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Date : 20060516

Dossier : T-1329-05

Référence : 2006 CF 601

Ottawa (Ontario), le 16 mai 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SHORE

 

ENTRE :

JIM PANKIW

demandeur

et

 

LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

défenderesse

et

KEITH DREAVER, NORMA FAIRBAIRN, SUSAN GINGELL,

PAMELA IRVINE, JOHN MELENCHUK, RICHARD ROSS,

AILSA WATKINSON, HARLAN WEIDENHAMMER

et CARMAN WILLET

 

défendeurs

 

et

 

 

LE PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE DES COMMUNES

 

intervenant


 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

INTRODUCTION

[1]               Le demandeur sollicite la suspension de l’instance devant le Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) dans l’affaire Willet et al. et Pankiw (dossier T969/8904 du TCDP) jusqu’à ce que la Cour statue sur la demande de contrôle judiciaire de la décision rendue par le Tribunal le 21 juillet 2005 (2005 TCDP 28).

 

[2]               Les faits à l’origine de la présente requête ne sont pas contestés. Au cours de l’année 2003,  neuf plaintes distinctes ont été présentées à la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) par suite de la distribution d’une brochure, le bulletin parlementaire, par M. Pankiw, alors député de la circonscription de Saskatoon-Humbolt, à ses électeurs. Chacun des 308 députés de la Chambre des communes envoie jusqu’à quatre bulletins parlementaires par année.

(Affidavit souscrit par Charles Duperreault à Ottawa, le 25 août 2005, dans le cadre de la demande principale)

 

[3]               Les plaignants ont soutenu que le bulletin parlementaire distribué par M. Pankiw en octobre 2003 contenait des commentaires discriminatoires, contrevenant aux articles 5, 12 et 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6. La Commission a renvoyé l’affaire au Tribunal.

 

[4]               Le défendeur a présenté une requête en vue d’obtenir une ordonnance portant que le Tribunal n’avait pas compétence pour entendre la plainte. Le Tribunal a rejeté la requête le 21 juillet 2005 (2005 TCDP 28). Ce rejet fait maintenant l’objet d’un contrôle judiciaire.

(Affidavit susmentionné de Charles Duperreault; Willet et al. c. Pankiw (21 juillet 2005), décision intérimaire du Tribunal canadien des droits de la personne (2005 TCDP 28)

 

 

QUESTION EN LITIGE

 

[5]               Y a-t-il lieu de suspendre la procédure devant le Tribunal canadien des droits de la personne dans l’affaire Willet et al. et Pankiw?

 

ANALYSE

 

[6]               La Cour fédérale peut, par ordonnance provisoire, prendre les mesures qu’elle estime indiquées avant de rendre sa décision définitive sur une demande. Une requête sollicitant la suspension d’une instance devant le Tribunal constitue une telle mesure (Loi sur les Cours fédérales, L.R.C., 1985, ch. F‑7, article 18.2).

 

[7]               L’octroi d’une suspension d’instance est une mesure discrétionnaire qui, bien que fondée sur divers « critères », nécessite de la « souplesse », par sa nature même. Le principal fondement à l’octroi d’une suspension réside dans l’appréciation de la prépondérance des inconvénients entre les divers intérêts (Turbo Resources Ltd. c. Petro Canada Inc., [1989] 2 C.F. 451 (C.A.), [1989] A.C.F. no 14 (QL); American Cyanamid Co. c. Ethicon Ltd., [1975] 1 All ER 504 (H.L.)).

 

[8]               Le cadre général pour décider s’il convient ou non de suspendre une instance durant le contrôle judiciaire est tripartite (Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores (MTS) Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110; RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311)

[9]               Le critère comprend les trois volets suivants :

            a)         l’existence d’une question sérieuse de fait ou de droit à juger;

            b)         un préjudice irréparable;

            c)         la prépondérance des inconvénients.

            (Arrêts Metropolitan Stores (MTS) Ltd. et RJR-MacDonald Inc., précités)

 

[10]           S’il est vrai que les tribunaux examinent souvent ces volets du critère dans l’ordre évoqué et de manière à ce que chaque volet doive recevoir une réponse positive avant que soit examiné le volet suivant, les critères se recoupent souvent lorsque les questions en litige comportent des contestations judiciaires qui exigent que les tribunaux évaluent et pondèrent des intérêts publics « opposés ». 

Je dois préciser à ce stade-ci que je suis favorable au point de vue selon lequel ces facteurs ne constituent pas une suite d’étapes applicables mécaniquement suivant un ordre préréglé. Le professeur Robert J. Sharpe nous met en garde contre la rigidité d’une telle approche dans son ouvrage intitulé Injunctions and Specific Performance (Toronto, 1983), où il note que chacun des facteurs devrait être [Traduction« considéré comme un guide dont la coloration et la définition s’adaptent aux circonstances de chaque espèce ». Il observe également qu’ils ne doivent pas être considérés « comme des catégories distinctes et étanches », et qu’ils « entretiennent des rapports les uns avec les autres, de sorte que la force constatée à l’égard d’un des aspects du critère doit pouvoir compenser les faiblesses souffertes par ailleurs ». En d’autres termes, compte tenu du fait que la répartition des inconvénients est de la plus haute importance, beaucoup de souplesse est requise […]

 

(Turbo Resources Ltd., précité, au paragraphe 29; voir aussi RJR-MacDonald Inc., précité, plus particulièrement les paragraphes 50 et 57)

 

            Questions de droit sérieuses

[11]           Les exigences minimales de ce premier volet du critère appliqué pour déterminer s’il y a lieu d’accorder une suspension sont peu élevées dans les cas où la compétence est contestée. Le demandeur n’est pas tenu d’établir une « forte apparence de droit »; il lui suffit de démontrer que « la demande n’est ni futile ni vexatoire, ou, en d’autres termes, que la question à trancher est sérieuse » (RJR-MacDonald Inc., précité, au paragraphe 49; American Cyanamid Co., précité, cité dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc., précité, au paragraphe 44).

 

[12]           La question de savoir s’il a été satisfait au premier volet du critère doit, particulièrement dans le contexte d’une contestation constitutionnelle, être déterminée « en se fondant sur le bon sens et un examen extrêmement restreint du fond de l’affaire » (RJR‑MacDonald Inc., précité, au paragraphe 78).

 

[13]           La demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur est susceptible de donner lieu à des questions de droit constitutionnel et à des questions d’interprétation des lois, questions qui ne sauraient être qualifiées de futiles ou de vexatoires. En plus des motifs énoncés dans l’avis de demande, la nature et les conséquences de la décision faisant l’objet du contrôle soulèvent plusieurs questions sérieuses à examiner, notamment :

a)         la portée et la signification de l’exercice des fonctions parlementaires des députés au regard, en particulier, de la publication et de la distribution des « bulletins parlementaires » aux électeurs;

 

                        (Loi sur le Parlement du Canada, L.R.C. 1985, ch. P-1, article 52.6; règlements administratifs 101, 012 et 301 du Bureau de régie interne, pièce B de l’affidavit susmentionné de Charles Duperreault)

 

b)         l’application des aspects juridiques de la séparation des pouvoirs au Canada et les rapports qui peuvent en résulter :

 

                        (i)         les principes d’une société démocratique;

                        (ii)        le rôle et la fonction des députés dans la démocratie;

(Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] A.C.S. no 28 (QL); Loi sur le Parlement du Canada)

 

(iii)       l’étendue de la liberté d’expression politique dans la démocratie;

 

(iv)       les droits des représentants élus au regard de la liberté d’expression;

 

(v)        la séparation des pouvoirs et sa signification quant au rôle et à la fonction des députés (Vaid, précité, aux paragraphes 4 et 21);

 

(vi)              la séparation de l’organe exécutif et du gouvernement dans le processus démocratique ainsi que le contenu et le contexte du discours politique;

 

(vii)             l’étendue de l’indépendance des commissions et tribunaux.

 

 

            Préjudice irréparable

 

[14]           Le deuxième volet consiste à examiner si le refus d’accorder la suspension d’instance est susceptible de causer un préjudice irréparable. La norme du « préjudice irréparable » a trait à la nature du préjudice allégué et non à son étendue. Il est satisfait à ce volet du critère s’il est établi qu’à moins que la suspension d’instance demandée soit accordée, il sera causé un préjudice irréparable, d’une nature telle qu’on ne pourrait y remédier par l’attribution de dommages-intérêts ni le compenser d’une autre manière convenable si le demandeur avait finalement gain de cause relativement à la demande de contrôle judiciaire en cause (RJR‑MacDonald Inc., précité, aux paragraphes 58 et 59).

 

[15]           « […] Dans le cas d’un organisme public, le fardeau d’établir le préjudice irréparable à l’intérêt public est moins exigeant que pour un particulier en raison, en partie, de la nature même de l’organisme public et, en partie, de l’action qu’on veut faire interdire […] » (RJR‑MacDonald Inc., précité, au paragraphe 71).

 

[16]           Le résultat de toute enquête de la Commission et du Tribunal pourrait avoir un effet sur le contenu des bulletins parlementaires :

a)         les députés à la Chambre des communes pourraient devoir modifier leurs communications avec les électeurs;

 

b)         les instances engagées devant le Tribunal donneraient lieu à l’examen de certains points de vue des députés et se concluraient par un jugement.

 

            La prépondérance des inconvénients

[17]           Le dernier et le plus important volet du critère à trois volets applicable à l’octroi de la suspension d’une instance devant un tribunal administratif consiste à « déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse [la suspension d’instance] en attendant une décision sur le fond » (Metropolitan Stores (MTS) Ltd., précité, au paragraphe 35).

 

[18]           Pour s’assurer de l’existence de la prépondérance des inconvénients, il peut être nécessaire de tenir compte d’un grand nombre de facteurs, et il serait peu sage ne serait-ce que de tenter de les énumérer. Les facteurs pertinents varieront d’un cas à l’autre (American Cyanamid Co., précité).

 

[19]           Dans les affaires de cette nature, l’intérêt public constitue un élément particulier dont il faut tenir compte dans l’appréciation de la prépondérance des inconvénients et qui doit recevoir « l’importance qu’il mérite » (RJR-MacDonald Inc., précité, au paragraphe 64).

 

[20]           Il est admis qu’il existe un intérêt public marqué à permettre que les processus administratifs prescrits par la loi suivent leur cours; de telles considérations d’intérêt public doivent prendre en compte, le cas échéant, l’existence d’intérêts impérieux (RJR MacDonald Inc., précité, au paragraphe 92).

 

[21]           En l’espèce, il y a un intérêt public à ce que soient protégés les principes fondamentaux de la démocratie, la séparation des organes du gouvernement et le droit à la liberté d’expression.

 

[22]           Outre l’intérêt public général, il existe des facteurs additionnels dont il faut tenir compte dans l’évaluation de la prépondérance des inconvénients.

 

[23]           La suspension d’instance demandée n’a pas pour effet de surseoir à une décision ou à une ordonnance déjà rendue; son but est plutôt simplement de retarder temporairement le début de toute procédure éventuelle.

Si l’on enjoint au défendeur de s’abstenir temporairement de faire quelque chose qu’il n’a pas fait auparavant, le seul effet de l’injonction interlocutoire, s’il gagne son procès, est de reculer la date où il peut entreprendre une activité qu’il n’avait pas jusque‑là jugée nécessaire […]

(Turbo Resources Ltd., précité, au paragraphe 27)

 

 

[24]           La tenue de l’audience sur la demande de contrôle judiciaire a été fixée au mois prochain, au cours de la quatrième semaine de juin 2006. Par conséquent, on ne prévoit aucun autre retard avant que soit rendue la décision finale relative au contrôle judiciaire.

 

CONCLUSION

[25]           Une suspension de l’instance est accordée en l’espèce jusqu’à ce que la Cour statue sur la demande de contrôle judiciaire.

 


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la suspension de l’instance soit accordée jusqu’à ce qu’il soit statué sur les questions en litige dans la demande de contrôle judiciaire.

 

 

« Michel M.J. Shore »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Suzanne Bolduc, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                               T-1329-05

 

INTITULÉ :                                             JIM PANKIW

                                                                  et

                                                            LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

                                                                  et

                                                            KEITH DREAVER, NORMA FAIRBAIRN, SUSAN GINGELL, PAMELA IRVINE, JOHN MELENCHUK, RICHARD ROSS, AILSA WATKINSON, HARLAN WEIDENHAMMER et CARMAN WILLET

                                                                  et

                                                                  LE PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE DES COMMUNES

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                       OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                     LE 8 MAI 2006

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                             LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS

ET DE L’ORDONNANCE :                   LE 16 MAI 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Steven R. Chaplin                                       POUR LE DEMANDEUR

Melanie J. Mortensen                                  ET L’INTERVENANT

 

Philippe Dufresne                                        POUR LA DÉFENDERESSE, LA

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

 


 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Steven R. Chaplin                                                        POUR LE DEMANDEUR ET

Conseiller parlementaire (Affaires juridiques)                L’INTERVENANT

Bureau du légiste et

conseiller parlementaire

Chambre des communes

Ottawa (Ontario)

 

Philippe Dufresne                                                        POUR LA DÉFENDERESSE, LA

Commission canadienne des droits de la personne        COMMISSION CANADIENNE

Division des services du contentieux                             DES DROITS DE LA PERSONNE

Direction générale du règlement des différends

Ottawa (Ontario)

 

 

 

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