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Date : 20210119


Dossier : IMM-5309-19

Référence : 2021 CF 66

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 19 janvier 2021

En présence de monsieur le juge James W. O’Reilly

ENTRE :

MARIA CAMILA RODRIGUEZ LOPEZ

JUAN ANDRES GONZALEZ QUINTERO

JUAN MARTIN GONZALEZ RODRIGUEZ

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] En 2017, Mme Maria Camila Rodriguez Lopez, son mari et son fils ont demandé l’asile au Canada au motif qu’ils craignaient d’être persécutés en Colombie par l’Armée de libération nationale (ELN). Mme Rodriguez Lopez a soutenu que l’ELN avait tenté d’extorquer de l’argent à son père, qui a fui le pays avant elle pour demander l’asile au Canada. Selon Mme Rodriguez Lopez, l’ELN a essayé de la forcer à payer la dette de son père en l’absence de ce dernier. Elle a affirmé que l’ELN l’avait menacée, suivie, et qu’elle avait tiré sur les membres de sa famille alors qu’ils se trouvaient dans leur voiture.

[2] Un tribunal de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté les demandes d’asile des membres de la famille. Selon la SPR, leur situation était le résultat de la criminalité et non d’une persécution, et, par conséquent, elle a conclu qu’ils n’avaient pas qualité de réfugiés suivant l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] (voir les dispositions visées en annexe). La SPR a ensuite examiné les demandes d’asile des membres de la famille sur le fondement de l’article 97 de la LIPR, mais elle a conclu que leurs témoignages n’étaient pas crédibles. La SPR a partiellement fondé sa conclusion sur le fait que la demande d’asile antérieure du père de Mme Rodriguez Lopez avait été rejetée en raison d’un manque d’éléments de preuve crédibles.

[3] Mme Rodriguez Lopez a interjeté appel de la décision de la SPR auprès de la Section d’appel des réfugiés (la SAR), mais celle‑ci a rejeté la demande pour défaut de compétence. Mme Rodriguez Lopez sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SPR au motif que ses conclusions défavorables concernant la crédibilité étaient déraisonnables. Elle soutient notamment qu’il était déraisonnable pour la SPR de s’attendre à ce qu’elle comble les lacunes de la demande d’asile de son père. Mme Rodriguez Lopez demande à la Cour d’annuler la décision de la SPR et d’ordonner à un autre tribunal de réexaminer sa demande d’asile.

[4] Je suis d’accord avec Mme Rodriguez Lopez pour dire que la SPR lui a indûment imposé le fardeau de pallier les lacunes de la demande d’asile de son père, et qu’elle a conclu à tort que son défaut de le faire avait miné sa crédibilité. Compte tenu de ma conclusion à cet égard, je n’ai pas besoin d’examiner les autres erreurs qu’aurait commises la SPR dans son analyse de la crédibilité.

[5] Mme Rodriguez Lopez demande également une prorogation du délai concernant sa demande de contrôle judiciaire. Le ministre ne s’y oppose pas. J’estime qu’une prorogation est justifiée d’après le critère applicable énoncé dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Hennelly, 1999 CanLII 8190 (CAF), 1999 CarswellNat 967 (CF SA).

II. Décision de la SPR

[6] La SPR a commencé par résumer la demande d’asile de Mme Rodriguez Lopez, en disant qu’elle était fondée sur sa crainte d’être persécutée par l’ELN parce que son père n’avait pas payé le montant total exigé par l’ELN. La SPR a ensuite souligné que le père avait affirmé avoir été sommé à plusieurs reprises par l’ELN de payer des sommes d’argent importantes, qui l’aurait menacé de mort s’il refusait d’obtempérer.

[7] La SPR a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que la preuve qui lui avait été présentée, combinée aux conclusions relatives à la demande d’asile du père, n’était pas crédible. Elle a souligné que Mme Rodriguez Lopez avait pris connaissance des documents relatifs à la demande d’asile de son père avant de déposer son propre formulaire de Fondement de la demande d’asile et que, par conséquent, elle aurait pu répondre aux préoccupations soulevées dans ces documents dans sa propre demande d’asile.

[8] La SPR a souligné que la demande d’asile du père n’avait pas été jugée crédible. La SPR a reconnu qu’elle n’était pas liée par cette décision antérieure et qu’elle devait tirer une conclusion fondée sur la preuve qui lui avait été présentée. Cependant, étant donné que la demande d’asile de Mme Rodriguez Lopez était fondée sur les faits invoqués par son père, la SPR a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que la crédibilité de sa propre demande d’asile s’en trouvait minée.

[9] En réponse à la question de la SPR, qui lui demandait de fournir des explications au sujet des lacunes dans la demande d’asile de son père, Mme Rodriguez Lopez n’a pu qu’émettre l’hypothèse selon laquelle celui‑ci était peut-être « craintif et en état de choc » après son arrivée au Canada. La SPR a estimé que sa réponse était imprécise et a conclu qu’elle n’avait pas fourni d’explication satisfaisante quant aux problèmes de crédibilité de la demande d’asile de son père. La SPR a souligné qu’il incombait à Mme Rodriguez Lopez de résoudre ces problèmes dans sa propre demande d’asile. Puisqu’elle ne l’a pas fait, la SPR s’est sentie obligée d’accepter « d’ajouter foi » aux conclusions de fait qui avaient été tirées de la demande d’asile du père.

A. Était‑il déraisonnable pour la SPR de s’appuyer sur la demande d’asile rejetée du père?

[10] En règle générale, un tribunal de la SPR peut s’appuyer sur les conclusions de fait tirées par un autre tribunal. Cette situation ne pose habituellement aucun problème dans le contexte de la preuve documentaire sur la situation qui prévaut dans un pays donné. Néanmoins, il convient de le faire avec parcimonie. Un tribunal ne peut pas « automatiquement » ou « carrément » adopter les conclusions d’un autre tribunal (Badal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 311 au para 25). Au contraire, « un tribunal ne peut s’appuyer sur les conclusions d’un autre tribunal que d’une manière restreinte, réfléchie et justifiée » (ibid.).

[11] En l’espèce, la preuve relative à la situation générale qui prévaut dans un pays n’est pas visée. La SPR s’est fondée sur les conclusions quant à la crédibilité qu’avait tirées le tribunal qui s’est prononcé sur la demande d’asile du père de Mme Rodriguez Lopez pour juger de la crédibilité de cette dernière. Il ne s’agit pas d’une utilisation raisonnable ou équitable des conclusions de faits d’un autre tribunal. Mme Rodriguez Lopez ne pouvait pas combler les lacunes figurant dans la demande d’asile de son père, puisqu’elle ne savait pas quels éléments de preuve auraient permis de dissiper les préoccupations du tribunal saisi du dossier de son père. Il incombait à Mme Rodriguez Lopez de fournir, au soutien de sa demande d’asile, la preuve du traitement que l’ELN lui avait fait subir, et la SPR devait apprécier la valeur probante du témoignage livré par Mme Rodriguez Lopez pour décider si celle-ci avait établi le bien‑fondé de sa demande d’asile. Je reconnais que la SPR a examiné d’autres préoccupations quant à la crédibilité, mais elle ne l’a fait qu’après avoir décidé qu’elle devant « ajouter foi » aux conclusions ayant mené au rejet de la demande d’asile du père, c’est‑à‑dire les conclusions selon lesquelles il avait faussement prétendu avoir été persécuté par l’ELN. Mme Rodriguez Lopez ne pouvait guère en faire plus pour démontrer la véracité des motifs invoqués au soutien de sa demande d’asile après que la SPR eut décidé, sur le fondement de la demande d’asile de son père, que l’ELN n’avait pas persécuté la famille. Par conséquent, la décision de la SPR ne peut être confirmée puisque la SPR a commis une erreur en appliquant à la demande d’asile sur laquelle elle devait se prononcer les conclusions relatives à la crédibilité tirées par un autre tribunal.

[12] Par conséquent, je suis d’avis que la principale conclusion défavorable de la SPR quant à la crédibilité était déraisonnable.

III. Conclusion et dispositif

[13] La SPR s’est fondée à tort sur les conclusions relatives à la crédibilité tirées par un autre tribunal pour mettre en doute la crédibilité de la demande d’asile de Mme Rodriguez Lopez. Par conséquent, je dois accueillir la présente demande de contrôle judiciaire et ordonner à un autre tribunal de la SPR de réexaminer l’affaire. Aucune des parties ne m’a proposé une question de portée générale à certifier et aucune n’a été formulée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5309-19

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de prorogation de délai présentée par les demandeurs est accueillie.

  2. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre tribunal de la SPR pour nouvel examen.

  3. Aucune question de portée générale n’est formulée.

« James W. O'Reilly »

Juge


 

ANNEXE

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LC 2001, c 27)

Immigration and Refugee Protection Act (SC 2001, c 27)

96 A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96 A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

97 (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97 (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.



COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5309-19

INTITULÉ :

MARIA CAMILA RODRIGUEZ LOPEZ, JUAN ANDRES GONZALEZ QUINTERO, JUAN MARTIN GONZALEZ RODRIGUEZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 DÉCEMBRE 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE O’REILLY

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

 

LE 19 JANVIER 2021

COMPARUTIONS :

D. Clifford Luyt

POUR LES DEMANDEURS

Matthew Siddall

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Luyt Clifford

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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