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Date : 20210208


Dossier : IMM‑5101‑19

Référence : 2021 CF 125

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario) 8 février 2021

En présence de madame la juge Pallotta

ENTRE :

KOSSI MAWUDEM ANKU GODSOON JOSEPH ANKU

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, Kossi Mawudem Anku et son fils de dix ans Godsoon Joseph Anku, sont des citoyens du Togo vivant à Accra, au Ghana. Ils demandent le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent principal d’immigration (l’agent) a refusé leur demande de résidence permanente présentée à titre de membres de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outrefrontières ou de la catégorie de personnes de pays d’accueil, demande fondée sur le paragraphe 139(1) et sur les articles 145 et 147 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le RIPR).

[2] M. Anku est d’origine ethnique ewe, qui est installée au sud du Togo. En 1993, le père de M. Anku travaillait comme inspecteur scolaire dans le nord du Togo lorsque le gouvernement togolais a publié un décret selon lequel tous les habitants du sud dans le nord devaient être tués, ce qui a forcé la famille à fuir au Ghana. Godsoon Joseph Anku est né et a grandi au Ghana.

[3] Bien qu’elle ait été désignée comme demanderesse dans l’intitulé de la cause, Sara Aloegninou, l’épouse de M. Anku et la mère de Godsoon Joseph, est décédée peu après la naissance de son fils en 2010, et bien avant que les demandeurs ne demandent le statut de résident permanent. Les parties ont convenu que l’intitulé de la cause devait être modifié pour supprimer le nom de Mme Aloegninou, et il a été modifié en conséquence.

[4] Les demandeurs ont été reconnus comme réfugiés au sens de la Convention par le Haut‑Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et par le gouvernement du Ghana. Ils ont été sélectionnés pour réinstallation par le bureau des réfugiés de l’archidiocèse de Toronto et ils ont présenté une demande de résidence permanente au Canada en tant que réfugiés parrainés par le secteur privé. Par conséquent, ils ont été tenus d’établir : (i) qu’ils ont besoin d’une protection en tant que membres de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières ou de la catégorie des personnes de pays d’accueil; et (ii) qu’aucune possibilité raisonnable de solution durable n’est, à leur égard, réalisable dans un délai raisonnable dans un pays autre que le Canada, à savoir le rapatriement volontaire ou la réinstallation dans le pays dont ils ont la nationalité ou dans lequel ils avaient leur résidence habituelle, ou la réinstallation ou une offre de réinstallation dans un autre pays : article 139 du RIPR.

[5] L’agent a conclu que les demandeurs n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention et a déclaré que ces derniers étaient considérés comme appartenant à la catégorie de personnes de pays d’accueil. Toutefois, l’agent a conclu que les demandeurs ne répondaient pas aux exigences du RIPR, car ils semblaient avoir une [traduction] « solution locale et durable » dont ils n’ont pas tenté de se prévaloir. L’agent a fait remarquer que M. Anku avait déjà obtenu le statut de réfugié au Ghana, mais qu’il n’avait pas fait le suivi et n’avait pas renouvelé son statut de réfugié, lequel lui serait probablement accordé s’il choisissait de le renouveler. L’agent a jugé qu’il serait possible pour M. Anku d’obtenir la citoyenneté ghanéenne avec l’aide de la commission des réfugiés du Ghana.

[6] Les demandeurs prétendent que la décision de l’agent n’est pas raisonnable et que les motifs du refus de leur demande de résidence permanente présentent des lacunes sur les plans de la transparence, de l’intelligibilité ou de la justification. Ils affirment que l’agent n’a pas tiré de conclusion claire quant à la question de savoir s’ils sont membres de la catégorie des personnes de pays d’accueil, et font valoir en outre que la conclusion de l’agent selon laquelle les demandeurs ne sont pas membres de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières n’était pas justifiée. De plus, les demandeurs soutiennent que l’agent a mal compris ou n’a pas tenu compte de leurs éléments de preuve en concluant qu’ils avaient une solution durable au Ghana. Selon les demandeurs, le principal fondement de la conclusion de l’agent était une conclusion injustifiée selon laquelle les demandeurs pouvaient avoir accès à des avantages en demandant la citoyenneté ghanéenne. Ils prétendent que l’agent s’est appuyé sur des généralisations et des avantages théoriques et qu’il n’a pas tenu compte des éléments de preuve qu’ils avaient fournis au sujet de leur situation personnelle et des obstacles spécifiques à l’intégration locale auxquels ils sont exposés.

[7] Pour les motifs ci‑dessous, je conclus que la décision de l’agent n’est pas raisonnable. La décision de refuser la demande de résidence permanente repose sur la conclusion déraisonnable selon laquelle les demandeurs disposent d’une solution durable au Ghana. En outre, la conclusion de l’agent portant que les demandeurs ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention est déraisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II. La norme de contrôle et questions en litige

[8] La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, selon la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] (voir aussi Qasim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 465 au para 17). De même, avant l’arrêt Vavilov, la décision d’un agent d’immigration sur la question de savoir si un étranger satisfait aux exigences de la résidence permanente conformément à l’article 139 du RIPR était susceptible de contrôle selon la norme déférente de la décision raisonnable : Mushimiyimana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1124 [Mushimiyimana] au para 21.

[9] Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov au para 85. La cour de révision doit être convaincue que la décision souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence : Vavilov au para 100.

[10] Les deux questions en litige concernant le caractère raisonnable de la décision de l’agent sont les suivantes :

  1. L’agent a‑t‑il commis une erreur dans l’analyse quant à la question de savoir si les demandeurs appartiennent à l’une des catégories prescrites?

  2. L’agent a‑t‑il commis une erreur en concluant que les demandeurs disposent d’une solution durable au Ghana?

III. Analyse

[11] Comme il a été mentionné plus haut, la décision de l’agent était fondée sur sa conclusion selon laquelle les demandeurs disposent d’une solution durable au Ghana. Les observations écrites et orales des demandeurs se sont concentrées sur cette conclusion clé, et les observations du défendeur portaient presque exclusivement sur cette conclusion. Avant d’aborder la question de la solution durable, je me pencherai sur l’allégation des demandeurs selon laquelle l’analyse de l’agent au titre de l’alinéa 139(1)e) du RIPR, c’est‑à‑dire la question de savoir si les demandeurs sont membres de l’une des catégories prescrites, est déraisonnable.

A. L’agent a‑t‑il commis une erreur dans l’analyse visant à établir si les demandeurs appartiennent à l’une des catégories prescrites?

[12] Les demandeurs soutiennent que l’agent s’est fondé sur des éléments non pertinents et non étayés pour conclure qu’ils ne sont pas membres de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières au titre de l’article 145 du RIPR. Les éléments qui seraient non pertinents étaient : 1) la possibilité d’une [traduction] « intégration locale » au Ghana; 2) le fait que M. Anku n’était pas retourné au Togo, et 3) les liens [traduction] « négligeables » de M. Anku avec le Togo. Les éléments prétendument non étayés étaient que [traduction] « les circonstances [avaient] changées » au Togo depuis le départ de M. Anku, et que [traduction] « bien qu’il y ait eu des troubles civils de courte durée au Togo il y a deux ans, ceux‑ci n’ont pas duré longtemps et ont pris fin ». Les demandeurs déclarent que l’agent n’a fourni aucune explication quant aux circonstances qui ont changé au Togo, en particulier compte tenu du fait que le même régime politique était toujours au pouvoir et que les demandeurs ont fait valoir une crainte continue de persécution aux mains de ce parti au pouvoir.

[13] Selon les demandeurs, lorsqu’un décideur s’appuie sur des éléments non pertinents pour prendre sa décision, cela confère à la Cour un fondement pour intervenir : De Coito c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 482 [De Coito] au para 6, citant Maple Lodge Farms Ltd c Canada, 1982 CanLII 24 (CSC), [1982] 2 RCS 2, 137 DLR (3e) 558. En outre, ils prétendent que l’agent n’a pas fourni de motifs suffisants pour étayer ce qui équivalait à une conclusion selon laquelle le Togo est « sécuritaire », car l’agent n’a fait référence à aucun élément de preuve à l’appui ni expliqué le fondement de la conclusion. Les demandeurs reconnaissent qu’un agent est en droit de se fonder sur ses connaissances quant à la situation dans le pays : Saifee c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 589 au para 32. Dans leur cas, cependant, les demandeurs prétendent que l’agent n’a fait référence à aucun élément de preuve sur la situation du pays à l’appui de la décision, et n’a pas fait de constatations réelles pour appuyer la conclusion générale. Les demandeurs estiment que les motifs de l’agent n’expliquent pas quelles circonstances auraient changé (en particulier parce qu’il n’y a pas eu de changement de parti au pouvoir et que les agents de persécution du gouvernement sont restés au pouvoir) ou de quelle manière le prétendu changement a concerné les demandeurs. En conséquence, les demandeurs soutiennent que la décision de l’agent manque de transparence, d’intelligibilité et de justification.

[14] Les demandeurs estiment que l’approche de l’agent était incompatible avec un critère prospectif de crainte fondée de persécution, comme le prévoit le RIPR et la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[15] Les demandeurs font également valoir que l’agent n’a pas abordé ou analysé la question de savoir s’ils sont membres de la catégorie de personnes de pays d’accueil aux termes de l’article 147 du RIPR. Ils soutiennent que l’agent a mélangé des questions juridiques distinctes — à savoir si les demandeurs sont membres de la catégorie de personnes de pays d’accueil et s’ils ont une solution durable au Ghana — et ce faisant, il n’est pas clair si l’agent a conclu que les demandeurs ne satisfont pas aux exigences de la catégorie. Ils déclarent que les affirmations non étayées de l’agent selon lesquelles les circonstances ont changé et que les [traduction] « troubles civils » ont pris fin au Togo ne peuvent justifier une conclusion défavorable et que, de plus, l’agent n’a pas abordé à la deuxième partie du critère prévu à l’article 147, soit celle à savoir si les demandeurs sont personnellement et gravement touchés par les violations massives des droits de la personne au Togo.

[16] Le défendeur affirme qu’il était raisonnable de la part de l’agent de conclure que les demandeurs ne satisfaisaient pas aux exigences de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières, en s’appuyant sur l’arrêt Hayatullah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 466 aux para 17 à 22. Le défendeur soutient que l’agent a raisonnablement conclu que les circonstances ont changé depuis que M. Anku avait quitté le Togo 26 ans plus tôt et que les troubles civils plus récents avaient pris fin.

[17] Je conviens avec les demandeurs que l’agent n’a pas justifié la conclusion selon laquelle M. Anku ne répond pas à la définition de réfugié au sens de la Convention. La lettre de décision de l’agent mentionne que, lors de l’entrevue, M. Anku a été incapable de décrire une crainte crédible de persécution au Togo fondée sur un motif de l’article 96 de la Convention, soit la race, la religion, la nationalité, l’appartenance à un groupe social particulier ou les opinions politiques. Dans les notes qu’il a inscrites au Système mondial de gestion des cas (SMGC), l’agent a déclaré que M. Anku n’avait pas fait d’allégation de persécution pour l’un des motifs de l’article 96. Au contraire, dans sa demande de résidence permanente, M. Anku avait déclaré qu’il craignait d’être persécuté par le même parti au pouvoir qui avait poussé sa famille à fuir en 1993, que [traduction] « la condition initiale d’insécurité qui existait s’est aggravée au fil des années » et qu’il n’y avait [traduction] « pas de paix du tout au Togo, puisque le régime même qui a conduit à notre fuite est toujours en place ». Ainsi, il semble que l’agent a omis d’examiner l’allégation de persécution dans la demande de M. Anku, ou qu’il n’en a pas pleinement tenu compte.

[18] Il n’y a aucune indication dans la lettre de décision ou les notes que l’agent a tenu compte de l’identité du parti au pouvoir avant de conclure que [traduction] « les circonstances [avaient] changé » au Togo. L’agent n’a pas fait référence à des éléments de preuve ou fourni d’explication pour soutenir la conclusion que les circonstances avaient changé ou que [traduction] « les troubles civils de courte durée au Togo il y a deux ans » avaient pris fin. L’agent est tenu d’examiner tous les motifs d’octroi du statut de réfugié, même ceux qui ne sont pas expressément invoqués : Canada (Procureur général) c Ward, 1993 CanLII 105 (CSC), [1993] 2 RCS 689 (voir également Pastrana Viafara c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1526 au para 6; Adan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 655 au para 39).

[19] De plus, je constate que les demandeurs se sont vu reconnaître la qualité de réfugiés au sens de la Convention par le HCR et par le gouvernement ghanéen. Bien que cette reconnaissance n’ait pas été déterminante aux yeux de l’agent, les conclusions de ce dernier sont contradictoires. Dans son analyse relative à la solution durable, l’agent a conclu que M. Anku est susceptible d’obtenir un renouvellement de son statut de réfugié au Ghana s’il choisit de renouveler ce statut expiré; cependant, cela semble contredire la conclusion selon laquelle M. Anku n’est pas un réfugié au sens de la Convention en vertu du droit canadien parce que les circonstances ont changé au Togo, et que, par conséquent, le Togo est un pays sécuritaire. On ne sait trop quels éléments de preuve ont amené l’agent à conclure que M. Anku continuerait d’être protégé en tant que réfugié au Ghana, si les conditions au Togo étaient sécuritaires.

[20] En résumé, comme l’agent a négligé de faire référence à des éléments de preuve ou d’établir des faits pour appuyer sa conclusion selon laquelle les conditions dans le pays ont changé au Togo, je ne suis pas convaincue que sa conclusion selon laquelle les demandeurs n’appartiennent pas à la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov au para 85.

[21] M. Anku soutient également qu’il n’est pas clair si l’agent s’est appuyé sur des éléments non pertinents — la possibilité d’une intégration locale au Ghana, le fait que M. Anku n’est pas retourné au Togo, ou les « liens négligeables » de M. Anku avec le Togo — pour soutenir la conclusion que M. Anku n’est pas un réfugié au sens de la Convention. Si l’agent s’est appuyé sur ces éléments pour appuyer sa conclusion, alors je reconnais qu’ils ne fournissent pas une justification suffisante pour la soutenir. Leur pertinence quant à la question de savoir si les demandeurs sont des réfugiés au sens de la Convention n’est pas expliquée dans les motifs ou ne ressort pas autrement dans le dossier : De Coito au para 6; Vavilov aux para 79 et 94.

[22] Enfin, même si je suis d’accord avec M. Anku pour dire qu’il n’y a pas eu de conclusion expresse quant à savoir si les demandeurs sont membres de la catégorie de personnes de pays d’accueil, il semble que l’agent n’a pas entièrement abordé la question, parce qu’il a présumé que les demandeurs satisfaisaient aux exigences de la catégorie des personnes de pays d’accueil et donc établi qu’ils avaient besoin de protection du fait qu’ils appartenaient à au moins une des catégories prescrites par le RIPR. La lettre de décision énonce ce qui suit :

[traduction]

Votre pays de nationalité est le Togo et vous avez accompagné des membres de la famille au Ghana il y a 26 ans, à une époque de troubles civils au Togo, de sorte que vous avez été considéré comme appartenant à la catégorie de personnes de pays d’accueil.

[23] Il aurait été utile que l’agent explique pourquoi il n’était pas nécessaire d’analyser la façon dont les demandeurs respectaient les exigences de l’article 147 du RIPR; toutefois, puisque je suis d’avis que l’agent n’a pas formulé de conclusion défavorable quant à l’appartenance des demandeurs à la catégorie, il n’y a pas de problème et donc pas d’erreur susceptible de révision. À titre subsidiaire, si l’agent avait laissé entendre qu’il tirait une conclusion défavorable, alors je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que la conclusion défavorable serait injustifiée et déraisonnable. Selon mon examen de la lettre de décision de l’agent et des notes consignées dans le SMGC, les seuls éléments pertinents quant aux exigences de l’article 147 du RIPR étaient les affirmations non étayées de l’agent selon lesquelles les circonstances avaient changé au Togo et que les troubles civils avaient pris fin. Pour les mêmes motifs que ceux mentionnés ci‑dessus, ces affirmations non étayées ne justifient pas une conclusion défavorable.

B. L’agent a‑t‑il commis une erreur en concluant que les demandeurs disposent d’une solution durable au Ghana?

[24] Comme le fait remarquer à juste titre le défendeur, la recherche d’une solution durable constitue un fondement suffisant pour refuser une demande de résidence permanente, même si le demandeur satisfait aux exigences d’une catégorie prescrite de personnes protégées à l’étranger : Mushimiyimana, au para 20. Il incombe au demandeur d’établir qu’aucune possibilité raisonnable de solution durable n’est, à son égard, réalisable dans un délai raisonnable dans un pays autre que le Canada : art 139(1)d) du RIPR; Karimzada c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 152 au para 25, citant Salimi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 872 au para 7.

[25] L’agent a conclu que les demandeurs disposaient d’une solution durable au Ghana. M. Anku a vécu au Ghana pendant 26 ans, soit depuis son arrivée à l’âge de 8 ans. L’agent a constaté que l’emploi de M. Anku n’était pas idéal, mais qu’il avait néanmoins un emploi et un logement pour sa famille et qu’il était en mesure de subvenir à ses besoins et à ceux de son fils. Bien que M. Anku n’ait pas renouvelé sa carte de santé lors de son expiration, l’agent a constaté qu’il avait obtenu l’accès aux soins de santé et à l’éducation par le passé. L’agent a relevé que le fils de M. Anku avait accès à la fois aux soins de santé et à l’éducation. Les notes consignées au SMGC révèlent que M. Anku semblait [traduction] « ne pas avoir tenté de renouveler » sa carte de réfugié et qu’il n’avait pas poursuivi ses efforts en vue d’obtenir sa carte de réfugié ou de demander la citoyenneté au Ghana. Dans la lettre de décision, l’agent a déclaré que M. Anku pouvait demander l’aide de la commission des réfugiés du Ghana pour obtenir la citoyenneté.

[26] Les demandeurs soutiennent que la conclusion de l’agent selon laquelle ils disposent d’une solution durable est déraisonnable, car elle était fondée sur des avantages théoriques. L’agent a conclu que les demandeurs avaient accès aux bureaux du gouvernement ghanéen et à l’éducation, et qu’ils avaient la capacité de trouver un emploi, ce qui témoigne de leur intégration locale au Ghana. Bien que l’analyse des indices d’intégration locale effectuée par l’agent donnait à penser que les autorités ghanéennes étaient disposées à les aider, les demandeurs soutiennent que les éléments de preuve démontraient le contraire et que l’agent a commis une erreur en n’accordant pas une considération adéquate à la preuve. M. Anku a présenté des lettres attestant ses tentatives infructueuses d’intégration locale et, lors de l’entretien, il a déclaré que les autorités ghanéennes n’avaient auparavant fourni aucune aide. Les demandeurs ont présenté des éléments de preuve du refus du gouvernement ghanéen de délivrer un permis de travail à M. Anku et du fait qu’il a abandonné ses études, parce que le financement promis pour l’éducation ne s’est pas concrétisé. Les demandeurs prétendent que ces contestations n’ont pas été abordées par l’agent, qui s’est appuyé de manière déraisonnable sur un accès théorique à l’emploi et à l’éducation.

[27] Les demandeurs affirment que la conclusion de l’agent selon laquelle M. Anku aurait accès à la citoyenneté ghanéenne faisait fi des obstacles propres à la situation de ce dernier : Al‑Anbagi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CF 273 au para 17; Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF) [Cepeda‑Gutierrez]. Ils font valoir que l’agent n’a pas tenu compte du témoignage de M. Anku selon lequel il avait tenté à multiples reprises, toutes infructueuses, d’obtenir la citoyenneté, et que l’agent a mal interprété des éléments de preuve documentaire clés et des témoignages de vive voix : Martinez Paneque c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 194 aux para 40‑41.

[28] Le défendeur soutient que le terme « solution durable » n’a pas de définition précise et que l’analyse consiste en un exercice largement factuel qui dépend des circonstances du demandeur : Barud c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1152 au para 12; Ha c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 49, [2004] 3 CF 195 au para 79. Le défendeur affirme que les notes consignées au SMGC démontrent clairement que les conclusions de l’agent étaient fondées sur une évaluation de l’ensemble de la preuve. Le défendeur soutient que, selon la preuve, M. Anku a été en mesure de trouver un emploi et de subvenir aux besoins de sa famille, et qu’il a dépensé bien peu d’énergie pour assurer le suivi du renouvellement de ses cartes de réfugié et de santé, et pour obtenir la citoyenneté. L’agent a constaté que, bien que la loi ghanéenne sur les réfugiés de 1992 permette à la Commission des réfugiés du Ghana d’aider les réfugiés à obtenir la citoyenneté ghanéenne, M. Anku n’avait pas fait de suivi auprès de la commission des réfugiés du Ghana concernant sa carte d’identité de réfugié ou sa demande de citoyenneté depuis 2016. L’agent a également relevé que la loi ghanéenne de 1992 sur les réfugiés interdit expressément le refoulement des réfugiés et que les demandeurs ne risquaient pas d’être refoulés au Togo. Le défendeur prétend que l’agent a pleinement pris en compte les allégations des demandeurs, et que ces derniers ne se sont tout simplement pas acquittés du fardeau qui leur incombait de présenter des éléments de preuve factuels suffisants pour étayer leurs demandes : Kore c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1120 au para 20; Hafamo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 995 au para 24‑25; Shahbazian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 680 au para 33‑37.

[29] Lors de l’audience devant la présente Cour, il y a eu un débat sur la mesure dans laquelle les notes consignées au SMGC par l’agent peuvent être considérées comme faisant partie des motifs de décision de l’agent. Les demandeurs font valoir que les motifs devraient être lus à la lumière des notes d’entrevue de l’agent, mais que la décision déraisonnable de l’agent ne peut être sauvée par des notes d’entrevue qui ne font que consigner la preuve présentée par M. Anku. À la suite de l’audience, les demandeurs ont présenté une lettre précisant leurs arguments sur ce point et déclarant que le simple fait de consigner les déclarations d’un demandeur lors d’une entrevue ne dispense pas un agent de l’obligation de justifier la décision en traitant des éléments de preuve — en particulier lorsque ces éléments de preuve vont à l’encontre de sa conclusion finale. Le défendeur affirme qu’en l’espèce, l’agent a clairement précisé quelle partie des notes du SMGC constitue l’évaluation, car la section est désignée comme telle et apparaît après la section constituant les notes d’entrevue de l’agent. Dans la partie des notes consignées au SMGC traitant de l’évaluation, l’agent a tiré des conclusions, notamment celle portant que M. Anku s’est vu délivrer une carte d’identité de réfugié conjointement par le HCR et la commission ghanéenne des réfugiés, carte qui a expiré en 2016, et que M. Anku [traduction] « semble ne pas avoir demandé le renouvellement ». L’agent a également déclaré :

[traduction]

Selon un rapport du HCR sur les réfugiés togolais au Ghana, il existe un projet actif d’intégration locale, et les réfugiés togolais ont eu accès aux services nationaux et sociaux, y compris en matière d’éducation et de santé, en 2014. Le dernier contact principal de [M. Anku] avec la Commission des réfugiés a eu lieu en 2012, et peut‑être en 2016, mais il n’a pas donné suite à l’obtention de sa carte d’identité de réfugié ni à la possibilité d’obtenir la citoyenneté auprès de la commission des réfugiés.

[30] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que l’analyse de la question à savoir s’il existe une solution durable est un exercice hautement contextuel, axé sur les faits : Barud, au para 12. C’est le rôle d’un agent de pondérer et d’évaluer les éléments de preuve et, à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne devraient pas modifier les conclusions de fait : Vavilov, au para 125. Toutefois, l’agent doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui ont une incidence sur sa décision et celle‑ci doit être raisonnable au regard de ces éléments : Vavilov, au para 126. Ainsi, le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis lorsqu’un agent s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte : Vavilov, au para 126. En l’espèce, l’agent semble avoir fait fi des éléments de preuve pertinents et s’est plutôt appuyé sur des généralisations concernant la capacité des demandeurs d’avoir accès à certains services et la volonté des autorités de les aider. Par conséquent, à mon avis, les motifs de l’agent sont déraisonnables.

[31] Il convient d’interpréter les motifs d’une décision à la lumière du dossier et en tenant dûment compte du contexte administratif dans lequel ils sont fournis : Vavilov, au para 9198. Par conséquent, selon moi, les notes de l’entrevue devraient être lues en parallèle avec l’évaluation figurant dans les notes consignées au SMGC et la lettre de décision. Toutefois, le simple fait de documenter les déclarations du demandeur lors de l’entrevue dans les notes consignées au SMGC ne justifiera pas nécessairement une décision qui, autrement, n’aborde pas des éléments de preuve essentiels ou n’en tient pas compte.

[32] D’après mon examen de la lettre de décision et des notes consignées au SMGC à la lumière du dossier, l’agent a rendu sa décision sans traiter adéquatement des éléments de preuve pertinents et contradictoires dans le dossier. En conséquence, je trouve que la décision de l’agent sur la possibilité d’une solution durable au Ghana est déraisonnable.

[33] L’agent a conclu que les demandeurs semblaient avoir une solution locale et durable dont ils ne s’étaient pas prévalus; cette solution comprenait la possibilité d’obtenir la citoyenneté ghanéenne avec l’aide de la commission ghanéenne des réfugiés. Cependant, l’agent n’a pas tenu compte de la preuve produite par les demandeurs au sujet des obstacles auxquels ils étaient confrontés. Lors de l’entrevue, M. Anku a témoigné qu’il avait demandé la citoyenneté ghanéenne en 2012, avec l’aide d’une organisation de défense des droits de la personne. Il a été informé par l’organisation que la demande ne pouvait pas « aboutir » et qu’il devrait payer 40 000 dollars pour qu’il soit donné suite à sa demande. M. Anku a dit à l’agent qu’il n’avait pas les moyens de payer ce montant. M. Anku a également communiqué avec la commission des réfugiés du Ghana en 2012 et à nouveau en 2016, en vain. On lui a dit que les responsables communiqueraient avec lui, mais il n’a jamais eu de suivi. En outre, M. Anku a expliqué qu’il avait contacté Amnesty International et le bureau des réfugiés de l’archidiocèse de Toronto, mais que personne n’avait pu l’aider à obtenir la citoyenneté ghanéenne. M. Anku a soumis de multiples lettres pour démontrer ses efforts en vue de réclamer l’aide du HCR et d’autres organisations de défense des droits de la personne.

[34] De même, l’agent n’a pas traité des éléments de preuve pertinents lorsqu’il a conclu que les demandeurs avaient accès aux bureaux gouvernementaux, à l’éducation et aux soins de santé, et qu’ils étaient en mesure de trouver un emploi. Dans la lettre que M. Anku a envoyée au HCR, il a mentionné qu’il avait été confronté à des difficultés en ce qui a trait à l’accès à l’emploi, à l’éducation et aux services des institutions financières, et même à la carte d’identité de réfugié. Alors qu’il s’était initialement inscrit au Ghana Institute of Languages avec une bourse dans le cadre de la stratégie d’intégration du HCR, il n’a pas pu terminer le programme en raison d’un manque de financement. M. Anku a fait remarquer dans sa demande que la scolarisation au Ghana est coûteuse pour les étrangers et qu’il est toujours considéré comme tel, même après plus de deux décennies passées au Ghana. M. Anku a également expliqué qu’il n’a pas de permis de travail et qu’il ne peut obtenir aucun travail légalement autorisé, à moins de se [traduction] « déguiser » en Ghanéen.

[35] Aucun de ces éléments de preuve n’était évalué ou analysé dans la lettre de décision ou dans les notes consignées au SMGC, bien qu’ils semblent être très pertinents quant à la question que devait trancher l’agent — celui‑ci n’a certainement pas donné de motifs pour expliquer pourquoi les éléments de preuve ne seraient pas pertinents ou probants pour les besoins de l’analyse. Selon moi, il incombait à l’agent d’expliquer comment les éléments de preuve pertinents et contradictoires avaient été évalués dans le cadre de son processus décisionnel, et l’agent a donc commis une erreur en gardant le silence sur les éléments de preuve qui pointaient vers une conclusion contraire : Cepeda‑Gutierrez, au para 17.

IV. Conclusion

[36] Pour les motifs exposés précédemment, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable.

[37] Les parties n’ont pas proposé de question à certifier et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑5101‑19

LA COUR STATUE que :

  1. L’intitulé de la cause est modifié de façon à supprimer Sara Aloegninou en tant que demanderesse désignée dans cette procédure.

  2. La décision de l’agent est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour un nouvel examen.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Christine M. Pallotta »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5101‑19

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :

KOSSI MAWUDEM ANKU ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario) par VIDéOCONFéRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

3 NOVEMBRE 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

lA jUGE PALLOTTA

DATE DES MOTIFS :

LE 8 FÉVRIER 2021

 

COMPARUTIONS :

Samuel Plett

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Nimanthika Kaneira

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Plett Law Professional Corporation

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Mitchell Perlmutter

Desloges Law Group Professional Corporation

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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