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Date : 20210205


Dossier : IMM‑6666‑19

Référence : 2021 CF 117

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 février 2021

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

ISTVAN PINTYI

JUDIT KARADI

KIARA IBOLYA PINTYI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Survol

[1] Les demandeurs sont des citoyens de la Hongrie d’origine ethnique rom. Monsieur Istvan Pintyi et Mme Judit Karadi sont des conjoints de fait. Ils ont une fille mineure, Kiara. Ils indiquent avoir fait l’objet de discrimination continue en Hongrie en raison de leur origine ethnique.

[2] La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a conclu que la preuve documentaire démontre que les Roms en Hongrie sont victimes de discrimination dans la plupart des sphères de leur vie et qu’ils subissent également du harcèlement et de la violence physique de la part de Hongrois racistes, de certains policiers malveillants et de groupes extrémistes. Toutefois, la SPR a conclu que cette discrimination n’équivaut pas à de la persécution et que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de protection adéquate de l’État. La SPR a conclu que les demandeurs n’avaient ni qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger au sens de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Le 11 octobre 2019, la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé la décision de la SPR.

[3] Les demandeurs sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAR au titre de l’article 72 de la LIPR. Ils soutiennent que la SAR n’a pas fait une appréciation indépendante des éléments de preuve et qu’elle n’a pas évalué l’effet cumulatif de la discrimination à laquelle étaient exposés les demandeurs. Les demandeurs font également valoir que la conclusion de la SAR, selon laquelle ils n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État, était déraisonnable.

[4] Je ne suis pas convaincu que la SAR a omis d’effectuer une appréciation indépendante des éléments de preuve. Cependant, j’estime que la SAR est parvenue à sa décision de rejeter l’appel sans examiner convenablement les questions soulevées au sujet de l’insuffisance de l’analyse de la SPR relativement à la discrimination. Cet aspect de la décision ne satisfait pas à la norme de justification, de transparence et d’intelligibilité requise, ce qui soulève des doutes sur la justesse de la brève analyse de la SAR au sujet de la protection de l’État. La décision de la SAR est par conséquent déraisonnable. Pour les motifs exposés ci‑après, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II. La norme de contrôle

[5] La décision de la SAR est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Une décision est raisonnable si elle est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 85 [Vavilov]).

[6] Lorsqu’elle effectue un contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi (Vavilov, au para 83). Les motifs doivent permettre de justifier la décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique — même un résultat raisonnable ne saurait être tenu pour valide s’il repose sur un fondement erroné (Vavilov, au para 86). Pour évaluer le caractère raisonnable d’une décision, la cour doit prendre en compte l’expérience et l’expertise du décideur et également interpréter les motifs du décideur en fonction de l’historique et du contexte de l’instance. Ce contexte peut expliquer un aspect du raisonnement du décideur (Vavilov, aux para 93‑94).

III. Analyse

[7] Les observations écrites des demandeurs devant la SAR comportaient plus de soixante paragraphes, dont vingt‑huit portaient sur l’évaluation, par la SPR, de la discrimination qu’ils affirmaient avoir vécue en Hongrie. Plus précisément, les demandeurs ont fait valoir que 1) la SPR n’avait pas analysé chacun des domaines de discrimination soulevés; 2) les conclusions de la SPR quant à la possibilité d’accéder à des emplois stables ne concordaient pas avec les éléments de preuves cités par la SPR; 3) la SPR avait appliqué un critère trop rigoureux lorsqu’elle a conclu que la discrimination dans le système d’éducation n’équivalait pas à de la persécution; 4) la SPR n’avait pas reconnu que le chômage entraînait des répercussions sur l’accès aux soins de santé et au logement et 5) la SPR n’avait pas évalué, à tort, l’effet cumulatif de la discrimination.

[8] La SAR a répondu à ces observations dans deux courts paragraphes :

[28] En ce qui concerne le logement, l’éducation et l’emploi, la SPR a analysé les circonstances précises des appelants à ces égards. Le tribunal a conclu que les appelants avaient été exposés à des difficultés et à de la discrimination à ces égards, mais que celles‑ci ne constituaient pas de la persécution.

[29] Après avoir écouté l’enregistrement de l’audience devant la SPR et pris connaissance des éléments de preuve documentaire, je conviens avec la SPR que les appelants n’ont pas subi de persécution à ces égards.

[9] Les demandeurs font valoir que le simple fait, pour la SAR, d’affirmer qu’elle approuve le raisonnement de la SPR démontre que la SAR ne s’est pas livrée à sa propre analyse indépendante. Dans Gomes c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 506, le juge Peter Pamel se penche sur la question de savoir si l’adoption des motifs de la SPR, sans plus de détails, réfute la présomption selon laquelle la SAR s’est livrée à un examen indépendant des éléments de preuve :

[32] Le fait d’exiger de la SAR qu’elle énumère et aborde chaque question soulevée en appel va à l’encontre des objectifs de politique en matière d’efficacité administrative et d’accès à la justice ainsi que de la mission même de la SAR (Huruglica, par. 79, 88, 98 et 103; Kreishan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 223, par. 41 et 42; Vavilov, par. 128). Et quoique la brièveté ne pose pas en soi problème, je dois admettre que, dans la présente affaire, l’absence de toute conclusion véritable de la SAR sur les questions soulevées par le demandeur est étonnante.

[33] Le défendeur reconnaît que la SAR a l’obligation de mener sa propre analyse indépendante du dossier, mais il soutient que la SAR a bel et bien mené cette analyse, qu’elle n’a pas omis de traiter de l’un ou l’autre des facteurs importants et qu’elle a bien cerné la situation du demandeur.

[34] Quoi qu’il en soit, je dois souscrire à l’avis du défendeur concernant la première question. Il existe une présomption selon laquelle la SAR a tenu compte de l’ensemble des éléments de preuve dont elle disposait. La SAR n’est pas tenue de reprendre l’analyse à zéro (Huruglica, aux par. 79, 98 et 103) pour montrer qu’elle a mené un examen indépendant de la question. Je ne crois pas que la longueur de la décision témoigne en soi d’un manquement de la SAR à cet égard.

[35] Il est certainement loisible à la SAR d’adopter le traitement long et réfléchi du dossier de la SPR, dans la mesure où elle examine elle‑même le dossier. L’approche suivie par la SAR dans la présente affaire ne signifie pas qu’elle a omis de mener sa propre analyse de la preuve.

[36] Je ne suis pas convaincu en l’espèce que le demandeur a réussi à réfuter la présomption selon laquelle la SAR a examiné l’ensemble de la preuve et effectué sa propre analyse indépendante du dossier. Je ne suis donc pas d’accord avec le demandeur en ce qui touche cette question.

[10] De même, je ne suis pas convaincu que les motifs succincts ou l’adoption de l’analyse de la SPR par la SAR suffisent, en toutes circonstances, à réfuter la présomption selon laquelle la SAR s’est livrée à un examen indépendant de tous les éléments de preuve pertinents pour les questions soulevées en appel. Toutefois, l’obligation de la SAR ne se limite pas à faire un examen indépendant des éléments de preuve. Elle doit également motiver sa décision de façon transparente et intelligible (Vavilov, au para 85). Dans certaines circonstances, une déclaration générale indiquant que la SAR est d’accord avec la SPR peut permettre de satisfaire à cette norme, mais ce n’est pas le cas en l’espèce.

[11] Dans la présente affaire, la décision de la SAR était déraisonnable. Les demandeurs ont soumis à la SAR des questions de fond. Ils ont allégué que la SPR n’avait pas tenu compte de tous les motifs de discrimination, qu’elle avait appliqué un critère trop rigoureux à l’évaluation des éléments permettant de conclure que la discrimination équivaut à de la persécution et, peut‑être plus important encore, ils ont fait valoir que la SPR n’avait pas évalué si l’effet cumulatif de la discrimination qu’ils avaient vécue équivalait à de la persécution. Compte tenu de ces questions de fond, il n’est pas suffisant pour la SAR de simplement affirmer « je conviens avec la SPR que les appelants n’ont pas subi de persécution à ces égards ». Comment le fait d’être d’accord avec la SPR répond‑il à l’allégation selon laquelle des domaines de discrimination alléguée ont été exclus de cette analyse? Comment le fait d’être d’accord avec la SPR répond‑il à l’allégation selon laquelle la SPR n’a pas analysé l’effet cumulatif de la discrimination après avoir reconnu que les demandeurs avaient été discriminés? Le défaut de la SAR d’examiner, même succinctement, ces questions fait en sorte qu’il est impossible, pour la cour de révision, de se demander si le résultat possède les attributs de la raisonnabilité. Je souscris également à l’argument des demandeurs selon lequel la décision ne les éclaire aucunement sur la raison pour laquelle la SAR a conclu que les actes discriminatoires, pris individuellement ou collectivement, n’équivalaient pas à de la persécution.

[12] Le défaut de la SAR de fournir des motifs, qui répondent aux exigences de transparence et de justification, au soutien de sa conclusion selon laquelle les demandeurs n’ont pas été persécutés en Hongrie mine également son analyse de la protection de l’État. Comme l’a souligné l’avocat des demandeurs à l’audience, une analyse portant sur la protection de l’État ne doit pas être effectuée isolément. Toutes les circonstances doivent être prises en compte, incluant la nature de la persécution (Gonzalez Torres c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2010 CF 234 au para 37).

IV. Conclusion

[13] La demande de contrôle judiciaire est accueillie. Les parties n’ont pas relevé de question importante de portée générale aux fins de certification et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6666‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;
  2. L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour que celui‑ci statue à nouveau sur l’affaire;
  3. Aucune question n’est certifiée.

« Patrick Gleeson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6666‑19

 

INTITULÉ :

ISTVAN PINTYI, JUDIT KARADI ET KIARA IBOLYA PINTYI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 JanVIER 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 FÉVRIER 2021

COMPARUTIONS :

Adam Wawrzkiewicz

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Kevin Doyle

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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