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Date : 20210119

Dossier : IMM‑3909‑19

Référence : 2021 CF 61

[traduction française]

Ottawa (Ontario), le 19 janvier 2021

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

WEIBIN MAI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. APERÇU

[1] Le demandeur, Weibin Mai, est citoyen de la République populaire de Chine. Il a demandé l’asile au Canada au motif qu’il craint avec raison d’être persécuté en Chine parce qu’il est un adepte du Falun Gong.

[2] Le demandeur est arrivé au Canada le 8 décembre 2012. Il a présenté sa demande d’asile le 11 décembre 2012. La Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la CISR) n’a entendu sa demande d’asile que le 8 mai 2019. Pour les motifs exposés de vive voix le même jour, la SPR a rejeté la demande d’asile pour des raisons de crédibilité. Puisqu’il s’agissait d’une « ancienne demande », le demandeur ne disposait pas d’un droit d’appel devant la Section d’appel des réfugiés de la CISR (il a raté de quelques jours la date d’admissibilité au droit d’appel).

[3] Il sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SPR au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Il soutient que l’appréciation de la preuve par la SPR est déraisonnable.

[4] Comme je l’explique dans les motifs qui suivent, je ne suis pas d’accord. La présente demande de contrôle judiciaire est par conséquent rejetée.

II. CONTEXTE

[5] Le demandeur est né à Taishan, dans la province du Guangdong, en Chine, en novembre 1990. Il affirme qu’au début de la vingtaine, le stress engendré par son travail de commis lui faisait faire de l’insomnie. Comme les traitements médicaux traditionnels n’arrivaient pas à régler le problème, en novembre 2011, sur les conseils d’un ami, le demandeur a commencé à pratiquer le Falun Gong. Il s’est joint à un groupe comptant environ une demi‑douzaine de membres. Le groupe pratiquait ensemble dans un lieu isolé afin d’éviter d’être découvert par les autorités. Le demandeur a constaté une amélioration de son sommeil et de son niveau d’énergie.

[6] Le demandeur affirme que, le 18 novembre 2012, le Bureau de la sécurité publique (le BSP) a effectué une descente lors d’une rencontre de son groupe. Il a réussi à prendre la fuite et s’est caché au domicile de sa tante. De là, il a téléphoné à ses parents.

[7] Quelques jours plus tard, les parents du demandeur ont téléphoné au demandeur au domicile de sa tante. Ils lui ont dit que le BSP s’était présenté à leur maison pour le voir. Le BSP a laissé une citation à comparaître (chuanpiao) à son attention. La citation à comparaître accusait le demandeur de participation à des activités illégales du Falun Gong et de recrutement de membres au sein d’une organisation illégale. Elle ordonnait au demandeur de se présenter à la 3division criminelle du tribunal populaire de Taishan le lendemain, 23 novembre 2012. Les parents du demandeur ont aussi fait savoir que certains des autres membres du groupe du demandeur avaient été appréhendés par les autorités et qu’un autre vivait également caché.

[8] Craignant de connaître un sort analogue si les autorités le trouvaient, le demandeur est resté caché au domicile de sa tante. Cette dernière a fini par trouver un passeur pour l’aider à quitter la Chine. Le passeur a procuré un faux passeport au demandeur et a pris des dispositions en vue de son départ pour le Canada en passant par Hong Kong le 8 décembre 2012.

[9] Dans l’exposé circonstancié joint à son Formulaire de renseignements personnels (qui a été produit un mois après l’arrivée du demandeur au Canada), le demandeur a prétendu qu’il avait appris [traduction] « récemment » de sa tante que le BSP se rendait [traduction] « constamment » à son domicile pour le voir, sans offrir plus de précisions. À l’audience devant la SPR, le demandeur a déclaré que le BSP était retourné au domicile de ses parents une fois pendant qu’il se terrait encore chez sa tante. Il a aussi affirmé que, pendant les sept années qu’il avait passées au Canada, le BSP avait continué de le chercher, en se rendant chez ses parents lors de festivals, au Nouvel An, à l’occasion d’autres fêtes, et au moins à sept autres occasions. Il a confirmé que le BSP n’avait jamais laissé de mandat d’arrestation à son sujet.

[10] Devant la SPR, le demandeur a déclaré qu’il continuait de pratiquer le Falun Gong au Canada. Il a produit des éléments de preuve corroborants sous la forme de photographies de lui prenant part à des activités du Falun Gong ainsi qu’une courte lettre d’un autre adepte. Il a prétendu que les autorités chinoises savaient qu’il continuait de pratiquer le Falun Gong et a affirmé que cet élément soulevait un autre fondement pour sa demande d’asile.

III. DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[11] La SPR a conclu que le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. Elle a estimé que le demandeur n’était pas un adepte du Falun Gong en Chine, que le BSP n’a jamais été à sa recherche et que la citation à comparaître que le demandeur a produite était par conséquent probablement fausse. De plus, la pratique du Falun Gong du demandeur au Canada n’était pas authentique. Le demandeur a assisté à des séances et à des activités du Falun Gong au Canada et a assimilé des éléments de ses doctrines dans le but de faire valoir une demande d’asile frauduleuse.

[12] Ces conclusions reposaient sur les constatations qui suivent :

  • Le demandeur a affirmé que les membres de son groupe du Falun Gong en Chine avaient prévu qu’en cas d’irruption du BSP pendant une de leurs rencontres, ils étaient censés cacher tous les articles se rapportant au Falun Gong et faire semblant qu’il s’agissait d’une simple activité sociale. Toutefois, au moment où a eu lieu la descente, toutes les personnes présentes ont essayé de s’enfuir plutôt que de rester sur place et de faire comme si de rien n’était. La SPR a conclu qu’il y avait une contradiction dans la description du plan de fuite faite par le demandeur. Lorsque la contradiction a été signalée au demandeur, celui‑ci a expliqué que les membres avaient tout simplement suivi les instructions données par le chef du groupe. Quoi qu’il en soit, la SPR a estimé qu’il subsistait une contradiction dans le récit du demandeur.

  • Lorsqu’il a été invité à expliquer comment le Falun Gong avait amélioré sa santé, le demandeur a omis de mentionner les éléments les plus fondamentaux de la pratique.

  • L’affirmation du demandeur selon laquelle le BSP n’avait délivré qu’une citation à comparaître visant à l’interroger en tant que témoin en novembre 2012 était incompatible avec sa déclaration selon laquelle d’autres membres de son groupe de pratique avaient déjà été arrêtés.

  • Le fait que le BSP ne soit jamais retourné chez ses parents muni d’un mandat d’arrestation contredit l’affirmation du demandeur selon laquelle il n’avait pas obtempéré à une citation à comparaître authentique le 23 novembre 2012, et que le BSP avait continué de le chercher chez ses parents bien des années plus tard. Il était raisonnable de s’attendre à ce qu’à la lumière des multiples visites effectuées au domicile de ses parents, le BSP délivre un mandat d’arrestation s’il était bel et bien à la recherche du demandeur. Cela a de plus porté à croire que le BSP n’était pas à la recherche du demandeur et, par conséquent, que la citation à comparaître que le demandeur avait produite n’était pas authentique.

  • Étant donné que la citation à comparaître que le demandeur a produite était probablement frauduleuse, [traduction] « peu de poids » pouvait lui être accordé pour établir que le demandeur était recherché par le BSP.

  • Les éléments qui précèdent étayent, quant à eux, la conclusion selon laquelle le demandeur n’était pas un adepte du Falun Gong en Chine.

  • En résumé, en ce qui concerne la demande d’asile du demandeur fondée sur des événements qui se sont produits avant son arrivée au Canada, la SPR a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour étayer les allégations du demandeur. De plus, la SPR a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur avait présenté une demande d’asile frauduleuse lorsqu’il est entré au Canada et, par conséquent, sa [traduction] « crédibilité générale » était mise en doute.

  • La SPR a reporté cette conclusion à son appréciation des éléments de preuve étayant la demande d’asile sur place. Le témoignage du demandeur n’a pas été jugé crédible à cet égard non plus. Par conséquent, étant donné que les seuls éléments de preuve selon lesquels les autorités chinoises savaient que le demandeur continuait de pratiquer le Falun Gong consistaient dans le propre témoignage du demandeur, il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour appuyer cette allégation.

  • Cette conclusion défavorable quant à la crédibilité a aussi amené la SPR à rejeter la sincérité de la participation du demandeur à des activités du Falun Gong au Canada, y compris celles qui ont été documentées dans des photographies.

  • La seule autre corroboration de l’affirmation du demandeur relative à sa participation à des activités du Falun Gong au Canada était une lettre émanant d’un autre adepte affirmant que le demandeur était un véritable adepte du Falun Gong. La SPR a conféré [traduction] « peu de poids » à la lettre parce que l’auteur de la lettre était [traduction] « inconnu du tribunal » et, comme l’auteur n’était pas présent à l’audience, la SPR n’a pas pu l’interroger quant au fondement de l’affirmation selon laquelle le demandeur était un véritable adepte du Falun Gong.

  • En somme, en ce qui concerne la demande d’asile sur place, à la lumière des préoccupations générales quant à la crédibilité découlant du récit du demandeur relativement aux événements qui se sont produits en Chine, la SPR a conclu que le demandeur devait s’acquitter d’un [traduction] « lourd fardeau » pour établir qu’il était désormais un véritable adepte, et il ne l’a pas fait.

IV. Norme de contrôle

[13] Nul ne conteste le fait que la décision de la SPR devrait être examinée selon la norme de la décision raisonnable. La norme de contrôle qui est présumée s’appliquer est maintenant celle de la décision raisonnable, sous réserve d’exceptions précises, soit « lorsqu’une indication claire de l’intention du législateur ou la primauté du droit l’exige » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au para 10). Rien ne justifie de déroger à la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable s’applique au présent contrôle judiciaire. Le fait qu’il s’agisse de la norme de contrôle appropriée pour les décisions en matière de preuve rendues par la SPR était déjà établi bien avant l’arrêt Vavilov.

[14] Le contrôle des décisions administratives selon la norme de la décision raisonnable « vise à donner effet à l’intention du législateur de confier certaines décisions à un organisme administratif, tout en exerçant la fonction constitutionnelle du contrôle judiciaire qui vise à s’assurer que l’exercice du pouvoir étatique est assujetti à la primauté du droit » (Vavilov, au para 82).

[15] L’exercice de tout pouvoir public « doit être justifié, intelligible et transparent non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet » (Vavilov, au para 95). Pour cette raison, le décideur administratif est tenu « de justifier, de manière transparente et intelligible pour la personne visée, le fondement pour lequel il est parvenu à une conclusion donnée » (Vavilov, au para 96).

[16] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable appelle la retenue judiciaire. La norme de la décision raisonnable vise à faire en sorte que « les cours de justice interviennent dans les affaires administratives uniquement lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov, au para 13).

[17] La cour de révision devrait porter son attention sur « la décision effectivement rendue par le décideur, notamment [le] raisonnement suivi et [le] résultat de la décision » (Vavilov, au para 83). L’appréciation du caractère raisonnable d’une décision doit être sensible et respectueuse, mais aussi rigoureuse (Vavilov, aux para 12 et 13). Lorsque le décideur a donné des motifs pour sa décision, une cour de révision doit d’abord « examiner les motifs donnés avec une attention respectueuse, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion » (Vavilov au para 84, guillemets internes omis). Au moment du contrôle, « une attention particulière » doit être accordée aux motifs du décideur; ceux‑ci doivent être « interprét[és] de façon globale et contextuelle [pour] comprendre le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, au para 97).

[18] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85). La norme de la décision raisonnable « exige de la cour de justice qu’elle fasse preuve de déférence envers une telle décision » (ibid.). Une cour de justice qui applique cette norme « ne se demande donc pas quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif, ne tente pas de prendre en compte l’"éventail" des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur, ne se livre pas à une analyse de novo, et ne cherche pas à déterminer la solution "correcte" au problème » (Vavilov, au para 83).

[19] Il incombe au demandeur de démontrer que la décision de la SPR était déraisonnable. Le demandeur doit établir que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov au para 100).

V. ANALYSE

[20] Le demandeur prétend que la décision de la SPR est déraisonnable à cinq égards :

  • a) En tirant une inférence défavorable quant à la crédibilité du demandeur à partir d’une contradiction entre le plan élaboré par le groupe de pratique pour échapper aux autorités et le récit du demandeur quant à ce qui s’est réellement passé au moment où a eu lieu la descente;

  • b) En traitant la description fragmentaire de sa pratique initiale du Falun Gong comme étant sa conception du Falun Gong au moment de l’audience devant la SPR, puis en tirant une inférence défavorable de cette conception limitée;

  • c) En tirant une conclusion défavorable quant à la crédibilité du demandeur sans avoir conclu expressément que la descente effectuée par le BSP n’a pas eu lieu;

  • d) En tirant une inférence défavorable quant à la crédibilité de l’affirmation du demandeur selon laquelle le BSP était à sa recherche à partir du fait que ce dernier n’a jamais donné suite par la délivrance d’un mandat d’arrestation;

  • e) En important des conclusions défavorables quant à la crédibilité relativement à des événements qui ont eu lieu en Chine à son appréciation de la demande d’asile sur place sans prendre en compte le nombre d’années qui s’étaient écoulées depuis les événements.

[21] Comme je l’expliquerai, j’estime qu’aucune de ces contestations de la décision de la SPR ne saurait être retenue.

A. Le plan élaboré pour éviter d’être arrêtés

[22] Le demandeur affirme qu’il était déraisonnable que la SPR tire une inférence défavorable quant à sa crédibilité à partir d’une [traduction] « contradiction » dans son témoignage relatif au plan élaboré pour éviter d’être appréhendés (si les autorités faisaient irruption, les membres du groupe devaient faire semblant qu’il s’agissait d’une simple rencontre sociale) et le récit de ce qui s’est réellement passé (lorsque les autorités sont arrivées, toutes les personnes présentes ont tenté de s’enfuir). Selon le demandeur, il n’y a pas de contradiction si les choses ne se déroulent pas comme prévu.

[23] Si c’était bien ce qu’avait conclu la SPR, je conviendrais que l’argument avancé par le demandeur a un certain poids. Toutefois, bien que de prime abord il semble que tel était le raisonnement de la SPR, après un examen plus approfondi, je suis convaincu que la SPR était plutôt préoccupée par l’omission du demandeur de fournir une description cohérente du plan élaboré si les autorités se présentaient sur les lieux de la rencontre. J’estime que cette préoccupation n’était pas déraisonnable, et elle étayait raisonnablement l’inférence défavorable ayant été tirée quant à la crédibilité du demandeur.

[24] Pour commencer, je souligne que le demandeur n’a pas fourni de transcription de son témoignage devant la SPR. Il n’a plutôt produit que trois courts extraits qui sont transcrits dans un affidavit rédigé par une stagiaire en droit. Un seul de ces extraits portait sur le plan élaboré en cas de descente par les autorités.

[25] Le demandeur n’a présenté aucun élément de preuve selon lequel il s’agissait de la seule occasion où il avait été interrogé sur cet élément à l’audience. La stagiaire en droit qui a fourni l’affidavit se borne à affirmer qu’elle a écouté et transcrit des [traduction] « passages pertinents » de l’enregistrement. En dépit du fait que le CD de l’enregistrement audio de l’audience tenue devant la SPR fait partie du dossier de la Cour, il ne me revient pas de l’écouter pour établir si la question a été abordée à un autre moment (voir aussi mes observations dans la décision Zararsiz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 692 aux para 61 à 64). Quoi qu’il en soit, pour les besoins de la discussion, je suis disposé à adopter la position la plus favorable pour le demandeur et à supposer que le passage qu’il a fourni représente tout ce qui a été dit à ce sujet. J’estime, après avoir lu ce passage dans le contexte de l’ensemble du dossier, qu’il constitue un motif raisonnable pour la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur a livré des récits contradictoires de ce que devaient faire les participants si les autorités faisaient irruption.

[26] Dans son témoignage devant la SPR, le demandeur a affirmé ce qui suit au sujet du lieu où d’autres personnes et lui pratiquaient le Falun Gong :

[traduction]

[…] c’est très sûr, sécuritaire, et les livres étaient censés rester là, et nous ne devions pas ramener les livres chez nous, et nous avions aussi des personnes qui faisaient le guet au cas où quelqu’un s’approchait, nous avions des précautions pour pouvoir partir sans danger.

[27] La SPR a ensuite posé la question qui suit : [traduction] « Vous dites qu’il y avait un plan de fuite – quel était ce plan? »

[28] En dépit du fait que la SPR ne renvoie pas à l’exposé circonstancié du demandeur contenu dans son Formulaire de renseignements personnels, du point de vue de la présente demande, il est raisonnable d’inférer que c’est ce à quoi elle pensait lorsqu’elle a posé la question au sujet d’un [traduction] « plan de fuite » (expression que le demandeur n’avait pas utilisée dans la réponse précédente). Cela s’explique par le fait que le demandeur a affirmé ce qui suit dans son exposé circonstancié :

[traduction]

La pratique de notre groupe se tenait toujours au domicile d’un adepte, dans un lieu isolé. Nous avions des personnes pour faire le guet, et nous changions souvent de lieu pour des raisons de sécurité. Notre moniteur m’a aussi fait part des plans de fuite en cas d’urgence.

[29] En réponse à la question posée par la SPR sur le plan de fuite, le demandeur a affirmé ce qui suit :

[TRADUCTION]

R. Quelqu’un fait le guet, et la maison est dans un lieu très isolé, et peu de gens connaissent cette maison, et si quelqu’un s’approche de la maison, et que le guetteur, la personne chargée de faire le guet, si cette personne guette et elle voit que quelqu’un s’approche, alors le guetteur, la personne qui fait le guet, appelle immédiatement le moniteur au téléphone, et le moniteur ramasse tous les articles, toutes les choses pour le Falun Gong, et les adeptes, ils mettent la nourriture sur la table et les livres et ils font semblant que nous sommes seulement en train de nous amuser, vous savez, c’est seulement une mascarade.

Q. Donc, le plan de fuite était d’aller nulle part, de seulement rester là et de faire la fête, c’est bien ça?

R. Oui.

[30] La SPR a souligné que, dans son exposé circonstancié, le demandeur avait écrit que lorsque le BSP était arrivé sur les lieux, [traduction] « vous avez tous sorti de la maison en courant ». La SPR a alors demandé [traduction] « Pourquoi n’avez‑vous pas fait la fête, comme vous venez de le dire? ». Le dialogue suivant a par la suite eu lieu :

[traduction]

R. Parce qu’à ce moment, c’était urgent et nous devions écouter les instructions du moniteur.

Q. Bien, vous ne m’avez pas dit cela avant. Vous m’avez dit que, si le guetteur disait que quelqu’un s’approchait, vous deviez ramasser les livres et faire la fête.

R. Cela dépend de ce que décide le moniteur.

[31] Comme il est mentionné plus haut, la SPR a tiré une inférence défavorable quant à la crédibilité du demandeur à partir d’une [traduction] « contradiction » dans son témoignage. Le demandeur a tout à fait raison de penser qu’il n’y a rien de contradictoire dans le fait d’avoir un plan et de faire autre chose quand vient le temps d’agir. Toutefois, je ne crois pas que tel était le raisonnement de la SPR. La SPR était plutôt préoccupée par l’incapacité du demandeur de faire un récit cohérent de ce que feraient les adeptes si les autorités faisaient irruption et non par le fait que les choses ne s’étaient pas passées comme prévu.

[32] Le demandeur a affirmé qu’il avait été prévu de faire semblant de faire la fête sauf si le moniteur donnait d’autres instructions. Cependant, le demandeur n’a jamais mentionné cette ruse dans son exposé circonstancié. Il a plutôt simplement renvoyé au fait qu’ils avaient un [traduction] « plan de fuite » en cas d’urgence. Plus loin dans son exposé circonstancié, le demandeur affirme : [traduction] « Grâce au guetteur qui a appelé notre moniteur au bon moment, nous avons pu nous sauver immédiatement sans nous faire prendre. Après ma fuite, je suis allé immédiatement me cacher à la maison de ma tante paternelle ». Rien ne laissait croire dans l’exposé circonstancié que les choses ne s’étaient pas déroulées comme le prévoyait le plan de fuite que le demandeur avait mentionné plus tôt dans son exposé circonstancié ou que le [traduction] « plan de fuite » prévoyait d’autres mesures que la fuite. Au contraire, il ressort clairement qu’en utilisant le mot [traduction] « fuite » dans son exposé circonstancié, le demandeur voulait dire [traduction] « se sauver des autorités ». Toutefois, comme l’a souligné la SPR, le plan visant à faire semblant de faire la fête n’était pas du tout un plan de [traduction] « fuite »; les adeptes étaient censés rester là où ils étaient. Quand on compare l’exposé circonstancié du demandeur avec son témoignage, dans ces aspects importants, le demandeur a omis de présenter un récit cohérent de ce qui était prévu de faire au cas où les autorités faisaient irruption pendant une pratique. Ce facteur a soulevé raisonnablement des préoccupations quant à la crédibilité du récit du demandeur.

[33] Quand on la lit au regard du contexte du passage du témoignage et du contenu de l’exposé circonstancié du demandeur, l’analyse effectuée par la SPR quant à cet aspect du récit du demandeur est transparente, intelligible et justifiée. Le demandeur n’a pas démontré que l’analyse était déraisonnable.

B. Les connaissances du demandeur sur le Falun Gong

[34] Le demandeur soutient que la SPR a commis une erreur en présentant une réponse qu’il a donnée en ce qui concerne les six premiers mois de sa pratique du Falun Gong comme illustrant une compréhension actuelle déficiente du Falun Gong pour ensuite tirer une inférence défavorable de cet élément.

[35] Je ne suis pas d’accord. Les motifs de la SPR à ce sujet se rapportent à l’affirmation du demandeur selon laquelle, après six mois environ de pratique en Chine, le Falun Gong avait amélioré sa santé. La SPR a conclu que le demandeur avait fourni une explication incomplète de la façon dont il avait retiré les bienfaits du Falun Gong pendant cette période. Faute d’un compte rendu plus détaillé de la procédure que celui produit par le demandeur, il est impossible d’établir s’il s’agit d’une interprétation déraisonnable des éléments de preuve du demandeur. (Le demandeur n’a fourni qu’un très bref extrait se rapportant à la question sans le moindre contexte.) En ce qui concerne l’objection particulière à l’inférence qui, de l’avis du demandeur, a été tirée de cette conclusion par la SPR, contrairement à ce qu’il prétend, aucun élément dans les motifs ne porte à croire que la SPR a lié la conclusion à la compréhension que le demandeur avait du Falun Gong en date du 8 mai 2019 (la date de l’audience) par opposition à la description que le demandeur a faite de sa pratique entre novembre 2011 et (environ) mai 2012.

C. La descente effectuée pendant la pratique le 18 novembre 2012

[36] Le demandeur affirme qu’il était déraisonnable que la SPR tire une inférence défavorable quant à sa crédibilité sans conclure expressément que la descente effectuée par le BSP le 18 novembre 2012 n’avait pas eu lieu.

[37] Je ne suis pas d’accord. D’après ce que je comprends du raisonnement de la SPR, des préoccupations en ce qui concerne la crédibilité du demandeur ont amené celle‑ci à conclure, non pas simplement que le demandeur n’avait pas établi le fondement de sa demande d’asile, mais aussi que la demande d’asile était frauduleuse – autrement dit, que le demandeur avait tout inventé. Bien qu’il s’agisse d’une conclusion sévère, elle n’en est pas moins étayée de façon raisonnable par les autres conclusions de la SPR, lesquelles sont étayées de façon raisonnable par le dossier. Le fait que la SPR doive avoir conclu que la descente n’avait pas eu lieu est certainement sous‑entendu par la conclusion selon laquelle la demande d’asile était frauduleuse, même si cela n’a pas été dit explicitement, mais il n’est pas nécessaire de formuler une telle conclusion pour comprendre le raisonnement de la SPR. La conclusion défavorable quant à la crédibilité et la conclusion selon laquelle la demande d’asile était frauduleuse reposaient sur des préoccupations raisonnables concernant d’autres aspects de l’exposé circonstancié du demandeur. Ce qui est crucial, c’est que la SPR n’a pas conclu que la demande d’asile était frauduleuse parce que le demandeur avait omis d’établir que la descente avait bel et bien eu lieu. Le cas échéant, il se serait agi d’une erreur (le simple fait de ne pas s’être acquitté du fardeau de preuve en ce qui concerne un fait important ne suppose pas qu’une demande d’asile est frauduleuse.) Cependant, tel n’était pas le raisonnement de la SPR.

D. L’absence d’un mandat d’arrestation

[38] Le demandeur a soutenu dans son mémoire des faits et du droit qu’il était déraisonnable que la SPR tire une inférence défavorable quant à la crédibilité de son exposé circonstancié à partir du fait que, selon lui, le BSP ne l’avait qu’assigné en tant que témoin et n’avait jamais délivré de mandat d’arrestation. Le demandeur a cité la décision Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 311 au para 17, pour soutenir que c’était se livrer à des conjectures que de penser qu’un mandat d’arrestation aurait été délivré étant donné l’intérêt continu que le BSP démontrait à son égard.

[39] Lors de l’audition de sa demande, la conseil du demandeur n’a pas insisté sur ce point, reconnaissant en toute franchise que, bien que la décision Chen soutienne sa position, d’autres affaires entendues par la Cour jouaient contre elle, que les deux positions se valaient, et que la question n’était pas, de toute façon, déterminante.

[40] J’estime que la jurisprudence de la Cour plaide lourdement contre la position initiale du demandeur étant donné la façon dont la SPR a analysé la question en l’espèce. Plus particulièrement lorsque le tribunal reconnait que les pratiques du BSP ne sont pas invariables et justifie sa conclusion, les conclusions selon lesquelles l’absence de mandat d’arrestation suppose que le BSP ne recherche pas en fait le demandeur ont tendance à être jugées comme n’étant pas déraisonnables. À cet égard, voir, notamment, les décisions Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 654 aux para 19 à 23, et Cao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 790 au para 47, citées par le défendeur.

[41] En l’espèce, la SPR a reconnu que la pratique relative à la délivrance de mandats d’arrestation variait d’une localité à l’autre, mais a conclu, dans le contexte de multiples visites du BSP pendant quelques années, [traduction] « qu’il [était] raisonnable de s’attendre à ce qu’un mandat d’arrestation soit délivré ». Rien ne justifie que j’intervienne dans cette décision. Comme l’a récemment conclu le juge Mosley dans la décision Liang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 720, dans un ensemble presque identique de circonstances, le fait que les visites que le BSP a faites au domicile du demandeur après la remise de la citation à comparaître n’aient pas été suivies d’avis de comparution obligatoire suscite des doutes raisonnables quant au fait de savoir si le demandeur était vraiment recherché et donc persécuté par les autorités étatiques (au para 22).

E. L’intégration de conclusions défavorables quant à la crédibilité à la demande d’asile sur place

[42] Le demandeur reconnaît que, de façon générale, il n’est pas déraisonnable que la SPR intègre des conclusions défavorables quant à la crédibilité se rapportant aux éléments de preuve d’un demandeur d’asile au sujet d’événements qui se sont produits dans son pays d’origine à d’autres parties de ses éléments de preuve étayant une demande d’asile sur place : voir la décision Gong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 163 au para 52 et les affaires citées dans la décision. Il soutient, toutefois, qu’il était déraisonnable que la SPR tienne un tel raisonnement en l’espèce sans prendre en compte le fait que les événements se sont produits en Chine il y a quelque sept ans. Selon les observations formulées par le demandeur, les circonstances de son affaire appelaient une approche plus [traduction] « nuancée » qui tienne compte du nombre d’années qui s’étaient écoulées depuis les événements sous‑tendant la demande d’asile avant d’appliquer des conclusions défavorables quant à la crédibilité concernant ce récit à la demande d’asile sur place. Le fait que la SPR ait omis de suivre cette approche rend la décision déraisonnable.

[43] J’estime que ces arguments ne sont pas convaincants, essentiellement pour trois raisons.

[44] En premier lieu, rien n’indique que cet argument a été présenté devant la SPR. On ne peut pas reprocher à la SPR de ne pas avoir abordé une question qui n’a pas été soulevée devant elle. C’est le contraire du principe voulant qu’en règle générale, un décideur doive s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties : voir l’arrêt Vavilov aux para 127 et 128.

[45] En deuxième lieu, le demandeur souligne que certaines des affaires qu’a invoquées la SPR à ce sujet (Jiang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1067; et Zhou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 5) concernent des intervalles beaucoup plus courts entre les événements qui se sont produits dans le pays d’origine du demandeur et le moment où a eu lieu l’audience devant la SPR que les sept années dont il est question en l’espèce. Toutefois, comme le demandeur le reconnait aussi, dans une autre des affaires invoquées par la SPR (Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 454), l’intervalle était de six ans, ce qui s’apparente beaucoup plus au cas en l’espèce (même si, en toute équité, il ne semble pas que cet élément en particulier ait été soulevé dans cette affaire). Dans la décision Liang, le juge Mosley a conclu, au sujet d’une demande d’asile très semblable à la présente, qu’il n’était pas déraisonnable que la SPR importe sa conclusion selon laquelle la demanderesse n’était pas une véritable adepte du Falun Gong en Chine dans son analyse de la demande d’asile sur place (voir au para 29). Comme dans la présente affaire, l’intervalle entre les événements qui se sont produits en Chine et l’audience devant la SPR était de presque sept ans (même si, là encore, en toute équité, rien n’indique que cet élément ait été soulevé en tant que préoccupation dans cette affaire). Par conséquent, la jurisprudence ne soutient pas la tentative du demandeur de limiter l’importation de conclusions défavorables quant à la crédibilité aux demandes d’asile sur place aux affaires où l’audience a lieu relativement peu après que le demandeur eut quitté son pays d’origine.

[46] En troisième lieu, et plus important encore, l’argument du demandeur comporte une lacune fondamentale. Si le décideur a des préoccupations au sujet de la fiabilité des éléments de preuve d’un demandeur d’asile parce que les événements décrits se sont produits il y a longtemps, il pourrait être déraisonnable d’étendre cette préoccupation aux éléments de preuve concernant des événements plus récents sans tenir compte de la question de savoir si l’absence d’intervalle aurait pu changer quelque chose. Par ailleurs, si, comme c’était le cas en l’espèce, le décideur a des préoccupations au sujet de la crédibilité des éléments de preuve du demandeur d’asile, c’est un jugement porté sur le témoignage actuel du demandeur devant le tribunal. L’âge des événements qui sont décrits ne compte pas. Contrairement à ce que prétend le demandeur, la SPR n’a pas appliqué des [traduction] « éléments de preuve datant de sept ans » concernant des événements qui se sont produits en Chine à la demande d’asile sur place. Les événements peuvent dater de sept ans, mais il n’en va pas de même pour le témoignage du demandeur d’asile devant le tribunal. Le témoignage comptait le même nombre d’années que celui à l'appui de la demande d’asile sur place. Il n’était donc pas déraisonnable que la SPR applique ses préoccupations quant à la crédibilité du demandeur au sujet des événements qui se sont produits il y a sept ans au témoignage du demandeur.

[47] En somme, le demandeur ne m’a pas convaincu qu’il était déraisonnable que la SPR applique ses conclusions défavorables quant à sa crédibilité en général, selon ses constatations relatives à son témoignage sur les événements qui se sont produits en Chine, à ses éléments de preuve sur des événements qui se sont produits au Canada à l’appui de sa demande d’asile sur place, et qu’elle rejette la demande d’asile sur place pour ce motif.

VI. CONCLUSION

[48] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[49] Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑3909‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Isabelle Mathieu


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3909‑19

 

INTITULÉ :

WEIBIN MAI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE LE 9 DÉCEMBRE 2020 À OTTAWA (ONTARIO) (LA COUR) ET À TORONTO (ONTARIO) (LES PARTIES)

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

le 19 janvier 2021

 

COMPARUTIONS :

Shelley Levine

 

POUR LE DEMANDEUR

Brad Gotkin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Levine Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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