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Date : 20201214


Dossier : T-1301-20

Référence : 2020 CF 1154

Ottawa (Ontario), le 14 décembre 2020

En présence de l’honorable juge Roy

ENTRE :

SERGENT A.J.R. THIBAULT

requérant

et

LE DIRECTEUR DES POURSUITES MILITAIRES

intimé

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie d’une requête pour obtenir un bref de prohibition provisoire, en vertu de l’article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7 [la Loi], et une instruction accélérée de l’instance. Une requête pour l’émission d’un bref de prohibition en vertu des articles 18 et 18.1 de la Loi reste pendante. Les intimés (ils étaient initialement la Juge militaire Deschênes, le Juge militaire en chef adjoint et le Directeur des poursuites militaires) présentent quant à eux dans un seul document une requête, à plusieurs facettes, (1) en radiation de l’avis de demande et (2) en mise hors de cause, en plus (3) d’une réponse à la requête du requérant pour obtenir un bref de prohibition provisoire et une instruction accélérée de l’instance. Tout cela aura été la source d’une certaine confusion.

I.  L’enchevêtrement des procédures

[2]  La requête pour obtenir un bref de prohibition provisoire, datée du 13 novembre 2020, vient à la suite d’une demande afin d’obtenir un bref de prohibition à l’égard des défendeurs, cette demande portant la date du 30 octobre 2020. La Juge militaire C.J. Deschênes a déjà prononcé une décision sur la culpabilité du Sergent Thibault et elle devait continuer le procès qui en est à la phase de l’imposition d’une sentence. Alors que le demandeur (qui est aussi le requérant) veut prohiber la Juge militaire d’entendre sa requête en avortement de procès, par voie de prohibition en y alléguant une crainte raisonnable de partialité, il veut aussi la prohiber d’entendre sa propre requête en récusation, cette fois par ce qu’il désigne comme un bref de prohibition provisoire.

[3]  Il me semble utile d’exposer brièvement les événements saillants de l’affaire :

  • 18 février 2020 : le Sergent Thibault est trouvé coupable par la Juge Deschênes de l’infraction qui lui était reprochée. Les actions reprochées remontent au 20 août 2011. Entre temps, le Sergent Thibault a été l’un des appelants dans deux affaires qui se sont rendues en Cour suprême du Canada (R. c Cawthorne, 2016 CSC 32, [2016] 1 RCS 983 ; R. c Stillman, 2019 CSC 40), toutes deux traitant d’aspects du système de justice militaire ;

  • 8 juillet 2020 : requête déposée devant la Cour martiale permanente pour arrêt des procédures en raison d’une allégation que le tribunal militaire n’est pas indépendant et impartial, en violation de l’alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11) [la Charte];

  • 18 septembre 2020 : conférence téléphonique entre les avocats des parties et la Juge militaire. L’avocat du Sergent Thibault ayant dû se retirer en raison de la maladie, ses nouveaux avocats étaient appelés à indiquer leurs intentions à l’égard de la requête du 8 juillet. Non seulement entendaient-ils maintenir la requête du 8 juillet, mais il était soulevé que la Juge militaire Deschênes pourrait devoir se récuser à cause du rôle qu’elle aurait pu avoir joué dans la préparation d’un ordre, émis le 2 octobre 2019 par le Chef d’état-major de la Défense, selon lequel le Vice-chef d’état-major adjoint était désigné pour « exercer les pouvoirs et compétences d’un commandant en ce qui concerne toute affaire disciplinaire à l’égard d’un juge militaire qui figure à l’effectif du cabinet du juge militaire en chef ». C’est de cet ordre dont il était question pour prétendre que le tribunal militaire viole la garantie constitutionnelle de l’alinéa 11d) de la Charte. Au cours de la conférence téléphonique, la Juge militaire indique une intention de se récuser (transcription de l’appel téléphonique, pièce F de l’affidavit de Phyllis Nadeau, p. 17 de 20);

  • 30 septembre 2020 : une requête en avortement de procès est déposée. Elle remplace la requête du 8 juillet 2020. À son premier paragraphe, la requête note la récusation à venir de la juge du procès. La requête se réclame de six décisions rendues par trois juges militaires différents qui se penchaient sur l’argument que l’ordre du 2 octobre 2019 entachait l’indépendance judiciaire requise en vertu de l’alinéa 11d) de la Charte;

  • 30 septembre 2020 : le même jour où la requête en avortement de procès est déposée, une nouvelle conférence téléphonique avec la Juge militaire avait lieu. Les mêmes avocats étaient présents. D’entrée de jeu, la Juge militaire déclarait que « après mûre réflexion, j’ai décidé d’entendre les parties quant aux raisons pour lesquelles je devrais ou non me récuser, si c’est toujours encore la position de la Défense » (transcription de l’appel téléphonique, pièce H de l’affidavit de Phyllis Nadeau, p. 2 de 25). Après discussion, il est convenu qu’une requête en récusation sera présentée, mais la Juge militaire parle en termes de « requête préliminaire sur votre requête en récusation ». Une « audition préliminaire sur la requête en récusation » était fixée pour le 9 octobre;

  • 7 octobre 2020 : une requête pour audition préalable est déposée;

  • 9 octobre 2020 : audition préliminaire (ou préalable) sur la requête en récusation. Essentiellement, le Sergent Thibault allègue que le tribunal militaire n’a pas l’indépendance institutionnelle voulue à cause de l’ordre du 2 octobre 2019 et la Juge miliaire Deschênes devrait se récuser de la prise de cette décision à cause du rôle possible qu’elle aurait joué à l’égard de la création de l’ordre du 2 octobre 2019, ou de son prédécesseur en date du 19 février 2018, à titre de conseillère juridique attitrée spécifiquement au Chef d’état-major de la Défense. Il en est résulté un horaire pour la suite des choses, alors même que le Sergent Thibault annonçait son intention de se présenter en Cour fédérale :

  • a) requête en récusation au plus tard le 1er décembre 2020;

  • b) réponse de la poursuite dans les 5 jours « ouvrables »;

  • c) audition de la requête en récusation le 21 décembre 2020;

  • d) requête en avortement de procès parce que la Cour martiale n’est pas un tribunal indépendant et impartial, au sens de l’alinéa 11d) de la Charte, à être entendue le 1er février 2021;

  • e) le procès pourrait continuer à compter du 8 mars 2021.

  • 30 octobre 2020 : avis de demande afin d’obtenir un bref de prohibition;

  • 13 novembre 2020 : avis de requête amendé pour obtenir un bref de prohibition provisoire et une instruction accélérée, requête à être entendue le 7 décembre 2020;

  • 20 novembre 2020 : requête en radiation des défendeurs de l’avis de demande et mise hors de cause et réponse à la requête du demandeur pour obtenir un bref de prohibition provisoire et une instruction accélérée de l’instance;

  • 27 novembre 2020 : réponse du demandeur/requérant à la requête en radiation du 20 novembre 2020;

  • 7 décembre 2020 : audition de la requête pour l’obtention d’un bref de prohibition provisoire et de la requête en radiation.

[4]  En fin de compte, il faut déterminer quelles questions doivent être décidées maintenant. Ainsi, devrait-il y avoir une intervention de la Cour à ce stade, alors même qu’aucune décision sur récusation n’a pu être rendue? Dit autrement, qu’en est-il de la mesure provisoire demandée par le demandeur/requérant? Advenant qu’il n’y ait pas récusation le 21 décembre prochain, comment la requête en radiation et la demande de contrôle judiciaire en vertu des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales devraient être traitées?

II.  L’état des choses

[5]  À l’heure actuelle, est prévue pour le 21 décembre 2020 l’audition devant la Juge militaire Deschênes d’une requête en récusation. Si la juge Deschênes devait conclure qu’elle ne devrait pas se récuser, suivrait une requête dite « en avortement de procès », à être entendue par la Juge militaire Deschênes, pour déterminer si le tribunal militaire constitué pour disposer de l’accusation portée contre le Sergent Thibault souffre d’un vice constitutionnel. Cette requête est fixée au 1er février 2021. Une demande de bref de prohibition pour empêcher la Juge militaire Deschênes d’entendre cette requête est pendante. C’est au sujet de cette requête que le Directeur des poursuites militaires prétend qu’elle devrait être radiée. Il est permis de croire que cette requête en avortement de procès serait entendue de toute manière à cette date par un autre juge si la Juge militaire Deschênes se récuse le, ou vers le 21 décembre 2020.

[6]  Il y a devant la Cour fédérale une requête en prohibition fondée sur les articles 18 et 18.1 de la Loi visant à empêcher la Juge militaire Deschenes de continuer à entendre le procès du Sergent Thibault, y compris la requête en avortement de procès. Dans le même avis de demande, le Sergent Thibault requiert l’obtention d’un bref de mandamus enjoignant au Juge militaire en chef adjoint de désigner un juge en remplacement de la Juge Deschênes. Outre que cette seconde ordonnance soit probablement contraire à la règle 302 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles], elle est fort possiblement inutile puisque l’on peut douter que le Juge militaire en chef tarde à désigner un remplaçant si la Juge militaire Deschênes devait se récuser. Il n’y a aucun refus du Juge militaire en chef adjoint de nommer un remplaçant pour une juge qui ne s’est pas récusée à ce jour. Le bref de mandamus semble superfétatoire.

[7]  L’avis de demande en vertu des articles 18 et 18.1 de la Loi est en date du 30 octobre. La requête du 13 novembre 2020 est faite en vertu de l’article 18.2 de la Loi. Elle est présentée comme une requête en prohibition provisoire. Mais elle est en fait une requête pour l’obtention d’une mesure provisoire avant de rendre la décision définitive sur l’obtention d’un bref de prohibition. Si je comprends bien, la mesure provisoire ne vise qu’à empêcher que la Juge militaire Deschênes se prononce sur la récusation demandée.

[8]  Quant aux défendeurs/intimés, leur dossier en radiation, comme indiqué plus haut, a aussi plusieurs volets. On s’y attaque à la désignation de certains des intimés qui, dit-on, doivent être mis hors de cause. Nous y reviendrons plus loin. On y prétend que la requête pour bref de prohibition provisoire devrait être rejetée. On argue en plus que la demande de contrôle judiciaire (bref de prohibition) devrait être radiée.

[9]  Après avoir entendu les parties, j’en viens à la conclusion qu’il y a lieu pour cette Cour d’entendre cette affaire par étapes. Ce dont je suis saisi à ce stade est une requête par le Sergent Thibault pour empêcher la Juge militaire Deschênes de décider de sa récusation, par ailleurs demandée par le Sergent Thibault. Ce qui importe en premier lieu est de disposer de la requête en prohibition provisoire faite par le Sergent Thibault.

[10]  Le Sergent Thibault a répondu à une partie de la requête en plusieurs volets des intimés. Son factum du 27 novembre 2020, présenté comme étant ses prétentions écrites en réponse à la requête en radiation, traite dans une large mesure de la demande de récusation qui ne devrait pas être entendue par la Juge militaire Deschênes le 21 décembre 2020.

[11]  La partie de la requête en radiation de la part des intimés qui traite de l’avis de demande en vertu des articles 18 et 18.1 de la Loi se fonde sur la prétention que cette Cour ne devrait pas « s’immiscer dans le rôle que joue la cour martiale en tant que juge des faits et juge du fond en devenant une voie d’appel parallèle » (intertitre, entre les paras 39 et 40, prétentions écrites des intimés). Je n’ai trouvé nulle part l’argumentaire du Sergent Thibault à ce sujet précis dans son factum du 27 novembre. À tout événement, à ce stade ce qui doit faire l’objet d’une décision est la demande d’une mesure provisoire pour empêcher la Juge militaire de décider si elle doit se récuser.

[12]  J’ajoute cependant quelques commentaires sur l’utilisation de requêtes en radiation qui viennent alourdir le processus. Ces requêtes en radiation de contrôle judiciaire ne sont pas encouragées (David Bull Laboratories ( Canada ) Inc. c Pharmacia Inc., [1995] 1 CF 588 [David Bull Laboratories], p. 597 à 600). Sans être impossibles, le pouvoir discrétionnaire provenant de la capacité de la Cour de restreindre le mauvais usage ou l’abus de procédures judiciaires commande que seuls les cas manifestes de vice fondamental puissent se qualifier. Depuis Hunt c Carey Canada Inc., [1990] 2 RCS 959, il est connu que le test, pour des actions intentées en justice, est qu’il doit être évident et manifeste que l’action est vouée à l’échec à cause d’un vice fondamental. La Cour d'appel fédérale, dans Canada (Revenu national) c JP Morgan Asset Management (Canada) Inc., 2013 CAF 250, [2014] 2 RCF 557, disait au sujet d’une requête en radiation d’une demande de contrôle judiciaire, que la Cour « doit être en présence d’une demande d’une efficacité assez radicale, un vice fondamental et manifeste qui se classe parmi les moyens exceptionnels qui infirmeraient à la base sa capacité à instruire la demande » (para 47) ([traduction] « There must be a “show stopper” or a “knockout punch” – an obvious, fatal flaw striking at the root of this Court’s power to entertain the application »). Cette façon de voir me semble correspondre aux commentaires de la Cour d’appel dans David Bull Laboratories proposant que les avis de demande soient contestés à même l’audition de la demande de contrôle judiciaire :

L'absence de dispositions prévoyant la radiation des avis de requête dans les Règles de la Cour fédérale s'explique fondamentalement par les différences qui distinguent les actions des autres instances. Dans une action, le dépôt des plaidoiries écrites est suivi de la communication de documents, d'interrogatoires préalables et d'instructions au cours desquelles des témoignages sont rendus de vive voix. Il est de toute évidence important d'éviter aux parties les délais et les dépenses nécessaires pour mener une instance jusqu'à l'instruction s'il est "manifeste" (c'est le critère à appliquer pour radier une plaidoirie écrite) que la plaidoirie écrite en cause ne peut pas établir une cause d'action ou une défense. Bien qu'il soit important, tant pour les parties que pour la Cour, qu'une demande ou une défense futiles ne subsistent pas jusqu'à l'instruction, il est rare qu'un juge soit disposé à radier une procédure écrite par application de la Règle 419. De plus, le processus de radiation est beaucoup plus facile à appliquer dans le cas des actions, étant donné que de nombreuses règles exigent des plaidoiries écrites précises quant à la nature de la demande ou de la défense et aux faits qui l'appuient. Aucune règle comparable n'existe relativement aux avis de requête. Tant la Règle 319(1) [mod. par DORS/88-221 , art. 4], la disposition générale applicable aux demandes présentées à la Cour, que la Règle 1602(2) [édictée par DORS/92-43 , art. 19], la règle pertinente en l'espèce, qui vise une demande de contrôle judiciaire, exigent simplement que l'avis de requête indique « avec précision, le redressement » recherché et « les motifs au soutien de la demande ». Le fait que les avis de requête ne doivent pas nécessairement contenir des allégations de fait précises aggrave beaucoup le risque que prendrait la Cour en radiant ces documents. De plus, une demande introduite par voie d'avis de requête introductive d'instance est tranchée sans enquête préalable et sans instruction, mesures qu'une radiation permet d'éviter dans les actions. En fait, l'examen d'un avis de requête introductive d'instance se déroule à peu près de la même façon que celui d'une demande de radiation de l'avis de requête: la preuve se fait au moyen d'affidavits et l'argumentation est présentée devant un juge de la Cour siégeant seul. Par conséquent, le moyen direct et approprié par lequel la partie intimée devrait contester un avis de requête introductive d'instance qu'elle estime sans fondement consiste à comparaître et à faire valoir ses prétentions à l'audition de la requête même. La présente cause illustre bien le gaspillage de ressources et de temps qu'entraîne l'examen additionnel d'une requête interlocutoire en radiation dans le cadre d'une procédure de contrôle judiciaire qui devrait être sommaire. La présente requête en radiation a donné lieu, inutilement, à une audience devant le juge de première instance et à plus d'une demi-journée devant la Cour d'appel, ainsi qu'au dépôt, devant cette dernière, de plusieurs centaines de pages de documents. Le bien-fondé de l'avis de requête introductive d'instance peut être tranché, et le sera de façon définitive, à l'audience dont la tenue, devant un juge de la Section de première instance, est maintenant fixée au 17 janvier 1995.

(pp. 596-597)

[Je souligne.]

Je doute qu’il soit de la meilleure administration de la justice dans notre cas qu’une requête en radiation d’une demande de contrôle judiciaire, en l’espèce pour l’émission d’un bref de prohibition, soit entendue indépendamment de la demande de contrôle judiciaire. Suivant en cela David Bull Laboratories, il est préférable que la contestation de l’avis de demande, pour les raisons invoquées par les défendeurs/intimés, ait lieu si et quand la demande pour l’obtention d’un bref de prohibition est entendue. La confusion rencontrée dans la gestion de cette affaire suggère fortement que ce serait la façon de procéder : les motifs invoqués pour arguer que le recours en prohibition est inapproprié devraient être plaidés en même temps que la requête pour bref de prohibition, si cette audition est nécessaire au cas où la Juge militaire ne se serait pas récusée.

[13]  À tout événement, il serait prématuré de chercher à disposer de la requête en radiation de la demande de contrôle judiciaire sous forme de bref de prohibition ou de mandamus alors même que la réponse du demandeur à la requête ne semble porter que sur un bref de prohibition provisoire. Mieux vaut alors entendre l’argument complet lors de l’audition du contrôle judiciaire. Qui plus est, la demande de contrôle judiciaire du 30 octobre 2020 (en vertu des articles 18 et 18.1) devient théorique si la demande de récusation est accueillie le ou vers le 21 décembre 2020.

[14]  Si la demande de récusation est rejetée, cela entraînerait que la Juge militaire aurait choisi d’entendre la requête prévue pour audition le 1er février 2021 (tribunal militaire n’a pas l’indépendance requise pour satisfaire l’alinéa 11d) de la Charte). Cela pourrait justifier que la demande de bref de prohibition soit entendue si le demandeur maintient sa demande du 30 octobre. À même cette audition, les défendeurs/intimés pourraient faire valoir leur prétention selon laquelle cette Cour devrait refuser d’entendre le recours ou d’accorder un remède. Je note qu’une telle audition devra avoir lieu avant que le procès du Sergent Thibault ne continue.

[15]  Malheureusement, à la lecture des différents documents présentés à ce jour, il n’est pas clair si le demandeur a répondu à la requête en radiation selon laquelle la Cour ne devrait pas s’immiscer dans le système de justice militaire. L’enchevêtrement des procédures et d’écrits n’aura pas favorisé, à mon avis, une bonne compréhension de tous les enjeux. Un examen plus systématique me semble nécessaire. Cela commence par l’examen de la requête pour empêcher la Juge militaire de se prononcer sur la récusation demandée.

III.  Arguments relatifs à la récusation et discussion

[16]  La présente décision porte uniquement donc sur la demande de récusation présentée par le demandeur quant à la Juge militaire Deschênes. Il faut déterminer si la Juge militaire peut entendre la requête en récusation déposée formellement le 1er décembre et qui doit être entendue le 21 décembre. Le requérant écrit à son mémoire des faits et du droit du 13 novembre que « l’octroi d’un bref de prohibition provisoire avant le 21 décembre 2020 est juste et équitable afin d’empêcher la juge militaire « ayant une apparence de parti pris » d’entendre la requête en récusation le 21 décembre 2020 ainsi que la Requête 11d) pour écarter la condamnation qu’elle a elle-même imposée au Sergent Thibault » (para 14). La « Requête 11d) » est prévue pour audition le 1er février. Les intimés répondent que la requête en récusation doit être déposée et faire l’objet d’une décision. Le demandeur ne remplit aucun des critères pour l’émission d’une mesure provisoire qui est de toute façon prématurée.

[17]  Dans son mémoire du 13 novembre, le requérant cherche à démontrer qu’il rencontre le critère en matière de mesures provisoires. Il y aurait une question sérieuse sous-jacente, il subira un préjudice irréparable si le bref de prohibition provisoire n’est pas émis et la balance des inconvénients le favorise. Ainsi, on doit comprendre que la Cour doit intervenir pour empêcher la Juge militaire d’entendre la demande en récusation faite pourtant par le requérant lui-même.

[18]  Dans ce qui est présenté le 27 novembre 2020 comme un dossier de réponse « au dossier de requête en radiation de l’avis de demande et mise hors de cause et réponse à la requête du demandeur pour obtenir un bref de prohibition provisoire et une instruction accélérée de l’instance » du 20 novembre, le Sergent Thibault s’en prend à ce qu’il désigne comme étant l’apparence de partialité « flagrante » de la Juge militaire. Comme noté plus haut, on ne trouvera nulle part à cet écrit la réponse à l’argument central, fait par les défendeurs dans leur requête en radiation, que la Cour fédérale ne devrait pas s’immiscer dans la procédure criminelle de la Cour martiale, et encore moins à une étape dite interlocutoire. Cela est aussi source de confusion.

[19]  Dans ce même écrit du 20 novembre 2020, les défendeurs/intimés traitent directement de la demande d’émission d’un bref de prohibition provisoire, argumentant qu’aucun des trois volets du critère applicable n’est rencontré.

[20]  L’argument à l’encontre de la possibilité que la Juge militaire Deschênes se récuse me semble se résumer à prétendre que son parti pris à l’égard de sa récusation est « flagrant », au point que les autres volets du critère ne nécessitent pas une démonstration. Le mot est utilisé pas moins de 22 fois dans le mémoire du requérant du 27 novembre en réponse à la requête en radiation de la demande de bref de prohibition, mais aussi en réponse à la requête du Sergent Thibault pour l’obtention d’un bref de prohibition provisoire (paras 68 et ss des prétentions écrites des intimés du 20 novembre 2020).

[21]  Le Sergent Thibault doit pouvoir satisfaire aux trois volets du critère pour obtenir la mesure provisoire recherchée. Que l’apparence de partialité soit flagrante ou pas, encore faut-il satisfaire au volet du préjudice irréparable et à celui de la balance des inconvénients.

A.  L’argument du demandeur/requérant

[22]  Le propos du requérant repose dans une très large mesure sur la conversation téléphonique du 18 septembre dernier où la Juge militaire dit avoir l’intention de se récuser. Douze jours plus tard, elle disait vouloir recevoir une requête en récusation en bonne et due forme. Une audition préliminaire sur la requête en radiation avait lieu le 9 octobre prévoyant l’échéancier qui fixe la requête en récusation pour le 21 décembre.

[23]  Une allégation de crainte raisonnable de partialité est une très grave allégation (Bande indienne Wewaykum c Canada, 2003 CSC 45, [2003] 2 RCS 259 [Wewaykum], au para 3). Or, outre la déclaration d’intention du 18 septembre, le seul autre élément concret avancé par le requérant est une partie de transcription dans une affaire présentée comme impliquant le Major Jacques. Je reproduis ci-contre le passage où la Juge militaire en chef adjoint explique pourquoi la Juge militaire Deschênes avait demandé de ne plus présider ce procès. La transcription vient d’une audition tenue le 2 novembre dernier :

LA COUR: Juste pour que ce soit clair.

Oui. Donc, la question ... Oui, je vais juste prendre mes notes comme il faut. Je suis le juge maintenant qui est désigné pour présider la Cour martiale du major Jacques ... Donnez-moi deux petites secondes. Je vais juste ... Je vais juste clarifier quelque chose. Non, ça ne marche pas. Attendez, je vais le trouver, là. O.K. Je voulais simplement vous indiquer que la juge Deschênes m'a fait parvenir un courriel suite à la réception des requêtes qui ont été présentées, la requête pour changement de venue.

Mais dans l'une des trois requêtes, elle considérait problématique entre autres choses le fait ... Attendez, je vais juste relire ce que j'ai ici, « à l’administratrice » ... considéré les faits qui étaient invoqués dans la requête particulièrement celle relative à l'article ll(d), là, et le fait entre autres choses qu'on y parlait de l'ordre du chef d'État-major du 14 juin et aussi du 2 octobre 2019, ces ordres étant des ordres modificatifs à des ordres antérieurs qui auraient été émis par le chef d'État-major de la Défense. Et au moment où ces ordres antérieurs là ont été émis, elle travaillait ... elle occupait la fonction de conseillère juridique au cabinet du chef de l'État-major de la défense.

Donc, pour elle, il apparaît fondé qu'il y ait un risque qu'une personne raisonnable et bien renseignée qui serait au courant de l'ensemble des circonstances pertinentes et qui étudierait la question de façon réaliste ou pratique puisse conclure qu'il y a une apparence de parti pris de sa part. Et c'est dans ces circonstances-là qu'elle m'a demandé de désigner un autre juge.

Considérant les circonstances puis puisque sa demande m'apparaissait raisonnable, j'ai pris la décision d'annuler sa désignation et de désigner un autre juge. Et par le fait même, ce juge, ça se trouve à être moi.

[24]  Aux dires du Juge militaire en chef adjoint, ce serait la Juge militaire Deschênes qui aurait demandé à être relevée de cette assignation. Il est difficile de voir en quoi cela pourrait relever de la flagrance que la Juge militaire Deschênes ne pourrait entendre une requête demandant sa récusation alors même qu’elle se serait déjà récusée dans une autre affaire. Il faut le rappeler. La question qui se pose à ce stade est celle de savoir si la juge qui entend ce procès ne doit pas décider de sa propre récusation. On peut certes penser que l’argument pourrait être fait que de ne pas entendre un autre procès soit pertinent à la requête en récusation qui est pendante. Mais cela ne milite pas en faveur de constater que la Juge militaire ne devrait pas se prononcer.

[25]  Le troisième élément soulevé par le requérant relève davantage de la spéculation à ce stade. Il avance que le rôle joué par la Juge militaire, avant sa nomination judiciaire, auprès du Chef d’état-major, à titre de conseiller juridique, aurait pu faire en sorte qu’elle ait été mêlée à l’ordre du 2 octobre 2019, qui est à la source de l’argument que la Cour martiale n’a pas l’indépendance constitutionnelle voulue. À l’heure actuelle, il n’est pas connu si la Juge militaire Deschênes a joué un rôle, et encore moins quel aurait été ce rôle.

[26]  Selon le Sergent Thibault, il semble qu’il suffirait qu’il y ait partialité flagrante, ou apparence de partialité flagrante, pour soutenir ce qu’il appelle une prohibition provisoire, empêchant ainsi la tenue d’une audition pour plaider récusation. Il dit en conclusion à son écrit du 27 novembre que « (l)’apparence de partialité de la Juge militaire Deschênes étant flagrante, le Sergent Thibault demande à cette Cour d’émettre un bref de prohibition pour l’empêcher d’entendre la requête en récusation le 21 décembre 2020 et de continuer à présider sa Cour martiale » (para 39). Pour seule autorité le requérant se fonde sur Canada (Directeur des poursuites militaires) c Canada (Cabinet du juge militaire en chef), 2020 CF 330 [Dutil], une décision de mon collègue le juge Luc Martineau. Le requérant réfère à quelques paragraphes de la décision (paras 167 à 176) où il prétend que notre Cour établissait, dans le contexte du procès devant impliquer le Juge en chef militaire du temps, qu’il était flagrant que le Juge en chef militaire adjoint et les trois autres juges militaires ne pouvaient entendre le procès du Colonel Dutil.

[27]  Le Directeur des poursuites militaires, dans une demande pour l’émission d’un bref de mandamus, argumentait que le Juge militaire en chef adjoint aurait dû demander aux trois autres juges militaires s’ils étaient disponibles pour présider au procès du Juge en chef Dutil. Les paragraphes 167, 171 et 176 me semblent avoir capturé l’essence du commentaire de notre Cour :

[167]  Soyons catégorique également : dans le contexte actuel, aucun des trois juges militaires disponibles actuels ne peut présider la cour martiale du colonel Dutil, sans que ne soit irrémédiable-ment atteint le droit constitutionnel qui est accordé à tout accusé d’être jugé par un tribunal impartial et indépendant. Il n’y a pas de commune mesure ni de négociation possible. Bref, les juges Pelletier, Sukstorf et Deschênes ne peuvent entendre l’affaire et sont contaminés par leur comportement passé ou les prises de position qu’ils ont pu prendre. Dans un environnement potentiellement toxique, seul un nouveau décideur, provenant de l’extérieur du Cabinet du juge militaire en chef pourra faire disparaître les craintes de partialité déjà exprimées par le juge militaire en chef adjoint. La preuve qui a été soumise durant le voir-dire est d’ailleurs éloquente et parle d’elle-même.

[171]  Il faut aujourd’hui l’affirmer haut et fort : les justiciables du Code de discipline militaire ne sont pas des citoyens de seconde classe. Ils méritent tous et toutes un traitement équitable et la même qualité de justice auxquels aspirent et ont droit toute personne accusée d’une infraction punissable d’emprisonnement. Clairement, il relevait des pouvoirs du juge militaire en chef adjoint d’empêcher qu’une injustice flagrante soit causée à l’accusé. D’ailleurs, cette Cour aurait agi de même et aurait accordé un bref de prohibition pour empêcher la continuation du procès devant la Cour martiale si le juge militaire en chef adjoint avait plutôt désigné le 17 juin 2019 l’un ou l’autre des trois juges militaires éligibles à la suite de sa récusation (Committee for Justice and Liberty c Office national de l’énergie, 1976 CanLII 2 (CSC), [1978] 1 RCS 369 à la page 394, le juge de Grandpré (dissident); Valente au para 15).

[176]  Bref, pour les motifs plus haut, dans l’exercice de sa discrétion judiciaire, tous les remèdes recherchés par le demandeur sont, en tout état de cause refusés aujourd’hui par cette Cour afin d’assurer la primauté du droit et d’éviter qu’une injustice flagrante soit commise et qu’un tort irréparable soit causé à l’accusé (Khosa au para 36; Strickland c Canada (Procureur général), 2015 CSC 37 (CanLII), [2015] 2 RCS 713 aux paras 37-39).

B.  L’argument des défendeurs/intimés

[28]  L’avocat des intimés n’a pas tort de faire remarquer que la Cour dans Dutil n’a pas parlé de crainte raisonnable de partialité flagrante. Ce dont la Cour parle est d’une injustice flagrante dans les circonstances de cette affaire. Ainsi l’affirmation du requérant selon laquelle le Directeur des poursuites militaires « n’a pas considéré qu’en cas de crainte raisonnable de partialité flagrante, cette Cour devrait empêcher un juge militaire d’entendre une requête en récusation la visant. Ce point de droit établi par cette Cour dans l’affaire Dutil » (écrit du 27 novembre 2020, para 12) ne constitue pas la décision rendue. La décision Dutil n’établit pas ce que le Sergent Thibault cherche à y lire.

C.  Discussion

[29]  Dans Dutil, et tel qu’exposé dans le jugement de notre Cour, les quatre juges militaires avaient des raisons pour ne pas pouvoir entendre le procès : dans un cas, c’était une amitié personnelle profonde ; dans un autre cas c’était l’absence de capacité d’instruire l’affaire en français (langue choisie par le Colonel Dutil pour son procès) ; dans un autre cas, c’était l’inimitié connue avec le Colonel Dutil, et, enfin, dans un autre cas, le fait que la Juge militaire avait collaboré à l’enquête de la police militaire alors même qu’elle était juge. Cela fait dire à notre Cour qu’un bref de prohibition aurait été accordé si le Juge militaire en chef adjoint avait désigné l’un ou l’autre des trois juges militaires éligibles après sa propre récusation (para 171).

[30]  L’avocat du Sergent Thibault a répété à quelques reprises au cours de l’audience que si sa thèse sur la crainte de partialité flagrante ne tenait pas, son argument tombait. En effet, il prétend que le « droit applicable est différent lorsque la crainte raisonnable de partialité est flagrante » (écrit du 27 novembre, para 13). Or, la seule autorité proposée est la décision Dutil. Celle-ci n’est d’aucune utilité au requérant.

[31]  D’abord, Dutil ne parle pas de crainte raisonnable de partialité flagrante. Ce dont il est question est d’une injustice flagrante dans les circonstances très particulières de l’espèce. La qualité de la crainte de partialité n’est pas évoquée. Le syllogisme proposé par le requérant ne correspond pas à la décision dans Dutil. Ensuite, si on devait considérer un parallèle entre les faits dans Dutil et les faits dans notre espèce, encore faudrait-il qu’il y ait équivalence. Or, la crainte de partialité dans Dutil n’est tout simplement pas du même ordre qu’ici. Nous n’en sommes qu’au stade où la Juge militaire est appelée à examiner les circonstances qui pourraient faire en sorte que le test de Wewaykum est rencontré. En cela, elle prendra en compte sa déclaration du 18 septembre, sa décision de ne pas présider le procès du Major Jacques et sa possible implication au sujet de l’ordre du 2 octobre 2019. On est loin d’une équivalence entre Dutil et les faits de l’espèce qui pourrait requérir l’intervention de cette Cour pour empêcher que la juge militaire se penche sur une possible récusation. En effet, et troisièmement, Dutil traite d’un mandamus pour forcer la désignation d’un juge alors que notre affaire est relative à une récusation que le Sergent Thibault lui-même a demandée où on prétend que la demande de récusation ne devrait même pas être présentée.

[32]  Notre situation n’a aucune parenté avec celle dans Dutil. Le Sergent Thibault veut empêcher la Juge militaire de se prononcer sur sa propre récusation qu’il a demandée. Comme je l’ai indiqué plus tôt, le fait que la même Juge militaire ait choisi de ne pas entendre le procès du Major Jacques ne favorise pas une décision judiciaire de l’empêcher d’entendre une requête en récusation. Ce serait plutôt le contraire en ce qu’on semble loin de l’esprit fermé qui caractérise la partialité (Wewaykum, précité, para 58). Quant au rôle joué par la Juge militaire auprès du Chef d’état-major, il est inconnu. On peut penser que la Juge militaire pourra le considérer dans le cadre d’une requête en récusation. Mais cela ne peut constituer un élément qui fasse poids auprès de la cour de révision sans en connaître de quelque manière les paramètres.

D.  L’application du test en trois volets

[33]  Les intimés en notre espèce plaident que les conditions pour l’obtention d’une mesure provisoire visant à empêcher la Juge militaire Deschênes d’entendre la requête en récusation et d’en décider ne sont pas remplies. Ces conditions sont bien connues (RJR-Macdonald Inc. c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311) [RJR-Macdonald] :

  • a) Y a-t-il une question sous-jacente à la demande de mesure provisoire qui soit de la nature d’une question sérieuse ? (Dans certaines circonstances, il sera requis qu’on démontre une forte apparence de droit (RJR-Macdonald, précité, para 51 ; Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 148, [2001] 3 CF 682 ; Baron c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, [2010] 2 RCF 311 ; R. c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5, [2018] 1 RCS 196)) ;

  • b) Un demandeur subira-t-il un préjudice irréparable si la mesure provisoire n’est pas accordée ?

  • c) Quelle partie l’emporte sur la balance des inconvénients ?

[34]  En Cour fédérale, qui veut obtenir une mesure provisoire doit recevoir une réponse positive à chacune des trois questions (Janssen Inc. c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112, paras 13 à 21, Canada (Procureur général) c Oshkosh Defense Canada Inc., 2018 CAF 102 [Oshkosh Defense Canada Inc.], para 21).

[35]  Ici, les intimés argumentent qu’aucune des questions ne reçoit une réponse positive. Il n’y aurait pas de question sérieuse parce qu’il n’existe pas de « forte apparence de droit ». La cour de révision ne devrait pas intervenir alors que la Cour d’appel des cours martiales pourra éventuellement disposer de l’affaire. De plus, il n’est que normal qu’une audition soit tenue sur une récusation demandée. Au titre du préjudice irréparable, il est nécessaire qu’il y ait une preuve claire et convaincante qu’il y aura un préjudice dans le cas où la prohibition provisoire est refusée. Rien de tel n’est prouvé en l’instance. La prépondérance des inconvénients penche aussi en faveur des intimés. Il y a préjudice à l’administration de la justice et gaspillage de ressources judiciaires quand une demande de cet ordre doit être considérée.

[36]  Le requérant/demandeur plaide au contraire que s’il doit satisfaire aux trois volets, il a réussi. Dans son mémoire des faits et du droit du 13 novembre, il met l’accent sur la question sérieuse, ce qui devient le 27 novembre la crainte de partialité flagrante. Revenant à nouveau sur les faits qu’on dit suffisants pour empêcher que la Juge militaire ne se penche sur la récusation demandée, le requérant/demandeur subsume les conditions pour qu’une récusation soit obtenue aux conditions nécessaires pour empêcher un juge de traiter de la question. Il déclare que le préjudice irréparable résulte du seul fait de devoir demander la récusation. Au risque de me répéter indûment, le requérant/demandeur cherche par sa mesure provisoire à empêcher la Juge militaire d’entendre sa requête en récusation et non pas si une récusation est justifiée. C’est du préjudice irréparable si elle se prononce dont il est question. Les allégués à sa requête relatifs à sa liberté qui est en jeu si le procès doit continuer ne sont pas utiles au stade où nous sommes. D’ailleurs, on retrouve le même thème pour ce qui est de la balance des inconvénients. Il met dans la balance sa liberté compromise si un procès doit continuer malgré son argument que le tribunal militaire n’est pas indépendant.

[37]  À mon avis, la demande d’un bref de prohibition provisoire visant à empêcher la Juge militaire Deschênes d’entendre une requête en récusation doit être rejetée. Les conditions d’obtention du remède ne sont pas remplies. En plus de cela, comme indiqué plus haut, non seulement la théorie sur la crainte raisonnable de partialité flagrante, sur laquelle s’est appuyé le requérant, ne se retrouve pas dans la seule autorité qu’il invoque, mais encore aurait-il fallu qu’il y ait une démonstration faite pour éviter que la juge entende même la demande de récusation.

[38]  Les intimés ont raison que le préjudice irréparable n’a pas été établi et que la prépondérance des inconvénients les favorise. On voit mal où est le préjudice et en quoi il serait irréparable si la Juge militaire dispose de la requête en récusation. Il n’est pas davantage établi que la prépondérance des inconvénients favorise le Sergent Thibault.

[39]  Une décision s’impose puisqu’elle est invoquée par les deux parties. Dans Rushnell c Canada (Procureur général), [2001] ACF no 366; [2001] FCT 199 [Rushnell], c’était aussi une question de récusation qui se posait. Comme dit plus tôt, le Juge militaire chargé d’entendre le procès s’était prononcé sur sa récusation et avait conclu qu’il n’y avait pas lieu pour lui de se récuser. Mais il s’était prononcé. Le Juge militaire avait ajourné pour permettre au soldat Rushnell de requérir une mesure provisoire. La prohibition provisoire requise visait à empêcher la Cour martiale de procéder en attendant la décision sur le bref de prohibition. Notre Cour devait décider que le critère du préjudice irréparable n’avait pas été rencontré :

21  Si la suspension est refusée, les cours martiales permanentes instruiront les accusations. Si les requérants sont déclarés coupables, ils peuvent interjeter appel de leur condamnation à la Cour d'appel des cours martiales et soulever, dans leur argumentation, leur objection à la formation de la cour martiale permanente. S'ils sont condamnés à une peine d'emprisonnement, ils peuvent être libérés jusqu'à l'issue de l'appel. S'ils sont condamnés à payer une amende, ils peuvent obtenir des modalités de paiement. S'ils ne sont pas déclarés coupables, la question devient purement théorique. Le refus d'accorder la suspension a pour effet, en définitive, de forcer les requérants à subir leur procès et de reporter la décision concernant la crainte raisonnable de partialité. Le préjudice qui en découle n'est pas irréparable.

[40]  En notre espèce, nous nous situons à une étape préalable, en amont, en ce que la Juge militaire ne s’est pas même prononcée sur sa récusation. Le préjudice à démontrer est relatif à la possibilité pour la Juge militaire d’entendre une requête en récusation. Aucun préjudice n’a été démontré s’il lui est permis de prendre sa décision. D’ailleurs, même le requérant semble en convenir puisqu’il déclare au paragraphe 13 de son écrit du 27 novembre que « (e)n principe, le DPM a raison de dire qu’il revient au juge visé de statuer sur la requête en récusation ». Si la Juge militaire se récuse, le reste des procédures intentées par le Sergent Thibault deviendra théorique et risquera la caducité (Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342). Dans Oshkosh Defense Canada Inc. (précité), la Cour d’appel fédérale, ayant noté que l’existence d’un préjudice irréparable est souvent l’obstacle premier pour qui recherche un sursis (ou une mesure provisoire), résumait l’état de la jurisprudence sur ce qui est requis :

[24]  De plus, un préjudice irréparable est un préjudice inévitable qui, par sa nature, ne peut être redressé par une compensation pécuniaire : Janssen Inc, précité, paragraphe 24. Sans explication, il pourrait être jugé que la partie qui a omis de demander au décideur administratif de reporter la prise d’effet de sa décision ne s’est pas prévalue d’un moyen d’éviter le préjudice découlant d’une décision défavorable.

[25]  Enfin, pour prouver qu’il y a préjudice irréparable, la partie requérante doit établir de manière détaillée et concrète qu’elle subira un préjudice réel, certain et inévitable – et non pas hypothétique et conjectural – qui ne pourra être redressé plus tard : Première Nation de Stoney c. Shotclose, 2011 CAF 232, 422 N.R. 191, paragraphes 47 à 49; Bureau du surintendant des faillites c. MacLeod, 2010 CAF 84, 402 N.R. 341, paragraphes 14 à 22; Gateway City Church c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 126, 445 N.R. 360, paragraphes 14 à 16; Glooscap Heritage Society c. Canada (Revenu National), 2012 CAF 255, 440 N.R. 232, paragraphe 31; Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire à l’information), 2001 CAF 25, 268 N.R. 328, paragraphe 12; Janssen Inc. c. Abbvie Corporation, 2014 CAF 176, paragraphes 44 à 46. Le requérant qui présente des allégations plutôt que des démonstrations de preuve et « [des] hypothèses, [des] conjectures, [des] présomptions et [des] affirmations discutables non étayées par les preuves » échoue souvent à satisfaire à ce volet du critère applicable au sursis : Glooscap, paragraphe 31; Première Nation de Stoney, paragraphe 48. Le requérant qui présente « des éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé » obtient souvent gain de cause : Glooscap, paragraphe 31; voir aussi les arrêts Dywidag Systems International, Canada, Ltd. c. Garford Pty Ltd., 2010 CAF 232, 406 N.R. 304, paragraphe 14, et Laperrière, paragraphe 17.

[Je souligne.]

Ici, il n’y a aucune telle démonstration.

[41]  Cela suffit en soi pour rejeter la demande de mesure provisoire pour empêcher la Juge militaire d’entendre la demande de récusation. Mais en plus, il ne fait aucun doute que la prépondérance des inconvénients favorise à ce stade l’occasion de se prononcer sur la récusation. Les intimés invoquent Rushnell (précité, para 22) où la Cour accepte l’argument selon lequel les sursis se multiplieront : « L'éventualité d'une avalanche de suspensions et de la quasi paralysie du système de justice militaire pose des problèmes pratiques et ne sert pas l'intérêt public ». Ces procédures ne font qu’alourdir le processus et consomment des ressources judiciaires déjà minces. Dans notre cas, la demande de mesure provisoire est prématurée : il faut laisser à la Juge militaire le soin de considérer soigneusement la récusation demandée. D’ailleurs, rien dans la présente décision ne devrait être perçu comme suggérant que la demande de récusation ne devrait pas être accueillie. Là n’est pas la question.

[42]  Les intimés se réclament aussi des paragraphes 22 et 23 de Forsyth c Canada (Procureur général), 2002 CFPI 643, [2003] 1 CF 96 pour éviter le problème du gaspillage des ressources judiciaires. À mon sens, la demande de mesure provisoire ne fait que compliquer indûment le système de justice militaire en cherchant à éviter le décideur premier en matière de récusation, la Juge militaire.

[43]  Il n’est pas inutile de rappeler que la Juge militaire doit aborder la question avec un esprit ouvert (Wewaykum, précité, para 58). La Juge militaire n’a pas donné d’indication à l’effet contraire. Rien n’indique une absence d’esprit ouvert sur la question de récusation. De fait, l’impartialité est fortement présumée. Comme il est dit au paragraphe 59 de Wewaykum :

59  Considérée sous cet éclairage, « [l]’impartialité est la qualité fondamentale des juges et l’attribut central de la fonction judiciaire » (Conseil canadien de la magistrature, Principes de déontologie judiciaire (1998), p. 30). Elle est la clé de notre processus judiciaire et son existence doit être présumée. Comme l’ont signalé les juges L’Heureux‑Dubé et McLachlin (maintenant Juge en chef) dans l’arrêt S. (R.D.), précité, par. 32, cette présomption d’impartialité a une importance considérable, et le droit ne devrait pas imprudemment évoquer la possibilité de partialité du juge, dont l’autorité dépend de cette présomption. Par conséquent, bien que l’impartialité judiciaire soit une exigence stricte, c’est à la partie qui plaide l’inhabilité qu’incombe le fardeau d’établir que les circonstances permettent de conclure que le juge doit être récusé.

Il n’y a rien d’incongru à ce que la présomption vaille même dans les cas où la récusation est demandée. La question est de déterminer s’il y a une crainte raisonnable de partialité vue par un observateur bien renseigné, et non pas s’il y a partialité réelle. C’est ainsi que le « critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? » » (Office national de l’énergie, [1978] 1 RCS 369, p. 394, tel que cité dans Wewaykum, précité, para 60). C’est peut-être l’une des situations où l’impartialité est mise de l’avant avec la meilleure rigueur.

[44]  En l’espèce, la Juge militaire bénéficie de cette présomption d’impartialité lui permettant de considérer toutes les circonstances, y compris son intention exprimée le 18 septembre dernier de se récuser et sa décision de ne pas instruire le procès Jacques, pour déterminer s’il existerait chez la personne bien renseignée étudiant la question cette crainte raisonnable de partialité qui favoriserait la récusation. Elle sait aussi le rôle joué relativement à l’ordre du 2 octobre 2019. Les avocats du Sergent Thibault et ceux du Directeur des poursuites militaires pourront se faire entendre.

[45]  Il en résulte que la demande pour l’émission d’un bref de prohibition provisoire doit être rejetée.

IV.  Mise hors de cause

[46]  Les intimés ont avancé que la Juge militaire Deschênes et le Juge militaire en chef adjoint ne devraient pas être de l’intitulé de la cause car ils sont improprement désignés en vertu de la règle 303(1)a) des Règles des cours fédérales. Le requérant ne conteste pas; il se contente de dire que les juges militaires étaient nommés dans Rushnell. Il dit s’en remettre « à la sagesse de cette Cour ». Dans ces circonstances, la Juge militaire C.J. Deschênes et le Juge en chef militaire adjoint sont mis hors de cause, leur présence n’étant pas nécessaire au règlement des questions en litige (règle 104 des Règles des cours fédérales). Seul le Directeur des poursuites militaires reste comme intimé. L’intitulé de la cause est modifié en conséquence.

V.  Conclusion

[47]  Il reste évidemment les questions qui pourraient devoir être réglées si la demande de récusation de la Juge militaire devait être rejetée. Celle-ci devrait se pencher sur la requête en avortement de procès selon laquelle le tribunal militaire n’est pas impartial et indépendant au sens de l’alinéa 11d) de la Charte (requête du 30 septembre 2020 en avortement de procès à êre entendue le 1er février 2020). Or, subsiste un avis de demande en vertu des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales pour obtenir un bref de prohibition visant à empêcher la Juge militaire Deschênes d’entendre ladite requête. On y invoque entre autres que la Juge militaire aurait été impliquée dans la création de l’ordre du 2 octobre 2019 qui est à la base de décisions de juges militaires en fonction de l’alinéa 11d) de la Charte.

[48]  Le Directeur des poursuites militaires, dans sa requête à plusieurs volets, demandait le 20 novembre la radiation de l’avis de demande (en plus de mettre hors de cause deux des intimés et de demander le rejet du bref de prohibition provisoire du 13 novembre 2020, qui fait l’objet de la présente décision). Cette demande en radiation est aussi pendante. À mon sens, et suivant l’enseignement de l’arrêt David Bull Laboratories, l’argument fait dans la requête en radiation pourrait tout aussi bien être présenté lors de l’audition de la demande de bref de prohibition si cette audition devait se tenir. J’ai déjà noté que le demandeur ne semble pas avoir encore répondu à l’argument principal du défendeur selon lequel une cour de révision ne devrait pas s’immiscer dans le processus de justice militaire. Par la même occasion, il faudra disposer de la requête pour l’émission d’un bref de mandamus pour forcer le Juge militaire en chef adjoint à désigner un Juge militaire en remplacement de la Juge militaire Deschênes si elle était prohibée de continuer d’entendre le procès du Sergent Thibault. Le requérant/demandeur a déjà indiqué qu’il s’en remettait à l’égard de l’émission d‘un bref de mandamus à la « sagesse » de la Cour.

[49]  Les étapes suivantes dans cette affaire plutôt enchevêtrée sont fonction, d’abord, d’une décision sur la requête en récusation. La demande pour l’émission d’un bref de prohibition qui viserait l’audition de la requête en avortement de procès fait l’objet d’une demande pour instruction accélérée. L’intimé exprime le même vœu. Les parties sont donc invitées, au besoin, à offrir un échéancier raisonnable que la Cour considérera pour la suite des choses.


JUGEMENT au dossier T-1301-20

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. La Juge militaire Deschênes et le Juge militaire en chef adjoint, désignés comme intimés dans les procédures jusqu’à ce jour, sont mis hors de cause. L’intitulé sera dorénavant celui apparaissant en page frontispice du présent jugement et ses motifs.

  2. La requête pour l’obtention d’un bref de prohibition provisoire visant à empêcher la Juge militaire Deschênes d’entendre une requête en récusation de la part du Sergent Thibault est rejetée. Il n’y aura pas de dépens accordés.

  3. Les parties sont invitées de soumettre à la Cour le cas échéant leur calendrier pour les prochaines étapes procédurales pour accélérer l’instruction de la demande de contrôle judiciaire en vertu des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, au cours de laquelle la contestation même de l’avis de demande par voie de requête en radiation serait entendue.

« Yvan Roy »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1301-20

INTITULÉ :

SERGENT A.J.R. THIBAULT c LE DIRECTEUR DES POURSUITES MILITAIRES

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE OTTAWA (oNTARIO) ET GATINEAU (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 DÉCEMBRE 2020

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE ROY

DATE DES MOTIFS :

LE 14 DÉCEMBRE 2020

COMPARUTIONS :

Capt(f) Mark Létourneau

Col Jean-Bruno Cloutier

Pour le requérant

Me Pavol Janura

Me Marilou Bordeleau

Pour l’intimé

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Service d’avocats de la défense

Gatineau (Québec)

Pour le requérant

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour l’intimé

 

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