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Date : 20210119


Dossier : IMM-3417-19

Référence : 2021 CF 62

Ottawa (Ontario), le 19 janvier 2021

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

BELYNDA AMBROISE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Belynda Ambroise, une citoyenne haïtienne qui travaillait comme infirmière à Port-au-Prince, a subi une agression sexuelle se rendant au travail en autobus le 22 juin 2016. Elle demande l’asile au Canada, craignant ses agresseurs et la violence sexuelle. La Section d’appel des réfugiés (SAR) a rejeté la demande d’asile parce qu’elle a déterminé que Mme Ambroise avait une possibilité de refuge intérieur (PRI) au Cap-Haïtien, où vivent d’autres membres de sa famille. Mme Ambroise sollicite une demande de contrôle judiciaire de cette décision de la SAR.

[2]  Mme Ambroise allègue que la SAR a erré dans son analyse des deux volets du test d’une PRI. Selon elle, la SAR n’était pas reconnaissante que la protection de l’État accordé aux femmes est manquante sur tout le territoire de l’Haïti et que la PRI ne serait pas raisonnable pour Mme Ambroise, qui ferait face à de graves risques de violence sexuelle et qui ne pourrait pas obtenir d’emploi dans son métier. Elle argumente aussi que la décision de la SAR manquait à l’équité procédurale étant donné que la Commissaire de la Section de la protection des réfugiés (SPR) ne lui a pas signalé au début de l’audience que la question d’une PRI serait en cause.

[3]  Je trouve la décision de la SAR raisonnable. L’analyse de la SAR du danger ou risque au sens de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 (la LIPR) que subirait Mme Ambroise dans la PRI identifiée, ainsi que sa conclusion qu’il n’y avait pas de « possibilité sérieuse » que Mme Ambroise soit exposée à la persécution en tant que femme haïtienne dans la PRI, au sens de l’article 96, étaient raisonnables à la lumière des observations soulevées par cette dernière. Je trouve aussi raisonnable la conclusion de la SAR que Mme Ambroise ne s’est pas acquittée du seuil élevé pour établir que la PRI identifiée n’était pas raisonnable. De plus, je conclus qu’il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale. Même si Mme Ambroise n’était pas avertie au début de l’audience, elle a été informée lors de l’audience que la question d’une PRI était en cause et elle et son conseil ont eu l’occasion de présenter des preuves et des arguments à ce sujet.

[4]  Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II.  Questions en litige et normes de contrôle

[5]  Mme Ambroise a soulevé sept questions en litige, qui relèvent de l’une des deux principales questions suivantes :

  1. Est-ce que la SAR a erré dans son analyse de la viabilité de la PRI au Cap-Haïtien?

  2. Y a-t-il eu manquement à l’équité procédurale parce que la SPR n’a pas averti Mme Ambroise au début de l’audience qu’une PRI serait en cause?

[6]  La première question a trait au bien-fondé de la décision de la SAR concernant l’existence d’une PRI. Les parties conviennent que cette question doit être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux paragraphes 16, 23 à 25; Tariq c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1017 au paragraphe 14. Une décision raisonnable est une qui est justifiée, transparente et intelligible du point de vue des individus auxquels la décision s’applique, « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » lue dans son ensemble et compte tenu du contexte administratif, du dossier dont le décideur était saisi et des observations des parties : Vavilov aux paragraphes 81, 85, 91, 94 à 96, 99, 127 à 128. La question de justification de la décision est à la lumière de la preuve dont disposait le décideur : Vavilov aux paragraphes 125 à 126. Les décideurs administratifs ne sont pas requis à répondre « à tous les arguments ou modes possibles d’analyse » soulevés par les parties, mais le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur ne tient pas compte d’une preuve pertinente : Vavilov aux paragraphes 125 à 128.

[7]  Les parties conviennent aussi que la deuxième question, celle d’équité procédurale, doit être examinée selon la norme de la décision correcte : Alkhoury c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 153 au paragraphe 10. La Cour d’appel fédérale a récemment confirmé l’application de cette norme aux questions d’équité procédurale, bien qu’elle ait réitéré que l’analyse n’est pas vraiment une qui implique une norme de contrôle, mais surtout « si l’équité procédurale a été respectée ou non » [ma traduction] : Canadian Association of Refugee Lawyers v Canada (Immigration, Refugees and Citizenship), 2020 FCA 196 [CARL] au paragraphe 35; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au paragraphe 54.

[8]  Je note que la décision faisant l’objet du présent contrôle est celle de la SAR et non la SPR. Certaines décisions de cette Cour concluent que la norme de la décision correcte s’applique toujours à l’analyse de la SAR d’une allégation de manquement d’équité procédurale devant la SPR : Tariq aux paragraphes 15 à 16; But c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 626 au paragraphe 4; Eshetie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1036 au paragraphe 23; Lakatos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1061 aux paragraphes 11 à 12. Autres décisions concluent que la norme de la décision raisonnable s’applique dans cette situation : Zhang v Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1031 aux paragraphes 27 à 38; Gebremedhin c Canada (Immigration, Refugiés et Citoyenneté), 2017 CF 497 au paragraphe 11; XY c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 39 au paragraphe 26.

[9]  À mon avis, ce conflit doit être résolu avec référence à la décision récente de la Cour d’appel dans l’affaire CARL, dans laquelle la Cour a suggéré que des questions d’équité procédurale devraient être analysées hors du cadre du contrôle judiciaire, et par conséquent hors du cadre de la norme de la décision raisonnable : CARL au paragraphe 35. Ceci reflète également la conclusion de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Kreishan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 223, où le juge Rennie a dit au paragraphe 46 :

Avant de clore ce point, une mise en garde s’impose. Il est important de noter que la norme de contrôle au regard de laquelle la Cour fédérale examine les décisions de la SPR et de la SAR ne l’empêche pas de faire un examen sur le fond ou de prendre en compte les conclusions de fait de l’un ou l’autre tribunal. La norme de la décision raisonnable, et les critères de justification, d’intelligibilité et de transparence qui s’y rattachent, s’appliquent à la manière dont les tribunaux apprécient la preuve dont ils ont été saisis et aux conclusions qui peuvent en être tirées, alors que la norme de la décision correcte concerne l’équité procédurale de l’audience devant la SPR.

[Je souligne; citation omise.]

[10]  Je suis donc d’accord avec les parties que la norme qui s’applique à la deuxième question en litige est celle qui s’applique aux questions d’équité procédurale, qu’on l’appelle la norme de la décision correcte ou simplement la norme d’équité. Cela dit, compte tenu de ma conclusion sur cette question, la norme applicable n’affecte pas le résultat de toute façon.

III.  Analyse

A.  La détermination de la SAR au sujet de la possibilité de refuge intérieur est raisonnable

(1)  Principes généraux

[11]  Les principes applicables à la question de l’existence d’une PRI ne sont pas contestés. Le concept d’une PRI est inhérent à la définition d’un réfugié au sens de la Convention en vertu de l’article 96 de la LIPR, parce que le demandeur doit être un réfugié d’un pays, et non d’une certaine partie ou région d’un pays : Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 FC 589 (CA) aux pages 592 et 593; Velasquez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1201 au paragraphe 15. Si un demandeur d’asile peut chercher refuge dans leur propre pays, il doit le faire plutôt que de demander l’asile au Canada : Thirunavukkarasu à la page 593; Olusola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 799 au paragraphe 7.

[12]  De même, la définition d’une personne à protéger énoncée à l’article 97 de la LIPR comprend l’exigence que la personne soit exposée au risque de préjudice « en tout lieu de ce pays » : Sanchez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 99 au paragraphe 16; LIPR, sous‑alinéa 97(1)b)(ii). Alors, l’existence d’une PRI viable entraînera le rejet d’une demande d’asile fondée sur l’article 96 ou l’article 97, quel que soit le fondement des autres aspects de la demande : Barragan Gonzalez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 502 aux paragraphes 45 à 46; Olusola au paragraphe 7.

[13]  Pour réfuter la viabilité d’une PRI identifiée le demandeur doit convaincre la SAR, selon la prépondérance des probabilités, que (1) le demandeur sera exposé à la persécution (selon une norme de la « possibilité sérieuse ») ou à un danger ou un risque au titre de l’article 97 (selon une norme du « plus probable que le contraire ») dans la PRI proposée; et (2) en toutes les circonstances, y compris les circonstances propres au demandeur d’asile, les conditions dans la PRI sont telles qu’il serait déraisonnable pour le demandeur d’y chercher refuge : Olusola au paragraphe 8, citant Thirunavukkarasu aux pages 595 à 597; Hamdan c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 643 aux paragraphes 10 à 12. Chacun de ces deux volets doit être satisfait pour appuyer la conclusion qu’un demandeur d’asile ne dispose pas d’une PRI viable.

[14]  Tel que discuté ci-dessous, Mme Ambroise allègue que l’analyse de la SAR par rapport à chacun des deux volets du test d’une PRI était déraisonnable.

(2)  La demande d’asile et la décision de la SAR

[15]  La demande d’asile de Mme Ambroise constate que deux hommes l’ont frappée et agressée sexuellement en plein jour à bord un autobus à Port-au-Prince le 22 juin 2016. Ses assaillants ont pris son badge d’infirmière et son portefeuille qui comportait ses pièces d’identification, lui disant qu’ils pourraient la retrouver. Elle craint ses agresseurs, ainsi que la violence sexuelle endémique en Haïti.

[16]  Lors de l’audition, la SPR a proposé la possibilité d’une PRI au Cap-Haïtien, sa ville natale et l’endroit où habitent sa mère, une de ses sœurs, son frère et son fils. Mme Ambroise allègue qu’une PRI au Cap-Haïtien n’est pas valable, parce qu’elle ferait toujours face au risque que les hommes qui l’ont agressé la retrouvent à cet endroit, et aux risques plus généraux de la violence sexuelle. Elle a aussi témoigné qu’elle aura de la difficulté à se trouver un emploi comme infirmière au Cap-Haïtien, où se trouve un seul hôpital. Malgré ces arguments, la SPR a conclu qu’il existe une PRI valable au Cap-Haïtien, et elle a rejeté la demande.

[17]  Comme la SPR, la SAR a accepté la vraisemblance du récit de Mme Ambroise de l’attaque à Port-au-Prince. Toutefois, la SAR a trouvé sans fondement les allégations de Mme Ambroise que ses deux agresseurs pourraient et seraient motivés de la retrouver n’importe où elle se trouve. Elle a donc conclu que Mme Ambroise n’a pas établi une possibilité sérieuse de persécution au Cap-Haïtien par ses agresseurs. Par rapport au deuxième volet du test pour l’établissement d’une PRI, la SAR a conclu que Mme Ambroise n’avait pas établi qu’il serait déraisonnable de déménager au Cap-Haïtien. La SAR a donc conclu qu’il y avait une PRI valable, et a rejeté l’appel et la demande d’asile de Mme Ambroise.

[18]  Quant aux risques plus généraux de violence fondée sur le sexe, la SAR a considéré la possibilité sérieuse de persécution à cet égard comme sujet séparé avant son analyse de la PRI. La SAR a conclu qu’une demande d’asile ne peut reposer uniquement sur les rapports sur la situation dans le pays. Elle a déterminé que ni les rapports sur la situation en Haïti, ni les actions de Mme Ambroise, ne supportaient une conclusion que toutes les femmes haïtiennes font face à une possibilité sérieuse de persécution et que Mme Ambroise craignait cette persécution. La conclusion de la SAR à cet égard ne distingue pas entre Port-au-Prince et Cap-Haïtien. Je conviens avec le ministre que cette conclusion est également applicable à la question de persécution vue du premier volet du test pour une PRI. En effet, c’est la même question, à savoir si la demanderesse risque d’être persécutée : Thirunavukkarasu aux pages 592 à 593.

(3)  Les arguments de Mme Ambroise

a)  Premier volet : risque de persécution ou danger au PRI

[19]  Dans ses arguments sur le premier volet, Mme Ambroise met l’accent sur les risques de violence sexuelle qui se trouvent partout en Haïti et sur l’absence de protection policière contre cette violence.

[20]  Mme Ambroise allègue que la SAR a erré car elle n’a pas fait une analyse du manque de protection de l’État en Haïti. Avec référence à la décision de la Cour suprême du Canada en Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 et celle du juge O’Reilly dans Velasquez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1201, Mme Ambroise prétend que la SAR devrait entreprendre une analyse de l’efficacité de la protection de l’État avant de conclure qu’il existe une PRI. Je n’accepte pas cet argument.

[21]  Dans Ward, la Cour suprême a conclu qu’ayant établi que le demandeur éprouve une crainte, le tribunal a le droit de présumer que la persécution sera probable et la crainte justifiée, en l’absence de protection de l’État : Ward à la page 722. Par contre, la Cour suprême n’a pas obligé un tribunal de poursuivre une analyse de la protection de l’État même si la crainte n’est pas établie. Autrement dit, une crainte de persécution n’est pas justifiée si la protection adéquate de l’État est disponible, mais une crainte de persécution peut être non justifiée même avant la considération de la protection de l’État : Carrillo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 320 aux paragraphes 10–12.

[22]  De la même façon, le juge O’Reilly dans Velasquez n’a pas non plus insisté que la question de la protection de l’État doit être abordée même lorsque la question primordiale est celle d’une PRI. Au contraire, il a dit au paragraphe 16 de sa décision qu’un manque de risque sérieux de persécution peut se fonder sur le manque de preuve de persécution ou sur la présence de protection adéquate, et qu’il faut déterminer le risque auquel le demandeur s’expose :

Il peut toutefois y avoir chevauchement entre l’examen de la PRI invoquée par la Commission et l’analyse que fait cette dernière de la protection de l’État. La première étape du critère relatif à la PRI est satisfaite s’il n’existe aucun risque sérieux de persécution à l’endroit proposé. Cette conclusion peut se fonder sur le faible risque de persécution ou sur la présence de ressources de l’État qui peuvent protéger le demandeur, ou sur les deux éléments. Dans l’un ou l’autre cas, cependant, l’analyse ne peut être effectuée si la Commission n’a pas déterminé le risque particulier auquel le demandeur s’expose.

[Je souligne.]

[23]  Dans le cas présent, la SAR a déterminé qu’il n’y avait pas une « possibilité sérieuse » que Mme Ambroise soit exposée à la persécution au Cap-Haïtien, alors je ne trouve pas qu’elle était aussi obligée de faire une analyse de la protection de l’État.

[24]  Mme Ambroise argumente en suite que la décision de la SAR était déraisonnable en tenant compte de la preuve des conditions en Haïti, dont l’incidence de violence sexuelle et de l’impunité des criminels. Elle fait référence à deux décisions de cette Cour qui ont aussi traité des demandes d’asile fondées sur des allégations de violence sexuelle en Haïti, Dezameau c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 559 et Josile c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 39.

[25]  Dans Dezameau et Josile, la Cour a infirmé des décisions de la SPR qui ont conclu que la violence sexuelle est un risque de criminalité généralisée qui n’a pas de lien avec un des motifs énoncés dans la Convention : Dezameau aux paragraphes 22 à 24, citant Directives no 4 : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe de la Commission de l’Immigration et du statut de réfugié (CISR); Josile aux paragraphes 7, 18 à 31. Dans les deux cas, la Cour a conclu que la SPR était obligée d’examiner la preuve et déterminer s’il existe « davantage qu’une simple possibilité » que la demanderesse risque de subir un préjudice en Haïti : Dezameau aux paragraphes 31, 32, 39; Josile au paragraphe 36.

[26]  Ceci dit, la Cour n’a pas conclu dans ces causes que les demanderesses ont établi un tel risque ni que toutes les femmes en Haïti étaient soumises à un tel risque. Au contraire, le juge Pinard en Dezameau a souligné au paragraphe 29 que :

Il ne faut pas croire pour autant que l’appartenance à un groupe social particulier suffit pour conclure à la persécution. La preuve produite par la demanderesse doit encore convaincre la Commission qu’il existe un risque de préjudice suffisamment grave dont la survenance représente « davantage qu’une simple possibilité ».

[27]  Le juge Martineau en Josile a aussi noté l’importance de la preuve récente et de la situation personnelle de la demanderesse : Josile aux paragraphes 38 à 39.

[28]  Mme Ambroise et le ministre font référence aussi à la décision plus récente de la juge en chef adjointe Gagné dans l’affaire Jacinthe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1558. Mme Jacinthe a également fait référence à Dezameau et à Josile, faisant valoir que la SPR n’a pas suffisamment tenu compte de ses risques de violence sexuelle : Jacinthe aux paragraphes 26 à 28. La juge en chef adjointe Gagné a souligné que les conclusions dans Dezameau et Josile (ainsi que Desire c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 167) étaient fondées sur la conclusion déraisonnable de la SPR que la violence sexuelle était un risque généralisé : Jacinthe aux paragraphes 31 à 33, 35, 39. Par contraste, dans Josile, la SPR a analysé la preuve et les circonstances personnelles, et a conclu que Mme Jacinthe n’a pas établi qu’elle faisait face à plus qu’une simple possibilité de persécution en Haïti en raison de son sexe : Jacinthe aux paragraphes 34, 36. La juge en chef adjointe Gagné a trouvé que cette conclusion était raisonnable : Jacinthe au paragraphe 40. Mme Ambroise a tenté de distinguer Jacinthe en fonction de la conclusion défavorable quant à la crédibilité de la demanderesse, mais la juge en chef adjointe Gagné a spécifié que « le débat n’ait pas réellement porté sur cette question [de crédibilité] » : Jacinthe au paragraphe 29.

[29]  Dans la présente affaire, la SAR n’a pas conclu que la violence sexuelle est un risque généralisé et n’a pas douté qu’un risque de violence sexuelle a un lien avec un motif prévu dans la Convention. Je conviens donc avec le ministre que la SAR n’a pas fait l’erreur décrite en Dezameau, Josile ou Desire. Au contraire, la SAR a fait référence à Dezameau, citant le passage reproduit au paragraphe [26] ci-dessus. Elle a aussi adopté la conclusion de la juge en chef adjointe Gagné en Jean a l’effet qu’« [u]ne demande d’asile ne peut reposer uniquement sur la preuve contenue au Cartable national de documentation » : Jean c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 242 au paragraphe 19. Les motifs de la SAR indiquent qu’elle était consciente de « la violence sexiste qui existe en Haïti », mais qu’elle était aussi consciente de « l’importance de prendre en compte la situation personnelle de chacune, des conditions dans lesquelles elles vivent ou iront vivre ainsi que l’entourage familial », citant Josile.

[30]  Les autres arguments de Mme Ambroise sont à l’effet que la SAR a erré dans son appréciation de la preuve documentaire et dans sa conclusion que Mme Ambroise n’a pas établi qu’elle fait face à une possibilité sérieuse de persécution. À mon avis, ses arguments sont effectivement une invitation à la Cour de faire son propre examen de la demande d’asile et d’en tirer ses propres conclusions. Ceci n’est pas le rôle de la Cour lors d’un contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable : Vavilov au paragraphe 83. Bien que l’analyse de la SAR était brève, je ne peux pas conclure à la lumière de la preuve et des arguments dont elle était saisie qu’elle était déraisonnable.

[31]  La SAR a noté son avis que « [m]ême si la preuve documentaire indique que la situation des femmes en Haïti est loin d’être enviable, je ne suis pas d’accord pour dire que toutes les femmes haïtiennes font face à une possibilité sérieuse de persécution. » Je conviens avec Mme Ambroise que la question devant la SAR n’est pas si « toutes les femmes haïtiennes » font face à la persécution, mais seulement si Mme Ambroise y fait face. Par contre, autre que le risque posé par les agresseurs de l’incident à Port-au-Prince, les risques de persécution qu’a soulevés Mme Ambroise étaient ceux de « la violence généralisée sur les femmes en Haïti ». L’analyse de la SAR à ce sujet s’appliquait donc également à Mme Ambroise. Il n’est pas en doute que Mme Ambroise a subi un événement traumatique et intolérable. Cependant, l’analyse d’une demande d’asile est prospective et non rétrospective : CARL au paragraphe 75; Pour-Shariati c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 1 CF 767 au paragraphe 17; LIPR aux articles 96 et 97. Il n’était pas déraisonnable, selon moi, que la SAR ait déterminé que, selon la prépondérance des probabilités, il n’y avait pas une « possibilité sérieuse » que Mme Ambroise soit exposée à la persécution comme femme au Cap-Haïtien.

[32]  Mme Ambroise a aussi contesté la conclusion de la SAR que les agresseurs qui l’ont attaqué à Port-au-Prince n’ont pas la capacité ou l’intérêt de la chercher au Cap-Haïtien. Elle fait référence à Dominguez Bando, dans laquelle le juge Noël a trouvé déraisonnable une conclusion qu’il existait une PRI malgré la preuve crédible de la demanderesse au sujet d’une agression sexuelle : Dominguez Bando c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 980 au paragraphe 10. Par contre, la preuve en question de Mme Dominguez Bando était que son persécuteur l’avait déjà pourchassé ailleurs au Mexique et même au Canada par l’entremise de sa famille. Il n’y a pas de preuve équivalente dans ce cas. Au contraire, la preuve dont disposait la SAR était que les agresseurs étaient des inconnus, que Mme Ambroise n’est pas recherchée depuis l’incident de juin 2016 et qu’il n’y avait pas de liens établis entre cet incident et un autre incident au travail en avril 2016 où un homme l’a menacé. Je ne trouve pas déraisonnable la conclusion de la SAR que Mme Ambroise n’a pas établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle subirait un risque de persécution ou de danger de ces hommes au Cap-Haïtien.

b)  Deuxième volet : raisonnabilité du Cap-Haïtien comme PRI

[33]  Lorsque la SAR était satisfaite qu’il n’y eût pas une « possibilité sérieuse » que Mme Ambroise subisse la persécution au sens de l’article 96, ni un danger ou risque au sens de l’article 97, au Cap-Haïtien, il l’incombe de déterminer si la PRI identifiée est néanmoins déraisonnable. Le seuil du deuxième volet du test de la PRI est élevé et le demandeur doit établir « une preuve réelle et concrète de l’existence » de conditions qui « mettraient en péril la vie et la sécurité » d’un demandeur tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr : Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164 (CAF), au paragraphe 15; Olusola au paragraphe 9.

[34]  Dans ses soumissions à la SAR, Mme Ambroise n’a pas adressé à ce titre le deuxième volet du test pour une PRI ni la raisonnabilité de déménager au Cap-Haïtien. Par contre, Mme Ambroise a soulevé le fait qu’elle a témoigné qu’il lui serait impossible de trouver du travail comme infirmière, vu la présence d’un seul hôpital au Cap-Haïtien. Elle a aussi contesté la conclusion de la SPR qu’elle puisse trouver un emploi comme secrétaire, un domaine dans lequel elle est aussi diplômée. La SAR a considéré ces allégations et a déterminé que l’incapacité de trouver un emploi comme infirmière ne mettrait pas la vie de Mme Ambroise ni sa sécurité en péril tel que le Cap-Haïtien ne serait pas une PRI raisonnable.

[35]  En Thirunavukkarasu, la Cour d’appel a décrit la question de la « raisonnabilité » d’une PRI. Entre autres, elle a spécifié qu’il « ne leur suffit pas de dire qu’ils n’aiment pas le climat dans la partie sûre du pays, qu’ils n’y ont ni amis ni parents ou qu’ils risquent de ne pas y trouver de travail qui leur convient » [je souligne]: Thirunavukkarasu à la page 598; voir aussi Elusme c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 225 aux paragraphes 25 à 27.

[36]  Mme Ambroise allègue que la conclusion de la SAR n’était pas raisonnable étant donné la jurisprudence qui dit que l’impossibilité de trouver du travail dans son domaine de profession dans la PRI « peut ou non rendre la PRI déraisonnable »: Mchedlishvilli c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 630 au paragraphe 16(6). Même si la règle dans Thirunavukkarasu n’est pas « absolue », le simple manque de possibilités d’emploi dans la PRI identifiée ne serait pas uniquement suffisant pour rendre la PRI déraisonnable que dans des circonstances exceptionnelles : Mora Alcca c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 236 aux paragraphes 15 à 16, citant Fernandez Cuevas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 1169.

[37]  Je trouve que la SAR n’a pas erré dans sa conclusion que la PRI n’est pas déraisonnable par raison que Mme Ambroise va devoir peut-être abandonner son métier comme infirmière et retourner à une poste comme secrétaire. Le fardeau de démontrer que la PRI ne serait pas raisonnable dans les circonstances de la demanderesse est élevé. La SAR a raisonnablement conclu que Mme Ambroise ne s’est pas acquittée de ce fardeau. La SAR a considéré les allégations de Mme Ambroise qui portaient sur le deuxième volet, elle a appliqué la jurisprudence pertinente et elle est parvenue à une conclusion raisonnable. Dans ces circonstances, il n’y a aucun motif pour la Cour d’intervenir : Vavilov aux paragraphes 111 à 112, 125 à 128.

B.  Il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale

[38]  Au début de son audience devant la SPR, la Commissaire a avisé Mme Ambroise que les questions à trancher étaient l’identité, la crédibilité et la crainte subjective et que « si d’autres questions s’ajoutent au cours de l’audience je le ferai savoir ». La Commissaire n’a pas soulevé la question d’une PRI au Cap-Haïtien que vers la fin de l’audience. Mme Ambroise constate que cela y constitue un bris de l’équité procédurale.

[39]  Tel qu’indiqué ci-dessus, l’existence d’une PRI viable a pour effet de rendre irrecevable une demande d’asile fondée sur l’article 96 ou l’article 97. Par conséquent, la question d’une PRI « est une question qui est toujours à l’examen lors d’une audience relative à une demande d’asile » : Alkhoury au paragraphe 13. D’autre part, la jurisprudence établit qu’il appartient au ministre ou au SPR d’avertir le demandeur si la question d’une PRI doit être soulevée : Thirunavukkarasu à la page 596. Cela protège le droit du demandeur d’être entendu et donne avis au demandeur de la preuve réunie contre lui : Thirunavukkarasu à la page 596.

[40]  En Tariq, le juge Boswell a adressé l’ambiguïté qui demeurait dans la jurisprudence « à savoir si un avis pendant l’audience respecte l’exigence d’équité procédurale ou si un avis doit être fourni avant l’audience » : Tariq au paragraphe 28, l’emphase est le mien. Dans l’espèce de Tariq, le juge Boswell a déterminé que la SPR « a clairement proposé » la PRI pendant l’audience et que le demandeur « aurait pu fournir des éléments de preuve » à cet égard à la SPR : Tariq au paragraphe 29. La question soulevée par Mme Ambroise est si la PRI doit être soulevée au début de l’audience et non pendant l’audience.

[41]  À mon avis, l’équité procédurale n’exige pas que la question d’une PRI soit soulevée dès le départ de l’audience même s’il est préférable de le faire le plus tôt possible et même avant l’audience : Figueroa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 521 au paragraphe 56. L’obligation d’équité procédurale est respectée si le demandeur a l’occasion de répondre de façon adéquate à la possibilité d’une PRI. Tel que le juge Pentney l’a décrit dans Akhoury : « l’avocat de la demanderesse principale a eu l’occasion d’approfondir la question à l’audience, soit en posant d’autres questions, soit en présentant d’autres éléments de preuve, soit en présentant des observations, soit en demandant l’autorisation de présenter d’autres éléments de preuve ou d’autres observations après l’audience » : Akhoury au paragraphe 15.

[42]  En l’espèce, je trouve que Mme Ambroise a été raisonnablement informée des principales questions qu’aborderait la SPR et qu’elle a eu une possibilité raisonnable de faire valoir son point de vue. Bien que la question d’une PRI était soulevée vers la fin de l’audience devant la SPR, le conseil de Mme Ambroise a pu profiter de sa période de questions pour questionner Mme Ambroise sur la PRI. Il a également présenté ses observations concernant la PRI à la fin de l’audience. Comme le juge Pentney, je trouve que Mme Ambroise avait l’occasion de présenter son point de vue sur la question d’une PRI lors de l’audience : Akhoury au paragraphe 15; Tariq au paragraphe 29. Je note que Mme Ambroise n’a pas demandé à la SPR l’autorisation de présenter d’autres éléments de preuve ou d’autres observations après l’audience. Elle n’a pas non plus fait demande à la SAR d’accueillir d’autres éléments de preuve selon le paragraphe 110(4) de la LIPR sur la base qu’elle n’a pas eu l’occasion raisonnable de les présenter à la SPR. Dans ces circonstances, je ne peux pas conclure qu’il y avait un bris de l’équité procédurale.

IV.  Conclusion

[43]  La demande de contrôle judiciaire est, par conséquent, rejetée. Aucune partie n’a proposé de question à certifier. Je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑3417‑19

LA COUR STATUE que

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 « Nicholas McHaffie »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3417-19

 

INTITULÉ :

BELYNDA AMBROISE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE OTTAWA (ONTARIO) ET MONTRÉAL (QUÉBEC) LE 1er DÉCEMBRE 2020

JUGEMENT ET MOTIFS:

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 19 janvier 2021

 

COMPARUTIONS :

Guy Nephtali

 

Pour La DEMANDEResse

 

Sean Doyle

 

Pour LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Guy Nephtali

Montréal (Québec)

 

Pour la DEMANDEResse

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour lE DÉFENDEUR

 

 

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