de Mme McKenzie et de Mme Shirley a répondu qu’il représentait uniquement celles‑ci qu’il ne savait pas ce qu’il en était de M. Mercredi. Un examen ultérieur du dossier de la Cour a révélé que, par lettre adressée à la Cour le 27 février 2019, M. Mercredi a fait savoir qu’il souhaitait se retirer du dossier no T‑66‑19 à compter du 19 février 2019. L’avocat qui représentait auparavant tous les demandeurs a demandé d’être retiré des avocats inscrits au dossier, ce qui a finalement été fait. L’avocat inscrit au dossier actuellement ne représente que Mme McKenzie et de Mme Shirley. Aucune mesure officielle n’a été prise pour que le nom de M. Mercredi soit rayé de la liste des demandeurs et que l’intitulé soit révisé, mais M. Mercredi a cessé de participer à la demande. Selon le dossier dont je suis saisie, M. Mercredi a signé la lettre par laquelle il a reconnu que son comportement avait été contraire à l’éthique et s’est excusé, et il a été réintégré dans ses fonctions de conseiller le 19 février 2019. Rien ne porte à croire que M. Mercredi cherche encore à obtenir réparation par voie de la présente demande.

[17] À l’audience, l’avocat de Mme McKenzie et de Mme Shirley a indiqué qu’une nouvelle élection avait eu lieu le 27 août 2020, soit après le dépôt de la demande de contrôle judiciaire. Le nouveau chef et les nouveaux conseillers ont été assermentés le 12 septembre 2020. Mme McKenzie a été réélue. Mme Shirley s’était également portée candidate, mais n’a pas été réélue. En conséquence, l’avocat de Mme McKenzie et de Mme Shirley a indiqué que ses clientes ne demandaient plus, à titre de réparation, à être réintégrées dans leurs fonctions. Elles sollicitent une ordonnance annulant la résolution en cause et une déclaration portant qu’elles auraient dû être réintégrées dans leurs fonctions et qu’elles ont droit au salaire qu’elles auraient dû toucher entre la date de leur suspension et la date de l’élection du nouveau conseil.

La décision faisant l’objet du contrôle

[18] La résolution en cause est ainsi libellée, en partie :

[traduction]

ATTENDU que le chef et le conseil de la Première Nation crie Mikisew ont été élus pour représenter les électeurs de la Première Nation crie Mikisew et sont habilités à agir en son nom;

ATTENDU que les pouvoirs du conseil sont exercés conformément à la Loi sur les Indiens;

ATTENDU que les responsabilités du conseil se limitent à celles prévues expressément dans la Loi sur les Indiens;

ATTENDU que le conseil s’est réuni sur convocation en bonne et due forme le 11 décembre 2018;

ATTENDU que Rubi Shirley, Darren Mercredi et Sherri McKenzie se sont livré à un comportement contraire aux LIGNES DIRECTRICES SUR LE COMPORTEMENT ÉTHIQUE FIGURANT À L’ANNEXE E DU RÈGLEMENT ÉLECTORAL COUTUMIER DE LA PREMIÈRE NATION CRIE MIKISEW, car ils ont nui aux activités quotidiennes de la PNCM en prétendant congédier des membres du personnel haut placés, en se livrant à des activités politiques visant à nuire au chef et aux autres conseillers, en formulant de fausses allégations au sujet du chef et des autres conseillers et en prétendant convoquer, sans autorisation, des assemblées générales de la bande dans le but exprès de jeter le discrédit sur le gouvernement de la PNCM;

IL EST RÉSOLU :

que Rubi Shirley, Darren Mercredi et Sherri McKenzie sont par la présente suspendus du conseil de la PNCM jusqu’à ce qu’ils reconnaissent que leur comportement était contraire à l’éthique et a causé un préjudice à la PNCM, à ses membres, à son chef et à son conseil, et qu’ils présentent leurs excuses au moyen de la lettre ci‑jointe;

que le versement des salaires, des honoraires et des dépenses de Rubi Shirley, Darren Mercredi et Sherri McKenzie est par la présente suspendu;

que les services de Jeff Rath seront retenus pour régler toute question ou réclamation découlant de toute pétition ou suspension de Rubi Shirley, Darren Mercredi et Sherri McKenzie, ou de personnes affiliées.

Le quorum est de quatre (4) membres du conseil.

[19] Les noms du chef et de tous les conseillers figurent sur la résolution en cause, mais celle‑ci porte uniquement les signatures du chef Waquan et des conseillers Whiteknife, Marten et Calvin Waquan.

[20] La lettre mentionnée dans la résolution en cause figure également au dossier :

[traduction]

Objet : Lettre de reconnaissance de comportement contraire à l’éthique et de présentation d’excuses

Monsieur le chef, mesdames et messieurs les conseillers,

La présente lettre a pour objet de reconnaître que je soussigné, __________________, reconnais avoir eu un comportement contraire aux LIGNES DIRECTRICES SUR LE COMPORTEMENT ÉTHIQUE DES MEMBRES DU CONSEIL.

J’ai nui indûment au fonctionnement quotidien du gouvernement de la Première Nation crie Mikisew en formulant de fausses allégations au sujet du chef et des autres conseillers; j’ai entravé indûment le fonctionnement du gouvernement de la Première Nation crie Mikisew en cherchant à congédier un membre du personnel administratif haut placé de la Première Nation crie Mikisew; je me suis livré(e) à des activités politiques visant directement à nuire au chef et aux autres conseillères dans le but exprès de prendre le contrôle des fonctions du chef et du conseil pour mon propre bénéfice, et j’ai convoqué des assemblées générales de bande, sans l’autorisation du chef et du conseil, dans le but de lancer des attaques personnelles contre le chef et les autres conseillers.

Je reconnais le tort que j’ai causé à la Première Nation crie Mikisew et à ses membres. Je sais que mes actions contreviennent directement aux lignes directrices sur le comportement éthique des membres du conseil. Je présente mes excuses aux membres de la Première Nation crie Mikisew, ainsi qu’au chef et au conseil, pour mon comportement contraire à l’éthique. Je promets de ne jamais plus me livrer à un tel comportement tant que je siégerai en qualité de conseiller(ère) de la Première Nation crie Mikisew.

Je vous prie d’agréer l’expression de mes sentiments distingués.

________________________________

Dispositions législatives applicables

[21] Voici les dispositions pertinentes du Règlement électoral coutumier de la Première Nation crie Mikisew :

[traduction]

PRÉAMBULE

ATTENDU :

[...]

E. que la Première Nation crie Mikisew souhaite maintenant que les coutumes et les traditions de la Nation relatives à l’élection du chef et des conseillers soient intégrées et consignées dans les procédures et les règlements relatifs à la tenue des élections selon la coutume;

[...]

2.0 DÉFINITIONS

Les définitions suivantes s’appliquent au présent règlement, sauf indication contraire expresse :

[...]

  • i) « Sénat des aînés » Les aînés nommés par le conseil et reconnus par les membres de la Première Nation.

[...]

s) « quorum du conseil » Au moins quatre membres du conseil, dont l’un doit être le chef ou le sous‑chef.

3.0 COMPOSITION ET DURÉE DU MANDAT DU CONSEIL

3.1 Composition

La Nation est dirigée par un conseil composé d’un (1) chef et de six (6) conseillers.

15.0 DESTITUTION DU CHEF OU DES CONSEILLERS

15.1 Motifs de destitution

Le chef ou les conseillers peuvent être démis de leurs fonctions pour les motifs suivants :

a) [...]

b) En cours de mandat, le chef ou le conseiller :

(i) se présente aux réunions du conseil, aux assemblées communautaires ou aux événements publics dans un état d’ébriété ou en affichant un comportement désordonné ou irresponsable, entravant ainsi la conduite des affaires ou jetant le discrédit sur la Première Nation ou le conseil;

[...]

(v) cesse de résider dans les réserves de la Première Nation crie Mikisew ou à Fort Chipewyan;

(ix) refuse de signer ou enfreint le code d’éthique du chef et des conseillers prévu à l’annexe E.

15.3 Pétition

Sur réception d’une pétition signée par au moins cent (100) électeurs et précisant les motifs pour lesquels la destitution du chef ou du conseiller nommé est demandée, le conseil convoque une assemblée extraordinaire du conseil pour examiner la demande de destitution.

15.4 Résolution

Après examen d’un avis juridique sur la question de savoir si les motifs allégués en vue de la destitution du chef ou d’un conseiller sont visés par les articles 15.1 ou 15.2, le conseil peut, par résolution, énoncer les motifs de la destitution et la date à laquelle la destitution de la personne visée prend effet.

Annexe B

POUVOIRS DU CONSEIL

Les pouvoirs du chef et du conseil sont les suivants :

1. Approuver et appliquer les politiques de gestion et d’administration des affaires de la Première Nation, notamment en ce qui a trait aux finances et à l’administration, au logement, aux terres, à l’éducation, aux programmes sociaux, au développement économique et à d’autres questions connexes.

2. Gérer et protéger de manière responsable les actifs de la Première Nation.

3. Formuler, examiner, approuver et appliquer les règlements administratifs qu’autorise la Loi sur les Indiens, et adopter et approuver des lois conformément aux pouvoirs conférés aux gouvernements autochtones par la Loi constitutionnelle de 1982 (avec ses modifications).

4. Négocier, finaliser et signer les accords financiers et autres entre la Première Nation et les gouvernements du Canada et/ou de l’Alberta.

5. Formuler, examiner et approuver les modifications au code d’appartenance, au Règlement électoral coutumier, aux règlements administratifs, à la législation ou à d’autres lois ou politiques de la Première Nation, avec l’approbation des membres et en consultation avec eux.

6. Voter à titre de fondé de pouvoir présumé pour les membres de la Première Nation crie Mikisew relativement à toutes les actions détenues par ces membres dans toute société ou organisme à but non lucratif de la Première Nation.

7. Mettre sur pied des comités, embaucher du personnel, retenir les services de conseillers et assumer la responsabilité de toute autre décision en matière de gestion ou d’administration nécessaire et accessoire à ce qui précède.

8. Malgré ce qui précède, le conseil ne peut dépasser le budget approuvé par la majorité des électeurs admissibles à l’assemblée générale annuelle de la Première Nation, à moins que l’excédent ne soit approuvé au préalable lors d’une assemblée générale ou d’une rencontre sociale des membres de la Première Nation.

9. Prendre les autres mesures et décisions jugées éventuellement nécessaires pour le bon gouvernement de la Première Nation crie Mikisew

Annexe C

FONCTIONS DU SÉNAT DES AÎNÉS

Le Sénat des aînés exerce les fonctions suivantes :

1. Fournir des conseils et des recommandations au conseil sur les questions qui intéressent la Première Nation.

2. Faire fonction de comité d’appel électoral aux fins de l’application du présent règlement.

Annexe E

LIGNES DIRECTRICES SUR LE COMPORTEMENT ÉTHIQUE DES MEMBRES DU CONSEIL

Le bon fonctionnement du gouvernement démocratique de la Première Nation crie Mikisew nécessite :

(i) que les représentants élus soient indépendants, impartiaux et dûment responsables devant le peuple de la Première Nation crie Mikisew;

(ii) que les règlements administratifs et les politiques soient adoptés et que les décisions soient prises par les voies appropriées par la Première Nation crie Mikisew;

(iii) que le peuple de la Première Nation crie Mikisew ait confiance dans l’intégrité de son gouvernement.

En conséquence, le comportement des membres du conseil doit être assujetti à certains principes et lignes directrices éthiques, afin que les membres du conseil se conforment aux normes les plus élevées dans l’exercice de leur charge publique et qu’ils s’acquittent fidèlement de leurs fonctions.

Les membres du conseil :

  1. doivent se comporter d’une manière conforme aux obligations et aux règlements régissant le comportement des membres du conseil de la Première Nation crie Mikisew;

[...]

4. doivent préserver l’intégrité, la réputation et l’impartialité du conseil en se comportant en tout temps de manière à ne pas déshonorer leur fonction ou jeter le discrédit sur le conseil;

5. ne doivent pas se livrer à des activités contraires à l’éthique qui ne sont pas visées ou expressément interdites par les présentes lignes directrices ou par une loi quelconque;

[...]

En qualité de membre du conseil de la Première Nation crie Mikisew, je conviens de respecter l’esprit et les conditions des présentes lignes directrices et de me comporter en conséquence.

Questions en litige

[22] Selon moi, les questions en litige soulevées par les parties peuvent être formulées ainsi :

Question préliminaire : La présente demande de contrôle judiciaire est‑elle prématurée ou théorique?

Question no 1 : Le chef et le conseil avaient‑ils le pouvoir de suspendre les demandeurs?

Question no 2 : Dans l’affirmative, la suspension des demandeurs était‑elle équitable sur le plan procédural?

Norme de contrôle judiciaire

[23] Les demandeurs n’ont pas présenté d’observations écrites concernant la norme de contrôle. Toutefois, au moment de comparaître devant moi, l’avocat de Mme McKenzie et de Mme Shirley a fait valoir que la norme de la décision raisonnable s’applique à la question de savoir si le chef et le conseil avaient le pouvoir de suspendre les demandeurs, et que la norme de la décision correcte s’applique aux questions liées à l’équité procédurale.

[24] Les défendeurs soutiennent que la décision de suspendre les demandeurs est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable telle qu’elle est établie dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], et soulignent, tout au long de leurs observations, que le contrôle selon la norme de la décision raisonnable exige que la Cour fasse preuve de déférence à l’égard du décideur. Les défendeurs n’ont rien dit sur la norme de contrôle applicable aux questions liées à l’équité procédurale dans leurs observations écrites.

[25] La Cour suprême du Canada a déclaré, dans l’arrêt Vavilov, que la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer chaque fois qu’une cour contrôle une décision administrative (Vavilov, aux para 16, 23, 25). Cette présomption peut être réfutée dans deux types de situations. La première situation est celle où le législateur a prescrit la norme de contrôle applicable ou a prévu un mécanisme d’appel, indiquant ainsi son intention que les cours de justice recourent aux normes applicables en appel (Vavilov, aux para 17, 33). La deuxième situation est celle où la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte. C’est le cas pour certaines catégories de questions, soit les questions constitutionnelles, les questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et les questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs (Vavilov, aux para 17, 53).

[26] À mon avis, la question de savoir si le chef et le conseil avaient la compétence ou le pouvoir de suspendre les demandeurs ne s’inscrit dans aucune des situations qui, selon la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov, nécessitent l’application de la norme de la décision correcte. La Cour suprême a en fait affirmé qu’elle était « d’avis de mettre fin à la reconnaissance des questions de compétence comme une catégorie distincte devant faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte » (aux para 65, 68).

[27] Je note également que, avant l’arrêt Vavilov, la Cour d’appel fédérale a jugé que les questions liées au pouvoir ou à la compétence du chef et du conseil d’une Première Nation de suspendre un conseiller sont assujetties au contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Première Nation de Fort McKay c Orr, 2012 CAF 269 [Orr] au para 12). Après l’arrêt Vavilov, notre Cour a déclaré que cet arrêt ne modifiait pas l’application de la norme de la décision raisonnable à la décision d’un conseil de bande d’une Première Nation concernant ses pouvoirs ou sa compétence de prendre les mesures contestées (Tourangeau c Première Nation de Smith’s Landing, 2020 CF 184 au para 25 [Tourangeau]).

[28] La présomption n’étant pas réfutée, la norme de la décision raisonnable s’applique au pouvoir ou à la compétence du chef et du conseil de la PNMR de suspendre les demandeurs, de même qu’à l’examen de fond de cette décision. La décision doit être révisée sous l’angle de l’intelligibilité, de la justification, et de la transparence (Vavilov, au para 15).

[29] La norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale est celle de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43; Canada c Première Nation d’Akisq’nuk, 2017 CAF 175 au para 19; Gadwa c Première Nation Kehewin, 2016 CF 597 au para 19, conf par 2017 CAF 203; Morin c Nation crie d’Enoch, 2020 CF 696 au para 21; Tourangeau, au para 26).

[30] Lorsque la norme de la décision correcte est appliquée, aucune déférence n’est due au décideur; il appartient à la cour de révision de décider si les droits à l’équité procédurale du demandeur ont été violés (Elson c Canada (Procureur général), 2019 CAF 27 au para 31; Connolly c Canada (Revenu national), 2019 CAF 161 au para 57).

Question préliminaire : La présente demande de contrôle judiciaire est‑elle prématurée ou théorique?

[31] Dans leurs observations écrites, les défendeurs font valoir que la présente demande de contrôle judiciaire est prématurée, Mme McKenzie et Mme Shirley n’ayant pas épuisé tous les recours internes à leur disposition. Ils soutiennent que s’il existe un processus d’appel administratif, les parties ne peuvent demander un contrôle judiciaire (Danyluk c Ainsworth Technologies Inc, 2001 CSC 44), et que les tribunaux n’interviendront dans un processus administratif que dans des circonstances exceptionnelles (Canada (Agence des services frontaliers) c C.B. Powell Limited, 2010 CAF 61 [C.B. Powell]).

[32] Les défendeurs affirment que de nombreux recours internes ont été offerts à Mme McKenzie et à Mme Shirley pour faciliter leur réintégration dans leurs fonctions au sein du conseil, mais qu’elles ne les ont pas exercés. Plus précisément, elles auraient pu négocier les modalités de la lettre de reconnaissance de comportement contraire à l’éthique et de présentation d’excuses jointe à la résolution en cause et la signer, donner suite aux offres de règlement et exercer leur droit d’appel devant le Sénat des aînés. Les défendeurs soutiennent que l’arrêt Vavilov indique qu’il y a lieu de faire preuve de déférence à l’égard des dirigeants de la bande pour ce qui est du règlement des conflits internes, et que l’intervention prématurée des tribunaux est contraire à l’esprit de réconciliation. En l’espèce, la Cour devrait faire preuve d’un degré élevé de retenue, à la fois parce qu’il s’agit d’un processus de règlement d’un conflit interne et parce que les suspensions visaient à favoriser le dialogue. Les suspensions n’ont pas été levées pour la seule raison que Mme McKenzie et Mme Shirley ont refusé de se prévaloir des processus internes ou de se comporter de manière raisonnable.

[33] Selon moi, l’affirmation des défendeurs selon laquelle la présente demande de contrôle judiciaire est prématurée ne peut être retenue.

[34] Dans l’arrêt Strickland c Canada (Procureur général), 2015 CSC 37 [Strickland], la Cour suprême du Canada a confirmé que les juges de notre Cour jouissent d’un pouvoir discrétionnaire pour déterminer s’il y a lieu de procéder à un contrôle judiciaire (para 37‑38). En outre, l’un des motifs discrétionnaires pouvant fonder le refus de procéder à un contrôle judiciaire est l’existence d’une solution de rechange adéquate, comme un droit d’appel prévu dans la procédure d’appel ou de révision applicable (para 40‑41). Néanmoins, bien que l’existence d’un autre recours adéquat soit un des motifs pouvant fonder le refuse de procéder à un contrôle judiciaire, certaines considérations doivent être prises en compte et soupesées pour arriver à cette conclusion :

[42] Ces arrêts énoncent un certain nombre de considérations pertinentes pour décider s’il existe un autre recours ou tribunal approprié qui justifierait le refus discrétionnaire d’entendre une demande de contrôle judiciaire, notamment la commodité de l’autre recours, la nature de l’erreur alléguée, la nature de l’autre tribunal qui pourrait statuer sur la question et sa faculté d’accorder une réparation, l’existence d’un recours adéquat et efficace devant le tribunal déjà saisi du litige, la célérité, l’expertise relative de l’autre décideur, l’utilisation économique des ressources judiciaires et les coûts : Matsqui, par. 37; C.B. Powell Limited c. Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 61 [2011] 2 R.C.F. 332, par. 31; Mullan, p. 430‑431; Brown et Evans, thèmes 3:2110 et 3:2330; Harelkin, p. 588. Pour qu’une autre réparation ou un autre tribunal soit adéquat, il n’est pas nécessaire que la procédure ou la réparation soit identique à celle que permet d’obtenir le contrôle judiciaire. Comme le disent Brown et Evans, [traduction] « dans chaque cas, la cour de révision applique le même critère fondamental : l’autre recours permet‑il en toutes circonstances de trancher le grief du demandeur? »

[35] De plus, il appartient aux tribunaux de cerner et de soupeser les facteurs pertinents dans le contexte d’une affaire donnée. Le tribunal doit tenir compte non seulement de l’autre recours disponible, mais aussi de la pertinence et du caractère opportun du contrôle judiciaire dans les circonstances :

[43] [...] Bref, la question ne consiste pas simplement à décider si quelque autre recours est adéquat, mais également s’il convient de recourir au contrôle judiciaire. En définitive, cela requiert une analyse du type de la prépondérance des inconvénients : Khosa, par. 36; TeleZone, par. 56. Comme l’a dit le juge en chef Dickson au nom de la Cour : « Se demander si l’autre recours disponible est approprié équivaut à examiner l’opportunité d’exercer le pouvoir discrétionnaire d’accorder le contrôle judiciaire recherché. C’est aux tribunaux qu’il appartient d’identifier et de mettre en équilibre les facteurs applicables . . . » (Canada (Vérificateur général), p. 96).

[44] Cette mise en balance devrait prendre en compte les objectifs et les considérations de principe qui sous‑tendent le régime législatif en cause : voir, p. ex., Matsqui, par. 41‑46; Harelkin, p. 595. David Mullan a bien saisi la portée de l’analyse :

[traduction] Bien que les motifs discrétionnaires pouvant fonder le refus d’accorder une réparation soient nombreux, la plupart ont en commun de viser l’atteinte d’un équilibre entre les droits des personnes touchées et les impératifs du processus à l’examen. En particulier, les tribunaux se concentrent sur la question de savoir si la demande de réparation respecte comme il se doit le régime législatif dans le cadre duquel elle est présentée et le processus habituel de contestation de la mesure administrative établi par ce régime et la common law. Si la demande s’écarte inutilement du processus habituel [. . .] les tribunaux refuseront en général la réparation demandée. [Je souligne; p. 447.]

[45] Les facteurs dont il faut tenir compte dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire ne sauraient être réduits à une liste de contrôle ou à un énoncé de règles générales. Tous les facteurs pertinents, situés dans le contexte de l’affaire en cause, doivent être pris en considération.

[36] Comme l’a affirmé la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt C.B. Powell, la jurisprudence établit clairement que, en principe, une personne ne peut s’adresser aux tribunaux qu’après avoir épuisé toutes les voies de recours utiles qui lui sont ouvertes « en vertu du processus administratif » (para 30). De plus :

[31] La doctrine et la jurisprudence en droit administratif utilisent diverses appellations pour désigner ce principe : la doctrine de l’épuisement des recours, la doctrine des autres voies de recours adéquates, la doctrine interdisant le fractionnement ou la division des procédures administratives, le principe interdisant le contrôle judiciaire interlocutoire et l’objection contre le contrôle judiciaire prématuré. Toutes ces formules expriment la même idée : à défaut de circonstances exceptionnelles, les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux tant que le processus administratif suit son cours. Il s’ensuit qu’à défaut de circonstances exceptionnelles, ceux qui sont insatisfaits de quelque aspect du déroulement de la procédure administrative doivent exercer tous les recours efficaces qui leur sont ouverts dans le cadre de cette procédure. Ce n’est que lorsque le processus administratif a atteint son terme ou que le processus administratif n’ouvre aucun recours efficace qu’il est possible de soumettre l’affaire aux tribunaux. En d’autres termes, à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui‑ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés.

[37] Il importe de noter dès le départ que les défendeurs n’ont relevé aucun cadre législatif ou autre qui fournit aux demandeurs ou régit un autre recours interne leur permettant de contester la décision prise par le quorum du conseil de les suspendre par la voie de la résolution en cause, ou d’interjeter appel de cette décision.

[38] Le seul argument des défendeurs touchant le droit d’appel qui s’offre aux demandeurs est que [traduction] « les demandeurs n’ont pas exercé leur droit d’appel auprès du Sénat des aînés ». Toutefois, l’unique référence au Sénat des aînés dans le dossier devant moi se trouve à l’annexe C du Règlement électoral, qui prévoit que les fonctions du Sénat des aînés consistent à fournir des conseils et des recommandations au conseil sur les questions qui intéressent la Première Nation et à faire fonction de comité d’appel électoral aux fins de l’application du Règlement électoral.

[39] Il n’est pas contesté que les demandeurs ont été dûment élus conseillers par les membres de la PNCM. Il ne s’agit donc pas d’une question que le Sénat des aînés peut régler en exerçant le rôle de comité d’appel des élections que lui confère le Règlement électoral.

[40] En outre, le Règlement électoral prévoit la destitution du chef ou des conseillers. Il énonce les motifs de destitution (art 15.1) et l’exigence de présenter une pétition demandant la destitution (art 15.3) et prévoit l’adoption d’une résolution de destitution par le conseil de bande après l’obtention d’un avis juridique (art 15.4). Cette procédure ne prévoit aucun droit d’appel, notamment devant le Sénat des aînés, à l’égard d’une résolution du conseil de bande portant destitution ou suspension d’un conseiller.

[41] Ainsi, le seul processus de contrôle administratif que prévoit le Règlement électoral, à savoir un appel devant le Sénat des aînés siégeant à titre de comité d’appel des élections, ne comprend pas le droit de faire appel d’une résolution du conseil de bande destituant un conseiller. Le Règlement électoral est muet quant à la possibilité de faire appel de la suspension de conseillers élus.

[42] Les défendeurs n’ont présenté aucune observation de fond et n’ont apporté aucune preuve à l’appui du pouvoir inhérent du Sénat des aînés d’entendre les appels relatifs à d’autres questions. Je note en outre que les défendeurs n’ont présenté aucune preuve démontrant qu’ils ont demandé au Sénat des aînés de leur donner des conseils ou des recommandations concernant la résolution en cause.

[43] Selon moi, les défendeurs n’ont pas établi que les demandeurs pouvaient former un appel devant le Sénat des aînés pour contester le pouvoir ou la décision des défendeurs de les suspendre ou encore l’équité procédurale et le caractère raisonnable de la résolution en cause. Les défendeurs n’ont donc pas établi qu’un tel appel est un autre recours adéquat que les demandeurs n’ont pas épuisé.

[44] La doctrine de l’épuisement des recours ne s’applique pas non plus lorsque l’autre recours administratif est inefficace ou ne permet pas de soulever les questions comme il convient. Comme l’a affirmé la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt C.B. Powell, au paragraphe 33 :

Les meilleurs exemples de circonstances exceptionnelles se trouvent dans les très rares décisions récentes dans lesquelles les tribunaux ont accordé un bref de prohibition ou une injonction contre des décideurs administratifs avant le début de la procédure ou au cours de celle‑ci. Les préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale ou de l’existence d’un parti pris, de l’existence d’une question juridique ou constitutionnelle importante ou du fait que les toutes les parties ont accepté un recours anticipé aux tribunaux ne constituent pas des circonstances exceptionnelles permettant aux parties de contourner le processus administratif dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces[.]

[Non souligné dans l’original.]

[45] Dans la décision Whalen c Première Nation no 468 de Fort McMurray, 2019 CF 732 [Whalen], une conseillère a contesté la décision du conseil de la Première Nation no 468 de Fort McMurray de la suspendre. La Première Nation a fait valoir, entre autres, que la demande était prématurée. Le juge Grammond a rejeté l’argument de la prématurité pour diverses raisons, notamment :

[25] Troisièmement, la conseillère Whalen prétend que le conseil était partial et n’avait pas le pouvoir de prendre la décision contestée. Bien que le fait de soulever des questions de compétence et de partialité ne débouche pas sur une exception automatique à la règle de la prématurité, je suis convaincu en l’espèce que le processus mis en place est suffisamment problématique pour mériter un examen rapide par notre Cour. En outre, la jurisprudence en matière de prématurité semble s’être développée principalement dans le contexte de processus décisionnels à caractère adjudicatif, où le processus et la compétence des entités concernées sont définis par la loi. Dans le cas présent, cependant, aucune loi ne prévoit la suspension des conseillers. La décision n’a pas été prise par un organe décisionnel indépendant, tel que le conseil judiciaire d’une Première Nation (comme dans l’affaire Edzerza), mais plutôt par les adversaires politiques de la conseillère Whalen.

[...]

[27] Quatrièmement, donner suite à l’objection concernant la prématurité dans ce cas reviendrait à soustraire à l’examen une catégorie de décisions susceptibles de nuire à la bonne gouvernance des Premières Nations. Il est dans l’intérêt public de statuer sur les pouvoirs des conseils des Premières Nations dans des circonstances similaires.

[46] De même, le Règlement électoral en l’espèce ne traite pas de la question de la suspension d’un conseiller; en outre, comme nous le verrons plus loin, le processus ayant mené à la décision de suspendre les demandeurs était gravement vicié.

[47] En ce qui concerne l’argument des défendeurs selon lequel les demandeurs ont eu la possibilité de bénéficier du « recours interne » consistant à négocier et à signer une lettre de reconnaissance et d’excuses et, partant, que les voies de recours utiles qui leur sont ouverts en vertu du processus administratif n’ont pas été épuisées, il ne peut être retenu. La signature d’une lettre de reconnaissance et d’excuses n’est pas une procédure administrative prévue par le Règlement électoral qui, comme je l’ai déjà mentionné, ne mentionne pas la possibilité pour un conseiller de faire appel de sa suspension. Cette « procédure » semble être une création des défendeurs. Qui plus est, la lettre de reconnaissance de comportement contraire à l’éthique et de présentation d’excuses n’est pas un moyen de régler un différend. La forme de la lettre était dictée aux demandeurs par la résolution en cause, à laquelle elle était jointe. Indépendamment de toute « négociation » éventuelle de ses modalités, la lettre exige essentiellement que les demandeurs reconnaissent le pouvoir des défendeurs de les suspendre, les allégations d’inconduite et de préjudice, et donc la validité de leur suspension. C’était une offre « à prendre ou à laisser » qui ne réglait pas la question sous‑jacente, à savoir le pouvoir du chef et du conseil de suspendre les conseillers et la validité de cette suspension. À mon avis, ce prétendu recours interne n’était pas un processus qui « permet[tait] de soulever des questions et prévoi[yait] des réparations efficaces » (CB Powell, au para 33).

[48] De même, l’argument des défendeurs selon lequel les demandeurs n’ont pas épuisé tous les recours administratifs internes parce qu’ils ont omis de donner suite aux offres de règlement qui leur auraient été présentées, est dénué de fondement. La possibilité de régler un différend qui oppose les parties n’est pas un droit d’appel. Les défendeurs n’ont relevé aucun processus administratif exigeant des efforts de règlement internes.

[49] Pour résumer, il n’existe pas de processus administratif permettant aux demandeurs de contester le pouvoir de suspension des défendeurs et la validité de la résolution en cause. Bien que les préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale et l’existence d’une question de compétence ne constituent généralement pas en soi des circonstances exceptionnelles permettant à une partie d’introduire une demande de contrôle judiciaire avant que le processus administratif ne soit complété, cela n’est vrai que s’il existe un processus permettant de soulever les questions et prévoyant des réparations efficaces (C.B. Powell, aux para 33 et 39). Le Règlement électoral ne prévoit aucun appel, devant le Sénat des aînés ou autrement. En outre, les prétendus recours internes, comme la signature de la lettre de reconnaissance de comportement contraire à l’éthique et de présentation d’excuses, ou une version négociée de celle‑ci, ou encore le règlement de l’affaire par les parties, ne constituent pas des réparations efficaces si les demandeurs ne sont pas disposés à reconnaître ou à accepter les conditions des défendeurs. Ils ne permettent pas non plus aux demandeurs d’aborder la question sous‑jacente du pouvoir du chef et du conseil de suspendre les demandeurs.

[50] Si la négociation et le règlement sont toujours préférables au litige, on ne peut pas les imposer unilatéralement aux demandeurs. À cet égard, il convient de noter que la résolution en cause est datée du 11 décembre 2018. Les défendeurs affirment que les suspensions visaient à [traduction] « favoriser le dialogue » et que [traduction] « [l]es suspensions n’ont pas été levées pour la seule raison que Mme McKenzie et Mme Shirley ont refusé de se prévaloir des processus internes ou de se comporter de manière raisonnable ». En réalité, deux ans se sont écoulés, et Mme McKenzie et Mme Shirley ont été suspendues jusqu’à la fin de leur mandat. Dans les faits, la suspension s’est donc révélée indéfinie et permanente — équivalant en fin de compte à une destitution. Tant que les demandeurs ne signaient pas la lettre de reconnaissance de comportement contraire à l’éthique et de présentation d’excuses ou qu’ils ne parvenaient pas à un règlement aux conditions que les défendeurs jugeaient acceptables, ils demeuraient suspendus, et c’est exactement ce qui s’est produit : Mme McKenzie et Mme Shirley sont demeurées suspendues jusqu’à l’expiration de leur mandat électoral.

[51] À cet égard, lorsqu’ils ont comparu devant moi, les avocats des défendeurs ont fait valoir que la demande de contrôle judiciaire était désormais théorique, qu’il ne s’agissait plus que d’une poursuite en dommages‑intérêts sous le couvert d’une demande de contrôle judiciaire et qu’il serait injuste de laisser l’affaire suivre son cours. Aucune jurisprudence n’a été citée à l’appui de cette position. Notre Cour a toutefois le pouvoir discrétionnaire d’entendre une affaire même si elle est théorique (Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 aux p 353‑363; Démocratie en surveillance c Canada (Procureur général), 2018 CAF 195 aux para 10, 13‑14). En l’espèce, l’expiration du mandat électoral de Mme McKenzie et de Mme Shirley ne règle pas la question de savoir si les défendeurs avaient le pouvoir de les suspendre de leurs fonctions et, dans l’affirmative, s’ils ont manqué à l’équité procédurale. Ces questions demeurent en litige. L’autre mesure de réparation demandée par Mme McKenzie et Mme Shirley dans le cas où la résolution en cause serait annulée par la Cour, à savoir la réintégration dans le poste auquel elles ont été élues, ne peut plus leur être accordée. Cependant, comme la suspension en cause a également entraîné la suspension de la rémunération des demandeurs, le paiement de leur rémunération pendant la suspension demeure lui aussi en litige.

[52] Je suis consciente que les défendeurs affirmaient à l’origine que la demande de contrôle judiciaire était prématurée. Le mandat des demandeurs ayant expiré, les défendeurs allèguent maintenant que la demande est théorique. Cette stratégie a pour effet pratique de mettre les actions des défendeurs — soit la suspension indéfinie de conseillers élus — à l’abri de tout contrôle judiciaire, dans une situation où il n’existe pas non plus de processus administratif interne permettant aux demandeurs de contester le pouvoir des défendeurs à l’égard de la suspension, ainsi que la validité de la résolution en cause. À mon avis, il s’agit en l’espèce d’un cas où la Cour doit exercer son pouvoir discrétionnaire d’entendre l’affaire, même si certains aspects du litige initial sont théoriques.

[53] Pour ces motifs et après examen de l’ensemble des circonstances, je conclus que la demande de contrôle judiciaire n’est pas prématurée, puisque les autres recours invoqués par les défendeurs ne permettent pas de trancher le grief des demandeurs. La demande n’est pas non plus théorique. Même si elle l’était, il s’agit d’une situation en l’espèce où il serait approprié que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire de trancher l’affaire.

Question no 1 : Le chef et le conseil de la PNCM avaient‑ils le pouvoir de suspendre les demandeurs?

Position des demandeurs

[54] Les demandeurs soutiennent que le Règlement électoral ne confère pas au chef et au conseil de la PNCM le pouvoir ou l’autorité de suspendre un conseiller, ou de suspendre les conseillers demandeurs selon la procédure suivie en l’espèce (Whalen; Orr). Rien n’établit non plus que les défendeurs avaient le pouvoir inhérent ou découlant de la coutume de suspendre les demandeurs de leurs postes de conseillers élus.

Position des défendeurs

[55] Les défendeurs reconnaissent que le Règlement électoral ne contient pas de dispositions décisives régissant la suspension des conseillers, mais ils soutiennent que le pouvoir de suspension est prévu à l’annexe B du Règlement électoral, intitulée [traduction] « Pouvoirs du conseil », qui précise que le conseil a le pouvoir de [traduction] « [p]rendre les autres mesures et décisions jugées éventuellement nécessaires pour le bon gouvernement de la Première Nation crie Mikisew ».

[56] De plus, les défendeurs prétendent que le chef et le conseil ont le pouvoir inhérent de suspendre un conseiller en vertu des coutumes de la bande, s’appuyant sur deux faits qui, selon eux, prouvent l’existence d’une telle coutume. Le premier est le fait que la demanderesse Sherri McKenzie a été suspendue en novembre 2017 et qu’elle n’a pas, à cette époque, remis en question le pouvoir du chef et du conseil de procéder à la suspension. Le deuxième est le fait que les demandeurs ont eux‑mêmes cherché à suspendre les conseillers Whitehead et Marten.

[57] Les défendeurs soutiennent que même si un règlement électoral est muet sur la question des pouvoirs de suspension, ou n’a [traduction] « rien prévu », le conseil peut tout de même disposer d’un pouvoir de suspension fondé sur les coutumes et l’usage généraux (Prince c Première Nation de Sucker Creek no 150A, 2008 CF 1268 [Prince]; Lafond c Première Nation crie du lac Muskeg, 2008 CF 726 [Lafond]; Whitehead c Première Nation de Pelican Lake, 2009 CF 1270 aux para 41‑42, 55 [Whitehead]). Ils soutiennent en outre que la présente affaire se distingue des affaires Orr et Whalen, sur lesquelles les demandeurs s’appuient.

[58] Lorsqu’ils ont comparu devant moi, les avocats des défendeurs ont affirmé que les actions des défendeurs étaient justifiées parce qu’il était clair pour eux que les demandeurs avaient mal agi et qu’ils avaient contrevenu aux lignes directrices sur le comportement éthique des membres du conseil, et parce que les suspensions étaient censées avoir un [traduction] « effet administratif limité », c’est‑à‑dire qu’elles étaient censées être de courte durée. De plus, Mme McKenzie et de Mme Shirley n’ont pas limité leur préjudice, car elles n’ont pas signé la lettre de reconnaissance de comportement contraire à l’éthique et de présentation d’excuses, ou une version négociée de celle‑ci. Les avocats des défendeurs ont aussi fait valoir que la transcription du contre‑interrogatoire de Mme McKenzie comporte un aveu de sa faute. Dans son contre‑interrogatoire, Mme Shirley a montré qu’elle n’était pas sincère en refusant d’admettre les fautes qui lui étaient reprochées.

Analyse

i. Règlement électoral – article 15

[59] La première question à trancher est celle de savoir si le Règlement électoral confère au chef et au conseil de la PNCM le pouvoir de suspendre des conseillers.

[60] Les points D et E du préambule du Règlement électoral de la PNCM sont ainsi libellés :

[traduction]

D. que les coutumes et traditions actuelles de la Première Nation crie Mikisew exigent la tenue d’élections démocratiques, justes et ouvertes pour l’élection des dirigeants;

E. que la Première Nation crie Mikisew souhaite maintenant que les coutumes et les traditions de la Nation relatives à l’élection du chef et des conseillers soient intégrées et consignées dans les procédures et les règlements relatifs à la tenue des élections selon la coutume[.]

[61] Le Règlement électoral de la PNCM contient des dispositions régissant la destitution du chef ou des conseillers élus. L’article 15.1 énumère les motifs possibles de destitution. L’article 15.3 décrit la procédure de destitution, à savoir que sur réception d’une pétition, signée par au moins 100 électeurs et précisant les motifs de la demande de destitution, le conseil convoque une réunion extraordinaire pour examiner la demande. Après examen d’un avis juridique confirmant que les motifs de destitution allégués relèvent de l’article 15.1, le conseil [traduction] « peut, par résolution, énoncer les motifs de la destitution et la date à laquelle la destitution de la personne visée prend effet ». Le Règlement électoral est muet quant à la suspension du chef ou des conseillers.

[62] Dans l’arrêt Orr, le demandeur sollicitait le contrôle judiciaire d’une résolution du conseil de bande de la Première Nation par laquelle il avait été suspendu sans traitement jusqu’à ce que le sort de toutes les accusations portées contre lui soit décidé. Dans la décision portée en appel, notre Cour a conclu que la jurisprudence a établi qu’un conseil conserve le pouvoir inhérent de suspendre quelqu’un, conformément à la coutume, pour garantir l’harmonie au sein de la communauté, mais seulement si le règlement électoral de la bande n’a [TRADUCTION] « rien prévu », citant les décisions Whitehead, au paragraphe 41, et Lafond, au paragraphe 10. La Cour a estimé, compte tenu des motifs précis de suspension et du pouvoir relativement large du conseil en la matière prévus par le code électoral dont elle était saisie, que les lois avaient tout prévu.

[63] En appel, la Cour d’appel fédérale a statué que même si une coutume ou un pouvoir inhérent existent, ils peuvent être écartés par les termes exprès de la loi (au para 17, citant Lafond, au para 10). La Cour d’appel fédérale était d’accord avec la Cour fédérale pour dire que les dispositions du code électoral relatives à la destitution ou à la suspension des conseillers prévalaient sur tout pouvoir inhérent pouvant exister à cet égard et avaient tout prévu (au para 16).

[64] Dans l’affaire Orr, le chef ou un conseiller pouvait être destitué ou suspendu de son poste par un vote des électeurs, le processus pouvant être enclenché par une résolution du conseil ou une pétition des électeurs. Sur réception d’une pétition conforme aux exigences prescrites ou sur résolution du conseil, le chef était tenu de convoquer une assemblée extraordinaire afin de procéder à un vote sur la destitution ou la suspension du conseiller. Si les électeurs votaient en faveur de la destitution ou de la suspension, le conseiller était réputé avoir été destitué. La Cour d’appel fédérale s’est exprimée ainsi :

[18] Le code électoral contient des dispositions rédigées avec soin et précision et avec force détails qui prévoient à quel moment et de quelle manière les conseillers peuvent être destitués ou suspendus. Il serait étonnant qu’on puisse contourner aussi facilement une réglementation aussi exigeante en invoquant un pouvoir inhérent général, non défini, comme l’affirment le chef et le conseil.

[65] Les défendeurs soutiennent que l’affaire Orr peut être distinguée de l’espèce, parce que le Règlement électoral de la PNCM est muet quant à la suspension des conseillers, laissant au chef et aux conseillers un large pouvoir inhérent au titre du point 9 de l’annexe B du Règlement électoral, qui porte sur les pouvoirs du conseil. Les défendeurs affirment également que la résolution en cause donnait aux demandeurs le « pouvoir » de mettre fin à leur suspension en signant la lettre de reconnaissance de comportement contraire à l’éthique et de présentation d’excuses, dont les conditions [traduction] « ont toujours été négociables ». Ainsi, selon les défendeurs, tout argument selon lequel la durée de la suspension était indéfinie et donc que celle‑ci équivalait à une destitution est sans fondement. Je ne suis pas d’accord.

[66] Il est vrai que le Règlement électoral est muet quant à la suspension des conseillers. En revanche, l’article 15 du Règlement électoral de la PNCM, comme les dispositions en jeu dans les décisions Prince et Lafond, régit la destitution des conseillers. Dans ces deux affaires, la Cour a rejeté toute distinction entre la destitution et ce qui était essentiellement une suspension indéfinie (Lafond, aux para 12‑13; Prince, au para 33). Comme les suspensions n’étaient pas limitées dans le temps, elles équivalaient en fait à une destitution. Dans la décision Whalen, le juge Grammond a fourni un motif supplémentaire pour rejeter toute distinction entre la suspension et la destitution :

[49] Dans ce contexte, la distinction suggérée par la PNFM entre suspension et destitution est insoutenable. Tant l’une que l’autre empêchent un conseiller d’exercer ses pouvoirs et fonctions, y compris le droit de participer et de voter aux réunions du conseil. Le motif invoqué pour refuser au conseil le pouvoir de suspendre (ou de destituer) les conseillers est évident. La suspension par le conseil priverait les électeurs de la PNFM du droit de choisir leurs dirigeants. La suspension d’un conseiller a pour effet pratique d’annuler les résultats de l’élection et de priver les électeurs de toute représentation [...] Cela ne peut être raisonnablement réconcilié avec l’objectif et la structure du Règlement électoral.

[Non souligné dans l’original.]

[67] Comme je l’ai déjà mentionné, les suspensions en l’espèce remontent à deux ans. Les défendeurs font valoir que les suspensions auraient été levées si Mme McKenzie et Mme Shirley avaient signé la lettre de reconnaissance de comportement contraire à l’éthique et de présentation d’excuses, ou une version négociée jugée acceptable par les défendeurs. Cependant, Mme McKenzie et Mme Shirley n’étaient pas disposées à admettre que le chef et le conseil avaient le pouvoir de les suspendre de la manière dont ils l’ont fait, à reconnaître ou à admettre le comportement qui leur était reproché et, par conséquent, à reconnaître ou à admettre la validité de leur suspension et de la perte de revenus qui en a découlé. La suspension ne pouvait donc pas être levée et s’est poursuivie jusqu’à la fin de leur mandat. Ainsi, comme dans l’affaire Lafond, « même s’il s’agit officiellement d’une suspension, laquelle diffère qualitativement d’une destitution, la réalité est que le demandeur a bel et bien été destitué de son poste électif » (Lafond, au para 12). La juge Tremblay‑Lamer a conclu dans la décision Lafond que le demandeur avait été destitué de sa charge de conseiller, et non suspendu. J’arrive à la même conclusion en l’espèce. Par conséquent, l’article 15 s’applique.

[68] Je ne suis pas d’accord non plus pour dire que le point 9 de l’annexe B accorde aux défendeurs le pouvoir de suspendre les demandeurs. Les pouvoirs énumérés aux points 1 à 8 de l’annexe B sont les suivants : approuver et appliquer des politiques de gestion et d’administration des affaires de la PNCM; gérer et protéger de manière responsable les actifs de la PNCM; appliquer les règlements administratifs; négocier les accords financiers et autres avec la Couronne; apporter des modifications au Règlement électoral, aux règlements administratifs et à d’autres lois; voter à titre de fondé de pouvoir présumé dans des circonstances précises; mettre sur pied des comités et recruter du personnel, le tout dans les limites du budget. Le point 9 est une disposition « fourre‑tout » : [traduction] « Prendre les autres mesures et décisions jugées éventuellement nécessaires pour le bon gouvernement de la Première Nation crie Mikisew ». Il est donc évident que l’annexe B, considérée dans son ensemble, concerne les pouvoirs du chef et du conseil de gérer les activités et l’administration quotidiennes de la PNMC. Selon moi, bien que le point 9 de l’annexe B soit général, il n’accorde pas, dans ce contexte, le pouvoir de suspendre un conseiller de ses fonctions.

[69] En résumé, puisque l’article 15 du Règlement électoral établit les motifs et la procédure de destitution du chef ou des conseillers et qu’une suspension indéfinie comme celle imposée en l’espèce équivaut dans les faits à une destitution, l’article 15 s’applique et prévaut donc sur tout pouvoir de suspension inhérent dont pourrait disposer le chef et le conseil.

ii. Coutume

[70] Si toutefois je me trompe et que la suspension n’était pas en fait une destitution, et donc que la suspension n’était pas régie par l’article 15 du Règlement électoral (ni autorisée par le point 9 de l’annexe B), il reste à savoir si le chef et le conseil avaient le pouvoir de suspendre les demandeurs sur le fondement de la coutume.

[71] Il incombe aux défendeurs de prouver l’existence d’une coutume de bande (Whalen, au para 41; Bruno c Canada (Commission d’appel en matière électorale de la Nation crie de Samson), 2006 CAF 249; Orr, au para 20; Gadwa, au para 50). En ce qui concerne la coutume, j’ai résumé dans la décision Beardy c Beardy, 2016 CF 383, aux para 93‑97, la jurisprudence sur le critère permettant de prouver l’existence d’une coutume. J’ai tiré la conclusion suivante :

[97] [...] pour déterminer si les actions du comité des élections étaient conformes à la coutume, les défendeurs doivent démontrer que ce type de prise de décision était fermement établi, généralisé et suivi de manière uniforme et délibérée par une majorité de la communauté, ce qui démontrera un large consensus [renvois omis].

[72] Dans la décision Whalen, le juge Grammond a déclaré qu’un examen de la jurisprudence de la Cour montre qu’on entend par « coutume » les « normes résultant de l’exercice de la capacité inhérente des Premières Nations d’adopter leurs propres lois » (au para 32). Un large consensus peut être démontré par une loi adoptée à la majorité des voix des membres d’une Première Nation ou par une ligne de conduite qui exprime l’accord tacite des membres de la Première Nation sur une règle particulière (aux para 33, 36).

[73] Peu importe la façon de l’exprimer, les défendeurs n’ont pas selon moi démontré l’existence d’une coutume établie comme source du pouvoir du conseil de suspendre de leurs fonctions des conseillers dûment élus. Le seul exemple de la suspension de Mme McKenzie en novembre 2017 est insuffisant pour démontrer une pratique établie et un large consensus. Qui plus est, la tentative par les demandeurs de suspendre les conseillers Whiteknife et Marten le 28 novembre 2017 n’est pas la preuve d’une coutume établie et acceptée, car les demandeurs avaient dans ce cas suivi la procédure décrite à l’article 15 du code électoral en présentant une pétition signée par 100 membres de la bande et en demandant un avis juridique. En résumé, la preuve sur laquelle les défendeurs s’appuient pour établir l’existence d’une coutume ne démontre pas une ligne de conduite fermement établie et bénéficiant d’un large consensus au sein de la communauté de la PNCM.

[74] En outre, l’absence de motifs de suspension dans le Règlement électoral ne signifie pas nécessairement que le conseil peut combler cette lacune sur le fondement d’un pouvoir inhérent ou coutumier quelconque. La Cour s’est exprimée ainsi dans la décision Whalen, au paragraphe 53 : « Dans le Règlement électoral, l’absence de disposition autorisant la suspension dans les circonstances de la présente affaire peut fort bien constituer un choix délibéré [...] Ce choix délibéré ne crée pas une lacune que notre Cour devrait combler. »

[75] Enfin, les défendeurs soutiennent que la décision du juge Grammond, dans l’affaire Whalen, d’accueillir la demande de contrôle judiciaire de la décision du conseil de la Première Nation no 468 de Fort McMurray de suspendre une conseillère, parce que la Première Nation n’avait pas le pouvoir, aux termes de son Règlement électoral, de la suspendre, est erronée et qu’elle se distingue quant aux faits.

[76] Les défendeurs soutiennent ce qui suit :

[traduction]

[Le juge Grammond] a tronqué et mal interprété les principes juridiques établis pour conclure que la suspension de Mme Whalen était ultra vires. Au paragraphe 49, le juge Grammond a résumé le principe énoncé dans la décision Prince : « La suspension d’un conseiller a pour effet pratique d’annuler les résultats de l’élection et de priver les électeurs de toute représentation ». C’est inexact, car dans la décision Prince, la Cour a estimé qu’une « suspension indéfinie » équivaut à une destitution et a accepté que « le conseil détient des pouvoirs par la coutume qui ne sont pas codifiés dans le Règlement électoral ou ailleurs » (Prince, au para 31). En omettant le mot « indéfini », le juge a effectivement modifié la ratio de la décision Prince de manière qu’elle puisse servir de précédent dans l’affaire Whalen. En outre, l’affirmation selon laquelle « la décision Whitehead a été supplantée par l’arrêt Orr de la Cour d’appel fédérale » [au para 80] est fautive. Dans l’arrêt Orr, la Cour d’appel fédérale n’affirme nulle part que la décision Whitehead est erronée, annulée ou même « supplantée ». En réalité, ces deux affaires se distinguent quant aux faits. L’arrêt Orr porte sur une suspension dans le cas où le code prévoit tout, alors que, dans la décision Whitehead, la Cour a conclu à l’existence d’une coutume parce que les lois de la bande ne prévoyaient pas tout.

[77] Je ne suis pas d’accord.

[78] Dans la décision Prince, la Cour s’est penchée sur deux demandes de contrôle judiciaire. La première visait la décision de la Première Nation no 150A de Sucker Lake de suspendre les demandeurs de leurs fonctions de conseillers élus; la seconde visait les résolutions prises par le conseil de bande pour destituer les demandeurs de leurs fonctions de conseillers élus. Notre Cour s’est exprimée ainsi au sujet de la suspension :

[31] La Cour convient que le conseil détient des pouvoirs par la coutume qui ne sont pas codifiés dans le Règlement électoral ou ailleurs. Le conseil, par la coutume, a le pouvoir de prendre des mesures disciplinaires à l’égard des membres du conseil, sans aller jusqu’à les destituer. Par exemple, le conseil a le pouvoir de suspendre les demandeurs de leurs tâches relatives au contrat ATCO et j’ai confirmé cet aspect de la suspension des demandeurs lorsque j’ai accordé l’injonction interlocutoire rétablissant les demandeurs et annulant leur suspension. Cependant, la suspension indéfinie de conseillers qui sont élus pour un mandat de trois ans constitue dans les faits une destitution et a de graves conséquences. Non seulement elle empêche les conseillers de s’acquitter de leurs tâches avant que les allégations soulevées contre eux aient été prouvées, mais encore elle laisse les électeurs qui les ont élus sans représentation. Pour obtenir un tel résultat, le conseil doit suivre la procédure de destitution établie dans le Règlement électoral. En outre, comme il en sera question ci‑dessous, la procédure suivie pour suspendre les demandeurs manquait à l’équité procédurale. Même s’il existe un consensus général voulant que le conseil ait le pouvoir de suspendre des conseillers, une suspension décidée de cette manière constitue un manquement à l’équité procédurale et ne peut être protégée par la coutume.

[...]

[33] Je suis convaincu, comme l’était madame la juge Tremblay‑Lamer dans la décision Lafond c. Nation crie du lac Muskeg, 2008 CF 480, aux paragraphes 10 à 12, que le chef et le conseil conservent les pouvoirs conférés par la coutume de suspendre et de sanctionner des conseillers lorsque la loi de la bande n’a « rien prévu ». Cependant, au même titre que madame la juge Tremblay‑Lamer dans cette affaire, je suis convaincu que la « suspension » des demandeurs de leur poste était en fait une « destitution » de la charge à laquelle ils avaient été élus. La juge Tremblay‑Lamer a affirmé au paragraphe 12 :

Néanmoins, je suis d’avis que, même s’il s’agit officiellement d’une suspension, laquelle diffère qualitativement d’une destitution, la réalité est que le demandeur a bel et bien été destitué de son poste électif.

[Non souligné dans l’original.]

[79] Dans la décision Whalen, les demandeurs ont tenté de distinguer l’arrêt Orr en faisant valoir un certain nombre de motifs, mais aucun ne se rapportait à la durée, ou à la nature indéfinie, de la suspension. En rejetant ces arguments, le juge Grammond a déclaré ce qui suit :

[49] Dans ce contexte, la distinction suggérée par la PNFM entre suspension et destitution est insoutenable. Tant l’une que l’autre empêchent un conseiller d’exercer ses pouvoirs et fonctions, y compris le droit de participer et de voter aux réunions du conseil. Le motif invoqué pour refuser au conseil le pouvoir de suspendre (ou de destituer) les conseillers est évident. La suspension par le conseil priverait les électeurs de la PNFM du droit de choisir leurs dirigeants. La suspension d’un conseiller a pour effet pratique d’annuler les résultats de l’élection et de priver les électeurs de toute représentation : Prince c Première Nation de Sucker Creek, 2008 CF 1268 au paragraphe 31 [Prince]. Cela ne peut être raisonnablement réconcilié avec l’objectif et la structure du Règlement électoral.

[...]

[55] D’autres arrêts de notre Cour ont rejeté les arguments selon lesquels le conseil d’une Première Nation a un pouvoir inhérent de suspendre des conseillers lorsque le code électoral couvre le sujet et ne prévoit pas un tel pouvoir : Lafond c Première Nation Crie du lac Muskeg, 2008 CF 726; Laboucan c Nation crie de Little Red River no 447, 2010 CF 722; Louie c Louie, 2018 CF 550 au paragraphe 28. Dans la décision Prince, la Cour a conclu que la suspension d’un conseiller équivalait à une destitution et n’était pas autorisée par le code électoral. Dans la mesure où la Cour dans cette affaire a mentionné un pouvoir implicite de suspendre un conseiller, il semble qu’elle se référait à une suspension de responsabilités spécifiques, et non du poste de conseiller en tant que tel (au paragraphe 31).

[Non souligné dans l’original.]

[80] L’argument principal dans les affaires Prince et Whalen, de même que dans les affaires Orr et Lafond entre autres, est qu’il n’existe pas de droit inhérent de suspendre ou de destituer des conseillers lorsque le règlement électoral traite de la question. Dans la décision Prince comme dans la décision Lafond, la Cour a jugé qu’il fallait accueillir la demande visant à faire annuler la suspension des conseillers, parce que la suspension indéfinie constituait en fait une destitution et que le conseil n’avait pas suivi les règlements électoraux pour destituer les demandeurs. Dans la décision Whalen, le juge Grammond n’a pas cité la décision Prince et n’a pas mal exposé cette décision. Il a implicitement reconnu que la conclusion tirée dans la décision Prince se rapportait à la suspension indéfinie lorsqu’il a déclaré que la suspension d’un conseiller dans l’affaire Prince équivalait à une destitution. En outre, son analyse ne portait pas sur la durée de la suspension, mais sur le motif invoqué pour refuser au conseil le pouvoir de suspendre (ou de destituer) les conseillers et sur les effets de la suspension ou de la destitution, à savoir la privation des électeurs du droit de choisir leurs dirigeants.

[81] Pour ce qui est de la décision Whitehead, elle a été rendue par notre Cour en 2009. Dans la décision Whalen, le juge Grammond s’est exprimé comme suit : « Quoi qu’il en soit, dans la mesure où elle est invoquée comme précédent à l’appui de la proposition selon laquelle le conseil d’une Première Nation dispose de pouvoirs de suspension ou de destitution qui ne sont pas prévus dans un code électoral exhaustif, la décision Whitehead a été supplantée par l’arrêt Orr de la Cour d’appel fédérale » (au para 80). À mon avis, et contrairement aux affirmations des défendeurs, il ne s’agit pas d’une interprétation erronée. L’arrêt Orr, rendu par la Cour d’appel fédérale après la décision Whitehead, lie la Cour et confirme la jurisprudence, qui établit clairement que si un code électoral traite de la destitution de manière exhaustive, il n’existe aucun pouvoir coutumier résiduel ou continu. Dans la mesure où cette conclusion diffère de celle qui a été tirée dans la décision Whitehead, celle‑ci n’est plus valide en droit. À mon avis, la présente affaire correspond en tous points aux décisions Orr, Prince, Lafond et Whalen.

[82] En conclusion, je conviens avec les demandeurs que l’article 15 du Règlement électoral, dans les circonstances, est exhaustif et a tout prévu en matière de destitution et de suspension indéfinie des conseillers. Il n’existe pas de pouvoir coutumier résiduel ou continu. Le chef et le conseil n’ayant pas suspendu les conseillers demandeurs conformément à l’article 15, il s’ensuit qu’ils ont outrepassé leur pouvoir.

Question no 2 : Si le chef et le conseil avaient le pouvoir de suspendre les demandeurs, le processus de suspension était‑il équitable sur le plan procédural?

[83] Compte tenu de ma conclusion selon laquelle le chef et le conseil n’avaient pas le pouvoir d’adopter la résolution en cause, il est inutile de décider si le processus de suspension était équitable sur le plan procédural et raisonnable. Néanmoins, j’aborderai brièvement la question de l’équité procédurale, car il est clair à mon avis que les défendeurs ont manqué à leurs obligations envers les demandeurs.

Position des demandeurs

[84] Sur cette question, si le chef et le conseil avaient le pouvoir de les suspendre, les demandeurs font valoir, à titre subsidiaire, qu’ils n’ont pas été avisés qu’une motion allait être présentée en vue de leur suspension, qu’ils n’ont pas été informés des détails des allégations portées contre eux et qu’ils n’ont pas eu droit à une audience équitable (Tourangeau). Ils soutiennent que rien n’indique qu’ils ont été avisés de l’intention de discuter de leur suspension, même si la résolution en cause semble avoir été préparée avant la réunion à laquelle elle a été adoptée par les défendeurs, tenue l’après‑midi du 11 décembre 2018 au domicile du chef. De plus, ils soutiennent qu’ils n’ont pas été informés de la réunion tenue l’après‑midi du 11 décembre 2018. Bref, ils affirment qu’ils ont été privés de leur droit à l’équité procédurale.

Position des défendeurs

[85] Les défendeurs reconnaissent que les demandeurs ont droit à l’équité procédurale, mais ils soutiennent que leur obligation à cet égard a été remplie [traduction] « au cours du processus de résolution des conflits ». À la lumière de leur analyse des facteurs énoncés dans l’arrêt Baker (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker]), les défendeurs font valoir que toute obligation qu’ils avaient envers les demandeurs se situe à l’extrémité inférieure du continuum.

[86] Lors de l’audition de la présente affaire, les avocats des défendeurs ont souligné qu’il était clair pour les défendeurs, lorsqu’ils ont adopté la résolution en cause, que les actions des demandeurs étaient inappropriées. À l’appui de la validité de cet argument, les avocats ont souligné le fait que M. Mercredi avait par la suite signé la lettre de reconnaissance de comportement contraire à l’éthique et de présentation d’excuses, que Mme McKenzie avait par la suite admis en contre‑interrogatoire que son comportement avait violé les lignes directrices sur le comportement des membres du conseil, et que les avocats estimaient que le témoignage de Mme Shirley en contre‑interrogatoire était fallacieux. Les avocats des défendeurs ont également fait valoir que la jurisprudence n’établit pas la nécessité, dans les circonstances, de donner aux demandeurs un avis de l’intention d’adopter la résolution en cause et de leur donner la possibilité de présenter des observations sur la question. Selon eux, les circonstances ne justifiaient pas ces mesures de protection. De plus, comme les demandeurs ont été informés de la tenue de la réunion à laquelle la résolution en cause a été adoptée, mais ont décidé de ne pas y assister, les défendeurs n’ont eu d’autre choix que de procéder à la suspension sans audience. Selon les avocats des défendeurs, cette situation ne diffère en rien de celle d’un policier qui arrête un conducteur en état d’ébriété et qui suspend immédiatement son permis de conduire.

Analyse

[87] Si le règlement électoral établit la procédure de destitution des conseillers, la destitution sera valable uniquement si le conseil a suivi cette procédure (Prince, au para 47; Lafond, au para 30). En l’espèce, puisque la suspension était indéfinie — ce qui équivalait à une destitution — et que la procédure prévue à l’article 15 du Règlement électoral n’a pas été suivie, il y a eu manquement à l’obligation d’équité procédurale envers les demandeurs.

[88] En outre, bien que le degré et le contenu de l’obligation d’équité procédurale varient et soient tributaires du contexte, comme le soutiennent les défendeurs, il est bien établi que, dans le contexte de la suspension de conseillers, l’équité procédurale comprend le droit de se faire entendre et le droit de faire valoir son point de vue (Tourangeau, au para 57; Beardy, aux para 128‑129). En effet, même lorsque les droits procéduraux qui s’appliquent sont limités, ceux‑ci comprennent le droit de recevoir un avis et d’avoir la possibilité de présenter des observations (voir par exemple Première Nation de Peguis c Bear, 2017 CF 179 au para 62; Minde c Première Nation crie d’Ermineskin, 2006 CF 1311 au para 44; Orr c Première Nation de Fort McKay, 2011 CF 37 au para 12; Blois c Nation crie d’Onion Lake, 2020 CF 953 au para 73). De plus, même si la décision de suspendre un conseiller est fondée ou raisonnable, elle sera annulée s’il y a eu manquement à l’équité procédurale (Laboucan c Nation crie de Little Red River no 447, 2010 CF 722 au para 37 [Laboucan]).

[89] Il est également bien établi en droit que la coutume des Premières Nations ne peut écarter ou outrepasser les principes de justice naturelle ou d’équité procédurale (Beardy, au para 126, citant Felix c Sturgeon Lake First Nation, 2014 CF 911 au para 76, et Sparvier c Bande indienne Cowessess no 73, [1993] 3 CF 142 au para 47 (WL); Laboucan, au para 36).

[90] En l’espèce, les faits sont contestés pour ce qui est de savoir si les demandeurs ont été informés que la réunion du 11 décembre 2018 se poursuivrait ou qu’une nouvelle réunion se tiendrait dans l’après‑midi au domicile du chef Waquan.

[91] Les défendeurs prétendent que les demandeurs ont été informés de la tenue de la réunion du 11 décembre 2018, mais qu’ils ont refusé d’y assister. À cet égard, je note que l’affidavit de Mme Cardinal indique seulement que les demandeurs ont été informés que la réunion allait reprendre au domicile du chef; il ne précise pas que les demandeurs ont été informés que la question de leur suspension serait examinée par les défendeurs. Les défendeurs soutiennent que la motion en vue de la suspension a été inscrite à l’ordre du jour de la réunion, qui se trouve à l’onglet 12 du dossier des demandeurs. Or, l’ordre du jour contient simplement dix points, dont les résolutions nos 037, 034, 031 et 032, sans autre description du contenu de ces résolutions. Le point numéro six de l’ordre du jour, soit la résolution no 037, porte sur la résolution en cause. Rien dans le dossier dont je dispose n’établit que les demandeurs ont reçu l’ordre du jour avant la réunion, qu’ils étaient au courant du contenu de la résolution no 037 proposée, qu’ils ont reçu une copie de la résolution en cause ou qu’ils ont été informés que la question de leur suspension serait examinée à la réunion.

[92] Mme Shirley et Mme McKenzie déclarent dans leurs affidavits qu’elles n’ont pas été informées de la tenue de la réunion et qu’elles n’en avaient pas connaissance. Selon moi, compte tenu de l’importance de la question pour les demandeurs, il fallait les aviser clairement de l’intention de prendre une décision quant à leur suspension, et les défendeurs n’ont pas établi que cela avait été fait. Par conséquent, si un avis a été donné, il était insuffisant (Tourangeau, aux para 59‑62).

[93] De plus, il n’est pas contesté que les demandeurs n’étaient pas présents à la réunion qui s’est tenue dans l’après‑midi du 11 décembre 2018, mais les défendeurs ont tout de même procédé à l’examen de la motion et au vote, refusant ainsi aux demandeurs le droit de connaître les faits qui leur étaient reprochés et de présenter des observations. Les défendeurs s’appuient sur le fait que les demandeurs ont, selon eux, clairement violé les lignes directrices sur le comportement éthique des membres du conseil pour distinguer la présente affaire de l’affaire Tourangeau, où la Cour a conclu que les éléments de preuve établissant ce qui était reproché à M. Tourangeau ne lui avaient pas été communiqués, ce qui revenait à lui refuser l’occasion d’y répondre (au para 60). Cependant, le caractère potentiellement raisonnable de la justification de la suspension n’élimine pas les exigences de l’équité procédurale, notamment en ce qui concerne la possibilité de connaître les faits reprochés et d’y répondre.

[94] Essentiellement, la position des défendeurs en réponse à la présente demande de contrôle judiciaire semble être qu’ils avaient raison, que les demandeurs avaient tort, et que cela justifie leurs actions. De plus, les défendeurs soutiennent que, si Mme McKenzie et Mme Shirley avaient simplement reconnu que les défendeurs avaient raison, elles auraient pu réintégrer leurs fonctions et le litige aurait été évité. À mon avis, cela ne tient pas compte du fait que, peu importe si les défendeurs avaient raison ou non, ils n’avaient pas le pouvoir de suspendre les demandeurs de leurs fonctions. De plus, même si les défendeurs avaient le pouvoir de suspendre les demandeurs, ils ne les ont pas avisés de leur intention de discuter de leur suspension, de façon à leur donner la possibilité de connaître les faits qui leur étaient reprochés et de présenter des observations en réponse aux allégations. Il s’agit là des exigences les plus élémentaires de l’équité procédurale. On ne peut pas les écarter pour la simple raison qu’un décideur administratif estime que sa position est la bonne. On ne peut pas non plus justifier ultérieurement le manquement à l’équité procédurale sous prétexte que, après que la décision a été rendue, un témoin a admis en contre‑interrogatoire certains aspects de l’allégation.

[95] Enfin, les défendeurs soutiennent que Mme McKenzie et Mme Shirley ont eu la possibilité de se faire entendre et de négocier les modalités de la lettre d’excuses, mais ce n’est pas pertinent. Tout d’abord, la décision de les suspendre avait déjà été prise, avant même que les demandeurs se voient offrir la possibilité d’être entendus. De plus, le fait que les demandeurs ont eu la possibilité de négocier les modalités de la lettre d’excuses ne change en rien le fait que la décision initiale de les suspendre, qui est visée par la présente demande de contrôle judiciaire, était inéquitable sur le plan procédural.

[96] Pour les motifs qui précèdent, j’estime que les défendeurs ont manqué à leur obligation d’équité procédurale envers les demandeurs relativement à la décision de les suspendre de leurs fonctions de conseillers. En conséquence, cette décision doit être annulée.

Conclusion

[97] Bien que la frustration des défendeurs à l’égard du comportement des demandeurs soit parfaitement compréhensible et, compte tenu du dossier dont je suis saisie, probablement valide, cela ne justifie pas l’adoption sans autorisation d’une résolution ayant pour effet de suspendre indéfiniment les demandeurs, sans égard aux exigences de l’équité procédurale. En outre, dans la mesure où les défendeurs étaient d’avis que les actions des demandeurs causaient un préjudice immédiat aux intérêts de la PNCM, ils pouvaient demander une injonction, ce qu’ils ont fait d’ailleurs.

Réparation

[98] Dans leur avis de demande, les demandeurs sollicitent les réparations suivantes : une ordonnance de certiorari annulant la décision de les suspendre, telle qu’elle est énoncée dans la résolution en cause; une ordonnance portant que l’ensemble de la rémunération et des frais que les demandeurs auraient dû recevoir à compter de la date de leur suspension leur soit versé; et une ordonnance enjoignant aux défendeurs, solidairement, de payer les dépens des demandeurs sur la base procureur‑client. Dans leurs observations écrites, Mme McKenzie et Mme Shirley ont déclaré qu’elles demandaient une ordonnance annulant la décision du 11 décembre 2018 et les réintégrant dans leurs fonctions avec plein salaire du 11 décembre à la date de l’ordonnance. Lors de leur comparution devant moi, Mme McKenzie et Mme Shirley ont affirmé qu’elles demandaient maintenant réparation pour la période du 11 décembre 2018 au 12 septembre 2020, date à laquelle le nouveau conseil a été assermenté à la suite de l’élection tenue le 27 août 2020. Comme je l’ai déjà mentionné, M. Mercredi a indiqué précédemment qu’il souhaitait mettre fin à sa participation à la présente demande, et il a réintégré ses fonctions de conseiller le 19 février 2019.

[99] J’annule la résolution en cause. Normalement, il s’ensuivrait que Mme McKenzie et Mme Shirley seraient réintégrées dans leurs fonctions de conseillères élues (voir Whalen, au para 81). Toutefois, comme leur mandat a expiré, cela n’est pas possible en l’espèce. La résolution en cause a également explicitement suspendu la rémunération des demandeurs. Puisque ceux‑ci n’ont jamais été destitués de leurs fonctions en bonne et due forme, il s’ensuit de l’annulation de la résolution en cause qu’ils sont en droit de recevoir toute rémunération impayée. Pour Mme McKenzie et Mme Shirley, il s’agit de la rémunération pour la période s’étalant de la date de la résolution maintenant annulée, soit le 11 décembre 2018, à la date à laquelle le nouveau conseil a été assermenté à la suite de l’élection tenue le 27 août 2020, soit le 12 septembre 2020 (Tourangeau, au para 68; Parenteau c Badger, 2016 CF 536; Tsetta c Conseil de bande de la Première Nation des Dénés Couteaux‑Jaunes, 2014 CF 396 au para 43).

[100] En ce qui a trait aux dépens, les demandeurs n’ont présenté aucune observation de fond à l’appui de leur demande écrite de dépens procureur‑client et n’ont produit aucun élément de preuve permettant d’établir que la conduite des défendeurs au cours du litige avait été répréhensible, scandaleuse ou outrageante, de sorte qu’il serait justifié d’adjuger des dépens sur la base procureur‑client (Baker, au para 77; Québec (Procureur général) c Lacombe, 2010 CSC 38 au para 67; voir également Whalen, aux para 12‑25).

[101] Dans ces circonstances, j’exerce mon pouvoir discrétionnaire, conformément à l’article 400 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, et j’ordonne que la somme globale de 2 000 $, tout compris, soit adjugée aux demandeurs au titre des dépens.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T‑66‑19

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La résolution du conseil de bande de la Première Nation Mikisew datée du 11 décembre 2018, par laquelle les demandeurs ont été suspendus de leurs fonctions de conseillers de la bande de la Première Nation Mikisew, est annulée.

  3. La Première Nation Mikisew doit verser aux demanderesses Sherri McKenzie et Rubi Shirley la rémunération qu’elles auraient touchée à titre de conseillères du 11 décembre 2018, date de leur suspension, au 12 septembre 2020, date de l’assermentation du nouveau conseil à la suite de l’élection tenue le 27 août 2020.

  4. La somme globale de 2 000 $, tout compris, est adjugée aux demandeurs au titre des dépens.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑66‑19

 

INTITULÉ :

SHERRI MCKENZIE, DARREN MERCREDI ET RUBI SHIRLEY c LE CHEF ET LE CONSEIL DE LA PREMIÈRE NATION CRIE MIKISEW, ARCHIE WAQUAN, RAYMOND RANDY MARTEN, CALVIN WAQUAN ET SALLY JOAN WHITEKNIFE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR vidÉoconfÉrence AU MOYEN DE Zoom

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 DÉCEMBRE 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 23 DÉCEMBRE 2020

 

COMPARUTIONS :

John M. Hope, c.r.

 

POUR LES DEMANDERESSES
(Sherri McKenzie ET rubi shiRley)

 

Jeffrey R.W. Rath
Martin Rejman

 

POUR LES défendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Duncan Craig LLP

Edmonton (Alberta)

 

POUR LES DEMANDERESSES
(Sherri McKenzie ET rubi shiRley)

 

Rath & Company

Avocats

Foothills (Alberta)

 

POUR LES défendeurs

 

 

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