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Date : 20210208


Dossier : T‑341‑19

Référence : 2021 CF 127

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 février 2021

En présence de monsieur le juge Lafrenière

ENTRE :

COOPER MALONE, UN ENFANT, REPRÉSENTÉ PAR SA TUTRICE À L’INSTANCE, JERI MALONE

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, Cooper Malone, est un mineur représenté dans la présente instance par sa mère, Jeri Malone. Tous deux s’identifient comme Acadiens Mi’kmaq, leurs liens avec le peuple des Premières Nations Mi’kmaq remontant jusqu’aux années 1700 du côté maternel de la famille de Mme Malone.

[2] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue par le Comité des appels relatifs au principe de Jordan [le Comité des appels] datée du 25 janvier 2019, par laquelle celui‑ci confirmait le rejet d’un appel interjeté par le demandeur à l’égard d’une décision de Services aux Autochtones Canada [Services aux Autochtones] qui refusait au demandeur le financement de services demandés au titre du principe de Jordan.

[3] La demande est rejetée pour les motifs suivants.

I. Contexte factuel

A. Le principe de Jordan

[4] Avant de résumer les faits pertinents en l’espèce, il me paraît utile d’exposer l’origine du principe de Jordan et les objectifs qu’il vise.

[5] En décembre 2007, la Chambre des Communes adopte à l’unanimité une motion d’initiative parlementaire incitant le gouvernement fédéral [le Canada] à adopter le principe de l’enfant d’abord, d’après le principe de Jordan. Cette motion était libellée ainsi :

Que, de l’avis de la Chambre, le gouvernement devrait immédiatement adopter le principe de l’enfant d’abord, d’après le principe de Jordan, afin de résoudre les conflits de compétence en matière de services aux enfants des Premières nations (Débats de la Chambre des communes, 39‑2, no 27 (12 décembre 2007), motion 296 (Hon. Mme Crowder).

[6] Le principe de Jordan est nommé en l’honneur de Jordan River Anderson, jeune garçon de la Nation des Cris de Norway House au Manitoba. Jordan a été victime de tragiques retards de service, dus à des conflits de compétences interministériels, qui l’ont privé de la possibilité de vivre hors du cadre hospitalier avant son décès survenu en 2005.

[7] Le principe de Jordan vise à empêcher que des enfants des Premières Nations se voient refuser l’accès à services publics essentiels ou reçoivent ces services en retard. Il garantit que, là où un service gouvernemental est offert à tous les autres enfants, le gouvernement ou ministère de premier contact paie ce service et sollicite ensuite le remboursement auprès des autres gouvernements ou ministères, après que l’enfant eut obtenu le service.

[8] Le principe de Jordan exige du gouvernement ou du ministère de premier contact qu’il évalue les besoins individuels de l’enfant pour établir si le service demandé devrait être offert, de manière à assurer l’égalité réelle des services à l’enfance, de garantir à l’enfant des services culturellement appropriés, et/ou de sauvegarder l’intérêt supérieur de l’enfant.

[9] Une fois la motion adoptée par la Chambre des communes, le Canada a commencé à élaborer une politique articulée autour du principe de Jordan. Toutefois, définir et reconnaître l’identité des Premières Nations s’est avéré une tâche délicate et complexe. La question, traitée en consultation avec les gouvernements des Premières Nations, a fait l’objet de nombreuses décisions du Tribunal canadien des droits de la personne [le TCDP]. Les procédures devant le TCDP se poursuivent.

[10] Services aux Autochtones a mis en place des procédures opérationnelles normalisées [PON] qui guident l’application du principe de Jordan dans l’ensemble du Canada et qui définissent la politique d’admissibilité à la possibilité d’invoquer le principe de Jordan [la politique d’admissibilité].

[11] Le 19 juin 2018, après discussion avec les parties à l’instance du TCDP, le Canada a approuvé une définition élargissant l’admissibilité au « principe de Jordan » aux enfants autochtones non inscrits résidant habituellement dans une réserve. La décision repose sur le fait que la plupart des programmes fédéraux sont axés sur la résidence et non sur le statut, et que le Canada a déjà pour politique d’assurer le financement de services dans les réserves sans distinction de statut.

[12] Au moment où le demandeur a présenté sa demande de financement fondée sur le principe de Jordan, l’article 3.1 des PON précisait que les services fournis en vertu de ce principe sont offerts :

  1. aux enfants des Premières Nations inscrits vivant à l’intérieur ou à l’extérieur des réserves;

  2. aux enfants des Premières Nations qui ont le droit d’être inscrits en vertu de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I‑5 [la Loi sur les Indiens] – y compris :

    1. ceux à qui ce droit a été octroyé grâce à la modification des dispositions de la Loi sur les Indiens datant du 22 décembre 2017, dans le cadre du projet de loi S‑3;

    2. les bébés de moins de 18 mois;

  3. tout enfant d’une Première Nation, y compris tout enfant qui n’est pas inscrit comme membre des Premières Nations ou tout enfant métis, qui réside habituellement dans une réserve.

B. Le contexte factuel

[13] En mars 2018, Mme Malone adresse à Services aux Autochtones, au nom du demandeur, une demande fondée sur le principe de Jordan, en vue d’obtenir le paiement de médicaments, une évaluation psychoéducative, des leçons d’équitation thérapeutiques et des séances de consultation en matière de santé mentale.

[14] Par lettre datée du 6 juillet 2018, on informe Mme Malone que sa demande de financement de services fondée sur le principe de Jordan est refusée, au motif que ce financement n’est offert qu’aux enfants des Premières Nations inscrits à titre d’Indiens conformément à la Loi sur les Indiens, ou à ceux ayant droit à l’inscription, qui vivent dans une réserve ou à l’extérieur d’une réserve. Selon l’information fournie à Services aux Autochtones, le demandeur ne répond pas aux critères.

[15] Il est important de tout de suite relever que le demandeur ne conteste pas qu’il n’a pas le statut d’Indien, qu’il n’y est pas admissible et qu’il ne vit pas dans une réserve. Le Comité des appels disposait de très peu d’information sur l’admissibilité du demandeur au financement. Par courriel daté du 20 mars 2018 adressé à la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, un organisme à but non lucratif qui œuvre auprès d’Autochtones et non‑Autochtones de tous âges et de toutes organisations, Mme Malone fait savoir qu’elle et son fils [traduction] « n’ont pas le statut d’Indien et ont perdu tout lien avec la bande ». Le Comité des appels a aussi été informé que [traduction] « la famille est métisse, il n’y a pas de lien de parenté remontant à trois générations, ils en sont éloignés de 14 générations (l’arrêt Daniels ne les touche donc pas) ».

[16] Le 24 juillet 2018, le demandeur interjette appel de la décision rendue par Services aux Autochtones auprès du Comité des appels, qui est composé du sous‑ministre adjoint principal de la Direction générale de la santé des Premières nations et des Inuits, et du sous‑ministre adjoint du Secteur des programmes et des partenariats en matière d’éducation et de développement social de Services aux Autochtones.

[17] Dans sa lettre d’appel, le demandeur a exposé sa position selon laquelle Services aux Autochtones avait donné au principe de Jordan une interprétation trop étroite, incompatible avec celle offerte par la Chambre des communes en décembre 2007, et par le Tribunal canadien des droits de la personne dans une série de décisions portant sur la discrimination systémique dans les politiques de financement du gouvernement : Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 2; Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 10; Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et autres c Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien), 2016 TCDP 16; Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations c Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien), 2017 TCDP 35.

[18] Le Comité des appels avait tout d’abord confirmé le rejet par Services aux Autochtones de la demande de financement du demandeur. Sur consentement des parties, la décision a été annulée par ordonnance du juge Sébastien Grammond en date du 11 décembre 2018, dossier de la Cour n° T‑1735‑18. L’affaire a été renvoyée au Comité des appels pour réexamen, sans motifs ni directive.

[19] Dans le cadre du réexamen, le demandeur a été invité à soumettre tout document ou toute information supplémentaire au Comité des appels, aux fins d’examen.

[20] Le 7 janvier 2019, l’avocat du demandeur a soumis un ensemble de documents, accompagné d’une lettre d’accompagnement qui contient le passage suivant :

[traduction]

Le demandeur soutient que la décision de la DGSPNI [Services aux Autochtones Canada - Direction générale de la santé des Premières nations et des Inuits] de refuser d’accorder du financement à Cooper Malone, décision fondée sur le fait qu’il n’a pas le statut d’Indien inscrit, qu’il n’a pas de numéro de statut à Services aux Autochtones et qu’il ne vit pas dans une réserve, est incompatible avec l’énoncé du principe de Jordan adopté par la Chambre des communes en décembre 2007 et confirmé à maintes reprises par le Tribunal canadien des droits de la personne. Le principe de Jordan s’applique à tous les enfants des Premières Nations, et non aux seuls enfants des Premières Nations inscrits auprès du ministère des Services aux Autochtones ou vivant dans une réserve.

[21] L’avocat s’est appuyé sur les observations formulées dans la lettre d’appel précédente, observations qu’il a essentiellement répétées, et il a demandé qu’elles fassent l’objet d’un nouvel examen.

[22] Dans sa lettre de décision datée du 27 février 2019, le Comité des appels a maintenu son rejet de l’appel du demandeur, en invoquant les raisons suivantes :

[traduction]

Dans sa décision, le Comité des appels s’est penché sur les nouveaux renseignements fournis; il a décidé que votre demande ne peut être approuvée au titre du principe de Jordan en fonction de l’information présentée, car Cooper n’a pas le statut d’Indien inscrit, ne peut prétendre à ce statut et ne réside pas habituellement dans une réserve.

II. Le résumé des positions des parties

[23] Le demandeur prétend que la décision du Comité des appels ne présente pas les attributs de la transparence, de l’intelligibilité et de la justification. Selon lui, le Comité des appels n’a pas abordé la question capitale, à savoir si les critères invoqués pour rejeter la demande étaient appropriés ou conformes aux ordonnances du TCDP. Le demandeur fait également valoir que les critères appliqués par le Comité des appels sont déraisonnables à la lumière des ordonnances contraignantes du TCDP et du fait qu’il convient de faire preuve de souplesse dans l’interprétation et l’application du principe de Jordan. Le demandeur soutient donc que l’intervention de la Cour est justifiée en l’espèce.

[24] Le défendeur réplique que le principe de Jordan oriente, depuis 2007, la stratégie du Canada en matière de prestation des services aux enfants des Premières Nations, et que l’admissibilité à ces services est déterminée par l’application de critères précis, méthode qui selon le défendeur est efficace, transparente et équitable. Le défendeur ajoute que la politique d’admissibilité a été adoptée pour essayer de bonne foi d’appliquer le principe de Jordan, et qu’elle a un lien logique avec son objectif. Le demandeur ayant admis qu’il n’a pas droit aux services relevant de cette politique, le défendeur soutient qu’il était raisonnable de la part du Comité des appels de rejeter sa demande.

III. Analyse

[25] Dans l’avis de demande, le demandeur invoque trois motifs pour lesquels il sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle le Comité des appels a rejeté sa demande de protection pour des services médicaux et éducatifs. Je me propose de traiter sommairement les deux derniers motifs avant de passer à celui qui me paraît le plus important en l’espèce.

A. Équité procédurale

[26] Le demandeur a allégué que le Comité des appels avait violé les principes de justice naturelle ou d’équité procédurale tandis qu’il arrivait à sa décision. Dans ses observations écrites, il a prétendu que ce comité avait négligé de traiter une question essentielle soulevée en appel et qu’il n’avait pas fourni des motifs suffisants. Selon le demandeur, ces manquements allégués constituent une violation de l’obligation d’équité procédurale à laquelle est assujetti le Comité des appels. Il soutient que la Cour ne doit faire preuve d’aucune déférence envers le Comité. Je ne suis pas du même avis.

[27] Le rôle de la Cour lors du contrôle judiciaire consiste à vérifier que la décision du tribunal est conforme à la primauté du droit : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], aux para 2 et 82. Est raisonnable une décision « qui se justifie au regard des faits » et qui tient « valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties »; selon le critère du contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable, « [l]a cour de révision n’est plutôt appelée qu’à décider du caractère raisonnable de la décision rendue par le décideur administratif – ce qui inclut à la fois le raisonnement suivi et le résultat obtenu » (Vavilov, aux para 83, 126 et 127).

[28] En l’espèce, le Comité des appels a conclu que le demandeur n’était pas admissible au financement au titre du principe de Jordan. La lettre de rejet précise clairement, quoique d’une manière laconique, que la demande du demandeur a été rejetée pour ce seul motif.

[29] Si des motifs ont été fournis, leur caractère suffisant ou adéquat n’est pas une question se rapportant à l’équité procédurale, il s’agit plutôt d’un aspect du contrôle du fond de la décision : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, aux para 20‑22.

[30] Des motifs brefs sont souvent suffisants, au point de dire tout ce qu’un tribunal doit dire pour expliquer sa décision. Les motifs fournis par le Comité des appels suffisent selon moi pour permettre à la Cour de comprendre le fondement de la décision. En l’espèce, le demandeur n’a pu établir l’existence d’une violation des principes de justice naturelle ou de l’équité procédurale.

B. Les erreurs de fait alléguées

[31] Un troisième fondement invoqué par le demandeur est que le Comité des appels a fondé sa décision sur des constatations de fait erronées, tirées de façon abusive ou arbitraire, ou sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance. Dans ses observations écrites, le demandeur affirme sans ambages que le résumé du deuxième appel devant le Comité des appels contient un certain nombre d’erreurs de fait et de déclarations contradictoires sur son ascendance autochtone. Cependant, aucune erreur de fait ou contradiction n’a été relevée. En fait, cet aspect n’a pas été plaidé par l’avocat dans ses plaidoiries. En conséquence, l’argument me paraît mal fondé.

C. Le caractère raisonnable de la décision

[32] Le demandeur fait valoir, comme premier motif, que le Comité des appels a commis une erreur de droit et a rendu une décision déraisonnable lorsqu’il a refusé la demande de financement du demandeur. La première étape consiste à déterminer la norme de contrôle applicable.

(1) La norme de contrôle

[33] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a conclu, au paragraphe 10, qu’il existe une présomption selon laquelle la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable lorsqu’une cour de révision examine le bien‑fondé d’une décision administrative, et que la cour de révision ne devrait déroger à cette présomption « que lorsqu’une indication claire de l’intention du législateur ou la primauté du droit l’exige ». Il n’y a aucune indication de ce genre en l’espèce.

[34] La Cour est saisie de la décision du Comité des appels suivant une demande de contrôle judiciaire, et non suivant un appel prévu par la loi. Rien n’indique non plus que le législateur ait voulu appliquer une norme de contrôle autre que celle du caractère raisonnable à des décisions comme celle en l’espèce.

[35] Par conséquent, je conviens avec les parties que la norme de contrôle applicable à la décision du Comité des appels est la norme de la décision raisonnable – autrement dit, si la décision appartient aux issues possibles acceptables au regard des faits et du droit.

(2) Entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire

[36] Le demandeur ne veut pas donner à penser que le Comité des appels a commis une erreur par l’application déraisonnable des critères d’admissibilité aux éléments de preuve qu’il avait présentés à l’appui de sa demande. En fait, le demandeur admet expressément qu’il ne satisfait pas à la politique d’admissibilité découlant du principe de Jordan.

[37] À l’audience, l’avocat du demandeur a avancé un argument absent du mémoire des faits et du droit du demandeur. Il affirme que le Comité des appels a entravé son propre pouvoir discrétionnaire en esquivant la question essentielle de savoir si les critères invoqués pour rejeter la demande de financement présentée par le demandeur étaient appropriés ou conformes aux ordonnances du TCDP, et en interprétant et appliquant de façon restrictive le principe de Jordan.

[38] Ce nouvel argument est fondé sur la présomption que le Comité des appels avait le pouvoir discrétionnaire d’élargir les critères d’admissibilité énoncés dans les PON. À mon avis, ce n’est pas le cas.

[39] En l’espèce, les PON établissent les critères à remplir pour qu’un candidat soit admissible à des prestations sous le régime du principe de Jordan. Si les PON donnent aussi des indications et des orientations sur le mode d’application de la politique, elles ne confèrent pas au Comité des appels le pouvoir discrétionnaire de modifier les conditions d’admissibilité de la politique ou de renoncer à les appliquer. Par conséquent, le Comité des appels n’a pas entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire lorsqu’il a conclu que le demandeur ne remplissait pas les critères d’admissibilité.

(3) Le caractère suffisant des motifs

[40] Le demandeur prétend aussi que le Comité des appels n’a pas suffisamment motivé sa décision. Il soutient que la question de savoir si la définition donnée par le Canada au principe de Jordan était excessivement étroite et contrevenait aux ordonnances contraignantes du TCDP était déterminante et qu’une analyse s’imposait à cet égard. En fait, la décision du Comité des appels est muette quant à la question de savoir si les restrictions liées à la résidence et l’inscription au titre de Loi sur les Indiens sont compatibles avec la directive répétée du TCDP voulant l’application immédiate du principe de Jordan à « tous les enfants des Premières Nations »; elle n’explique pas non plus comment ces critères sont pertinents pour l’évaluation, fondée sur les besoins et l’enfant d’abord, qui est requise conformément au principe de Jordan.

[41] Le demandeur soutient que le Comité des appels ne s’est pas penché sur ces questions, mais a plutôt traité le réexamen de l’appel du demandeur comme une question strictement liée à l’application de la définition déraisonnablement étroite du principe de Jordan par le Canada.

[42] À l’appui de sa position, le demandeur cite Vavilov et soutient que le fait qu’un décideur ne se penche pas sur une question importante met en doute le caractère raisonnable de la décision (Vavilov, aux paras 127‑128).

[43] Le demandeur s’appuie sur les ordonnances provisoires rendues par le TCDP à la suite de la décision du Comité des appels en l’espèce pour étayer sa position selon laquelle le Comité des appels a omis de se pencher sur une question essentielle. En février 2019, le TCDP a ordonné la tenue d’une nouvelle audience pour établir s’il devait prononcer d’autres ordonnances réparatrices touchant la définition du principe de Jordan par le Canada. Ce faisant, il a soulevé la préoccupation selon laquelle une définition fondée sur la Loi sur les Indiens présentait un risque considérable que certains enfants se voient refuser l’admissibilité au financement en fonction de critères discriminatoires tant historiques qu’actuels d’admissibilité du statut d’Indien inscrit au titre de la Loi sur les Indiens.

[44] En règle générale, seul le dossier de preuve soumis au décideur administratif est pertinent, et donc admissible en preuve, dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire. Par conséquent, les éléments de preuve postérieurs à la décision sont normalement non pertinents et donc inadmissibles (Tsleil‑Waututh Nation c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 128, au para 86). Il peut exister des exceptions à la règle, mais aucune ne s’applique en l’espèce.

[45] Le Comité des appels n’aurait pas pu tenir compte d’éléments de preuve ou de jurisprudence postérieurs à sa décision. On ne peut non plus reprocher au Canada de ne pas se conformer à ce que le demandeur suppose qu’une éventuelle ordonnance du TCDP pourrait contenir.

[46] Quoi qu’il en soit, le TCDP a refusé de définir qui est « enfant des Premières Nations », et a plutôt déclaré que le gouvernement et les intervenants sont mieux à même de prendre cette décision (Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations et autres c Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien) 2019 TCDP 7, aux para 20‑22 [TCDP 2019]; Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada c Canada (ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien), 2020 TCDP 20, aux para 321‑324) [TCDP 2020].

[47] Comme l’a reconnu le demandeur, la question a fait l’objet d’une audience devant le TCDP, la décision étant en délibéré au moment où le Comité des appels a rendu sa décision.

[48] Le Comité des appels était tenu de trancher la question préliminaire du respect des conditions d’admissibilité par le demandeur avant de passer à l’évaluation de l’égalité réelle ou de l’intérêt supérieur de l’enfant. C’est exactement ainsi qu’a procédé le Comité des appels.

[49] Au moment de la demande de financement fondée sur le principe de Jordan, l’article 3.1 de la version du 9 novembre 2018 des PON prescrivait que les services fournis au titre du principe de Jordan étaient offerts à trois catégories d’enfants autochtones ou des Premières Nations, catégories définies en termes non ambigus – on en est membre ou on ne l’est pas. Comme le Comité des appels n’a aucun pouvoir d’élargir ou de modifier les critères, l’argument du demandeur selon lequel la décision est déraisonnable au motif que le Comité des appels n’a pas débattu de la question centrale est sans fondement. Il est inutile de se prononcer sur les autres questions soulevées par le demandeur dans les circonstances.

(4) Caractère raisonnable de la politique d’admissibilité

[50] Même si mon analyse ci‑dessus devait être erronée, je suis d’avis que le demandeur n’a pas réussi à établir qu’il conviendrait d’annuler la décision du Comité des appels.

[51] En réalité, le demandeur veut que le Comité des appels, ou alors la Cour, fasse fi de la politique d’admissibilité et lui substitue son point de vue à lui. Il importe de garder à l’esprit que les critères d’admissibilité n’ont pas été établis par le Canada à lui seul, mais plutôt en consultation avec les gouvernements des Premières Nations et avec d’autres intervenants, comme l’explique Mme Leila Gillis, directrice par intérim, Principe de Jordan à Services aux Autochtones, dans son affidavit déposé en réponse à la demande :

[traduction]

27. Il est raisonnable et souhaitable que le Canada élabore et applique une politique définissant les personnes admissibles à du financement au titre du principe de Jordan. La politique d’admissibilité garantit l’application cohérente du principe de Jordan, et veille à ce que les ressources voulues soient acheminées à ceux censés bénéficier de ce principe. Elle permet également un triage équitable et efficace des demandes au titre du principe de Jordan, de manière à ce que les demandes urgentes puissent être traitées dans les 12 heures et toutes les autres dans les 48 heures. Enfin, la politique d’admissibilité fournit une définition pratique du concept d’« enfant des Premières Nations », fruit de discussions approfondies, des décisions du TCDP à ce jour et de considérations politiques, comme le rôle du statut d’Indien inscrit et de la résidence par rapport à la plupart des programmes fédéraux. Pour les mêmes raisons, il est également raisonnable d’évaluer avant tout les exigences énoncées dans la Politique d’admissibilité avant de passer à l’évaluation de l’égalité réelle ou de l’intérêt supérieur de l’enfant.

[52] Une distinction essentielle est à faire entre d’une part la contestation de la politique gouvernementale en soi, et d’autre part la demande de contrôle judiciaire de l’application de cette politique à un demandeur. En l’espèce, le demandeur efface cette distinction et prétend que le même niveau de déférence s’applique aux deux questions. Je ne suis pas d’accord.

[53] Une cour de révision doit faire preuve d’un très haut degré de déférence envers les choix politiques discrétionnaires de l’exécutif, qui s’appuient tant sur des considérations économiques que sur d’autres aspects complexes d’intérêt public. Dans l’arrêt Maple Lodge Farms c Canada, [1982] 2 RCS 2 [Maple Lodge], la Cour suprême a conclu que s’il y a ingérence dans une telle décision, le pouvoir discrétionnaire doit avoir été exercé de mauvaise foi, pour un motif caché ou sans tenir compte des principes de justice naturelle, ou encore en s’appuyant sur des facteurs pour la plupart sans pertinence.

[54] Plus récemment, la Cour d’appel fédérale a confirmé dans l’arrêt Première Nation des Hupacasath c Canada (Affaires étrangères et Commerce international Canada), 2015 CAF 4 au para 67, que le critère dégagé dans l’arrêt Maple Lodge est compatible avec l’analyse relative à la norme de contrôle énoncée dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9.

[55] Bien que le contrôle d’une politique discrétionnaire s’inscrive sous l’égide de la norme de la décision raisonnable, la cour de révision accordera au décideur « une très grande latitude » : Hupacasath, au para 67. Une décision n’est déraisonnable que si elle est prise de mauvaise foi, en fonction de facteurs inappropriés ou étrangers à l’objet de la loi, ou si elle est irrationnelle, incompréhensible ou découle de l’exercice abusif d’un pouvoir discrétionnaire : Malcolm c Canada (Pêches et Océans), 2014 CAF 130, au para 35.

[56] Le principe de Jordan a été établi en premier lieu pour fournir un financement et des services gouvernementaux aux enfants des Premières Nations, et en deuxième lieu pour régler les conflits de compétence. Afin de donner effet au principe de Jordan, Services aux Autochtones a élaboré la politique d’admissibilité, en discussion avec les parties aux instances du TCDP, politique utilisée pour décider quels enfants sont admissibles au financement en vertu de ce principe. La politique d’admissibilité n’est pas le fruit d’une loi ou d’un règlement, mais plutôt un choix politique clair. Par conséquent, l’éventail des issues raisonnables possibles est large.

[57] L’élaboration de critères d’admissibilité à la prestation de services aux Autochtones est un enjeu complexe. Services aux Autochtones doit jouir d’une grande latitude dans l’élaboration d’une politique d’admissibilité, et rien ne donne à croire que l’organisme n’a pas tenu compte de questions clés, qu’il a mal interprété la loi ou qu’il a élaboré la politique de façon irrationnelle. Bien au contraire, la politique d’admissibilité continue d’être élaborée en réponse aux ordonnances du TCDP, aux discussions avec les intervenants et aux besoins des Premières Nations. Toute politique exige qu’on fixe parfois des bornes, sans quoi, elle ne serait d’aucune utilité pour ceux qui en ont besoin.

[58] Une décision purement de politique ne peut être annulée qu’à condition d’être fautive à l’extrême. Le dossier partiel dont je dispose me convainc que la politique n’est pas déraisonnable et n’est certainement pas fautive à l’extrême.

IV. Conclusion

[59] Pour les motifs ci‑dessus et ceux exposés aux paragraphes 16 à 49 de l’exposé des faits et du droit du défendeur, que j’adopte et reprends à mon compte, je conclus que la demande doit être rejetée. L’avocat du demandeur a concédé à l’audience que si la Cour conclut que la politique est raisonnable, la décision du Comité des appels l’est également. Ayant conclu que la politique est raisonnable, je suis convaincu que le processus décisionnel du Comité des appels a été transparent et intelligible et que sa décision s’inscrit dans les issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

V. Dépens

[60] Les dépens suivent normalement l’issue de la cause. Toutefois, en l’espèce, le défendeur ne demande pas les dépens, et par conséquent, aucuns ne seront adjugés.


JUDGMENT DANS LE DOSSIER T‑341‑19

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans frais.

« Roger R. Lafreniѐre »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑341‑19

 

INTITULÉ :

COOPER MALONE, UN MINEUR, PAR SA TUTRICE À L’INSTANCE, JERI MALONE c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR vidÉoconfÉrence DEPUIS Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 AOÛT 2020

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :

LE JUGE LAFRENIÈRE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 8 FÉVRIER 2021

 

COMPARUTIONS :

Morgan Rowe

 

POUR LE demandeur

 

Sarah Dawn Norris

Fraser Harland

 

POUR LE défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck, LLP/s.l.r.

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE demandeur

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE défendeur

 

 

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