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Date : 20210120


Dossier : IMM-939-19

Référence : 2021 CF 59

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 janvier 2021

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

ADINA HARMS-BARBOUR

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La demanderesse, Adina Harms-Barbour, demande le contrôle judiciaire de trois (3) décisions connexes qui ont mené à son interdiction de territoire au Canada pour grande criminalité et à la prise d’une mesure d’expulsion à son encontre.

[2] Pour les motifs énoncés ci-après, les demandes de contrôle judiciaire sont rejetées.

II. Contexte

[3] La demanderesse est une citoyenne de l’Allemagne. Elle est arrivée au Canada en tant que résidente permanente en 1975. Elle avait alors sept (7) ans.

[4] Le 4 décembre 2015, la demanderesse a été déclarée coupable de fraude de plus de 5 000 $ au titre de l’alinéa 380(1)a) du Code criminel, LRC 1985, c C-46 [Code criminel]. L’infraction était une fraude hypothécaire. Le 19 août 2016, elle a été condamnée à une peine d’emprisonnement de cinq ans dans un pénitencier et il lui a été ordonné de rembourser un montant de 7 500 $.

[5] Le 2 juin 2017, la demanderesse a été déclarée coupable de deux (2) infractions visées aux alinéas 368(1)a) et b) du Code criminel concernant des documents contrefaits. Elle a été condamnée à une peine d’emprisonnement de douze (12) mois, à purger en même temps que sa peine d’emprisonnement de cinq ans.

[6] Le 2 août 2017, la demanderesse a reçu une lettre d’un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] l’avisant qu’un rapport indiquant qu’elle pourrait être interdite de territoire au Canada en raison de sa déclaration de culpabilité pour l’infraction prévue à l’alinéa 380(1)a) du Code criminel avait été, ou pouvait être, établi au titre du paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] [la lettre relative à l’équité procédurale]. Dans cette lettre, la demanderesse a été invitée à présenter des observations écrites expliquant pourquoi elle ne devrait pas être frappée d’une mesure de renvoi. Le genre de détails pertinents que la demanderesse devait fournir était indiqué dans la lettre. Il lui a aussi été signalé que les documents sur lesquels l’ASFC comptait s’appuyer étaient fournis en pièces jointes.

[7] La demanderesse a répondu par écrit à la lettre relative à l’équité procédurale le 21 août 2017. Dans sa réponse, elle a parlé de son établissement au Canada, notamment de ses liens étroits avec sa famille et sa fille et de ses antécédents d’emploi. Elle a fourni de l’information sur son état de santé et a indiqué les dates de ses audiences à venir relativement à des procédures de garde et à ses déclarations de culpabilité.

[8] Le 2 janvier 2018, un autre agent de l’ASFC a analysé les observations de la demanderesse et a établi un rapport circonstancié au titre du paragraphe 44(1) de la LIPR [rapport établi au titre du paragraphe 44(1)]. L’agent de l’ASFC a déclaré qu’il y avait à son avis des motifs raisonnables de croire que la demanderesse était interdite de territoire au Canada pour grande criminalité en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR et a recommandé qu’elle soit déférée pour enquête.

[9] Un délégué du ministre a examiné le rapport établi au titre du paragraphe 44(1). Le 3 mai 2018, il a conclu que, compte tenu de la gravité générale des infractions commises, du dommage causé à la société et de l’absence de remords de la demanderesse, l’affaire devait être déférée pour enquête devant la Section de l’immigration [SI] en application du paragraphe 44(2) de la LIPR [décision de déférer l’affaire].

[10] L’enquête avait initialement été fixée au 25 septembre 2018, mais elle a été reportée au 17 décembre 2018 afin que la demanderesse puisse avoir recours à l’assistance d’un avocat. L’enquête de décembre a aussi été ajournée afin que l’avocat de la demanderesse dont les services venaient d’être retenus puisse discuter avec l’avocat du défendeur de la possibilité de régler l’affaire au moyen d’une lettre d’avertissement, conformément au Guide opérationnel ENF 6 intitulé « Examen des rapports en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR » [Guide ENF 6]. La demanderesse a demandé à son avocat de remettre à l’avocat du défendeur des observations en réponse au rapport circonstancié établi au titre du paragraphe 44(1) et à l’examen effectué par le délégué du ministre qui lui avait été communiqué après l’enquête du 17 décembre 2018. Les pièces jointes aux observations comprenaient une ordonnance de garde et de droit de visite provisoire datée du 25 janvier 2018 ainsi que des transcriptions de trois (3) procédures : (1) un extrait des motifs du jugement du 4 décembre 2015 relatifs à la déclaration de culpabilité pour fraude de la demanderesse; (2) l’audience de détermination de la peine du 19 août 2016 relative à la déclaration de culpabilité pour fraude; (3) l’audience de détermination de la peine du 2 juin 2017 relative aux deux (2) infractions de documents contrefaits visées aux alinéas 368(1)a) et b) du Code criminel.

[11] L’enquête s’est poursuivie le 28 janvier 2019 malgré les tentatives de la demanderesse de régler l’affaire au moyen d’une lettre d’avertissement. La demanderesse n’a rien présenté à la SI.

[12] Après avoir souligné que l’avocat de la demanderesse avait reconnu que tous les éléments de preuve de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR étaient réunis, la SI a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que la demanderesse était interdite de territoire au Canada et a pris une mesure d’expulsion contre elle.

[13] Le 11 février 2019, la demanderesse a sollicité le contrôle judiciaire du rapport établi au titre du paragraphe 44(1), de la décision de déférer l’affaire et de la mesure d’expulsion.

[14] Le 12 septembre 2019, la juge Elizabeth Heneghan a accordé la demande d’autorisation en ce qui concerne la mesure d’expulsion seulement.

[15] Le défendeur a ensuite déposé une requête en vue d’obtenir une ordonnance interdisant l’instruction de la demande de contrôle judiciaire du rapport établi au titre du paragraphe 44(1) et de la décision de déférer l’affaire sollicitée par la demanderesse au motif que l’article 302 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, prévoit que la demande de contrôle judiciaire ne peut porter que sur une seule ordonnance pour laquelle une réparation est demandée.

[16] Le 28 novembre 2019, la juge Sandra J. Simpson a accordé à la demanderesse l’autorisation de solliciter le contrôle judiciaire du rapport établi au titre du paragraphe 44(1) et de la décision de déférer l’affaire, étant donné qu’ils sont étroitement liés à la mesure d’expulsion.

[17] Même si cela est formulé différemment dans son mémoire des arguments, la demanderesse soutient que la décision de la déférer pour enquête est déraisonnable et que l’agent de l’ASFC et le délégué du ministre ont porté atteinte à son droit à l’équité procédurale.

III. Analyse

A. Norme de contrôle

[18] Les parties s’entendent pour dire que la norme de contrôle applicable à la décision de déférer un résident permanent pour enquête est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 10, 16-17 [Vavilov]; Yavari c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 469 au para 23-25 [Yavari]; Kyere c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 120 au para 18 [Kyere]; McAlpin c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 422 au para 51 [McAlpin]).

[19] Dans les affaires où la norme de la décision raisonnable s’applique, la Cour doit s’intéresser « à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov, au para 83). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au para 99). Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, au para 100).

[20] En ce qui concerne la question de l’équité procédurale, la Cour d’appel fédérale a précisé, dans l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [Canadien Pacifique], que certaines questions d’équité procédurale ne se prêtent pas nécessairement à une analyse fondée sur la norme de contrôle applicable. Le rôle de la Cour est plutôt de décider si les procédures étaient équitables dans toutes les circonstances. En d’autres mots, la question est « de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu possibilité complète et équitable d’y répondre » (Canadien Pacifique, aux para 54-56; Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35).

B. La décision de déférer la demanderesse pour enquête est raisonnable

[21] Les arguments de la demanderesse portent essentiellement sur le rapport établi au titre du paragraphe 44(1) et sur la décision de déférer l’affaire. La demanderesse soutient que le rapport et cette décision sont déraisonnables parce qu’ils font abstraction d’éléments de preuve ou s’appuient sur des éléments de preuve inexacts.

[22] Premièrement, la demanderesse soutient que l’agent de l’ASFC qui a établi le rapport circonstancié au titre du paragraphe 44(1) n’a pas tenu compte du rôle important qu’a joué l’ex‑époux de la demanderesse dans l’infraction de fraude hypothécaire et des raisons externes ayant motivé ce dernier à la dépeindre comme étant la seule responsable. La situation aurait dû susciter des préoccupations chez l’agent de l’ASFC et mener à une entrevue avec la demanderesse à propos des circonstances de l’infraction. Le défaut de tenir compte du rôle important qu’a joué l’ex-époux de la demanderesse constitue une omission importante étant donné qu’elle est directement liée aux facteurs énoncés dans le Guide ENF 6.

[23] Deuxièmement, la demanderesse affirme que le délégué du ministre a exagéré l’incidence sur la collectivité de sa déclaration de culpabilité pour fraude en soulignant le coût de 470 000 $ pour les contribuables. Or, il est fallacieux de mentionner ce chiffre puisque le tribunal pénal a rejeté le montant du dédommagement demandé par la Société canadienne d’hypothèques et de logement étant donné qu’il ne pouvait pas être déterminé clairement.

[24] Troisièmement, la demanderesse ajoute que rien n’étayait la position du délégué du ministre selon laquelle la demanderesse avait touché les produits de la criminalité découlant de son infraction de fraude ou qu’elle les avait utilisés pour subvenir aux besoins de sa famille.

[25] Quatrièmement, la demanderesse fait valoir que le délégué du ministre a erronément affirmé qu’elle n’avait montré aucun remords et qu’elle avait agi par cupidité. La demanderesse est d’avis que la transcription de l’audience de détermination de la peine pour contrefaçon qui a eu lieu en 2017 démontre qu’elle éprouve au contraire des remords.

[26] Enfin, la demanderesse soutient que l’agent de l’ASFC et le délégué du ministre n’ont pas tenu compte de la relation étroite et soutenue qu’elle entretient avec sa fille et que leur analyse de l’incidence de la mesure d’expulsion sur sa fille est par conséquent déraisonnable.

[27] À mon avis, les préoccupations de la demanderesse ne justifient pas l’intervention de la Cour.

[28] Le défaut de l’agent de l’ASFC de mentionner, dans le rapport circonstancié établi au titre du paragraphe 44(1), le rôle de l’ex-époux de la demanderesse dans la fraude hypothécaire ou les facteurs qui ont encouragé ce dernier à coopérer avec la Couronne ne rend pas déraisonnable la recommandation de l’agent de déférer la demanderesse pour enquête.

[29] Dans son rapport circonstancié, l’agent de l’ASFC décrit ainsi les faits sous-jacents à l’infraction :

[traduction]

En utilisant des documents et des chèques contrefaits, la personne concernée a demandé des hypothèques au nom d’amis et de membres de sa famille à leur insu. Au total, elle a contracté neuf (9) prêts hypothécaires d’une valeur combinée de plus de 2 millions de dollars. Les personnes dont les noms ont été utilisés pour demander les prêts ne savaient pas qu’elles avaient souscrit à une hypothèque pour ces biens immobiliers jusqu’à ce que des tierces parties communiquent avec elles. La personne concernée n’a jamais eu l’intention de prendre possession des demeures; elle les vendait plutôt aux victimes, qui ignoraient tout de cette vente. Les résidences étaient ensuite louées à des locataires de bonne foi, qui versaient un loyer mensuel à la personne concernée. À l’audience de détermination de la peine, le juge a conclu qu’il y avait des « preuves accablantes » démontrant que la personne concernée avait produit et fourni de fausses déclarations, des documents frauduleux et de faux renseignements afin d’obtenir des prêts hypothécaires.

[30] L’agent de l’ASFC a conclu que les infractions pour lesquelles un rapport avait été établi à l’égard de la demanderesse étaient graves, et que ces crimes avaient eu d’importantes conséquences négatives sur huit (8) personnes et leur famille ainsi que sur deux (2) entreprises, en plus de coûter 470 000 $ aux contribuables. Il a également souligné les difficultés que la demanderesse avait causées à ses victimes, y compris des pertes financières importantes, une baisse de leur cote de crédit, du stress, de l’anxiété, de la méfiance et de l’embarras dans leur collectivité.

[31] La demanderesse soutient que la description donnée par l’agent de l’ASFC des circonstances de sa déclaration de culpabilité pour fraude est inexacte parce qu’il n’a pas pris en considération la participation criminelle de son ex‑époux dans la perpétration de l’infraction, ni les motifs externes de ce dernier de lui faire porter tout le blâme, ni l’entente qu’il a conclue avec la Couronne, ni son intention de demander la garde de son enfant après le procès criminel. Selon la demanderesse, le Guide ENF 6 énonce un certain nombre de facteurs qui doivent être pris en considération pour déterminer s’il convient de recommander de déférer à la SI un résident permanent faisant l’objet d’un rapport établi au titre du paragraphe 44(1) de la LIPR. Parmi ces facteurs, il y a la question de savoir si le résident permanent a été influencé par d’autres personnes relativement à la perpétration du crime et s’il y a des possibilités de réadaptation. La demanderesse soutient que le défaut de prendre en considération le rôle important qu’a joué son ex‑époux a eu une incidence inéquitable et défavorable sur l’appréciation des facteurs énoncés dans le Guide ENF 6. Elle affirme aussi que la preuve n’appuie pas les conclusions de l’agent de l’ASFC. La décision relative à la détermination de la peine était le document le plus fiable décrivant les circonstances de l’infraction, et elle ne fait aucune mention de l’anxiété des victimes, par exemple.

[32] Même s’il constitue un outil pratique pour analyser le caractère raisonnable de la façon dont l’agent de l’ASFC a exercé sa compétence limitée, le Guide ENF 6 ne saurait lier la Cour (Sharma c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 319 aux para 27, 46 [Sharma]; McAlpin, aux para 66, 69).

[33] Avant l’établissement du rapport visé au paragraphe 44(1), l’ASFC a demandé et obtenu un grand nombre de documents sur la déclaration de culpabilité pour fraude de la demanderesse. Le dossier certifié du tribunal contient notamment des demandes de dénonciation, des certificats de déclaration de culpabilité, la transcription des remarques du juge qui a prononcé la peine, le plan correctionnel de la demanderesse, l’évaluation des facteurs de la criminalité et l’évaluation des facteurs dynamiques préparées par le Service correctionnel du Canada, des rapports du réseau d’information en ligne de la justice (JOIN) et un rapport de cas de 54 pages, préparé par le service de police qui a mené l’enquête, qui décrit les circonstances de l’infraction de fraude hypothécaire. Il fournit de l’information contextuelle et décrit l’enquête menée relativement aux diverses propriétés hypothéquées. Il résume les éléments de preuve à l’appui, y compris les entrevues, dont l’une avec l’ex‑époux de la demanderesse. L’agent de l’ASFC était donc clairement au courant du rôle de l’ex‑époux, qui est décrit en détail dans le rapport de cas.

[34] Dans sa réponse à la lettre relative à l’équité procédurale, la demanderesse n’a par ailleurs pas expressément soutenu que le rôle qu’a joué son ex‑époux dans la fraude hypothécaire constitue un facteur atténuant. Elle s’est plutôt contentée de déclarer que son ex‑époux avait d’abord été accusé de fraude et que les accusations ont été retirées lorsqu’il est devenu un témoin de la Couronne. Elle ne prétend pas qu’il y a eu contrainte ou abus d’influence.

[35] Il est bien établi en droit que les décideurs sont présumés avoir pesé et pondéré toute la preuve dont ils sont saisis (Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CAF) au para 1). Il est aussi bien établi qu’il n’est pas exigé des décideurs qu’ils « répondent à tous les arguments ou modes possibles d’analyse » ou « tire[nt] une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à [leur] conclusion finale » (Vavilov, au para 128; Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 aux para 16, 25).

[36] En l’absence d’arguments plus solides de la demanderesse, il n’était pas déraisonnable de la part de l’agent de l’ASFC, ou du délégué du ministre pour cette question, de ne pas examiner le rôle qu’a joué l’ex‑époux de la demanderesse dans la fraude hypothécaire.

[37] La demanderesse a présenté des extraits des transcriptions de son procès tenu en décembre 2015 pour montrer que le juge du procès avait conclu que l’ex‑époux de la demanderesse avait joué un rôle de premier plan dans la perpétration de l’infraction. Ces extraits n’étaient toutefois à la disposition ni de l’agent de l’ASFC ni du délégué du ministre lorsqu’ils ont décidé de déférer la demanderesse pour enquête. Ces extraits ne figuraient pas non plus dans le dossier présenté à la SI.

[38] L’argument de la demanderesse selon lequel le rôle de son ex‑époux dans la perpétration de l’infraction et les motifs pour lesquels il a aidé la Couronne auraient dû mener à une entrevue personnelle n’est également pas fondé. Il ressort clairement de la jurisprudence qu’il n’existe aucune obligation d’interroger l’intéressé pourvu qu’il ait la possibilité de présenter des observations et de connaître les arguments présentés contre lui (Kyere, au para 29). La demanderesse a eu une telle possibilité lorsqu’elle a reçu la lettre relative à l’équité procédurale. De plus, il n’y avait aucune obligation de divulguer le rapport circonstancié établi au titre du paragraphe 44(1) avant l’examen du délégué du ministre effectué en vertu du paragraphe 44(2) de la LIPR pour donner à la demanderesse une autre possibilité d’y répondre (Kyere, au para 29).

[39] En ce qui concerne le deuxième argument de la demanderesse, je conclus que le délégué du ministre avait parfaitement le droit de tenir compte de l’incidence du crime de la demanderesse sur la collectivité, y compris du coût pour les contribuables.

[40] Pour évaluer la gravité de l’infraction, le délégué du ministre a pris acte des conclusions du juge qui a prononcé la peine et s’est appuyé sur diverses données pour calculer le coût de la fraude hypothécaire de la demanderesse. Il a souligné que la demanderesse avait frauduleusement hypothéqué neuf (9) maisons d’une valeur combinée de plus de 2 millions de dollars et qu’elle est aussi soupçonnée d’avoir hypothéqué six (6) autres maisons, mais les victimes ont refusé de coopérer à l’enquête. Il a aussi noté que les crimes commis par la demanderesse avaient eu une incidence défavorable sur huit (8) familles, des membres de sa propre famille, des amis proches et deux (2) entreprises. Dans le même contexte, le délégué du ministre a ajouté que les actes de la demanderesse avaient coûté 470 000 $ aux contribuables canadiens et avaient eu une incidence défavorable sur le marché de l’investissement immobilier.

[41] Même si la SCHL n’a pas obtenu le dédommagement réclamé, il n’était pas déraisonnable de la part du délégué du ministre de signaler, dans son évaluation de la gravité de l’infraction, les pertes subies par la SCHL, que le juge chargé de déterminer la peine a décrites de la façon suivante : [traduction] « La SCLH, qui a assuré les transactions, réclame des pertes financières de près de 470 000 $. Au bout du compte, ce sont les contribuables qui devront assumer cette perte. » Le juge chargé de déterminer la peine n’a pas ordonné de restitution parce que la demanderesse ne pouvait pas payer le montant réclamé et qu’il était difficile d’évaluer le montant exact de la perte. Il a expliqué qu’il fallait tenir compte, dans l’analyse, du processus de saisie des biens hypothéqués, du résultat des saisies, de la perte subie par la banque en premier lieu, du montant des frais engagés par la banque, du processus de réclamation de la banque à la SCHL et du montant du paiement intégral. Le juge chargé de déterminer la peine n’était pas disposé à accorder une ordonnance de restitution pour le montant réclamé en se fondant seulement sur les déclarations des victimes.

[42] La demanderesse conteste aussi l’avis du délégué du ministre selon lequel elle avait touché les produits de la criminalité découlant de l’infraction dont elle a été reconnue coupable ou encore qu’elle les avait utilisés pour subvenir aux besoins de sa famille. Elle affirme que la preuve n’appuie pas cette opinion.

[43] Je ne suis pas d’accord.

[44] Pour décrire les circonstances qui ont donné lieu aux allégations visant la demanderesse, l’agent de l’ASFC a noté que la demanderesse percevait des loyers mensuels de locataires qui ne se doutaient de rien grâce à la fraude hypothécaire qu’elle avait machinée. Compte tenu de cette information, contenue dans le rapport de cas à la disposition de l’agent de l’ASFC et du délégué du ministre, il n’était pas déraisonnable de la part du délégué du ministre de conclure que la demanderesse avait touché les produits de la criminalité et qu’elle les avait utilisés pour subvenir aux besoins de sa famille.

[45] Même si j’estimais que l’opinion du délégué du ministre relevait de la conjecture et que la preuve ne l’appuie pas, je ne suis pas convaincue que cette opinion constituerait une erreur déterminante étant donné qu’il y avait peu d’éléments de preuve susceptibles d’expliquer comment la demanderesse subvenait aux besoins de sa fille et de sa famille.

[46] L’argument de la demanderesse relatif à la déclaration du délégué du ministre selon laquelle des membres de sa famille ont refusé de coopérer à l’enquête n’est pas fondé non plus. À l’alinéa f) de la section sur le contexte du rapport de cas, il est explicitement mentionné que [TRADUCTION] « certains des témoins n’étaient pas coopératifs, car il s’agissait de membres de la famille et des amis proches de [la demanderesse] ».

[47] La demanderesse conteste aussi la déclaration du délégué du ministre selon laquelle elle n’avait pas démontré qu’elle avait des remords. Elle soutient que la transcription de l’audience de détermination de la peine tenue le 2 juin 2017 concernant sa déclaration de culpabilité pour contrefaçon fondée sur l’article 368 du Code criminel démontre qu’elle éprouvait au contraire des remords. Dans son affidavit, la demanderesse mentionne par ailleurs qu’elle a fait amende honorable auprès de toutes ses victimes et que celles-ci lui ont pardonné.

[48] Comme il a été mentionné précédemment, l’agent de l’ASFC et le délégué du ministre ne disposaient pas d’une copie de la transcription de l’audience de détermination de la peine du 2 juin 2017 lorsqu’ils ont décidé de déférer la demanderesse pour enquête. Ils avaient une copie de la transcription de l’audience de détermination de la peine pour fraude hypothécaire tenue en août 2016 au cours de laquelle le juge a déclaré [traduction] « [qu’]aucune preuve n’a[vait] été présentée et, en conséquence, [qu’]il ne p[ouvait] être tenu compte d’autres facteurs personnels atténuants comme des remords ou une explication de ces actes autre que la cupidité personnelle ». Ils avaient aussi une copie des rapports fournis par le Service correctionnel du Canada, qui rendaient aussi compte de l’absence de remords de la demanderesse. La conclusion du délégué du ministre s’appuie également sur le fait que, dans sa réponse à la lettre relative à l’équité procédurale, la demanderesse refuse d’assumer la responsabilité de ses actes.

[49] Enfin, la demanderesse soutient que l’agent de l’ASFC et le délégué du ministre ont incorrectement tenu compte du motif d’ordre humanitaire relatif à l’intérêt supérieur de l’enfant. Plus précisément, elle conteste leur défaut de mentionner dans leurs rapports l’ordonnance de garde conjointe et de droit de visite, qui témoigne de la relation étroite et soutenue qu’elle a avec sa fille.

[50] L’agent de l’ASFC et le délégué du ministre ne disposaient pas de l’ordonnance de garde conjointe et de droit de visite.

[51] De plus, je suis convaincue que l’agent de l’ASFC et le délégué du ministre ont pris tous deux en considération, dans les limites de leur pouvoir discrétionnaire restreint, les difficultés émotionnelles causées à la fille de la demanderesse. Leurs décisions montrent clairement qu’ils étaient au courant des faits présentés par la demanderesse dans sa réponse à la lettre relative à l’équité procédurale, et ils justifient clairement leurs conclusions (Yavari, au para 55; McAlpin, au para 70).

[52] Pour conclure, j’ajoute que la demanderesse ne m’a pas convaincue que la décision de la déférer pour enquête et la mesure d’expulsion qui en a découlé sont fondées sur une omission de tenir compte de certains éléments de preuve ou sur des éléments de preuve inexacts et qu’elles sont, par conséquent, déraisonnables. La demanderesse insiste trop sur certains mots que les décideurs ont utilisés; elle s’adonne à « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (Vavilov, au para 102). À mon avis, la demanderesse demande essentiellement à la Cour de soupeser à nouveau la preuve et de tirer une autre conclusion, ce qui n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire (Vavilov, au para 125).

C. Il n’y a pas eu de manquement à l’équité procédurale

[53] La demanderesse soutient premièrement que son droit à l’équité procédurale n’a pas été respecté parce qu’elle n’a pas reçu les documents qui, selon la lettre relative à l’équité procédurale, devaient être fournis en pièces jointes. Le défendeur a déposé un affidavit signé par l’agent de l’ASFC qui a préparé la lettre relative à l’équité procédurale pour confirmer qu’il n’y avait pas de pièces jointes et que la lettre du 2 août 2017 était une lettre type.

[54] Quoi qu’il en soit, je suis convaincue que l’obligation d’équité procédurale a été respectée en l’espèce. La lettre relative à l’équité procédurale a été envoyée à la demanderesse avant que le rapport visé au paragraphe 44(1) ne soit établi (Kyere, au para 29). La lettre présente les allégations visant la demanderesse, notamment le fait qu’elle pourrait, conformément à l’alinéa 36(1)a) de la LIPR, être interdite de territoire en raison de la déclaration de culpabilité pour fraude dont elle a fait l’objet en vertu de l’alinéa 380(1)a) du Code criminel. La lettre informait également la demanderesse du processus administratif concernant l’interdiction de territoire et du fait qu’elle pouvait présenter des observations. Je suis convaincue que l’omission des documents n’a pas miné la capacité de la demanderesse de répondre aux allégations formulées contre elle avant que soit prise la décision de déférer l’affaire.

[55] La deuxième allégation de la demanderesse touchant un manquement à l’équité procédurale concerne le défaut du décideur de suivre la recommandation du Guide ENF 6 visant l’examen des transcriptions pertinentes. La demanderesse s’appuie sur le Guide ENF 6, où il est écrit ceci : « La meilleure documentation est la transcription des observations du juge au moment de la déclaration de culpabilité ou du prononcé de sentence, communément appelées “Les motifs du juge lors de la détermination de la peine”. » La demanderesse soutient que l’agent de l’ASFC n’a manifestement pas suivi cette recommandation puisqu’il n’a pas coché la case « Motifs du juge lors de la détermination de la peine » à la section 10 du rapport circonstancié établi au titre du paragraphe 44(1). La demanderesse croit qu’en raison du défaut d’examiner les transcriptions, les inexactitudes relatives à l’existence d’un autre participant à l’infraction, au montant du dédommagement et à ses remords ont fatalement entaché le processus sous-jacent à la décision de déférer l’affaire.

[56] L’argument de la demanderesse n’est pas fondé. La transcription des motifs du juge lors de la détermination de la peine liée à l’infraction qui a mené à l’établissement d’un rapport au titre du paragraphe 44(1) de la LIPR se trouve dans le dossier certifié du tribunal, et l’exposé des faits à l’appui du rapport montre clairement que l’agent de l’ASFC a examiné et pris en considération les motifs du juge lors de la détermination de la peine.

[57] À l’audience, la demanderesse a essayé de relever plusieurs inexactitudes dans les décisions de l’agent de l’ASFC et du délégué du ministre. Elle affirme qu’elle n’a jamais eu l’occasion de répondre aux déclarations, qu’elle considère comme étant provocatrices.

[58] Le fait de déférer des affaires à la SI en vertu des paragraphes 44(1) et (2) de la LIPR ne confère que peu de droits de participation en matière d’équité procédurale (Kyere, au para 27).

[59] Comme on l’a déjà vu, la demanderesse a reçu une lettre relative à l’équité procédurale dans laquelle elle a été informée du fait qu’un rapport indiquant qu’elle pourrait être interdite de territoire au Canada en raison de sa déclaration de culpabilité pour l’infraction prévue à l’alinéa 380(1)a) du Code criminel avait été, ou pouvait être, établi au titre du paragraphe 44(1) de la LIPR. Dans la lettre, la demanderesse a aussi été informée du fait qu’elle risquait d’être renvoyée du Canada, et elle a été invitée à présenter des observations pour expliquer pourquoi aucune mesure de renvoi ne devrait être prise contre elle. La lettre énonçait les types de détails que la demanderesse devait fournir dans ses observations, y compris ses antécédents criminels et son comportement actuel. L’ASFC l’a aussi avisée qu’elle pouvait s’appuyer sur d’autres sources, comme des rapports préparés par d’autres organismes d’application de la loi, et qu’elle pouvait traiter dans ses observations de ses antécédents auprès d’autres organismes.

[60] La demanderesse était tenue de présenter ses meilleurs arguments dans ses observations écrites. Ni l’agent de l’ASFC ni le délégué du ministre n’avait l’obligation de communiquer à nouveau avec elle pour confirmer ses conclusions ou pour lui indiquer des lacunes dans ses observations ou dans la preuve présentée à l’appui. Il n’y avait aucune obligation de fournir à la demanderesse le rapport établi au titre du paragraphe 44(1) avant la décision de déférer l’affaire en vertu du paragraphe 44(2) de la LIPR (Sharma, au para 30; Kyere, au para 29).

[61] Enfin, la demanderesse soutient que le délégué du ministre a fait entrave à son pouvoir discrétionnaire en refusant de réexaminer sa décision quand elle a fourni des observations et des documents supplémentaires, qui comprenaient des extraits des motifs du juge lors de la détermination de la peine, datés du 4 décembre 2015, relatifs à la déclaration de culpabilité pour fraude et la transcription de l’audience de détermination de la peine de 2017 concernant les infractions de contrefaçon avant l’enquête devant la SI. Le défendeur s’est opposé à ce que la demanderesse soulève cet argument à l’audience au motif qu’il n’était pas invoqué dans les demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire. La demanderesse, à l’inverse, soutient qu’il ne s’agit pas d’un nouvel argument et mentionne quelques paragraphes de son mémoire des arguments pour appuyer sa position.

[62] Même si elle mentionne effectivement une demande de réexamen dans son mémoire des arguments, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la demanderesse n’a pas fait valoir que le délégué du ministre a fait entrave à son pouvoir discrétionnaire en refusant de réexaminer la décision de déférer l’affaire.

[63] Je souligne également que la Cour ne dispose d’aucune décision relative à un réexamen.

[64] Il ressort clairement de la jurisprudence que, dans les cas où une décision relative à un examen est rendue, cette décision est distincte et doit faire l’objet d’une demande de contrôle judiciaire distincte (McAlpin, au para 49; Kosolapova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 458 au para 8). La demanderesse n’a pas demandé le contrôle judiciaire d’une telle décision, et la Cour a seulement accordé une autorisation à l’égard du rapport établi au titre du paragraphe 44(1) du 2 janvier 2018, de la décision de déférer l’affaire du 3 mai 2018 et de la mesure d’expulsion du 28 janvier 2019.

[65] Par conséquent, l’argument de la demanderesse doit être rejeté.

IV. Conclusion

[66] Pour conclure, je suis convaincue que lorsqu’on les interprète de façon globale et contextuelle, le rapport établi au titre du paragraphe 44(1) par l’agent de l’ASFC, la décision de déférer l’affaire prise par le délégué du ministre et la mesure d’expulsion qui en a découlé satisfont à la norme de la décision raisonnable établie dans l’arrêt Vavilov. Ces décisions sont fondées sur des motifs intrinsèquement cohérents et sont justifiées à la lumière des faits pertinents et du droit applicable. Les motifs sont également transparents et compréhensibles. Je suis également convaincue qu’il n’y a eu aucun manquement au droit à l’équité procédurale de la demanderesse.

[67] En conséquence, les demandes de contrôle judiciaire sont rejetées.

[68] La demanderesse demande à la Cour de certifier la question suivante :

[traduction]

Dans les affaires portant sur l’alinéa 36(1)a) de la LIPR, le délégué du ministre a-t-il la compétence ou le pouvoir de rétracter une décision de déférer l’affaire prise au titre du paragraphe 44(2) de la LIPR avant la prise d’une mesure de renvoi par la Section de l’immigration?

[69] Comme j’ai fondé ma décision concernant les demandes de contrôle judiciaire sur d’autres motifs, et vu mes commentaires sur l’absence d’une ordonnance rendue à la suite d’un réexamen, le point soulevé dans la question à certifier ne serait pas déterminant en l’espèce (Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22 aux para 3, 46).

[70] Par conséquent, aucune question ne sera certifiée.


JUGEMENT au dossier IMM-939-19

LA COUR STATUE que :

  1. Les demandes de contrôle judiciaire sont rejetées;

  2. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-939-19

INTITULÉ :

ADINA HARMS-BARBOUR c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Tenue par vidéoconférence entre Ottawa (Ontario) et Calgary (Alberta)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 10 août 2020

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

La juge Roussel

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 20 janvier 2021

COMPARUTIONS :

Raj Sharma

pour la demanderesse

Maria Green

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart Sharma Harsanyi LLP

Calgary (Alberta)

pour la demanderesse

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

pour le défendeur

 

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