Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20210201


Dossier : IMM‑4556‑19

Référence : 2021 CF 89

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 1er février 2021

En présence de monsieur le juge James W. O’Reilly

ENTRE :

AHMAD HAYTHAM ALYAFI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] En 2015, M. Ahmad Haytham Alyafi et son épouse, Mme Hala Diab, qui sont citoyens de la Syrie, ont présenté une demande de résidence permanente au Canada. Ils étaient parrainés par leur fils, un citoyen canadien. Le couple est initialement entré au Canada en 2013 muni de permis de séjour temporaire (des PST). Un agent d’immigration a rejeté les demandes de résidence permanente au motif que M. Alyafi était interdit de territoire au Canada aux termes de l’alinéa 34(1)d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] (les dispositions citées sont reproduites en annexe). L’alinéa 34(1)d) prévoit que sont interdites de territoire pour raison de sécurité les personnes envers lesquelles il existe des motifs raisonnables de croire qu’elles constituent un danger pour la sécurité du Canada.

[2] L’agent a conclu que M. Alyafi, un ingénieur chimique très bien instruit et expérimenté, était interdit de territoire en raison de sa longue période d’emploi au sein du Centre d’études et de recherches scientifiques (CERS), en Syrie, dans des postes de haut rang. Le CERS a participé à la production d’armes chimiques.

[3] M. Alyafi conteste la décision de l’agent en faisant valoir deux motifs. Premièrement, il soutient que la question de son admissibilité au Canada avait été traitée au moment où il s’est vu accorder un PST; la question, allègue-t-il, a déjà été tranchée en sa faveur. Deuxièmement, il affirme que la décision de l’agent était déraisonnable, puisque celui-ci a fait abstraction de faits importants, notamment les éléments de preuve indiquant qu’il avait travaillé au CERS sous la contrainte, qu’il n’avait pas occupé de postes de haut rang, qu’il n’avait joué aucun rôle stratégique au sein du CERS et qu’il ne constitue pas un danger significatif pour le Canada.

[4] Il me demande d’annuler la décision de l’agent et de renvoyer l’affaire à un autre agent pour nouvel examen de sa demande de résidence permanente.

[5] Je ne vois aucune raison d’annuler la décision de l’agent. La délivrance d’un PST ne fait pas obstacle à une conclusion ultérieure d’interdiction de territoire. Au surplus, la conclusion de l’agent selon laquelle la preuve révélait des motifs raisonnables de croire que M. Alyafi constituait un danger pour la sécurité du Canada n’était pas déraisonnable dans les circonstances.

[6] Je dois donc rejeter la présente demande de contrôle judiciaire.

II. Les questions en litige

[7] Il y a deux questions à trancher :

A. Question nº 1 : la question de l’interdiction de territoire a-t-elle déjà été tranchée?

B. Question nº 2 : la conclusion de l’agent était-elle déraisonnable?

III. Question nº 1 : la question de l’interdiction de territoire a-t-elle déjà été tranchée?

[8] M. Alyafi fait valoir qu’il a eu une entrevue avec des agents des services frontaliers et du renseignement dans le cadre de sa demande de PST. Il affirme avoir déclaré ses liens avec le CERS et que les agents l’ont assuré que ses antécédents professionnels ne constituaient pas un obstacle à l’obtention de la résidence permanente. Selon lui, la question relative à l’interdiction de territoire avait déjà été tranchée en sa faveur et l’agent qui traitait sa demande de résidence permanente aurait dû être lié par cette conclusion.

[9] Je ne suis pas d’accord avec cette prétention. Afin d’établir que l’agent qui examinait sa demande de résidence permanente ne pouvait pas rendre une décision à propos de l’interdiction de territoire, M. Alyafi devait démontrer que la même question avait déjà été tranchée, que la décision à cet égard était définitive et que les parties visées par la décision antérieure étaient les mêmes (Danyluk c Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44 au para 25).

[10] M. Alyafi ne saurait satisfaire à ces exigences. En particulier, il ne peut pas établir que la question de son admissibilité a déjà été tranchée. Il n’y a aucune preuve selon laquelle une décision au sujet de l’admissibilité a fait partie de la décision par laquelle on lui octroyait un PST. Il est possible que les agents chargés de son entrevue l’aient rassuré à propos de ses chances d’obtenir la résidence permanente. Toutefois, ils n’étaient pas chargés de rendre une décision sur cette question. En fait, une interdiction de territoire au Canada ne l’aurait pas nécessairement empêché d’obtenir un PST, de sorte que rien ne justifiait une décision définitive à cet égard (paragraphe 24(1) de la LIPR).

[11] Par conséquent, l’agent qui examinait sa demande de résidence permanente n’était pas empêché de rendre une décision à propos de l’interdiction de territoire.

IV. Question nº 2 : la conclusion de l’agent était-elle déraisonnable?

[12] M. Alyafi soutient que l’agent n’a pas tenu compte de nombreux éléments de preuve en sa faveur. Il allègue que la conclusion de l’agent selon laquelle il existait des motifs raisonnables de croire qu’il constituait un danger pour la sécurité du Canada était déraisonnable.

[13] Je ne suis pas de cet avis. L’agent a pris en compte les éléments de preuve pertinents et a tiré une conclusion raisonnable.

[14] Une conclusion d’interdiction de territoire doit être fondée sur des motifs raisonnables de croire que la personne constitue un danger pour la sécurité, lesquels doivent être appuyés par des éléments de preuves objectifs, convaincants et dignes de foi (Mugesera c Canada (MCI), 2005 CSC 40 au para 114). Une personne représente un danger pour le Canada s’il existe des motifs raisonnables de soupçonner qu’elle constitue une grave menace pour la sécurité du Canada (Suresh c Canada (MCI), 2002 CSC 1 au para 90). Il doit y avoir une preuve selon laquelle cette personne a commis, ou selon laquelle on pourrait s’attendre à ce qu’elle commette, un acte qui pourrait être considéré comme une menace pour les Canadiens (Hosseini c Canada (IRC), 2018 CF 171 au para 39).

[15] Compte tenu de ces exigences juridiques, la décision de l’agent n’était pas déraisonnable. Les parties conviennent que la norme de contrôle qui s’applique en l’espèce est celle de la décision raisonnable (Canada (MCI) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 16 [Vavilov]). La question qui se pose alors au sujet de la conclusion de l’agent est celle de savoir si l’analyse est suffisamment justifiée, intelligible et transparente (Vavilov, précité, au para 100). Il incombe à M. Alyafi d’établir que la conclusion de l’agent était déraisonnable.

[16] L’agent a fait référence aux éléments de preuve suivants à l’appui de sa conclusion selon laquelle il existait des motifs raisonnables de croire que M. Alyafi représentait un danger pour la sécurité :

  • M. Alyafi a travaillé au CERS de 1974 à 1994, où il a occupé des postes de haut rang, notamment ceux de chercheur principal, de directeur adjoint de projet et directeur technique ainsi que de directeur de la Direction du soutien technique, ce qui donne à penser que son influence était importante au sein de l’organisation.

  • Le CERS était connu pour son rôle dans la fabrication d’armes chimiques. M. Alyafi a pris connaissance de cette implication peu de temps après avoir commencé à travailler au CERS.

  • M. Alyafi a été un acteur de premier plan pour la mise en activité d’une usine dédiée à la fabrication d’armes chimiques, chose dont il était au courant.

  • Après avoir quitté le CERS, M. Alyafi est devenu vice-ministre de l’Industrie, un poste de haut rang au gouvernement.

[17] L’agent a conclu, en se fondant sur ces éléments de preuve, qu’il existait des motifs raisonnables de croire que M. Alyafi avait contribué de manière [traduction] « significative et consciente » au programme d’armes chimiques de la Syrie et que, par conséquent, il représentait un danger pour la sécurité du Canada. Il a été déclaré interdit de territoire.

[18] M. Alyafi fait valoir que l’agent n’a pas examiné convenablement les éléments de preuve suivants :

  • Il n’a pas participé à la fabrication d’armes chimiques. Il avait un rôle technique, qui se rapportait uniquement aux exigences en matière d’électricité et à l’installation.

  • Il était forcé de travailler pour le CERS après que celui-ci eut financé ses études de doctorat. Durant les sept premières années et demie de son emploi, ce n’est pas de façon volontaire qu’il a travaillé au CERS.

  • Il a tenté de démissionner à quinze reprises, mais ce n’est qu’en 1994 qu’il a réussi à le faire, alors qu’il approchait de la retraite.

  • Il a rédigé un rapport technique sur la viabilité de l’usine à laquelle il avait contribué à l’implantation. Son rapport faisait planer des doutes sur la faisabilité de la deuxième étape du projet, ce qui a valu à M. Alyafi d’être réprimandé.

  • Il ne jouait pas de rôle stratégique au sein de l’organisation. Même si ses titres d’emploi pour des projets spécifiques pouvaient laisser à penser autrement, dans les faits, il n’était rien de plus qu’un chercheur ou qu’un chercheur principal.

  • Il n’a pas été à l’emploi du CERS depuis plus de 25 ans.

[19] M. Alyafi allègue que l’agent n’a pas adéquatement tenu compte de ces éléments de preuve, particulièrement du fait que son travail avait été exercé sous la contrainte. Il soutient que la preuve ne permet pas de démontrer qu’il représente un danger pour la sécurité du Canada.

[20] Une fois de plus, je ne souscris pas aux observations de M. Alyafi.

[21] L’agent a pris en compte la prétention de M. Alyafi selon laquelle il n’avait pas directement participé à la production d’armes chimiques. Toutefois, l’agent a relevé que c’est en connaissance de cause que M. Alyafi a contribué à la fabrication de ces armes.

[22] L’agent a également mentionné qu’il n’existait aucune preuve étayant l’allégation de M. Alyafi selon laquelle il avait tenté à de nombreuses reprises de démissionner. En effet, le dossier d’emploi de M. Alyafi fait uniquement état de sa démission finale en 1994. Se fondant sur cet élément de preuve, l’agent a conclu que le long historique d’emploi de M. Alyafi au CERS ne corroborait pas son affirmation selon laquelle il travaillait à cet endroit contre son gré. Au contraire, sa participation au programme d’armes chimiques de la Syrie semblait être volontaire.

[23] L’agent a également pris note du rapport de M. Alyafi dans lequel celui-ci avait souligné une lacune dans la construction d’une infrastructure dédiée aux armes chimiques. L’agent a relevé que M. Alyafi ne s’était pas opposé au projet en lui-même, mais qu’il avait simplement signalé une erreur de conception. Une fois de plus, l’agent n’était pas d’avis que la participation de M. Alyafi dans le projet était involontaire. En fait, son rôle était essentiel à la réussite du projet. L’agent a relevé que M. Alyafi avait été réintégré à l’équipe après une brève affectation disciplinaire.

[24] L’agent a répondu à l’allégation de M. Alyafi selon laquelle ses titres de poste n’étaient pas représentatifs de son rôle modeste au sein de l’organisation. L’agent a mentionné que ces titres correspondaient à des postes de haut rang, ce qui laissait croire que M. Alyafi détenait une influence importante au sein du CERS. D’ailleurs, à un moment, M. Alyafi supervisait 90 employés.

[25] En ce qui concerne le fait que M. Alyafi a quitté son emploi au CERS il y a de cela plus de 25 ans, il n’est pas nécessaire que le danger que représente la personne soit actuel pour qu’il entraîne une conclusion d’interdiction de territoire (Harkat c Canada (MCI), 2012 CAF 122 au para 152).

[26] À mon avis, l’agent a examiné et a évalué l’ensemble des éléments de preuve pertinents pour arriver à sa conclusion à propos de l’interdiction de territoire. Je ne vois rien de déraisonnable quant à cette conclusion. L’analyse était justifiée, intelligible et transparente.

V. Conclusion et décision

[27] L’agent qui examinait la demande de résidence permanente de M. Alyafi n’était pas lié par la conclusion selon laquelle celui-ci était admissible au Canada simplement parce qu’il s’était précédemment vu octroyer un PST. De plus, la conclusion de l’agent à propos de l’interdiction de territoire n’était pas déraisonnable au vu de la preuve qui lui avait été soumise.

[28] Je dois, par conséquent, rejeter la présente demande de contrôle judiciaire. Aucune des parties n’a demandé la certification d’une question de portée générale, et aucune n’est énoncée.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4556‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« James W. O’Reilly »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes

ANNEXE

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (L.C. 2001, ch. 27)

Immigration and Refugee Protection Act (S.C. 2001, c. 27)

Permis de séjour temporaire

Temporary resident permit

24 (1) Devient résident temporaire l’étranger, dont l’agent estime qu’il est interdit de territoire ou ne se conforme pas à la présente loi, à qui il délivre, s’il estime que les circonstances le justifient, un permis de séjour temporaire — titre révocable en tout temps.

24 (1) A foreign national who, in the opinion of an officer, is inadmissible or does not meet the requirements of this Act becomes a temporary resident if an officer is of the opinion that it is justified in the circumstances and issues a temporary resident permit, which may be cancelled at any time.

Sécurité

Security

 

34 (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

34 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

d) constituer un danger pour la sécurité du Canada;

(d) being a danger to the security of Canada;



COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4556‑19

INTITULÉ :

AHMAD HAYTHAM ALYAFI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À OTTAWA (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 JanVIER 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE O’REILLY

DATE DES MOTIFS :

le 1er Février 2021

COMPARUTIONS :

Shirish P. Chotalia

POUR LE DEMANDEUR

Galina Bining

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Shirish P. Chotalia Q.C.

Avocate

Edmonton (Alberta)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.