Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20201208


Dossier : T‑425‑20

Référence : 2020 CF 1133

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 décembre 2020

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

IRIS TECHNOLOGIES INC.

demanderesse

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] La présente ordonnance et les présents motifs portent sur trois requêtes connexes présentées par les parties qui sont axées sur une requête présentée par Iris Technologies Inc., la demanderesse, en vue d’obtenir un redressement provisoire sous la forme d’un déblocage d’environ 21,85 millions de dollars en remboursements de TPS/TVH pour ses périodes de déclaration de janvier et de février 2020, et d’autres remboursements pour les périodes de déclaration subséquentes (la deuxième requête en redressement). Les trois requêtes ont été entendues par vidéoconférence les 17 et 18 novembre 2020.

[2] La demanderesse présente la deuxième requête en redressement en attendant l’issue de sa demande de contrôle judiciaire du 27 mars 2020, en vue d’obtenir un mandamus pour obliger le défendeur, le ministre du Revenu national, à établir des cotisations relativement aux périodes de déclaration de septembre 2019 à février 2020 de la demanderesse et à rembourser la TPS/TVH nette payable à l’égard de ces périodes. Le ministre a retenu les remboursements demandés par la demanderesse en attendant la fin de sa vérification et l’établissement des cotisations relativement aux périodes en question au titre de la Loi sur la taxe d’accise, LRC 1985, c E‑15 (la LTA).

[3] La demanderesse a d’abord demandé un redressement provisoire le 30 mars 2020 (la première requête en redressement). La demanderesse a demandé une injonction mandatoire provisoire afin d’obliger le défendeur à lui remettre 62,3 millions de dollars en remboursements de TPS/TVH, une partie du total des remboursements retenus par le ministre.

[4] La première requête en redressement a été rejetée par ma collègue, la juge Heneghan, dans une ordonnance et des motifs datés du 17 avril 2020 (2020 CF 532) (la première décision de la CF), et la demanderesse a interjeté appel de sa décision devant la Cour d’appel fédérale (la CAF). Le 8 juillet 2020, la CAF a rejeté l’appel et confirmé la décision de la juge Heneghan (2020 FCA 117) (l’arrêt de la CAF). Les deux cours ont conclu que la première requête en redressement était prématurée. L’Agence du revenu du Canada (l’ARC) doit disposer d’un délai raisonnable pour terminer ses vérifications et peut conserver les remboursements pendant la période de vérification. La CAF a conclu que le délai raisonnable n’avait pas expiré à la date de sa décision. La demanderesse n’avait pas clairement le droit, aux dates respectives des deux décisions, à ce que le ministre s’acquitte de son obligation d’établir des cotisations relativement aux déclarations de TPS/TVH de la demanderesse pour les périodes visées par la vérification.

[5] La demanderesse a déposé l’avis relatif à la deuxième requête en redressement le 14 septembre 2020. Elle a fait valoir qu’à cette date, le délai raisonnable envisagé par la CAF pour l’achèvement de la vérification de l’ARC était écoulé et, en outre, que le ministre retenait ses remboursements de TPS/TVH dans un but illégitime.

[6] Le 21 septembre 2020, le ministre a présenté une requête en radiation de la deuxième requête en redressement de la demanderesse, en se fondant sur la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et, à titre subsidiaire, sur l’abus de procédure (la requête en radiation). Le ministre fait valoir que la deuxième requête en redressement soulève la même question à laquelle la CAF a répondu dans un jugement définitif en juillet 2020 et que la Cour ne devrait pas permettre à la demanderesse de remettre la question en litige à peine quelques mois plus tard.

[7] Le 3 novembre 2020, après la date d’échange des affidavits convenue par les parties, la demanderesse a présenté une requête demandant l’autorisation de la Cour pour déposer un affidavit supplémentaire souscrit par M. Samer Bishay, son président‑directeur général.

[8] Pour les motifs qui suivent, je rejetterai la requête en radiation du ministre et la deuxième requête en redressement de la demanderesse. J’ai autorisé la demanderesse à déposer l’affidavit supplémentaire de M. Bishay pendant l’audition de ces requêtes afin que le dossier de la preuve soit complet et équitable. Je fournis de brefs motifs à l’appui de ma décision d’autoriser le dépôt dans le cadre de la présente ordonnance. Je parle également de l’exclusion que j’ai faite de certains paragraphes de l’affidavit original de M. Bishay, présenté à l’appui de la deuxième requête en redressement.

I. Le contexte

[9] La demanderesse fournit des services de télécommunications à des clients résidentiels, commerciaux et de gros au Canada et à l’étranger. La prestation de services essentiels dans le Nord du Canada est un élément crucial de ses activités nationales. La demanderesse a élargi ses activités en juillet 2018 pour commencer à acheter et à revendre des minutes d’appels interurbains. En raison de la nature de l’entreprise de revente, la demanderesse est passée de la remise de montants nets de TPS/TVH à l’ARC à la demande de remboursements mensuels importants de TPS/TVH en peu de temps.

[10] L’ARC a vérifié les déclarations de TPS/TVH de la demanderesse pour 2017 et 2018 et a retenu ses remboursements en attendant la fin de la vérification. La demanderesse a demandé un déblocage provisoire des remboursements en raison de l’incidence importante de la rétention sur son entreprise, et le ministre a débloqué environ 63 millions de dollars des remboursements demandés. L’ARC a terminé la vérification le 28 octobre 2019, et aucun redressement n’a été apporté aux déclarations de TPS/TVH de la demanderesse pour la période.

[11] Le 30 octobre 2019, l’ARC a avisé la demanderesse qu’elle entreprenait une deuxième vérification, qui a par la suite été prolongée pour couvrir toutes les périodes de déclaration du 1er janvier 2019 au 29 février 2020 inclusivement. Encore une fois, le ministre a retenu les remboursements de TPS/TVH demandés par la demanderesse pour les périodes visées par la vérification.

[12] Le ministre a rejeté les demandes de déblocage des remboursements de la demanderesse pendant la vérification (arrêt de la CAF au par 6) :

[traduction]

[6] [...] De l’avis de l’ARC, bien que la vérification fût toujours en cours et qu’aucune conclusion définitive n’eût été tirée, les activités commerciales de l’appelante faisaient voir l’existence d’une participation à une fraude fiscale de type carrousel, au moyen de laquelle une entreprise perçoit un remboursement de taxe net, mais que la TPS/TVH n’est jamais remise à l’autre extrémité de la chaîne (affidavit de Vance Smith, souscrit le 6 avril 2020, aux para 11‑16).

[13] En mars 2020, la demanderesse a introduit la demande de contrôle judiciaire à l’origine de la deuxième requête en redressement. Dans l’affidavit déposé à l’appui de la demande, la demanderesse a déclaré qu’elle ne serait pas en mesure de poursuivre ses activités après le 15 avril 2020 si elle ne recevait pas les remboursements de TPS/TVH retenus par le ministre.

[14] Pendant l’instance relative à la première requête en redressement, le ministre a établi de nouvelles cotisations relativement aux périodes de déclaration de janvier à août 2019 de la demanderesse et a établi des cotisations pour celles de septembre à décembre 2019. Les nouvelles cotisations et les cotisations ont abouti à ce qu’un solde important de plus de 52 millions de dollars soit dû au ministre, y compris les intérêts et les pénalités pour faute lourde. La demanderesse a déposé des avis d’appel des nouvelles cotisations et des cotisations du ministre pour les périodes de janvier à décembre 2019 devant la Cour canadienne de l’impôt (la CCI).

II. L’arrêt de la CAF

[15] La CAF s’est penchée sur l’appel interjeté par la demanderesse contre le rejet par la Cour de sa première requête en redressement ainsi que l’appel incident interjeté par le ministre contre le rejet de sa requête en radiation de la première requête en redressement et de la demande de mandamus sous‑jacente au motif de leur caractère théorique. Dans sa justification de la deuxième requête en redressement, la demanderesse invoque les motifs de la CAF pour rejeter son appel.

[16] La CAF a confirmé que, dans les cas où une injonction mandatoire est demandée, la demanderesse doit satisfaire au critère à trois volets énoncé dans l’arrêt RJR‑MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 31 (RJR-MacDonald), et modifié dans l’arrêt R c Société Radio-Canada, 2018 CSC 5 aux para 15, 17‑18 (Société Radio‑Canada). Dans le cadre de l’appréciation du premier élément du critère RJR‑MacDonald, la demanderesse doit établir une forte apparence de droit, pas simplement l’existence d’une question sérieuse à juger, qui n’est ni futile ni vexatoire (Société Radio‑Canada au para 15).

[17] Pour établir une forte apparence de droit dans sa demande de contrôle judiciaire, la demanderesse doit répondre au critère du mandamus énoncé dans Apotex Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 CF 742 (CA) (Apotex). La question dont la CAF était saisie consistait à déterminer si la demanderesse avait le droit manifeste de demander que le ministre s’acquitte de son obligation d’établir les cotisations de TPS/TVH de la demanderesse pour les périodes assujetties à la vérification. Cette Cour est à présent saisie de la même question dans le cadre de la deuxième requête en redressement.

[18] La CAF a déclaré que l’obligation du ministre, qui lui incombe au titre du paragraphe 229(1) de la LTA, consiste à verser avec diligence un remboursement de la TPS/TVH nette, s’il est établi qu’une somme est due, mais que le ministre doit disposer d’un délai pour effectuer et terminer sa vérification. La durée de cette période ou, selon le libellé du paragraphe 229(1), ce qui constitue la « diligence », dépend des faits et de la complexité de la vérification, des montants en cause et de la diligence de l’ARC et du contribuable (arrêt de la CAF au para 45, citant Nautica Motors Inc c Canada (Ministre du Revenu national), 2002 CFPI 422 (Nautica Motors), et Express Gold Refining Ltd c Canada (Revenu national), 2020 CF 614 (Express Gold).

[19] La CAF a relevé que (1) l’appel concernait les cotisations pour janvier et février 2020; (2) l’estimation initiale de l’ARC était que sa vérification prendrait 10 mois. À la date de l’arrêt de la CAF, les 10 mois ne s’étaient pas écoulés. La CAF a conclu (arrêt de la CAF au para 48) :

[traduction]

[48] L’appelante n’a pas le droit, à ce moment‑ci, de contraindre le ministre à s’acquitter de son obligation au titre du paragraphe 229(1). L’appelante n’a pas réussi à démontrer une forte apparence de droit dans sa demande sous‑jacente de contrôle judiciaire. Il n’est pas nécessaire que la Cour tienne compte des deuxième et troisième volets du critère RJR‑MacDonald.

III. Analyse

[20] La demanderesse a déposé la deuxième requête en redressement le 14 septembre 2020. Le 21 septembre 2020, le ministre a réagi en présentant sa requête en radiation de la deuxième requête en redressement. Je traiterai en premier lieu de la requête en radiation, puis de la deuxième requête en redressement et des éléments de preuve pertinents à cette requête.

1. La requête en radiation du ministre

[21] Le ministre soutient que la deuxième requête en redressement doit être annulée, parce que la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée empêche la demanderesse de débattre à nouveau de son droit à une injonction mandatoire exigeant le déblocage de ses remboursements de janvier et de février 2020. Le ministre fait valoir que la CAF avait examiné la question de savoir si la demanderesse avait établi une forte apparence de droit dans sa demande de mandamus il y a quatre mois, et que rien n’a changé au cours du bref laps de temps qui s’est écoulé depuis. Subsidiairement, le ministre fait valoir que la deuxième requête en redressement constitue un abus de procédure.

[22] La demanderesse soutient que la doctrine de la préclusion ne s’applique pas, parce que la période estimative de 10 mois, avancée par le ministre pour la vérification et examinée par la CAF, est à présent écoulée. La demanderesse fait également valoir que : (1) l’arrêt de la CAF n’était pas une décision définitive, la deuxième des trois conditions nécessaires à la préclusion (Eli Lilly Canada Inc c Teva Canada Limitée, 2018 CAF 53 au para 51 (Eli Lilly)); (2) le ministre agit dans un but illégitime en prolongeant sa vérification (McNally c Canada (Revenu national), 2015 CF 767 aux para 40‑42 (McNally)). Dans le cadre de mon analyse de la deuxième requête en redressement, je traiterai des arguments de la demanderesse afférents au but illégitime. Il suffit d’examiner la requête en radiation en fonction du temps écoulé depuis l’arrêt de la CAF.

[23] Je conclus que la deuxième requête en redressement ne devrait pas être radiée pour les motifs de préclusion ou d’abus de procédure de la part de la demanderesse, et je rejetterai la requête en radiation.

[24] La préclusion est une manifestation du principe de la chose jugée, « qui empêche les parties de soumettre à nouveau aux tribunaux une question qui a fait l’objet d’un jugement définitif à leur égard » (Eli Lilly au para 50, citant Régie des rentes du Québec c Canada Bread Company Ltd, 2013 CSC 46, [2013] 3 RCS 125 au para 24). Dans Eli Lilly, la CAF a souligné l’importance de la chose jugée et de la préclusion pour préconiser le caractère définitif des jugements, et elle a énoncé les trois conditions de la préclusion : (1) la même question a été tranchée dans le jugement antérieur; (2) le jugement antérieur était définitif; (3) les parties à ce jugement étaient les mêmes que dans l’instance où la préclusion est soulevée (Eli Lilly au para 51).

[25] En l’espèce, il est satisfait à la troisième exigence, puisque les parties n’ont pas changé. La question que je dois trancher est de savoir si les première et deuxième exigences en matière de préclusion sont respectées. Le ministre soutient que l’arrêt de la CAF était une décision définitive et que la question qui se pose est la même parce que [traduction] « la seule différence entre la question à laquelle il a été répondu il y a deux mois et la question à laquelle la Cour est appelée à répondre aujourd’hui est que deux mois se sont écoulés ». De l’avis du ministre, [traduction] « la différence n’est pas importante ». La demanderesse fait porter ses observations principalement sur la deuxième exigence d’Eli Lilly et fait valoir que l’arrêt de la CAF n’était pas une décision définitive, parce qu’il ne s’agissait pas d’une décision portant sur la demande de contrôle judiciaire. Elle fait également valoir qu’il est permis de retourner devant le tribunal en raison du but illégitime que cherche à atteindre le ministre en poursuivant sa vérification.

[26] La meilleure manière d’analyser l’arrêt de la CAF est de dire qu’il s’agissait d’une décision définitive sur la question qui lui avait été posée, mais que la question a maintenant changé. La CAF a jugé que la demanderesse n’avait pas établi une forte apparence de droit pour une ordonnance de mandamus. La CAF a conclu que la demanderesse n’avait pas le droit [traduction] « à ce moment‑ci », en l’occurrence juillet 2020, de contraindre le ministre à vérifier et à débloquer tout remboursement net qui est dû, au titre du paragraphe 229(1) de la LTA (arrêt de la CAF au para 48). La CAF s’est appuyée sur le fait que les cotisations en cause concernaient janvier et février 2020 et que, dans ce qui est un cas de vérification complexe, l’estimation de 10 mois avancée par l’ARC pour terminer sa vérification de ces mois était raisonnable et ne s’était pas écoulée.

[27] Le ministre fait valoir que la demanderesse ne devrait pas être autorisée à demander à la Cour d’examiner à nouveau la question de savoir si elle est en présence d’une forte apparence de droit pour une ordonnance de mandamus à peine quelques mois après l’arrêt de la CAF. Dans la plupart des cas, j’abonderais dans le sens du ministre. Toutefois, les quatre mois qui se sont écoulés depuis sont importants, non pas parce qu’ils marquent simplement le passage du temps, mais parce qu’ils placent le ministre et la demanderesse au moment, ou presque, correspondant à l’estimation approximative de 10 mois à laquelle renvoie la CAF.

[28] En effet, la question très précise qui a été posée à la CAF était de savoir si la demanderesse avait une forte apparence de droit le 8 juillet 2020 pour contraindre le ministre à terminer ses vérifications de janvier et février 2020. La question dont la Cour est saisie est maintenant sensiblement différente, en raison de l’estimation de la période de vérification. Je conclus qu’il s’agit d’un changement des circonstances qui suffit à justifier un deuxième examen de l’existence d’une forte apparence de droit.

[29] Le ministre fait également valoir que l’estimation de l’ARC n’était simplement que cela, une estimation, et qu’une estimation implique nécessairement un certain degré d’imperfection et de latitude. J’en conviens, mais il est préférable d’aborder cette observation sur le fond de la deuxième requête en redressement, et non en fonction de son caractère suffisant comme motif de radiation de la requête.

[30] Enfin, le ministre soutient que la deuxième requête en redressement constitue un abus de procédure, parce qu’elle contrevient aux principes de l’économie des ressources judiciaires, de la cohérence et du caractère définitif des jugements dans l’administration de la justice. À mon avis, un deuxième examen de la demande d’injonction mandatoire de la demanderesse par la Cour aidera le processus de demande en cours en établissant des paramètres pour le différend des parties afférent aux vérifications que le ministre effectue successivement des déclarations de TPS/TVH de la demanderesse.

2. Les questions relatives à la preuve qui émanent de la deuxième requête en redressement

[31] À l’audience de novembre 2020, les parties ont présenté des observations afférentes à deux questions relatives à la preuve. J’ai rendu ma décision de vive voix sur ces questions au cours de l’audience et j’ai indiqué que j’énoncerai mes motifs dans la présente ordonnance.

La requête de la demanderesse concernant l’affidavit supplémentaire de M. Bishay

[32] Le 3 novembre 2020, la demanderesse a déposé une requête en autorisation conformément au paragraphe 84(2) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 (les Règles), pour que soit admis l’affidavit supplémentaire de M. Bishay (l’affidavit supplémentaire). Les parties ont convenu que la requête serait examinée lors de l’audition de la deuxième requête en redressement.

[33] Les parties ont proposé un échange d’affidavits dans le cadre de la deuxième requête en redressement, au plus tard le 30 octobre 2020. Le 30 octobre 2020, la demanderesse a reçu l’affidavit de M. Vance Smith, directeur du programme de planification abusive en matière de TPS/TVH à la Direction de la TPS de l’ARC. La demanderesse soutient qu’elle ne pouvait pas prévoir l’ampleur des renseignements contenus dans l’affidavit de M. Smith. Comme les contre‑interrogatoires étaient prévus entre le 2 et le 4 novembre 2020, la demanderesse soutient qu’elle a répondu rapidement et elle a signifié et déposé l’affidavit supplémentaire avant le contre‑interrogatoire de M. Bishay par le ministre.

[34] Le ministre soutient que l’affidavit supplémentaire ne devrait pas être admis, parce qu’il permet à la demanderesse de scinder son dossier. Il explique que l’affidavit supplémentaire est un affidavit de réfutation qui n’est pas prévu dans les Règles.

[35] J’accueillerai la requête de la demanderesse et accorderai l’autorisation de déposer l’affidavit supplémentaire. Je prends acte des préoccupations du ministre quant à l’importance d’empêcher la scission des dossiers, mais je suis convaincue que les circonstances particulières de la deuxième requête en redressement permettent l’admission de l’affidavit supplémentaire, eu égard : (1) à la portée et les précisions de l’affidavit de M. Smith; (2) au contenu restreint de l’affidavit supplémentaire et à l’importance de veiller à ce que la Cour soit saisie d’un dossier de preuve complet et équitable; (3) au fait que l’affidavit supplémentaire a été signifié au ministre avant qu’il contre‑interroge M. Bishay. L’affidavit supplémentaire a été signifié au ministre immédiatement avant la date fixée pour les contre‑interrogatoires, mais ce fait reflète les délais serrés de ces requêtes et la date de signification de l’affidavit de M. Smith.

L’objection du ministre à certains paragraphes de l’affidavit du 14 septembre 2020 de M. Bishay

[36] Dans son mémoire des faits et du droit relatif à la deuxième requête en redressement, le ministre s’est opposé à un certain nombre de paragraphes de l’affidavit du 14 septembre 2020 de M. Bishay, en raison d’opinions et des hypothèses inadmissibles. Le ministre a fait également valoir que deux paragraphes et trois pièces de l’affidavit contenaient l’opinion d’expert et le rapport d’expert de M. Richard Ainsworth, décrit par M. Bishay et l’avocate de la demanderesse comme un expert reconnu en matière de fraude liée à la TVA des systèmes de téléphonie VoIP. La demanderesse n’a pas qualifié M. Ainsworth comme témoin expert, aux termes de l’article 52.2 des Règles.

[37] La demanderesse soutient que les objections du ministre sont trop tardives et qu’elles auraient dû être soulevées plus tôt au moyen d’une requête distincte. La demanderesse affirme que le ministre a eu pleinement l’occasion de contre‑interroger M. Bishay et que les renseignements en cause répondent aux déclarations et aux allégations contenues dans l’affidavit de M. Smith.

[38] J’en conclus que rien n’empêche le ministre de soulever ses objections relatives à la preuve contenue dans l’affidavit de M. Bishay, dans le cadre de ses observations de fond lors de la deuxième requête en redressement. Il appartient à la Cour de déterminer dans chaque cas si une décision préalable sur l’admissibilité est requise (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 au para 11). Je souligne que les objections du ministre sont formulées dans un contexte de requête interlocutoire et de contraintes de temps inhérentes à ces instances. J’ai apprécié l’avancement ordonné de la demande de mandamus de la demanderesse et le contenu des affidavits de MM. Bishay et Smith par rapport à la date à laquelle le ministre a formulé ses objections. J’en conclus qu’une requête et une décision préalables n’auraient pas permis de faire avancer la demande plus rapidement.

[39] En mettant temporairement de côté le document de M. Ainsworth, j’ai examiné chacun des paragraphes indiqués par le ministre et examiné la question de savoir s’ils devraient être radiés de l’affidavit de M. Bishay ou appréciés en fonction de leur pertinence et de leur importance. De nombreux paragraphes sont de nature factuelle et ne soulèvent aucun problème. Les autres contiennent à la fois des faits, des opinions et des hypothèses. Dans une certaine mesure, ils sont peu pertinents à l’égard de la deuxième requête en redressement. Par conséquent, je ne supprimerai pas les paragraphes en question, mais je tiendrai compte du contenu de chacun pour en déterminer la pertinence et la valeur probante, et je ne tiendrai pas compte des énoncés hypothétiques ou argumentaires.

[40] Les objections du ministre portent sur les paragraphes de M. Ainsworth (paragraphes 33 et 34 de l’affidavit de M. Bishay) et les pièces 31, 32 et 33 de l’affidavit (qualifications, publications et rapports d’expertise de M. Ainsworth). La demanderesse soutient que le rapport de M. Ainsworth constitue une solution de rechange à l’affidavit de M. Smith et qu’il devrait être apprécié par la Cour pour son importance, et non pour son admissibilité.

[41] Je suis d’accord avec le ministre. Les paragraphes 33 et 34 et les pièces 31 à 33, y compris l’affidavit du 14 septembre 2020 de M. Bishay, sont radiés pour cause d’inadmissibilité.

[42] M. Ainsworth est proposé en tant qu’expert international reconnu en matière de fraude à la TVA des systèmes de téléphonie VoIP. Le rapport de M. Ainsworth s’intitule « Expert Witness Report for Iris Technologies Inc. » [« Rapport de témoin expert pour Iris Technologies Inc. »] et fait référence au numéro du présent dossier. M. Bishay inclut dans son affidavit les qualifications de M. Ainsworth et l’historique de ses publications. M. Ainsworth donne son avis d’expert sur les vérifications et l’établissement des cotisations du ministre, et M. Bishay invoque l’expertise de M. Ainsworth dans d’autres ressorts pour affirmer que la vérification du ministre ne fait pas avancer les objectifs de la LTA.

[43] La demanderesse fait valoir que le ministre a proposé M. Smith en tant qu’expert en matière de TVA au Canada et que M. Ainsworth ne devrait pas être traité différemment. L’argument n’est pas convaincant, parce que M. Smith n’est pas présenté comme un expert indépendant. Il est proposé en tant que représentant bien renseigné, employé par l’ARC, et il a fait l’objet d’un contre‑interrogatoire par la demanderesse.

[44] Je conclus que M. Ainsworth aurait dû être qualifié à titre de témoin expert, conformément à l’article 52.2 des Règles. Il ne l’a pas été, et le ministre n’a pas été en mesure de confronter ses opinions d’expert par un contre‑interrogatoire. Il ressort clairement du contenu de l’affidavit de M. Bishay et du rapport de M. Ainsworth que les opinions de ce dernier ont pour but de fournir son expertise au sujet du régime canadien de la TPS et de la conduite des vérifications de l’ARC. La disponibilité de M. Bishay dans le cadre d’un contre‑interrogatoire n’est pas suffisante. Le témoignage d’expert de M. Ainsworth a été protégé d’un éventuel contre‑interrogatoire.

3. La deuxième requête en redressement

[45] La demanderesse demande à la Cour de délivrer une injonction mandatoire ordonnant au ministre de débloquer 21,85 millions de dollars en remboursements de TPS/TVH pour ses périodes de déclaration de janvier et de février 2020, et d’autres remboursements pour les périodes de déclaration subséquentes. Comme dans la première requête en redressement, la demanderesse affirme qu’elle ne pourra pas poursuivre ses activités sans le déblocage des remboursements et que, si elle cessait ses activités, une grande partie du Nord du Canada perdrait son seul fournisseur de services de télécommunications. La demanderesse présente deux observations à l’appui de sa requête : (1) le délai raisonnable pour terminer les vérifications du ministre pour les périodes de janvier et de février est expiré; (2) le ministre poursuit les vérifications dans un but illégitime.

[46] Le ministre soutient que l’estimation de dix mois donnée par l’ARC concernait la vérification de 2019 et doit, de toute façon, être traitée comme une estimation, et non comme une échéance immuable. Le ministre soutient également que la demanderesse n’a pas établi de but illégitime et que l’ARC poursuit son travail de vérification avec diligence.

[47] Il n’y a pas de différend entre les parties au sujet des conditions nécessaires à une injonction mandatoire ou du critère que la demanderesse doit respecter pour établir une forte apparence de droit dans le cadre de sa demande de contrôle judiciaire. Voici les trois conditions à respecter pour la prise de mesures provisoires : (1) une question sérieuse à juger; (2) un préjudice irréparable pour la demanderesse en attendant la décision sur la demande sous‑jacente; (3) la prépondérance des inconvénients favorise la demanderesse (RJR‑MacDonald). Lorsque le redressement demandé est de la nature d’une injonction mandatoire, le demandeur doit démontrer qu’il a une forte apparence de droit pour satisfaire à la première condition (Société Radio‑Canada aux para 17‑18; voir aussi l’arrêt de la CAF au para 34). La question de savoir si la demanderesse a une forte apparence de droit dans le cadre de sa demande de contrôle judiciaire engage à son tour le critère Apotex pour la délivrance d’une ordonnance de mandamus.

[48] Comme dans la première requête en redressement, les parties conviennent que les deux premières étapes du critère Apotex sont respectées. Le paragraphe 229(1) de la LTA crée une obligation légale d’agir à caractère public, et le ministre a cette obligation envers la demanderesse. L’enquête devant la Cour, comme elle l’a été pour la juge Heneghan et la CAF, a pour but de déterminer si la demanderesse a maintenant un droit clair à l’exécution de l’obligation du ministre.

[49] À l’appui de la deuxième requête en redressement, la demanderesse a déposé l’affidavit du 14 septembre 2020 de M. Bishay. Les paragraphes pertinents de l’affidavit de M. Bishay traitent : de l’entreprise de la demanderesse; de ses tentatives d’obtenir de la communication du ministre; des opinions de M. Bishay au sujet des vérifications en cours; de la nature essentielle des activités et des services de la demanderesse; de l’aggravation considérable de sa situation financière; du préjudice causé par la rétention par le ministre des remboursements en cause.

[50] En réponse, le ministre a déposé un long affidavit de M. Smith, un représentant principal de l’ARC qui a participé aux vérifications relatives à la demanderesse et à la présente instance. L’affidavit de M. Smith présente l’historique de la demanderesse en ce qui a trait à la TPS/TVH et décrit en détail les progrès réalisés dans les vérifications des déclarations de janvier et février 2020, depuis avril 2020. Il décrit également l’état d’avancement des vérifications par l’ARC des déclarations mensuelles subséquentes de TPS/TVH de la demanderesse. M. Smith décrit les résultats des enquêtes de l’ARC par rapport à la chaîne d’approvisionnement complexe de la demanderesse, l’identité des diverses entités et de leurs dirigeants ainsi que leurs antécédents respectifs en matière de conformité. M. Smith fournit des renseignements sur l’examen technique des dossiers et rapports commerciaux de la demanderesse par l’ARC. Comme il a été mentionné précédemment, l’affidavit supplémentaire de M. Bishay répond à certaines parties des renseignements commerciaux et techniques contenus dans l’affidavit de M. Smith.

La période raisonnable pour les vérifications de janvier à février 2020

[51] Les parties acceptent l’interprétation par la CAF du paragraphe 229(1) de la LTA et de l’exigence selon laquelle le ministre doit procéder « avec diligence ». Elles prennent acte de la conclusion de la CAF selon laquelle l’estimation de dix mois donnée par l’ARC pour terminer sa vérification était raisonnable.

[52] La demanderesse soutient que le ministre n’a pas interjeté appel de la conclusion de fait de la CAF selon laquelle l’estimation de l’ARC était raisonnable et fait valoir que la période de dix mois pour les vérifications des périodes de rapport de janvier et février 2020 a expiré en août 2020. Bien que la CAF ait rejeté l’argument selon lequel le paragraphe 229(1) établit un système où il faut « payer d’abord et vérifier ensuite », la CAF n’a pas déclaré que le ministre pouvait retarder une vérification indéfiniment.

[53] Le ministre soutient que la période de dix mois n’a pas expiré en août 2020 pour les vérifications de l’ARC des périodes de déclaration de janvier et février 2020. Le ministre soutient également que la LTA donne au ministre une certaine souplesse dans l’examen des déclarations compliquées de TPS/TVH et que le ministre se trouve toujours dans une période raisonnable.

[54] La CAF a conclu que l’estimation de dix mois de l’ARC était raisonnable, mais que la demanderesse n’avait pas le droit, le 8 juillet 2020, d’obliger le ministre à terminer sa vérification des périodes de déclaration de janvier et de février 2020. Toutefois, la CAF n’a pas conclu que les vérifications par l’ARC de ces périodes de déclaration avaient commencé en même temps que la vérification des périodes de déclaration de 2019 de la demanderesse. La CAF a déclaré ce qui suit (arrêt de la CAF, au para 46) :

[traduction]

[46] Le présent appel concerne des cotisations relatives à janvier et février de cette année. Dans ce qui semble être un dossier relativement complexe, l’estimation de l’ARC selon laquelle la vérification prendrait dix mois est raisonnable. Ces dix mois ne sont pas encore écoulés.

[55] Le ministre a fourni une preuve non contestée que la déclaration de TPS/TVH de la demanderesse pour janvier 2020 a été reçue par l’ARC le 5 février 2020 et que la déclaration de février 2020 a été reçue le 6 mars 2020. Le ministre fait valoir que l’ARC ne pouvait pas commencer sa vérification de ces déclarations avant leur réception. Je suis du même avis. Les vérifications par l’ARC des deux périodes n’auraient pas pu commencer en 2019. Le fait que la demanderesse est un déclarant mensuel au titre de la LTA exige une interprétation de l’obligation prévue au paragraphe 229(1), de procéder avec diligence, qui permet à l’ARC de mener sa vérification de chaque période de déclaration. Par conséquent, et au plus tôt, l’estimation de dix mois pour la période de janvier 2020 a expiré le 5 décembre 2020 et, pour la période de février 2020, expirera le 6 janvier 2021.

[56] L’estimation de M. Smith a été donnée pour la vérification initiale qui avait commencé en octobre 2019. En contre‑interrogatoire avant la première requête en redressement, M. Smith a demandé à l’avocate de la demanderesse de préciser qu’elle faisait référence à la vérification d’octobre 2019 lorsqu’il lui a été demandé de donner son estimation. L’avocate l’a confirmé et M. Smith a déclaré ce qui suit :

[traduction]

La vérification a donc commencé en octobre 2019. Nous ne sommes qu’en avril. Compte tenu de la complexité, c’est tout à fait dans l’intervalle normal de ce à quoi on s’attendrait quant au temps nécessaire pour terminer une vérification.

[57] M. Smith a ensuite confirmé l’estimation de dix mois.

[58] De plus, ce n’est qu’une estimation, cela ne crée pas de date limite fixe. Le fait que 10 mois se soient écoulés ou seront écoulés le 5 décembre 2020 et le 6 janvier 2021 pour les deux périodes de déclaration ne signifie pas que l’obligation du ministre de terminer ses vérifications se concrétisera immédiatement. L’estimation de l’ARC doit être prise en contexte et dépend des faits (arrêt de la CAF au para 45).

[59] Je formule deux observations contextuelles au sujet des vérifications en cours du ministre : (1) immédiatement après le dépôt de la déclaration de TPS/TVH de février 2020 de la demanderesse, le Canada a été secoué par les mesures de confinement en raison de la COVID‑19. À ce moment‑là, l’ARC n’a pas été en mesure de poursuivre le traitement des déclarations de janvier et février de la demanderesse; (2) le ministre a fourni, par l’entremise de M. Smith, un compte rendu détaillé des étapes et des enquêtes entreprises par l’ARC depuis avril 2020. La demanderesse remet en question le bien‑fondé de certaines des mesures prises, mais je conclus que l’ARC a réalisé des progrès constants dans ses vérifications. L’ARC a maintenu la communication avec la demanderesse, elle a émis des demandes de renseignements, et la demanderesse a proposé des échéanciers pour l’envoi de ses réponses. L’ARC a répondu favorablement à certaines demandes de prorogation de délai et attend actuellement de recevoir des renseignements de la part de la demanderesse. Je ne vois aucun retard inhabituel ou inapproprié de la part de l’ARC.

[60] Je conclus que la demanderesse n’a pas un droit clair d’obtenir l’exécution de l’obligation du ministre prévue au paragraphe 229(1) de la LTA et qu’elle ne remplit pas le troisième critère pour l’octroi d’une ordonnance de mandamus, énoncé dans l’arrêt Apotex. La demanderesse pourrait s’attendre à ce que les vérifications effectuées par l’ARC relativement à ses périodes de déclaration de janvier et février 2020 soient terminées en janvier 2021, au plus tôt. Toutefois, l’estimation sur dix mois de l’ARC doit être appréciée en fonction des circonstances exceptionnelles de 2020 et de la diligence de l’ARC dans l’exécution des vérifications. Le ministre et l’ARC ne peuvent pas retarder leur processus de vérification pendant une période déraisonnable ou dans un but illégitime. Néanmoins, on peut raisonnablement s’attendre à ce que le ministre ne soit pas en mesure de terminer les vérifications en question en janvier 2021. Une certaine latitude doit être accordée à l’ARC tout en s’assurant que le ministre procède avec diligence.

Les allégations de la demanderesse relatives au but illégitime

[61] La demanderesse soutient, et je suis d’accord, que la Cour conserve sa compétence pour examiner la conduite du ministre ainsi que l’exercice qu’il fait de son pouvoir discrétionnaire dans l’application de la LTA, nonobstant l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 (arrêt de la CAF au para 51). Tout récemment, notre Cour a déclaré que, si un demandeur a la preuve que l’ARC « agit dans un but ultérieur, ou que la vérification est continuellement élargie de mauvaise foi, ou qu’elle n’avance pas dans un délai raisonnable », la demanderesse peut présenter une requête (Express Gold au paragraphe 104).

[62] La demanderesse soutient que le ministre continue d’enquêter sur ses affaires et de retenir les remboursements pendant le processus de vérification dans un but illégitime, car les enquêtes à ce jour ont révélé peu ou pas d’éléments de preuve défavorables concernant ses pratiques et ses déclarations en matière de TPS/TVH. La demanderesse est extrêmement frustrée par les vérifications de l’ARC et affirme que les mesures prises par le ministre depuis mars 2020 visent à créer des [traduction] « de la confusion et des retards ». L’objectif du ministre et le manque de progrès ou de résultats démontrables étaient au cœur des observations de vive voix de la demanderesse.

[63] Le ministre soutient que l’ARC et lui ont mené avec diligence les vérifications de 2020. Le ministre s’appuie sur l’affidavit de M. Smith pour faire valoir que les vérifications se déroulent à un rythme raisonnable et que la demanderesse n’a fourni aucune preuve que l’ARC mène ses enquêtes dans un but illégitime.

[64] Les arguments de la demanderesse au sujet du but illégitime sont de deux ordres. La demanderesse souligne la période pendant laquelle l’ARC a examiné ses activités et les diverses entités de sa structure d’approvisionnement en gros, et compare cette période avec des lacunes précises ou des contradictions alléguées dans la preuve du ministre. En résumé, la demanderesse fait valoir ce qui suit :

  • - L’ARC a commencé sa vérification en 2018 et a continué d’enquêter sur l’entreprise pendant deux ans, malgré le fait qu’elle a reconnu que la vérification pourrait être un [traduction] « nettoyage ».

  • - Le ministre n’avait tiré aucune constatation de faits au moment où elle a émis les cotisations et nouvelles cotisations relativement aux périodes de déclaration de 2019 de la demanderesse (faisant référence à l’arrêt de la CAF au para 6). La demanderesse fait également référence au contre‑interrogatoire de M. Smith et à sa réponse quant à savoir si, dans son affidavit, il avait déclaré l’existence d’éléments de preuve de la complicité d’Iris dans les activités de son fournisseur. Il a répondu qu’il n’avait pas fait une telle déclaration.

  • - L’ARC a refusé à plusieurs reprises les multiples demandes de communication de la demanderesse pendant le processus de vérification et durant la présente instance. Il n’y a pas eu de transparence de la part du ministre. Le ministre protège les actions de l’ARC et ne veut pas que ses enquêtes soient examinées par la Cour.

  • - Un représentant de l’ARC a déclaré au cours du processus de vérification que des modifications législatives concernant l’imposition des VoIP pourraient être apportées.

  • - Dans sa vérification, l’ARC vise à protéger les revenus du gouvernement, et non à établir des cotisations pour les taxes que la demanderesse doit payer comme la loi l’exige, malgré le fait que l’ARC a établi des cotisations à l’égard de diverses entités de la chaîne d’approvisionnement. Le ministre doit se limiter à établir quelles sont les obligations fiscales de la demanderesse et ne peut pas poursuivre sa vérification du fait qu’il craint de ne pas être en mesure de percevoir la TPS/TVH que doivent les divers fournisseurs de la demanderesse.

  • - L’affidavit de M. Smith daté d’octobre 2020 ne révèle aucune preuve que la chaîne d’approvisionnement de la demanderesse est suspecte ou que les fournisseurs n’ont pas effectué les ventes contestées de minutes d’appels interurbains. Les enquêtes ont été superficielles, et la preuve de M. Bishay dans l’affidavit supplémentaire offre une réponse complète.

[65] Je conclus que les observations de la demanderesse ne sont pas convaincantes. Il est important de souligner que les faits dont je dispose sont très différents de ceux de l’affaire McNally citée par la demanderesse. Dans cette affaire, le ministre avait admis que la déclaration du contribuable n’avait pas fait l’objet d’une cotisation afin de décourager d’autres personnes de tirer parti d’abris fiscaux. La Cour a statué que le retard du ministre était capricieux et ne pouvait pas être maintenu. En l’espèce, les allégations de but illégitime faites par la demanderesse sont fondées sur son interprétation des actions de l’ARC en rapport avec des parties du contre‑interrogatoire et des éléments de preuve de M. Smith, ainsi que sur sa propre expertise technique.

[66] Le ministre s’appuie sur la liste détaillée qu’a dressée M. Smith quant aux mesures prises par l’ARC depuis avril 2020. M. Smith décrit chaque mesure prise, sa date et la participation de la demanderesse (le cas échéant). Je conclus que l’affidavit de M. Smith démontre des progrès raisonnables de la part de l’ARC. Les observations de la demanderesse selon lesquelles des renseignements auraient dû être demandés plus tôt et que les enquêtes sont superficielles ne sont pas suffisantes pour établir l’existence d’un but illégitime.

[67] La demanderesse insiste sur le fait qu’aucune conclusion définitive n’a été tirée par le ministre en avril 2020 et que celui‑ci a émis des avis de cotisation et de nouvelle cotisation dans une tentative visant à soustraire la conduite de l’ARC à l’examen de la Cour. La demanderesse s’appuie sur l’arrêt de la CAF et sur les réponses données par M. Smith en contre‑interrogatoire.

[68] Premièrement, la CAF a cité la déclaration de l’ARC selon laquelle [TRADUCTION] « bien que la vérification fût toujours en cours et qu’aucune conclusion définitive n’eût été tirée, les activités commerciales de l’appelante faisaient voir l’existence d’une participation à une fraude fiscale de type carrousel, [...] » (arrêt de la CAF, au para 6). La CAF n’a tiré aucune conclusion indépendante.

[69] Deuxièmement, en contre‑interrogatoire, M. Smith a confirmé qu’il n’avait pas déclaré dans son affidavit que la demanderesse était complice de ses fournisseurs, parce que les travaux de l’ARC se poursuivaient. M. Smith a déclaré qu’à son avis, l’utilisation du mot [traduction] « complice » donnait à entendre qu’il s’agissait d’une activité criminelle et qu’il n’était pas disposé à qualifier la demanderesse de criminelle. La demanderesse a également remis en question la capacité technique de M. Smith d’interpréter ses dossiers de données d’appel (les DDA), ce que M. Smith a admis. Cependant, l’évaluation technique des DDA par l’ARC a été entreprise par un des collègues de M. Smith. À mon avis, ni l’un ni l’autre des aveux de M. Smith ne mène à la conclusion que l’ARC se livre à une expédition de pêche. La vérification de janvier à décembre 2019 est terminée, et les nouvelles cotisations et cotisations relatives aux diverses périodes de déclaration de 2019 font l’objet d’un appel devant la CCI, où elles seront examinées. La demanderesse aura des droits de communication à l’égard de ce litige. Si la décision de l’ARC d’émettre les avis de nouvelle cotisation et de cotisation n’était pas fondée sur des conclusions de fait solides, elle ne résistera pas à l’appel.

[70] La demanderesse s’appuie sur un certain nombre d’autres aspects de la preuve du ministre pour tirer une inférence de but illégitime à l’égard de la vérification par l’ARC de ses périodes de déclaration de TPS/TVH postérieures à 2019, mais je conclus que cette inférence n’est pas corroborée par le dossier. Ni le fait que les enquêtes de l’ARC portent aussi sur des mesures et des contrats de 2019 ni le fait qu’un autre fonctionnaire de l’ARC s’attendait à un changement législatif (qui ne s’est pas produit) ne contredisent la preuve relative aux progrès dans les vérifications de l’ARC. Enfin, la demanderesse n’a pas établi que l’ARC retardait ses vérifications pour protéger sa capacité de recouvrer la TPS/TVH due par des tiers. L’accent mis par le ministre sur la chaîne d’approvisionnement de la demanderesse est justifié à la lumière de l’évolution rapide de son modèle d’affaires et du statut de certains fournisseurs (voir l’arrêt de la CAF au para 47).

[71] En définitive, je conclus que la demanderesse n’a pas établi que le ministre agissait dans un but illégitime ou de manière déraisonnable en prolongeant ses vérifications et en conservant les remboursements demandés pour les périodes de déclaration de janvier et février 2020, ainsi que les autres remboursements relatifs aux périodes de déclaration ultérieures. La demanderesse n’a pas satisfait à la première condition d’une injonction mandatoire, et la deuxième requête en redressement doit être rejetée. Il n’est pas nécessaire d’aborder les conditions du préjudice irréparable et de la prépondérance des inconvénients.

IV. Les dépens

[72] À l’audition de ces requêtes, les parties ont convenu de discuter du montant des dépens à adjuger. J’ai depuis reçu et examiné une lettre datée du 3 décembre 2020, dans laquelle les parties proposent conjointement que la partie obtenant gain de cause dans la deuxième requête en redressement se voie accorder un montant forfaitaire de 10 000 $ au titre des trois requêtes, payable au moment de la détermination des dépens dans le cadre de la demande de mandamus sous‑jacente de la demanderesse. Je ne vois aucune raison de ne pas adopter la proposition négociée par les parties. Compte tenu de ma décision de rejeter la deuxième requête en redressement, le ministre a droit à des dépens payables par la demanderesse, fixés à 10 000 $, taxes et débours compris.


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER T‑425‑20

LA COUR ORDONNE que :

  1. la requête du ministre du Revenu national, le défendeur, visant à radier la deuxième requête en redressement (telle que définie au paragraphe suivant de la présente ordonnance) soit rejetée;

  2. la requête présentée par Iris Technologies Inc., la demanderesse, en vue d’obtenir une injonction mandatoire (la deuxième requête en redressement) ordonnant au défendeur de débloquer 21 857 515 $ représentant les remboursements de TPS/TVH demandés par la demanderesse à l’égard de ses périodes de déclaration de janvier et de février 2020, et les remboursements pour les périodes déposées après la date de son avis de requête, soit rejetée;

  3. la requête de la demanderesse en autorisation d’admettre l’affidavit supplémentaire de M. Samer Bishay soit accueillie;

  4. la demanderesse paie au défendeur les dépens afférents aux trois requêtes visées par la présente ordonnance, fixés à une somme forfaitaire de 10 000 $, y compris les débours et les taxes, payables au moment de la détermination des dépens dans le cadre de la demande de mandamus sous‑jacente de la demanderesse dans le présent dossier de la Cour.

« Elizabeth Walker »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B., juriste‑traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑425‑20

 

INTITULÉ :

IRIS TECHNOLOGY INC. c LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À TORONTO (ONTARIO) ET OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LeS 17 ET 18 novembre 2020

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE WALKER

 

DATE DE L’ORDONNANCE

ET DES MOTIFS :

LE 8 décembre 2020

 

COMPARUTIONS :

Leigh Somerville Taylor

Mireille Dahab

Pour la demanderesse

 

Andrea Jackett, Darren Prevost, Sandra Tsui et Katie Beahen

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Leigh Somerville Taylor

Professional Corporation

Toronto (Ontario)

Dahab Law

Avocats

Markham (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.