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Date : 20060517

Dossier : T‑2116‑05

Référence : 2006 CF 609

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Action in personam en matière d’amirauté

ENTRE :

CANADA STEAMSHIP LINES INC.

demanderesse

et

KENNETH WAYNE ELLIOTT

et

VOYAGEUR MARINE TRANSPORT LIMITED

et

FRED HUNEAULT

et

VESSEL TRADING CORP.

et

SUGARLOAF MARITIME INC.

défendeurs

et

VOYAGEUR MARINE TRANSPORT LIMITED

et

FRED HUNEAULT

défendeurs/demandeurs reconventionnels

et

 

CANADA STEAMSHIP LINES INC.

et

LE SYNDICAT INTERNATIONAL DES MARINS CANADIENS

et

ROMAN GRALEWICZ

défendeurs reconventionnels

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

 

LE PROTONOTAIRE MORNEAU

 

[1]               Les trois défendeurs reconventionnels ont, en l’espèce, demandé par voie de requêtes présentées en vertu du paragraphe 221(1) des Règles de la Cour fédérale (les Règles), la radiation de la demande reconventionnelle présentée par les demandeurs reconventionnels, Voyageur Marine Transport Limited (VMTL) et Fred Huneault (M. Huneault), au motif qu’elle ne révèle aucune cause d’action valable.

 

[2]               La défenderesse reconventionnelle Canada Steamship Lines Inc. (CSL) a présenté une requête en son nom propre alors que les défendeurs reconventionnels, le Syndicat international des marins canadiens (SIU) et Roman Gralewicz (M. Gralewicz) ont présenté leur propre requête.

 

[3]               Les requêtes présentées en l’espèce sont, à toutes fins utiles, fondées sur le même motif, à savoir que VMTL et M. Huneault n’ont, dans leur demande reconventionnelle, fait valoir aucun fait substantiel susceptible de constituer le délit d’atteinte intentionnelle et délictuelle à des relations contractuelles. Tout en reconnaissant que ce délit est le fondement de leur demande reconventionnelle, VMTL et M. Huneault s’opposent fermement aux requêtes.

 

Contexte

 

[4]               Le 29 novembre 2005, CSL a déposé une déclaration dans le cadre de laquelle elle demandait 500 000 $ à titre de dommages‑intérêts ainsi qu’une ordonnance enjoignant aux défendeurs de cesser d’exploiter le navire connu sous le nom de MARITIME TRADER (l’ancien TEAK GLEN) (le navire) sur les Grands Lacs et le fleuve Saint‑Laurent (le transport maritime). Parmi les défendeurs figuraient VMTL et M. Huneault.

 

[5]               CSL est l’ancien propriétaire du navire. Vers le 19 décembre 2003, elle a vendu le navire à Goderich Grain Elevators. Aux termes du contrat de vente, Goderich s’engageait entre autres à ne pas se servir, sans l’autorisation préalable de CSL, du navire autrement que comme lieu de stockage.

 

[6]               Selon CSL, Goderich a par la suite vendu le navire aux défendeurs, Sugarloaf Maritime Inc. et/ou Vessel Trading Corp. qui, à leur tour, ont vendu le navire au défendeur Kenneth Elliott.

 

[7]               Il semble que le défendeur M. Elliott ait confié la gestion et l’exploitation du navire à VMTL et M. Huneault.

 

[8]               Vers le 26 septembre 2005, M. Elliott a vendu le navire à VMTL.

 

[9]               Conformément à la convention collective que CSL avait conclue avant cela avec le SIU, CSL serait assujettie à une obligation du successeur voulant que le navire ait pour équipage des marins syndiqués.

 

[10]           Les paragraphes 27, 28 et 30 de la déclaration de CSL sont rédigés en ces termes :

[traduction]

27.              L’équipage actuel du navire est non syndiqué, ce qui est et continuera d’être préjudiciable à la relation que CSL entretient avec ses syndicats, notamment à un moment critique au regard du SIU, étant donné que la CSL et le SIU doivent entamer des négociations en vue d’un renouvellement de contrat.

 

28.              Sachant pertinemment que CSL souhaitait empêcher que le navire serve au transport maritime, et parfaitement au courant de la clause d’utilisation restreinte inscrite dans le contrat de vente, les défendeurs ont délibérément et délictuellement porté atteinte aux relations contractuelles entre CSL et Goderich en s’entendant pour concevoir et mettre en œuvre un projet illicite et trompeur en vue d’acheter et de prendre possession du navire dans le seul but de contourner l’objet et l’application de la clause d’utilisation restreinte, et d’affecter le navire au transport maritime.

 

29.              [...]

 

30.              Le comportement délictuel des défendeurs, décrit ci‑dessus, a causé et continue de causer à la demanderesse un préjudice, lui occasionnant par ailleurs une perte et/ou des dommages;

 

 

[11]           Bien que, selon le SIU, la demande de CSL soit fondée sur des dispositions contractuelles et que la question ne soit pas essentielle pour notre analyse, la manière dont j’interprète ladite demande et notamment son paragraphe 28, me porte à conclure que, comme le soutiennent les avocats de VMTL et de M. Huneault, la demande présentée par CSL n’est pas en matière contractuelle, mais se fonde en réalité sur le délit dont VMTL et M. Huneault font état dans leur demande reconventionnelle, c’est‑à‑dire le délit d’atteinte intentionnelle à des relations contractuelles.

 

[12]           Dans leur défense, VMTL et M. Huneault soutiennent essentiellement, entre autres, que l’accord qu’ils ont conclu en vue de l’achat du navire ne contenait aucune clause d’utilisation restreinte et que, dans l’hypothèse où il aurait effectivement contenu une telle clause, celle‑ci porterait atteinte à la liberté du commerce et ne leur serait par conséquent pas opposable.

 

[13]           L’allégation essentielle de la demande reconventionnelle présentée par VMTL et M. Huneault, soit l’acte de procédure contesté en l’espèce, est que le SIU et M. Gralewicz (le président du SIU), de concert avec CSL, ont, par des actes délictuels, délibérément porté atteinte aux relations contractuelles du navire et du navire Voyageur Independent ainsi qu’aux relations contractuelles de VMTL avec sa clientèle et ses affréteurs, en prenant, à l’égard de ces navires, des mesures illégales en vue d’empêcher et de gêner le travail de leurs prestataires de service, de leurs entrepreneurs et de leurs employés.

 

[14]           Eu égard aux détails fournis le 21 mars 2006, j’accepte, comme me demandent de le faire les avocats de VMTL et de M. Huneault, de considérer que la demande reconventionnelle peut être interprétée comme contenant les allégations et conclusions pertinentes suivantes qui, aux fins de l’analyse à laquelle nous allons procéder, doivent être tenues pour avérées.

 

a)      En ce qui concerne le paragraphe 33 de la demande reconventionnelle : VMTL et M. Huneault sollicitent actuellement, à titre de dommages‑intérêts, 350 000 $ CAN ainsi que des dommages‑intérêts pécuniaires supplémentaires dont le montant reste à fixer.

 

b)      En ce qui concerne le paragraphe 40 de la demande reconventionnelle : les défendeurs avaient formé le projet de prendre, à l’égard du navire et du navire Voyageur Independent, des mesures illégales afin d’empêcher ou de gêner le travail des fournisseurs de service, des entrepreneurs et des employés du navire. Plus particulièrement, en ce qui concerne la demanderesse CSL, M. Carter, M. Dumais et d’autres personnes ont téléphoné aux fournisseurs et clients de VMTL, y compris la Commission canadienne du blé et Shelley Machine, pour leur demander et leur conseiller de ne ni fournir de services à VMTL ni faire affaire avec elle.

 

c)      En ce qui concerne le paragraphe 42 de la demande reconventionnelle : les défendeurs ont tenté d’arracher à la demanderesse la conclusion d’une convention collective en installant des piquets de grève afin d’empêcher les travailleurs de monter à bord du navire pour faire leur travail. Ils ont empêché les travailleurs de procéder aux contrôles de la qualité des grains chargés à bord du navire et les employés de Bunge de décharger la cargaison, ce qui a obligé les affréteurs à suspendre la location du navire. Ils ont incité et encouragé des employés de remorqueurs, membres du Syndicat, à refuser de remplir leurs obligations contractuelles de faciliter l’accostage du navire. En raison de ces problèmes de main‑d’œuvre, les affréteurs du navire ont dû en suspendre la location. À cause des retards qui lui sont illégalement imposés, le navire est privé de fret.

 

d)     En ce qui concerne le paragraphe 43 de la demande reconventionnelle : les défendeurs ont retiré leurs piquets de grève, car ils savaient que ceux‑ci étaient illégaux et que la demanderesse pourrait obtenir une ordonnance provisoire pour les interdire.

 

e)      En ce qui concerne le paragraphe 44 de la demande reconventionnelle : les activités illégales des défendeurs ont entraîné, pour le navire, un retard de plus de deux jours et demi.

 

f)       En ce qui concerne le paragraphe 45 de la demande reconventionnelle : la demanderesse CSL s’est entendue avec le SIU et M. Gralewicz pour organiser les actions susmentionnées, actions qui furent mises en œuvre par des représentants du Syndicat. Le défendeur, M. Gralewicz, a encouragé et incité les membres de son syndicat à continuer, au cours des mois à venir, à perturber les activités du navire.

 

g)      En ce qui concerne le paragraphe 46 de la demande reconventionnelle : les activités menées par les défendeurs étaient illégales. Elles ont causé, en 2005, un préjudice irréparable, des retards et une baisse du chiffre d’affaires, et risquent d’entraîner une perte de recettes pour l’année 2006.

 

Analyse

 

[15]           Il est bien établi en droit que dans le cadre d’une requête présentée en vertu de l’alinéa 221(1)a) des Règles, tous les faits et allégations énoncés dans la déclaration doivent être tenus pour avérés.

 

[16]           De plus, comme l’a dit le juge Décary dans l’arrêt Sweet et al c. Canada (1999), 249 N.R. 17, à la page 23 :

 

Les déclarations sont radiées au motif qu’elles ne révèlent aucune cause raisonnable d’action seulement dans les cas évidents où la cour est convaincue que l’affaire ne fait aucun doute (voir Le procureur général du Canada c Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735; 33 N.R. 304; [115 D.L.R. (3d) 1] à la p. 740; Operation Dismantle c La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441; [59 N.R. 1; 13 C.R.R. 287; 18 D.L.R. (4th ) 481; 12 Admin. L.R. 16] et Hunt c Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959 [117 N.R. 321; 4 C.C.L.T. (2d) 1; 43 C.P.C. (2d) 105; 49 B.C.L.R. (2d) 273; 74 D.L.R. (4th) 321].

 

 

[17]           Il serait donc prématuré de la part de la Cour de se prononcer, dans le cadre d’une requête en radiation d’une demande reconventionnelle et sans avoir examiné la preuve (et eu égard au paragraphe 221(2) des Règles, j’ai décidé de ne pas admettre les affidavits produits par le SIU et M. Gralewicz), sur la question de savoir si l’atteinte alléguée est suffisante pour engager la responsabilité délictuelle.

 

[18]           Ce que la Cour doit décider en l’espèce est s’il est évident et manifeste que le délit d’atteinte intentionnelle à des relations contractuelles n’a pas été adéquatement plaidé par VMTL et M. Huneault.

 

[19]           Pour les motifs exposés ci‑dessous, j’estime qu’il y a lieu de répondre à cette question par la négative. Les requêtes présentées en l’espèce doivent par conséquent être rejetées.

 

[20]           L’un des éléments décisifs a été le fait qu’il n’est à tout le moins pas clair et manifeste que le critère à appliquer, pour savoir si VMTL et M. Huneault ont adéquatement plaidé le délit d’atteinte intentionnelle à des relations contractuelles, est celui que proposent CSL, ou le SIU et M. Gralewicz.

 

[21]           Il ressort de la jurisprudence invoquée par les trois défendeurs reconventionnels que le critère sur lequel ils se fondent tous semble être celui qui peut être invoqué lorsqu’une des parties entend faire état d’un délit précis d’ingérence économique, en l’occurrence le délit d’incitation à la violation d’un contrat. Ce délit me paraît être plus étroitement circonscrit que celui que VMTL et M. Huneault invoquent dans leur demande reconventionnelle, à savoir le délit d’atteinte intentionnelle et délictuelle à des relations contractuelles.

 

[22]           Ainsi, dans la décision TDL Group Ltd. c. 1060284 Ontario Limited, (2000) CarswellOnt. 1192 (ci‑après TDL Group Ltd.), précédent invoqué par CSL, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a eu à décider si une déclaration parvenait à établir deux délits qu’elle alléguait, à savoir que la défenderesse avait porté atteinte aux relations économiques de la demanderesse et qu’elle avait incité à la violation d’un contrat.

 

[23]           Se penchant sur l’allégation d’incitation à une violation de contrat, formulée au paragraphe 13 de la déclaration, la Cour a énuméré en les termes suivants les éléments constitutifs du délit en question :

 

[traduction]

Incitation à une violation de contrat

13        Dans Fasson Canada Inc. c Mediacoat Inc. (24 septembre (1993), doc. 40982/89Q (Div. gén. Ont.), appel rejeté (10 octobre 1996), doc. CA C16912 (C.A. Ont.), le juge en chef adjoint McMurtry, de la Cour de justice de l’Ontario, cite l’ouvrage de G.H.L. Fridman, The Law of Torts in Canada, vol. II (Scarborough : Carswell, 1990) et, au paragraphe 24 de sa décision, expose les éléments constitutifs du délit d’atteinte à un contrat :

 

1.         le fait d’avoir connaissance du contrat;

 

2.         l’intention de provoquer une violation du contrat;

 

3.         un comportement qui entraîne une telle violation;

 

4.         un préjudice causé au demandeur; et

 

5.         l’absence de tout motif susceptible de justifier le comportement du défendeur.

 

Au paragraphe 30 de sa décision, le juge McMurtry, juge en chef adjoint de la Cour de justice de l’Ontario se prononce en ces termes :

 

Il ressort de la jurisprudence que la demanderesse est tenue de démontrer, chez l’auteur présumé du délit, l’intention de provoquer une violation du contrat [...] intention qui doit être démontrée en établissant que la défenderesse a agi dans l’intention de provoquer une violation du contrat, ou avec un degré considérable de certitude que son comportement [...] aurait pour résultat une violation du contrat.

 

14        Adaptante ne cherchait pas, par son inconduite présumée à entraîner une violation des contrats de franchise liant la demanderesse et B & G Foods.

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[24]           De même, dans la décision Ontario Store Fixtures Inc. c. Mmmuffins Inc. et al., [1989] O.J. no 1357, précédent invoqué par le SIU et M. Gralewicz, il ressort de la lecture du passage suivant, qui se trouve aux pages 2 et 3 d’une décision de cinq pages, que, bien que la Cour entende exposer les éléments constitutifs du délit d’atteinte intentionnelle à des relations contractuelles, elle était appelée à se prononcer sur des allégations d’incitation à la violation de contrats précis, et a en fait cerné l’élément central du délit en question :

[traduction]

            La demanderesse allègue, dans sa déclaration, qu’elle a subi un préjudice du fait que l’entreprise défenderesse ne l’a pas payée pour les marchandises livrées et les services fournis. La demanderesse allègue en outre que le défendeur, M. Bregman, est un cadre, administrateur de la société défenderesse et son âme dirigeante, et qu’il a incité à des violations du contrat liant la demanderesse et la société défenderesse.

 

            La question avait déjà fait l’objet d’une requête portée, le 26 janvier 1988, devant le juge Austin, à qui on avait demandé d’ordonner la radiation du paragraphe 6 de la déclaration initiale. Il y était allégué qu’aux occasions où la société défenderesse avait injustement retenu ou retardé les paiements dus à la demanderesse, elle l’avait fait « en réponse à l’incitation et aux instructions du défendeur, M. Bregman, qui a de ce fait amené et incité la société défenderesse, contrairement à l’accord qu’elle avait avec la demanderesse, à ne pas payer pour les marchandises qui lui avaient été livrées et les services qui lui avaient été fournis ». Le juge Austin a ordonné la radiation du paragraphe 6 de la déclaration décrit ci‑dessus, la demanderesse étant cependant autorisée à la modifier sans que les défendeurs soient empêchés de demander par requête des précisions supplémentaires.

 

            Il est maintenant allégué dans la déclaration modifiée que la violation du contrat est due à l’incitation et aux instructions du défendeur, M. Bregman qui en cela « a agi de mauvaise foi et dans un but qui lui était propre ». Le 16 mars 1988, la défenderesse a, par lettre, demandé des précisions. Quelque 15 mois plus tard, la demanderesse a répondu, et a déclaré que le défendeur, M. Bregman, était l’âme dirigeante de la société défenderesse, et que la mauvaise foi qui lui était reprochée tenait au fait qu’il était au courant de l’existence des contrats conclus entre la demanderesse et la société défenderesse, et que son comportement avait délibérément nui à l’exécution des contrats en question. En outre, selon la demanderesse, seule la preuve présentée au procès permettrait de se prononcer sur la responsabilité personnelle des administrateurs ou cadres de la société défenderesse à qui l’on reprochait d’avoir agi de mauvaise foi.

 

            La question à laquelle il faut répondre dans le cadre de la présente requête est la suivante : la demanderesse a‑t‑elle correctement plaidé les faits comportant tous les éléments du délit d’atteinte intentionnelle à des relations contractuelles? Les éléments constitutifs de ce délit sont notamment : (1) un contrat exécutoire; (2) la connaissance de l’existence du contrat conclu par la demanderesse; (3) de la part de la défenderesse, un acte délibéré dans l’intention d’entraîner la violation du contrat; (4) de la part de la défenderesse, une atteinte fautive et (5) un préjudice résultant des comportements en cause.

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[25]           Mais le fait qu’il existe, en common law, divers délits d’atteinte aux relations économiques, que le critère relatif à l’atteinte à des relations contractuelles est le même que pour l’atteinte à des intérêts économiques, et le fait qu’il convient, semble‑t‑il, de distinguer entre le délit d’atteinte à des relations contractuelles ou à des intérêts économiques et le délit d’incitation à la violation d’un contrat ressortent des extraits de décisions de justice reproduits ci‑dessous.

 

[26]           D’abord, dans la décision Daishowa Inc. c. Friends of the Lubicon (1996), CarswellOnt. 1620, la Cour s’est exprimée en ces termes :

[traduction]

Les délits d’atteinte à des relations économiques

 

50        Il peut être utile de décrire brièvement les divers délits d’atteinte à des relations économiques.

 

51        En ce qui concerne le délit d’atteinte intentionnelle à des relations contractuelles ou à des intérêts économiques, le demandeur est tenu de démontrer :

 

(1)        l’intention de porter préjudice au demandeur;

 

(2)        l’atteinte, par des moyens illicites, à la manière dont autrui gagne sa vie ou exerce une activité commerciale; (voir International Brotherlord of Teamsters, Local 213 c. Therien [1960] R.C.S. 265 à la page 280); et (souligné dans l’original)

 

(3)        le préjudice économique qui en découle.

 

52        En ce qui concerne le délit d’incitation à la violation d’un contrat, le demandeur est tenu de démontrer :

 

(1)        que le défendeur était au courant du contrat et en connaissait les modalités;

 

(2)        l’intention de provoquer une violation du contrat;

 

(3)        le comportement en vertu duquel le défendeur a directement convaincu ou incité un tiers à rompre un contrat le liant au demandeur;

 

(4)        l’existence d’une rupture de contrat;

 

(5)        le fait que le demandeur a effectivement subi un préjudice.

 

(Voir Lumley c. Gye (1853), 2 El. & Bl. 216.)

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[27]           Deuxièmement, dans l’ouvrage de G.H.L. Fridman, The Law of Torts in Canada, 2e éd., Carswell, 2002, cité incidemment par les trois défendeurs reconventionnels, l’auteur expose en les termes suivants, aux pages 808 et 809 de son ouvrage, la distinction qu’il convient de faire entre les deux catégories de délits :

[traduction]

Au Canada, les tribunaux ont accueilli avec enthousiasme l’idée, avancée par lord Denning, que la responsabilité ne doit pas seulement être retenue dans les cas où le défendeur a incité ou causé une rupture de contrat. À une exception près, les tribunaux provinciaux ont estimé que la responsabilité peut être engagée même lorsque le comportement du défendeur n’a entraîné aucune rupture de contrat. Cette responsabilité est désignée sous le nom d’« atteinte à des relations contractuelles », ou, peut‑être encore plus souvent, d’« atteinte à des relations (ou intérêts) économiques » (afin de distinguer ce type de responsabilité de celle qu’engage « le délit originel d’incitation à une rupture de contrat » (distinction dont a été soulignée l’importance, étant donné que le délit originel est plus étroitement circonscrit que le plus récent).

 

            Dans l’arrêt Merchants Consolidated Ltd. (Receiver of) c. Canstar Sports Group Inc., le juge Twaddle, de la Cour d’appel du Manitoba, s’est opposé à cette évolution. Il a déclaré qu’il n’y a pas de délit d’atteinte à l’exécution d’un contrat à moins qu’il y ait effectivement rupture de contrat. Il a refusé de suivre les indications données par lord Denning dans l’arrêt Torquay Hotel. Il convient cependant de préciser que, sur ce point, le juge Twaddle est en minorité. De nombreux autres juges canadiens appelés à se prononcer sur la question sont clairement d’avis qu’il n’est pas nécessaire qu’il y ait effectivement eu rupture de contrat dans la mesure où les autres éléments du délit sont établis. Il s’agit de : a) l’atteinte au métier ou au commerce du demandeur, c’est‑à‑dire à ses intérêts économiques; b) l’emploi de moyens illicites; c) l’intention de causer préjudice au demandeur; d) l’existence d’un préjudice causé au demandeur.

 

            Bien que la jurisprudence ne fait sur ce point aucune distinction tranchée, mais parle plus généralement d’atteinte aux relations contractuelles ou aux relations ou intérêts économiques, on peut distinguer deux types de situation. Il y a les cas où le défendeur porte atteinte à un contrat liant le demandeur à un tiers, sans pour cela entraîner une rupture de contrat à l’égard de laquelle le tiers pourrait poursuivre le demandeur. Mais il y a aussi les cas où le défendeur a un comportement qui atteint ou perturbe les intérêts économiques du demandeur, sans que soit mis en jeu un contrat précis entre le demandeur et un tiers, le comportement en question ayant cependant une incidence sur des contrats envisagés, ou, plus généralement, sur la situation économique du demandeur.

 

[Renvois omis.]

 

 

[28]           Comme nous l’avons déjà vu, la cause d’action dont VMTL et M. Huneault font état dans leur demande reconventionnelle n’est pas l’incitation à une rupture de contrat, mais le délit d’atteinte intentionnelle à des relations contractuelles.

 

[29]           Les trois éléments qui doivent être présents pour conclure à l’existence de ce délit ont été clairement exposés par la Cour supérieure de justice de l’Ontario dans la décision WestJet Airlines Ltd. c Air Canada, (2005) CarswellOnt. 2101. La Cour a adopté, au paragraphe 25, le critère dégagé dans la décision Daishowa, précitée :

[traduction]

25        Dans l’action qu’elle intente, WestJet demande en outre réparation pour atteinte délibérée à ses intérêts économiques, et, aussi, pour complot. Les éléments constitutifs du délit d’atteinte intentionnelle à des intérêts économiques ont été précisés par la Cour d’appel dans l’arrêt Lineal Group Inc. c. Atlantis Canadian Distributors Inc. (1998), 42 O.R. (3d) 157 (C.A. Ont.) où, à la page 159, la Cour cite en l’approuvant le jugement rendu par la Cour divisionnaire dans Daishowa Inc. c Friends of the Lubicon (1996), 27 O.R. (3d) 215 (Cour div. Ont.) à la page 230 :

 

En ce qui concerne le délit d’atteinte intentionnelle à des relations contractuelles et à des intérêts économiques, la demanderesse est tenue de démontrer :

 

(1)        l’intention de causer un préjudice à la demanderesse;

 

(2)        l’atteinte, par des moyens illicites, à la manière dont autrui gagne sa vie ou exerce son activité commerciale [références omises]; et

 

(3)        le préjudice économique que cela a entraîné.

 

[Souligné dans l’original.]

 

 

[30]           Ce critère à trois volets a en outre été approuvé par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Reach M.D. Inc. c. Pharmaceutical Manufacturers Assn. of Canada, (2003) CarswellOnt. 1944, où, au paragraphe 44 de l’arrêt, la Cour s’exprime en ces termes :

[traduction]

44        Reach ne saurait obtenir gain de cause au regard de son principal motif d’appel en démontrant simplement que la décision rendue par le comité au mois d’août 1990 l’a été sans autorisation. Elle doit, en effet, démontrer que cette décision est constitutive du délit d’atteinte intentionnelle à des relations économiques. Pour établir l’existence de ce délit, Reach doit pourver trois éléments :

 

(i)         que l’Association canadienne de l’industrie du médicament entendait causer un préjudice à Reach,

 

(ii)        que l’ACIM a, par des moyens illégaux ou illicites, porté atteinte à l’activité commerciale de Reach, et

 

(iii)       que l’atteinte en question a causé un préjudice économique à Reach.

 

Voir Lineal Group Inc. c. Atlantis Canadian Distributors Inc. (1998), 42 O.R. (3d) 157 (C.A. Ont.).

 

 

[31]           Mais même dans le jugement TDL Group Ltd , invoqué en l’espèce par CSL, lorsqu’au paragraphe 6 de la décision, la Cour examine le délit d’atteinte aux relations économiques (un des deux délits invoqués devant la Cour), la Cour a retenu le raisonnement appliqué dans les décisions WestJet et Reach M.D. Inc., précitées, à savoir :

[traduction]

Atteinte intentionnelle à des relations économiques

 

6          En ce qui concerne le délit d’atteinte intentionnelle à des relations économiques, la demanderesse est tenue de démontrer :

 

(1)        l’intention de lui causer un préjudice à la demanderesse;

 

(2)        l’atteinte, par des moyens illicites, à la manière dont autrui gagne sa vie ou exerce son activité commerciale; et

 

(3)        le préjudice économique que cela a entraîné.

 

Lineal Group Inc. c. Atlantis Canadian Distributors Inc. (1998), 42 O.R. (3d) 157 (C.A. Ont.), (rejet non motivé de la demande d’autorisation de pourvoi en C.S.C., 14 octobre 1999) [(1999), 249 N.R. 194 (note) (C.S.C.)].

 

 

[32]           Je suis d’accord avec les avocats de VMTL et de M. Huneault pour dire que ces derniers n’étaient pas, selon le critère à trois volets énoncé dans la décision WestJet, tenus de plaider entre autres que les trois défendeurs reconventionnels étaient au courant de l’existence d’un contrat exécutoire précis entre VMTL et ses fournisseurs, ni de plaider que les comportements de ces défendeurs ont entraîné la rupture de contrats particuliers.

 

[33]           Pour ce qui est de la présente requête, je suis très enclin à affirmer, comme VMTL et M. Huneault, que ces dernier ont adéquatement plaidé, dans leur demande reconventionnelle, les faits substantiels correspondant aux trois volets du critère énoncé dans la décision WestJet.

 

[34]           VMTL et M. Huneault ont pu, de manière satisfaisante, faire état de comportement précis de la part de personnes en particulier. Il est en l’espèce loisible à VMTL et M. Huneault de se fier sur l’interrogatoire préalable à venir pour savoir si ont participé aux activités en cause des personnes autres que celles qui ont été citées.

 

[35]           De manière plus précise, en ce qui concerne le premier volet du critère applicable, à savoir l’intention que les défendeurs reconventionnels auraient eue de porter préjudice à VMTL et à M. Huneault, j’estime que, vu le résumé des paragraphes 40, 42, 44 et 45 figurant au paragraphe 14 des présents motifs, que la demande reconventionnelle contestée en l’espèce contient bien les allégations exigées pour satisfaire au premier volet du critère, c’est‑à‑dire des allégations tendant à établir que les actions des défendeurs reconventionnels étaient dans une certaine mesure dirigées à l’encontre de VMTL et de M. Huneault.

 

[36]           Le second volet exige une atteinte, par des moyens illicites, à la manière dont autrui gagne sa vie ou exerce son activité commerciale. Là encore, j’estime que si l’on compare les activités décrites aux paragraphes correspondant de la demande reconventionnelle (voir le paragraphe 14 des présents motifs) aux situations examinées par les tribunaux dans l’arrêt Reach M.D. Inc., précité, Drouillard c. Cogeco Cable Inc. (2005) CarswellOnt 3527 et la décision Daishowa, précitée, la demande reconventionnelle contestée en l’espèce contient suffisamment d’allégations selon lesquelles le plan et les mesures que l’on reproche aux défendeurs reconventionnels d’avoir organisés étaient injustifiés et contestables et répondaient par conséquent au second volet du critère.

 

[37]           Le troisième volet du critère concerne le préjudice économique causé. La demande reconventionnelle contient de nombreuses allégations concernant les préjudices subis : les navires ont été retardés, la location du navire a dû être suspendue par ses affréteurs, les demandeurs reconventionnels ont subi, en 2006, un préjudice financier de 350 000 $ en raison des retards et de la baisse de leur chiffre d’affaires, d’autres pertes de revenus restant à évaluer. Je considère que le volet correspondant au préjudice économique a été plaidé de manière satisfaisante.

 

[38]           Le SIU et M. Gralewicz ont tenté de se distancier de la demande reconventionnelle à laquelle ils s’opposent en l’espèce en soutenant que ni la demanderesse CSL ni le SIU et M. Gralewicz n’ont été mêlés aux diverses situations dont il est fait état aux paragraphes 41, 42 et 44 de la demande reconventionnelle à laquelle ils s’opposent, et que le paragraphe 191(1) des Règles ne permet pas de les mettre en cause dans le cadre de cette demande reconventionnelle. Voici ce que prévoit le paragraphe 191(1) des Règles :

191 (1) Lorsque le défendeur qui fait une demande reconventionnelle prétend qu’une personne qui n’est pas une partie à l’action principale a, comme le demandeur, une obligation envers lui à l’égard de la question visée par la demande reconventionnelle, il peut la constituer en défendeur reconventionnel.

 

[Non souligné dans l’original.]

191 (1) Where a defendant who counterclaims alleges that a person who is not a party to the action is liable to the defendant along with the plaintiff in respect of the subject‑matter of the counterclaim, the defendant may join that person as a defendant to the counterclaim.

 

 

 

 

 

[39]           Il se peut que le SIU et M. Gralewicz interprètent correctement le paragraphe 191(1) des Règles, mais je n’estime pas qu’en interprétant la demande reconventionnelle dans son ensemble, et en particulier en tenant compte notamment des paragraphes 40 et 45, l’on peut raisonnablement et justement conclure, par exemple, que les paragraphes 40, 41, 42 et 44 ne concernent, à l’exclusion de CSL, que la participation du SIU et M. Gralewicz.

 

[40]           À cet égard, selon le paragraphe 40 de la demande reconventionnelle, trois parties auraient comploté en vue de commettre des actes illégaux. Cela étant, l’on constate, comme le paragraphe 41 l’indique expressément, que les paragraphes qui suivent le paragraphe 40 ne font qu’illustrer les allégations formulées de manière plus globale au paragraphe 40. Si tant est que cela n’ait pas été déjà évident, le paragraphe 45 de la demande reconventionnelle renforce cette interprétation en précisant que CSL a comploté avec le SIU et M. Gralewicz, et ont ensemble organisé les actions dont il est fait état dans la demande reconventionnelle. Ce paragraphe 45 ne fait donc que boucler la boucle du complot à trois allégué en l’espèce.

 

[41]           En ce qui concerne maintenant la question de savoir si l’allégation de complot est elle‑même adéquatement formulée, j’estime que la demande reconventionnelle contient tous les éléments exigés d’un acte de procédure alléguant un complot.

 

[42]           Enfin, les deux avis de requête en question donnent, comme motif subsidiaire, l’absence de cause d’action justifiant l’allégation d’atteinte intentionnelle à des relations contractuelles, dans la mesure où la partie alléguant un délit reconnaît qu’elle a permis qu’ait lieu le comportement dont elle se plaint.

 

[43]           Ce motif de contestation n’est toutefois pas avancé par les défendeurs reconventionnels dans leurs dossiers de requête, et n’a pas non plus été invoqué à l’audience. Par conséquent, par souci de clarté, les parties devraient considérer que ce motif est écarté puisqu’il ne revêt en l’espèce aucun intérêt pratique.

 

[44]           Pour les motifs exposés plus haut, la requête en radiation de la demande reconventionnelle présentée par CSL est rejetée avec dépens. Il en va de même pour la requête similaire présentée par le SIU et M. Gralewicz.

 

[45]           CSL devra signifier et déposer sa réponse et défense à la demande reconventionnelle au plus tard le 6 juin 2006.

 

[46]           Le SIU et M. Gralewicz devront, eux aussi, signifier et déposer leur défense à la demande reconventionnelle au plus tard le 6 juin 2006.

 

[47]           Une ordonnance sera rendue à cet effet.

 

 

« Richard Morneau »

Protonotaire

 

Montréal (Québec)

Le 17 mai 2006

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

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