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Date : 20030624

Dossier : T-436-03

Référence : 2003 CFPI 776

ENTRE :

            CHRISTOPHER LEBLANC, JOANNE BEAULIEU, STEPHANE BEAULIEU,

                    STEVEN FARROW par sa tutrice à l'instance JOANNE BEAULIEU

                                                                                                                                        demandeurs

                                                                             et

                          SA MAJESTÉ LA REINE, JO HAUSER, LILETH GERVAIS,

                                                             RANDALL KLOTZ

                                                                                                                                          défendeurs

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

MADAME LA PROTONOTAIRE TABIB

[1]                Il s'agit d'une requête qu'ont présentée les défendeurs en vue d'obtention d'une ordonnance portant radiation de la déclaration des demandeurs conformément aux alinéas 221a), c) et f) des Règles de la Cour fédérale 1998.

[2]                Plus particulièrement, les défendeurs Jo Hauser, Lileth Gervais et Randall Klotz soutiennent que la Cour n'a pas compétence pour entendre la cause d'action qui a été invoquée à tort contre eux, et tous les défendeurs soutiennent que l'action des demandeurs est sans fondement, frivole et vexatoire et qu'il s'agit d'un abus de procédure à cause de l'irrecevabilité résultant de l'identité des questions en litige et qu'il s'agit également d'une attaque indirecte contre le jugement de la Cour d'appel de l'Ontario dans l'affaire Robb, Rintoul et Farrow c. Canadian Red Cross Society (CRCS), Ontario et al., [2001] O.J. no 4605.

I.           Les faits

[3]                Le principal demandeur, Christopher Leblanc (auparavant Christopher Farrow), était atteint d'une affection héréditaire du sang connue sous le nom d'hémophilie B ou hémophilie liée à un déficit en facteur IX. En raison de cette affection, le demandeur devait recevoir régulièrement en guise de traitement un produit biologique appelé concentré de facteur IX, fabriqué à partir de pools de sang total ou de plasma recueilli par la Société canadienne de la Croix-Rouge (SCCR) auprès de donneurs volontaires au Canada. Le procédé de fabrication qui était employé par les entreprises de fractionnement du sang liées par contrat avec la SCCR consistait à extraire du plasma de petites quantités de facteur IX et d'autres facteurs de coagulation. Tous les lots de facteur IX extraits commercialement étaient fabriqués à partir de plusieurs milliers d'unités de sang total.

[4]                Dès l'automne 1984, les membres avertis de la collectivité médicale savaient que l'infection par le virus de l'immunodéficience humaine (VIH) était transmissible par le sang, notamment par les concentrés de facteurs de coagulation tels que le facteur IX et que les hémophiles qui utilisaient ces produits couraient le risque d'être infectés par le VIH.

[5]                À l'automne 1984, il a été établi que le traitement thermique des concentrés de facteurs de coagulation tels que le facteur IX permettait d'inactiver le VIH. À la suite de cette découverte, un bureau de Santé Canada, le Bureau des produits biologiques (BPB), a émis une directive à la SCCR le 16 novembre 1984, indiquant qu'il n'y avait plus lieu d'utiliser des concentrés de facteurs non chauffés et exigeant que le passage aux concentrés chauffés se fasse le plus rapidement possible.

[6]                Le Comité canadien du sang (CCS) a été créé en 1981. Il s'agissait d'un comité composé de représentants des provinces, des territoires et du gouvernement fédéral servant de lieu d'échange pour le développement de politiques et l'établissement des budgets, incluant la supervision du budget de la SCCR. À l'initiative du CCS, une conférence consensuelle de tous les acteurs clés dans l'industrie des produits sanguins a été convoquée à la fin de 1984 afin de discuter de la directive du BPB et de sa mise en oeuvre.


[7]                Les délibérations du CCS, à l'époque pertinente, ont été enregistrées sur cassettes audio, et une transcription intégrale a été préparée à partir de laquelle le compte rendu des décisions a été élaboré. En 1989, le CCS a modifié cette pratique. Il a donné l'ordre d'effacer tous les enregistrements existants des réunions antérieures et de détruire toutes les transcriptions. Par la suite (au moment où les demandeurs introduisaient l'action devant la Cour de l'Ontario à laquelle il est fait référence ci-dessous), les procès-verbaux des décisions prises par le CCS constituaient la seule source documentaire existante au sujet des délibérations du CCS.

[8]                La mise sur le marché du concentré de facteur IX chauffé pour les hémophiles canadiens nécessitait non seulement la mise en place de mesures de transition par la SCCR, mais aussi la délivrance, par le BPB, d'un avis de conformité pour le concentré de facteur IX chauffé. En vertu des lois applicables, une entreprise pharmaceutique ne peut ni vendre, ni distribuer un nouveau médicament (tel que le concentré de facteur IX chauffé) avant que le BPB ait vérifié son innocuité et son efficacité et qu'il ait délivré un avis de conformité pour ce nouveau médicament. C'est le fabricant, c'est-à-dire, dans la présente affaire, l'entreprise américaine de fractionnement liée par contrat avec la SCCR, qui devait déposer une demande d'avis de conformité pour le concentré de facteur IX. Bien qu'une demande d'avis de conformité ait été déposée en juillet 1984 pour le concentré de facteur IX, le BPB n'a délivré l'avis de conformité que le 10 avril 1985.

[9]                Le premier concentré de facteur IX chauffé fabriqué aux États-Unis est arrivé au Canada le 30 mai 1985 et a été distribué pour la première fois par la SCCR au début du mois de juillet 1985.

[10]            Christopher Leblanc a dû recevoir un traitement faisant appel au concentré de facteur IX entre le 26 avril et le 14 mai 1985; il a reçu un concentré de facteur IX non chauffé. En mars 1986, on a découvert qu'il avait été infecté par le VIH.

II.         La poursuite en Ontario

[11]            En 1992, les demandeurs ont entrepris en Ontario une action contre la SCCR et le gouvernement de l'Ontario[1]. Il s'agissait de l'une des trois actions fondées sur la négligence, les autres demandeurs étant Wayne Robb et Gray Rintoul. La Couronne du chef du Canada (Canada) n'était pas l'un des défendeurs dans l'action devant la Cour de l'Ontario car les demandeurs avaient accepté les compensations du Canada en vertu d'un plan sans égard à la faute connu sous le nom de Régime d'aide extraordinaire en échange d'une quittance pour toutes réclamations pouvant être liées de quelque façon que ce soit à une contamination au VIH. Toutefois, tant la SCCR que l'Ontario ont demandé que le Canada soit mis en cause afin qu'il les indemnise au sujet de toute responsabilité qu'ils pourraient avoir eue à l'égard des défendeurs.


[12]            Dans leur action, les demandeurs ont allégué, entre autres choses, que la SCCR et l'Ontario avaient manqué à leur obligation de diligence en retardant la distribution du F-IX chauffé au Canada. Plus particulièrement, ils soutenaient que la SCCR avait volontairement retardé la distribution du F-IX pour des considérations de portée financière liées au fait qu'elle aurait eu à détruire les inventaires existants de F-IX non chauffé et en tenant pour acquis que les demandeurs, tout comme les autres personnes dans la même situation, avaient déjà été exposés au VIH. Ils allèguent également que l'Ontario et la SCCR se trouvaient dans une situation de mandant et de mandataire et que, de ce fait, l'Ontario devait être tenue responsable de la négligence de la SCCR.


[13]            Un peu avant le début du procès, les demandeurs ont demandé l'autorisation de modifier leur demande pour ajouter, contre l'Ontario, une réclamation s'appuyant sur le délit de destruction de la preuve. Cette réclamation s'appuie sur l'allégation que l'Ontario, à titre de membre du CCS, aurait ordonné au secrétariat du CCS de détruire les bandes audio et les transcriptions des délibérations du CCS antérieures à 1989 afin de dissimuler les fautes commises par des représentants du gouvernement au sujet du programme canadien de transfusion sanguine. De manière significative, les demandeurs n'ont pas tenté de faire valoir la prétention relative à l'altération de preuve contre le Canada. Le juge des requêtes l'a accueillie favorablement, mais sa décision a été annulée en appel par la Cour divisionnaire. Cela s'est produit à la même époque où la Cour d'appel de la Colombie-Britannique rendait sa décision dans l'affaire Endean c. Canadian Red Cross Society (1998), 48 B.C.L.R. (3d) 90, et a décidé que la destruction de la preuve ne faisait que donner naissance à une règle de preuve créant une présomption à l'encontre de la partie coupable d'une telle destruction sans toutefois constituer un délit indépendant. En s'appuyant sur l'affaire Endean, la Cour divisionnaire a décidé que les demandeurs pouvaient soulever la question de la destruction de la preuve à titre de règle de preuve mais qu'ils ne pouvaient invoquer la destruction de la preuve en tant que cause d'action contre l'Ontario. Cette décision a été prononcée la veille du début du procès, et les demandeurs ont procédé à l'instruction sur cette base.

[14]            Le jugement a été prononcé en juin 2002[2]. Les conclusions du juge de première instance pertinentes en l'espèce peuvent être résumées de la façon suivante :

-           la SCCR a retardé indûment la transition vers le F-IX chauffé afin d'épuiser ses réserves de produits non chauffés;    

-           la SCCR aurait dû intervenir auprès du BPB afin d'accélérer l'émission de l'avis de conformité et son omission a retardé la disponibilité du F-IX pour les défendeurs;

-           le BPB a été négligent en n'émettant pas l'avis de conformité dans les plus brefs délais tenant compte des circonstances;

-           les demandeurs ont été contaminés au VIH entre le 26 avril 1985 et le 14 mai 1985, à une époque où le F-IX chauffé aurait pu être disponible au Canada pour les hémophiles si la SCCR et le BPB n'avaient pas manqué à leurs obligations mentionnées ci-dessus;

-           la SCCR n'était pas la mandataire de l'Ontario et, de ce fait, l'Ontario n'est pas responsable de la négligence de la SCCR;


-           il n'a pas été prouvé que les bandes audio et les transcriptions des délibérations du CCS aient jamais été en possession de l'Ontario. Le secrétariat du CCS était constitué d'employés du Canada et, de ce fait, n'était pas sous le contrôle de l'Ontario. Il n'existe donc aucune preuve que l'Ontario aurait détruit la preuve.

[15]            Le juge de première instance a donc rejeté l'action contre l'Ontario, condamné la SCCR à payer des dommages-intérêts aux demandeurs et a tenu le Canada responsable d'indemniser la SCCR dans une proportion de 25 p. 100 des dommages-intérêts octroyés aux défendeurs.

[16]            Le jugement de première instance a fait l'objet d'appels et d'appels incidents. Entre-temps, la Cour d'appel de l'Ontario avait décidé, dans l'affaire Spasic Estate c. Imperial Tobacco (2000), 49 O.R. (3d) 699, que l'on pouvait permettre à une demande en dommages-intérêts s'appuyant sur le délit indépendant de destruction de la preuve de faire instruire l'affaire. Prenant en considération que la question de la destruction de la preuve avait fait l'objet d'une étude approfondie au procès et qu'il existait un dossier factuel à ce sujet et prenant en compte les changements en droit reflétés par la décision Spasic, les défendeurs ont obtenu la permission d'inclure, dans leur appel incident, des réclamations précises contre l'Ontario au sujet du délit de destruction de la preuve[3].


[17]            Dans un long jugement élaboré, la Cour d'appel de l'Ontario a passé en revue la preuve soumise lors du procès à l'encontre des conclusions tirées par le juge de première instance et elle a renversé la décision du juge de première instance eu égard à la responsabilité de la SCCR et du Canada. Les appels incidents des demandeurs ont été rejetés.

[18]            La Cour d'appel a tiré les conclusions suivantes :

-           la SCCR n'avait pas l'obligation de tenter d'accélérer le processus d'émission de l'avis de conformité du F-IX chauffé et, de plus, il n'a pas été prouvé qu'elle aurait pu le faire;

-           le BPB n'a pas été négligent dans sa manière de traiter la demande d'avis de conformité, on ne lui a pas demandé de passer outre aux exigences réglementaires et il ne pouvait non plus le faire;

-           les demandeurs n'ont pas eu à subir de délai déraisonnable quant à la disponibilité du F-IX chauffé une fois que l'avis de conformité a été émis et que le F-IX est devenu disponible au Canada;

-           ainsi, peu importe que la SCCR ait eu l'intention, à la fin de 1984 ou au début de 1985, de retarder la transition vers le F-IX chauffé afin d'épuiser ses réserves de produits non chauffés, dans les faits cela n'a pas engendré de délai quant à la disponibilité du F-IX chauffé;

-           les demandeurs n'ont pas prouvé les dates où ils ont été contaminés. Par conséquent, même si les conclusions du juge de première instance avaient été maintenues en ce qui a trait à la négligence de la SCCR, les demandeurs n'ont pu prouver que cette négligence était la cause de leur contamination au VIH;


-           les conclusions du juge de première instance au sujet de la destruction de la preuve ont été confirmées.

[19]            La demande de pourvoi en Cour suprême du Canada de la décision de la Cour d'appel de l'Ontario a été refusée le 5 septembre 2002.

III.        La procédure en l'espèce

[20]            Les trois défendeurs particuliers étaient, en 1989, des employés du gouvernement fédéral détachés au secrétariat du CCS. Les demandeurs allèguent, dans leur déclaration, que ces trois défendeurs ont pris l'initiative et ont exécuté la décision du CCS de détruire les bandes audio et les transcriptions des délibérations du CCS. Les demandeurs allèguent que, n'eut été de la destruction des bandes audio et des transcriptions, ils auraient pu faire confirmer la décision de première instance par la Cour d'appel de l'Ontario. Dans la procédure en l'espèce, les demandeurs réclament des dommages-intérêts (égaux aux dommages-intérêts accordés par le juge de première instance en Ontario) contre les trois défendeurs particuliers pour les délits d'actions fautives en tant que titulaires d'une charge publique, pour atteinte directe, faute et pour manquement à leurs obligations fiduciaires. Les demandeurs réclament également des dommages-intérêts de la part du Canada en raison de sa participation à titre de membre du CCS et en tant que responsable du fait des défendeurs particuliers.

[21]            Les demandeurs allèguent qu'ils avaient droit à la conservation des dossiers conformément à la Loi sur l'accès à l'information, L.C. 1980-81-82-83, ch. 111 (telle qu'elle existait en 1989) (la LAI) et à la Loi sur les Archives nationales du Canada, L.R.C. 1985, ch. 1 (3e Supp.) (la LANC), et que les défendeurs ont manqué à leurs obligations en vertu de ces lois lorsqu'ils ont détruit les documents. Les demandeurs allèguent également que, puisque le rôle du CCS consistait à assurer la sécurité du système des produits sanguins, il possédait de ce fait, vis-à-vis les personnes dépendant de ce système, une obligation fiduciaire de conserver les dossiers afin de permettre l'examen de l'exécution correcte du mandat du CCS. Les demandeurs prétendent que le CCS et les membres de son personnel sont responsables des dommages causés en raison des manquements à leurs obligations fiduciaires.

IV.        La question de la compétence

[22]            Le critère applicable afin de décider si la Cour fédérale du Canada a compétence pour entendre une affaire a été succinctement énoncé par la Cour suprême du Canada dans l'affaire ITO-International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronic Inc., [1986] 1 R.C.S. 752, à la page 766, où la Cour déclare :

1.        Il doit y avoir une attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral.

2.        Il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l'attribution légale de compétence.

3.        La loi invoquée dans l'affaire doit être une « loi du Canada » au sens où cette expression est employée à l'article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867.

[23]            Le premier volet est respecté en raison de l'alinéa 17(5)b) de la Loi sur la Cour fédérale. Afin de se conformer au deuxième et au troisième volets du critère, les demandeurs ont rédigé leur demande non pas comme une allégation de délit de destruction de la preuve, ce qui, si le délit était avéré, représenterait un délit de common law qui relèverait de la compétence que la constitution reconnaît aux provinces, mais plutôt comme une allégation d'atteinte directe, de négligence, d'actions fautives en tant que titulaire d'une charge publique et pour manquement aux obligations fiduciaires créées par la LAI, la LANC et le mandat du CCS.

[24]            La Cour a déjà décidé qu'un présumé abus d'un pouvoir émanant d'une loi fédérale par un fonctionnaire fédéral, ou un présumé manquement à une obligation créée par une loi fédérale n'était pas en soi suffisant pour respecter le deuxième volet du critère concernant la compétence de la Cour. (Voir Hendricks c. Fairweather et Canada (1991), 45 F.T.R. 171; Nichols c. R., [1980] 1 C.F. 646; Robinson c. Canada, [1996] 2 C.F. 624, (1996), 120 F.T.R. 157.) Les droits émanant d'un tel abus de pouvoir ou d'un tel manquement aux obligations prévues par la loi, incluant les actions fautives en tant que titulaire d'une charge publique, proviennent plutôt « du droit provincial en matière de responsabilité délictuelle » [4].


[25]            Le deuxième volet du critère contenu dans l'affaire ITO se rapporte au « cadre législatif détaillé » d'une loi fédérale, en vertu duquel le demandeur possède des droits particuliers et qui prévoit les modalités d'exercice de ces droits, de sorte que la cause d'action elle-même doit découler de la loi fédérale. (Voir Oag c. Canada, [1987] 2 C.F. 511; Kigowa c. Canada, [1990] 1 C.F. 804.)

[26]            Si les demandeurs avaient eux-mêmes présenté une demande d'accès pour obtenir les bandes audio et les transcriptions du CCS en vertu de la LAI, avant la destruction de ces dossiers, ils auraient peut-être pu justifier d'un droit particulier leur permettant d'avoir accès à ces documents, le tout conformément au cadre législatif détaillé établi par la LAI. En tout état de cause, les demandeurs n'ont pas allégué un tel fait, et l'avocat des demandeurs a confirmé, au cours de l'audience portant sur la présente requête, que bien qu'une demande d'accès soit pendante au moment de la destruction des documents, cette demande ne provenait pas des demandeurs.


[27]            L'objet de la LAI est d' « élargir l'accès aux documents de l'administration fédérale » (art. 2 de la Loi). Le droit d'accès ne doit pas être confondu avec le droit à la conservation des documents. Le droit d'une personne à l'accès aux documents du gouvernement en vertu de la LAI émane seulement des demandes présentées conformément à l'article 4 et se rapporte uniquement aux documents qui sont alors en possession de l'administration fédérale. Les dossiers du CCS ont été détruits avant que les demandeurs n'en fassent la demande. Une fois détruits, ils ne sont plus sous le contrôle du CCS et, dès lors, ils ne sont plus assujettis à la LAI. Les demandeurs n'ont jamais acquis aucun droit conformément à la LAI, et les défendeurs n'avaient aucune obligation particulière envers les demandeurs en vertu de la Loi. Le fait que d'autres personnes aient demandé copie des documents, aient acquis des droits et qu'il existe des obligations du CCS à leur égard en vertu de la LAI n'aide en rien les demandeurs : il n'existe quant à eux aucune cause raisonnable d'action émanant d'une loi fédérale et pouvant s'appuyer sur la LAI.

[28]            Le fait d'invoquer la LANC n'aide pas davantage les demandeurs afin que leur allégation contre les défendeurs particuliers relève de la compétence de ce tribunal. Le paragraphe 5(1) de la LANC interdit la destruction de dossiers sous le contrôle de l'administration fédérale sans le consentement de l'Archiviste national du Canada. L'objet explicite de la LANC consiste à conserver les documents d'importance nationale pour des fins d'archivage et non pas afin de faciliter la préservation de la preuve en cas de litige. Les obligations créées par la LANC sont de nature publique uniquement. Tel que l'a décidé la Cour fédérale section d'appel, dans l'affaire Pacific Western Airlines c. La Reine, [1980] 1 C.F. 86, aux pages 88-89 :

Ces dispositions font, de toute évidence, partie de la législation fédérale applicable, mais elles ne sont d'aucun secours pour les appelantes car les causes d'actions que révèle la déclaration, dans la mesure où elles se fondent sur ces dispositions, ne constituent pas des causes raisonnables d'action. À mon avis, la Division de première instance a conclu à bon droit que dans la mesure où ces textes créent des obligations, la Loi sur l'aéronautique et le Règlement de l'Air, invoqués par les appelantes ne créent que des obligations publiques dont la violation n'ouvre aucune voie de recours directe aux particuliers qui pourraient en souffrir.

[29]            Je conclus donc que la Cour n'a pas compétence concernant la demande présentée par les demandeurs à l'encontre des défendeurs particuliers.

V.         Attaque indirecte, préclusion pour même question en litige et abus de procédure

[30]            Les défendeurs conviennent que, peu importe mes conclusions quant à la compétence de la Cour concernant la poursuite intentée contre des défendeurs particuliers, les poursuites contre le Canada, en ce qui a trait à sa responsabilité directe ainsi qu'à sa responsabilité du fait d'autrui, sont de la compétence de ce tribunal conformément à la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif. Je dois donc décider si l'action doit être rejetée, conformément aux alinéas 221a), c) et f) des Règles, en raison de la préclusion pour même question en litige, des principes de l'attaque indirecte ou des principes plus généraux de l'abus de procédure. Je dois tout d'abord mentionner que, dans leur déclaration, les demandeurs font référence aux jugements rendus dans l'action devant la Cour de l'Ontario, tant en première instance qu'en Cour d'appel. Ces décisions font donc partie du dossier, et je peux en prendre connaissance dans le cadre de la présente requête (Apotex inc. c. Merck & Co. (1999), 167 F.T.R. 59; Weber c. Canada (Public Service Commission), [1989] F.C.J. no 236).

A.         L'attaque indirecte


[31]            Je suis d'avis que la doctrine de l'attaque indirecte ne trouve pas application en l'espèce. La règle de l'attaque indirecte s'applique lorsqu'une partie tente de contourner les voies normales du processus administratif ou de l'appel mises en place afin de contester un jugement ou une décision administrative en entamant une procédure distincte. Dans la présente affaire, les demandeurs ont épuisé tous les moyens d'appel existants à l'encontre de la décision de la Cour d'appel de l'Ontario. Bien que l'action entreprise devant la Cour ne peut être couronnée de succès sans un réexamen des questions décidées par la Cour d'appel de l'Ontario, les demandeurs ne demandent pas de modifier le résultat de l'action devant la Cour de l'Ontario car ils n'essaient pas d'obtenir une condamnation contre la SCCR ou l'Ontario.

B.         La préclusion pour même question en litige

(1)         Définition

[32]            L'application du principe de préclusion pour même question en litige dans la présente affaire soulève certaines difficultés. Le principe de préclusion fondée sur une même question en litige et celui de la préclusion fondée sur l'action sont deux variantes de la doctrine de la chose jugée ou de la préclusion per rem juricatem. Alors que la préclusion fondée sur l'action s'applique à l'ensemble de la cause d'action décidée dans une instance antérieure, comprenant tous les faits qu'il faudrait prouver afin de soutenir les allégations des demandeurs, la préclusion pour même question en litige s'applique à n'importe quel fait substantiel décidé dans le cadre de l'ensemble de la cause d'action :


Traditionnellement, on définit la cause d'action comme étant tous les faits que le demandeur doit prouver, s'ils sont contestés, pour étayer son droit d'obtenir jugement de la cour en sa faveur : Poucher c. Wilkins (1915), 33 O.L.R. 125 (C.A.). Pour que le demandeur ait gain de cause, chacun de ces faits (souvent qualifiés de faits substantiels) doit donc être établi. Il est évident que des causes d'action différentes peuvent avoir en commun un ou plusieurs faits substantiels. En l'espèce, par exemple, l'existence d'un contrat de travail est un fait substantiel commun au recours administratif et à l'action pour congédiement injustifié intentée au civil par l'appelante. L'application de la préclusion découlant d'une question déjà tranchée signifie simplement, dans le cas où le tribunal judiciaire ou administratif compétent a conclu, sur le fondement d'éléments de preuve ou d'admissions, à l'existence (ou à l'inexistence) d'un fait pertinent - par exemple un contrat de travail valable -, cette même question ne peut être débattue à nouveau dans le cadre d'une instance ultérieure opposant les mêmes parties. En d'autres termes, la préclusion vise les questions de fait, les questions de droit ainsi que les questions mixtes de fait et de droit qui sont nécessairement liées à la résolution de cette « question » dans l'instance antérieure. (Danyluk c. Ainsworth Technologies [2001] 2 R.C.S. 460, aux pages 489 et 490.)

[33]         Les critères d'existence de la préclusion pour même question en litige sont les mêmes que ceux de la préclusion fondée sur l'action : 1) la même question a déjà été tranchée; 2) la décision judiciaire ayant créé la préclusion était finale, et 3) les parties en cause ou leurs ayants droit étaient les mêmes que dans la procédure donnant lieu à la préclusion (Angle c. Ministre du revenu national, [1975] 2 R.C.S. 248, à la page 254). Aucune question n'est soulevée quant à l'application du deuxième volet du critère, la décision de la Cour d'appel de l'Ontario est devenue finale à la suite de la demande de pourvoi refusée par la Cour suprême. Les premier et troisième volets du critère doivent être examinés plus attentivement.

(2)           Identité des questions

[34]         Les défendeurs font valoir que les questions suivantes, importantes tant pour l'action devant la Cour de l'Ontario que pour la présente cause, ont été décidées par la Cour d'appel de l'Ontario :

-              sans égard aux intentions de la SCCR en décembre 1984 concernant d'éventuels délais dans la distribution du F-IX chauffé afin d'écouler l'inventaire de F-IX non chauffé, dans les faits, le F-IX chauffé a été distribué aussitôt qu'il a été disponible, et ce, bien qu'il ait existé encore un inventaire de F-IX non chauffé;


-              sans égard à la conduite de la SCCR, le F-IX chauffé n'a pu être distribué au Canada avant le 30 mai 1985 en raison des exigences réglementaires canadiennes et américaines, ce qui était hors de tout contrôle de la SCCR;

-              les demandeurs n'ont pas prouvé à quelle date ils ont été contaminés et, de ce fait, n'ont pu établir que cette contamination a été causée par un quelconque délai;

-              il n'existe aucune preuve de destruction de la preuve.

[35]         Je suis d'accord avec les arguments des défendeurs concernant les trois premières questions. Les conclusions de fait tirées par la Cour d'appel de l'Ontario portaient sur le lien de causalité, et cela a eu pour effet de vouer l'action des demandeurs à l'échec. Afin de réussir dans la présente action, les demandeurs doivent établir qu'ils possèdent des éléments de preuve de tous les éléments requis afin d'obtenir un jugement contre la SCCR, incluant le lien de causalité et les dommages-intérêts, et que le seul élément manquant était la preuve de la volonté délibérée de la SCCR de retarder la distribution du F-IX chauffé qui aurait pu se trouver dans les documents détruits. Les questions, qui consistent à savoir ce qui a occasionné les retards dans la distribution du F-IX chauffé au Canada et si la contamination des demandeurs s'est produite à un moment où les délais auraient pu être évités, sont identiques dans les deux procédures.

[36]         En ce qui concerne la destruction de la preuve, la Cour d'appel de l'Ontario répète et appuie sans réserve les motifs du juge de première instance (aux paragraphes [207] et [208] de la décision de la Cour d'appel) :


[TRADUCTION]

Il n'existe pas de preuve admissible permettant de soutenir la conclusion que l'Ontario a détruit la preuve. Les demandeurs n'ont pas prouvé que les bandes audio et les transcriptions préparées par le secrétariat ou le CCS aient jamais été en possession de l'Ontario. La preuve indique plutôt le contraire. Le secrétariat est composé d'employés du Canada. Ces employés n'étaient pas sous le contrôle de l'Ontario.                                                  


[37]         Il semble clair que la décision portait uniquement sur le rôle de l'Ontario dans la destruction des documents, excluant de façon explicite le rôle du Canada à titre d'employeur des membres du secrétariat qui avaient la possession et le contrôle des documents. Je suis consciente que la doctrine concernant la préclusion pour même question en litige ne se limite pas aux questions qui ont été particulièrement abordées, mais qu'elle s'étend également à toutes les questions qui auraient pu ou qui auraient dû être soumises par les parties dans l'exercice d'une diligence raisonnable (Grandview (ville de) c. Doering, [1976] 2 R.C.S. 621). Toutefois, je ne suis pas en mesure de décider, en m'appuyant uniquement sur les motifs du jugement des cours de l'Ontario, que la question de la destruction des documents par le Canada aurait pu ou aurait dû être soumise devant les cours de l'Ontario. Gardant à l'esprit que les demandeurs ont d'abord été dans l'impossibilité de présenter un acte de procédure à l'égard de la destruction en tant que délit indépendant contre l'Ontario et qu'ils n'ont pu le faire qu'au moment de l'appel interjeté à l'encontre du jugement définitif, en s'appuyant sur le dossier tel qu'il existait à ce moment, je doute sérieusement que les demandeurs auraient pu modifier leur procédure afin d'inclure le Canada à titre de défendeur principal au sujet de la question de la destruction de la preuve afin de prouver l'implication du Canada dans une telle destruction de la preuve. Je considère donc que la question de la destruction de la preuve par le Canada demeure une question non résolue entre les demandeurs et les défendeurs, mais que les questions de l'obligation de diligence et du lien de causalité sont identiques aux questions soulevées dans la présente procédure.

(3)           Identité des parties « ou de leurs ayants droit »

[38]         Les demandeurs et le défendeur Canada étaient tous les deux parties à l'action devant la Cour de l'Ontario, quoiqu'il n'existait pas entre eux de relation directe de demandeur et de défendeur. Le Canada a été appelé à titre de tiers mis en cause par l'Ontario et la SCCR. Toutefois, selon les demandeurs, le Canada a choisi de se défendre contre l'action tiers mis en cause et ne s'est pas défendu contre l'action principale des demandeurs. Les défendeurs font valoir qu'ils étaient vulnérables, dans le cadre de l'action devant la Cour de l'Ontario, car (comme cela s'est avéré dans le jugement de première instance) si l'Ontario et la SCCR étaient trouvés responsables envers les demandeurs, le Canada serait lié par cette décision à titre de tiers mis en cause et pourrait être condamné à dédommager un défendeur ou les deux selon les conclusions du jugement dans l'action principale. Cela, d'après eux, faisait d'eux des parties à l'action devant la Cour de l'Ontario ou, à tout le moins, des « ayant droit » dans la cause.


[39]         Les demandeurs, dans leurs plaidoiries écrites, ont présenté une surprenante proposition soutenant que le tiers mis en cause serait lié par les résultats de l'action principale mais qu'il n'y aurait pas de réciprocité, en ce que les demandeurs seraient libres, dans une poursuite ultérieure contre le tiers mis en cause, de corriger les lacunes dans la preuve de ce dernier et pourraient ainsi espérer un meilleur résultat que dans la première action. Cet argument s'appuie sur le paragraphe 29.05(5) des Règles de procédure civile de l'Ontario lequel stipule ce qui suit : « Le tiers mis en cause qui ne remet pas de défense principale est lié par l'ordonnance ou la décision rendue dans l'action principale opposant le demandeur et le défendeur qui a présenté la mise en cause. » Les demandeurs soutiennent que, parce que le paragraphe prévoit que le tiers mis en cause est lié par la décision sans toutefois mentionner que le demandeur est lié par cette même décision, il faut alors conclure que le demandeur n'est pas, quant à lui, lié par la décision. L'argument des demandeurs est intenable. Je lis le paragraphe 29.05(5) comme une règle régissant la relation entre le défendeur dans l'action principale et le tiers mis en cause. Parce que le recours de l'auteur de la mise en cause à l'encontre d'un tiers mis en cause dépend du succès de l'action principale, le tiers ne peut pas, à l'encontre de l'auteur de la mise en cause, nier les conclusions de l'action principale en évitant tout simplement de présenter une défense. Cette règle n'est d'aucune utilité afin de décider s'il y a chose jugée entre le demandeur et le tiers mis en cause qui n'a pas présenté de défense à l'encontre de l'action principale.

[40]         Les parties n'ont soumis aucune jurisprudence sur la question du lien de droit entre un demandeur et un tiers mis en cause dans le contexte de la préclusion pour même question en litige. La Cour suprême du Canada dans l'affaire Danyluk, précitée, a émis les commentaires suivants concernant l'identité des parties et le lien de droit (page 491) :


Cette condition garantit la réciprocité. Si elle ne s'appliquait pas, un tiers aux procédures antérieures pourrait exiger qu'une partie à celle-ci soit considérée comme liée, dans le cadre d'une instance ultérieure, par les conclusions tirées au cours de la première procédure, alors que ce tiers, qui ne serait partie qu'à la seconde instance, ne serait pas lié par ces conclusion : Machin, précité; Minott c. O'Shanter Development Co. (1999), 42 O.R. (3d) 321 (C.A.), le juge Laskin, p. 339 et 340. Cette condition de réciprocité a fait l'objet de certaines critiques par le juge McEachern (plus tard Juge en chef de la Colombie-Britannique), pendant qu'il siégeait en première instance, dans l'affaire Saskatoon Credit Union Ltd. c. Central Park Ent. Ltd. (1988), 22 B.C.L.R. (2d) 89 (C.S.), p. 96, et elle a été modifiée de façon substantielle dans bon nombre d'États américains : voir Holmested et Watson, op. cit., 21 § 24, et G. D. Watson, « Duplicative Litigation: Issue Estoppel, Abuse of Process and the Death of Mutuality » (1990), 69 R. du B. can. 623.

Évidemment la notion de « lien de droit » est assez élastique. J. Sopinka, S. N. Lederman et A. W. Bryant, les éminents éditeurs de l'ouvrage The Law of Evidence in Canada (2e éd. 1999), affirment avec un certain pessimisme, à la page 1088 qu'[TRADUCTION] « [i]l est impossible d'être catégorique quant à l'étendue de l'intérêt qui crée un lien de droit » et qu'il faut trancher au cas par cas. En l'espèce, les parties sont les mêmes et il n'y a pas lieu d'explorer davantage les confins des notions de « réciprocité » et d' « identité des parties » .

[41]         Les modifications aux conditions de réciprocité aux États-Unis auxquelles il est fait référence dans l'extrait ci-dessus ont également été adoptées, dans une certaine mesure, en Angleterre. Lord Denning, dans la cause Tebbutt c. Haynes, [1981] 2 All E.R. 227, écrit à la page 242:

[TRADUCTION]

Je prends l'initiative de proposer ce principe : si une question a été soulevée et décidée à l'encontre d'une partie dans un contexte où elle avait une pleine et entière possibilité de présenter la cause dans son ensemble, alors il faut considérer que cette question a été décidée de manière concluante et définitive contre cette partie. Elle n'a pas la possibilité de rouvrir la question à moins que les circonstances soient telles qu'il serait juste et équitable de rouvrir la question.


[42]         Au Canada, cette approche a été expressément appliquée au Cour d'appel du Manitoba par le juge en chef Hewak, de la Cour du Banc de la Reine, dans l'affaire Bjarnarson et al. c. Manitoba, (1987) 21 C.P.C. (2d) 302. Dans cette cause, le demandeur alléguait que le défendeur avait été négligent dans l'exécution de travaux de drainage, ce qui avait causé une inondation sur les terrains voisins. Le frère du demandeur avait déjà poursuivi avec succès le même défendeur pour l'inondation de son terrain, voisin de celui du demandeur. Le défendeur a tenté de nier sa responsabilité pour l'inondation. Il y avait clairement identité de questions en cause dans les deux actions mais pas de réciprocité entre les parties. Le juge en chef Hewak a décidé qu'il y avait préclusion pour même question en litige et a rayé les paragraphes de la défense qui abordaient la question de la responsabilité. En rejetant l'appel (à la page 312 du recueil) la Cour d'appel du Manitoba a pris soin d'adopter le résultat, sinon le principe, en déclarant que permettre une telle défense constituerait un abus de procédure.


[43]         Je n'ai pas à m'étendre aussi longuement sur la question de la réciprocité dans la présente affaire. Le degré d'intérêt requis afin d'établir un lien de droit suffisant pour donner ouverture à la préclusion pour même question en litige est établi selon les circonstances de chaque cause. Reprenant les paroles du juge Binnie dans l'affaire Danyluk, précitée, le Canada n'est pas « tiers » ( « a stranger » ) à l'action devant la Cour de l'Ontario. Dans les faits, il était exposé à des conséquences préjudiciables selon les conclusions de l'action principale. Il a participé activement au procès en première instance ainsi qu'à l'appel. Et même s'il a renoncé au droit de se constituer partie à la demande principale en ne produisant pas, à cet égard, de défense, le fait qu'il aurait pu le faire sans le consentement des demandeurs en dit long sur le degré du lien de droit du Canada en raison de son statut de tiers mis en cause. Par conséquent, je décide qu'il existait suffisamment de lien de droit entre les demandeurs et le Canada dans l'action devant la Cour de l'Ontario afin de respecter les critères du troisième volet du critère portant sur la préclusion pour même question en litige.

(4)           Conclusion, préclusion pour même question en litige

[44]         Les conditions préalables à la préclusion pour même question en litige étant respectées, la décision dans l'affaire Danyluk, précitée, exige que j'examine maintenant s'il n'y aurait pas néanmoins lieu de refuser d'appliquer la préclusion en utilisant mon pouvoir discrétionnaire. Les parties n'ont présenté aucun argument à ce sujet. Après une analyse attentive, je conclus qu'il n'existe aucune circonstance particulière dans la présente affaire pouvant laisser croire que l'application de la doctrine de la préclusion pour même question en litige constituerait une injustice. Dans les faits, et tel qu'il sera expliqué plus à fond ci-dessous, je conclus que, même si la doctrine de la préclusion pour même question en litige ne s'appliquait pas dans la présente affaire, l'action des demandeurs devrait néanmoins être rejetée car elle constitue un abus de procédure.


[45]         Ayant conclu que la préclusion pour même question en litige s'appliquait dans la présente affaire, je dois maintenant décider si l'action des demandeurs, dans son ensemble, peut continuer malgré la préclusion. Après une analyse attentive, j'en viens à la conclusion que l'action des demandeurs ne peut réussir en raison des conclusions de l'action devant la Cour de l'Ontario portant sur le lien de causalité, lesquelles ne peuvent plus être remises en question par les demandeurs. Peu importe le degré de négligence coupable lié à la destruction des dossiers du CCS, cela n'a causé aucun des dommages allégués par les demandeurs.

[46]         Les demandeurs allèguent dans leur déclaration, tout particulièrement au paragraphe 37 :

[TRADUCTION]

37.                L'une des raisons principales du rejet de l'action devant la Cour de l'Ontario était l'absence des transcriptions intégrales des délibérations du comité exécutif et du conseil d'administration du CCS pour les années 1984 et 1985 qui se trouvaient parmi les documents détruits. Les demandeurs ont obtenu une décision favorable en première instance sans ces dossiers. La Cour d'appel était en désaccord avec le juge de première instance concernant la suffisance de la preuve afin d'établir la responsabilité de la SCCR ou des autres défendeurs. D'autres motifs subsidiaires ont également été donnés pour infirmer le jugement, mais aucun n'était suffisant en soi pour soutenir l'infirmation ou n'était pas successible d'être corrigé, par l'exercice du pouvoir discrétionnaire, afin de permettre au demandeur de combler les lacunes apparentes dans la preuve, et il existait une possibilité raisonnable que le pouvoir discrétionnaire aurait été utilisé sur la base des motifs subsidiaires si les transcriptions intégrales des réunions du CCS avaient été disponibles à titre de preuve additionnelle afin de prouver la responsabilité. [Non souligné dans l'original]

[47]         Bien que, pour les besoins d'une requête en radiation conformément à l'alinéa 221(1)a) des Règles, les faits matériels allégués dans la déclaration doivent être considérés comme vrais, cette obligation ne s'étend pas aux allégations fondées sur des suppositions ou des conjectures :

La règle selon laquelle les faits matériels d'une déclaration doivent être considérés comme vrais, lorsqu'il s'agit de déterminer si elle révèle une cause raisonnable d'action, n'oblige pas à considérer comme vraies les allégations fondées sur des suppositions et des conjectures. La nature même d'une telle allégation, c'est qu'on ne peut démontrer la véracité par la présentation de preuves. Il serait donc inapproprié d'accepter une telle allégation comme vraie. On ne fait pas violence à la règle lorsque des allégations, non susceptibles de preuve, ne sont pas considérées comme prouvées. (Operation Dismantle Inc. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S 441, page 455.)            


[48]         Les demandeurs émettent l'hypothèse selon laquelle, si de la preuve probante avait été trouvée dans les dossiers détruits du CCS, la Cour d'appel aurait soit conclu différemment sur deux questions se rapportant à la cause du délai et au sujet de la date de contamination, soit utilisé son pouvoir discrétionnaire afin de permettre aux demandeurs de rouvrir la preuve afin d'apporter de nouveaux éléments de preuve qui n'avaient pas été déposés en première instance sur ces trois questions essentielles (alors, faut-il le souligner, que les demandeurs n'ont jamais présenté de demande à cet effet en Cour d'appel). Il s'agit de spéculations à un troisième niveau alors qu'on demande à la Cour non seulement de réécrire les conclusions de la Cour d'appel de l'Ontario mais de le faire en s'appuyant sur des suppositions quant à l'effet prétendument accablant de l'information contenue dans les documents détruits. Cela contredirait, en outre, les motifs du jugement de la Cour d'appel de l'Ontario.

[49]         Aucune preuve accablante démontrant que la SCCR aurait volontairement fait primer ses intérêts financiers sur la santé des hémophiles, ce qui, selon les demandeurs, aurait pu être trouvé dans les documents du CCS, n'aurait pu, selon les motifs donnés par la Cour d'appel de l'Ontario, pallier aux lacunes fondamentales de la preuve des demandeurs contre la SCCR et l'Ontario. Ainsi donc, la poursuite des demandeurs ne démontre aucune cause d'action, elle est de plus frivole et vexatoire, elle constitue un abus de procédure et elle doit donc être radiée.


C.            L'abus de procédure

[50]         Même si je n'avais pas jugé qu'il existait un lien de droit entre les parties suffisant pour appliquer les règles de la préclusion pour même question en litige, j'aurais radié l'action des demandeurs sur la base de l'abus de procédure.


[51]         Tel que je l'ai mentionné précédemment, pour avoir gain de cause, les demandeurs doivent prouver que, en l'absence de la destruction des documents par les défendeurs, ils auraient eu gain de cause sur tous les aspects concernant la négligence alléguée de la SCCR. D'après moi, soit que les parties sont liées par les conclusions de la Cour d'appel de l'Ontario sur les questions de l'obligation de diligence, le lien de causalité et les dommages-intérêts, et dans un tel cas il y a préclusion pour même question en litige et l'action des demandeurs doit être rejetée, soit que les parties ne sont pas liées et dans un tel cas la preuve sur ces questions doit être présentée de nouveau devant la Cour afin qu'elle puisse rendre jugement. Cela résulterait en fait à reprendre entièrement l'action qui s'est déroulée devant la Cour de l'Ontario, une procédure qui s'est échelonnée sur une période de huit années devant la Cour supérieure de l'Ontario, incluant un procès d'une durée de huit mois. Cela imposerait un fardeau considérable sur les ressources de la Cour mais, en plus, serait vexatoire pour tous les participants aux procédures initiales, non pas uniquement les demandeurs et les défendeurs dans la présente affaire, mais les témoins de la SCCR, le fabriquant du sang fractionné, le BPB et le personnel médical qui a soigné le demandeur. La mobilisation de toutes ces ressources, dans l'éventualité où cette Cour rendrait, selon le souhait des demandeurs, un jugement diamétralement opposé à celui de la Cour d'appel de l'Ontario sur les questions de l'obligation de diligence et du lien de causalité, représente un résultat qui ne peut simplement pas être toléré, et de plus cela jetterait un discrédit sur l'administration de la justice.

[52]         La Cour, dans l'affaire Sauvé c. Canada, [2002] A.C.F. no 1001, 2002 CFPI 721, a approuvé le raisonnement de la Cour d'appel de l'Ontario dans l'affaire Canam Enterprises Inc c. Coles (2000), 51 O.R. (3e) 481 (C.A.D.) de la façon suivante :

[14] Dans Canam Enterprises Inc., précité, le juge Finlayson, s'exprimant pour la majorité, a dit ceci au sujet de l'abus de procédure au paragraphe 31 :

[traduction]

[31] Cependant, nous ne sommes pas limités, relativement à la présente affaire, à l'application de la préclusion pour question déjà tranchée. La Cour peut encore employer la doctrine de la procédure abusive dans son sens large. L'abus du droit au recours judiciaire consiste en un principe discrétionnaire qui n'est pas limité par aucune catégorie établie. Il s'agit d'un principe intangible qui est employé devant le tribunal pour prononcer l'irrecevabilité des procédures qui sont incohérentes avec les objectifs de l'ordre public.

[15] Dans le même arrêt, le juge Goudge, dont l'opinion diverge, élabore, aux paragraphes 55 et 56 du recueil, sur le concept de procédure abusive, dans les termes suivants :

[TRADUCTION]

[55] La doctrine de l'abus du droit au recours judiciaire implique le pouvoir inhérent dont est investie la cour afin d'empêcher une utilisation abusive de ses procédures d'une manière qui serait manifestement injuste envers une partie dans le cadre d'un litige qui lui est soumis ou, autrement, qui aurait pour effet de jeter le discrédit sur l'administration de la justice. Il s'agit d'une doctrine souple qui n'est pas encombrée par les exigences particulières en matière de concepts, tels que la préclusion pour question déjà tranchée.

[56] L'une des circonstances où l'on considère qu'il s'agit d'un abus du droit au recours judiciaire est celle où la cour, qui est appelée à trancher le litige qui lui est présenté, conclut que celui-ci consiste essentiellement à plaidoyer de nouveau une requête à l'égard de laquelle la cour a déjà rendu une décision.          


[53]         Dans l'affaire Solomon c. Smith et al. (1987) 45 D.L.R. (4th) 266, le demandeur avait refusé d'exécuter un contrat pour l'achat d'une propriété, alléguant des déclarations trompeuses de la part du vendeur ou de ses mandataires. Dans une action entreprise par le vendeur en Alberta, le demandeur a été condamné, la Cour concluant qu'elle ne pouvait accorder aucune crédibilité aux allégations du demandeur. Le demandeur a alors entrepris une action à la Cour d'appel du Manitoba contre le mandataire du vendeur afin d'obtenir des dommages-intérêts en s'appuyant sur les déclarations trompeuses qui auraient été faites par le mandataire. Le juge Lyon s'est exprimé de la façon suivante aux pages 275 et 276 :

[TRADUCTION]

Je suis d'accord avec le juge Philp qu'il n'y a pas lieu d'appliquer la règle de la préclusion pour même question en litige. Toutefois, autoriser cette déclaration constituerait un abus de procédure et c'est là le principe qui doit être appliqué. En appliquant cette doctrine, il m'apparaît prudent d'éviter les règles strictes et institutionnalisées comme celles rattachées à la plaidoierie fondée sur le principe de la préclusion pour même question en litige. En favorisant la décision selon les faits propres à chaque cas et en appliquant la règle générale de l'abus de procédure, il est possible d'éviter les préjudices sérieux envers l'une ou l'autre des parties ainsi qu'envers l'administration de la justice. Dans notre système judiciaire, il est essentiel de maintenir l'accès aux tribunaux pour tous les demandeurs légitimes. Toutefois, afin d'accomplir cet objectif louable, nous devons demeurer vigilants afin de s'assurer que le système n'est pas embourbé par des demandes à répétition comme c'est le cas dans la présente affaire. Il faut mettre un terme à cette cause. Si l'on autorisait le demandeur à procéder de nouveau sur la question des déclarations trompeuses, il s'agirait d'un cas classique d'abus de procédure, une perte de temps et de ressources pour les parties en cause et pour la Cour en plus d'éroder le principe de la chose jugée si importante pour la bonne administration de la justice.

Je ne peux pas non plus souscrire au point de vue que, parce qu'une question a été tranchée dans un autre territoire de compétence, une Cour du Manitoba se retrouverait dans l'impossibilité d'appliquer les principes pertinents à la procédure. Il est bien établi, dans un état fédéral comme le Canada, où les Cours supérieures des provinces de common law possèdent une compétence concurrente, qu'une décision concernant les faits d'une cause rendue dans un province peut servir d'appui à une requête pour abus de procédure si l'on tente de plaider les mêmes faits dans un autre territoire de compétence.

[54]         La première partie de cet énoncé a été cité avec approbation par notre Cour dans l'affaire Bande Indienne de Musqueam c. Canada, [1990] 2 C.F. 351.


[55]         La décision de la Cour d'appel du Manitoba dans l'affaire Bjarnarson c. Manitoba, précitée, représente une autre cause pertinente à l'égard du principe que la tentative, par une partie, d'entamer un nouveau procès sur des questions déjà discutées et décidées dans une autre procédure constitue un abus de procédure même lorsque les règles de la préclusion pour même question en litige ne s'appliquent pas.

VI.           Autres questions

[56]         Vers la fin de sa plaidoirie orale, l'avocat des demandeurs a émis l'avis selon lequel, même si l'action en dommages-intérêts des demandeurs devait être rejetée en raison de la décision de la Cour d'appel de l'Ontario, la demande des demandeurs pour les frais engagés inutilement dans la cause en Ontario, devrait néanmoins être accordée.

[57]         En ce qui concerne la demande de frais dans l'action devant la Cour de l'Ontario, il n'est pas possible de la dissocier du sort réservé à la demande en dommages-intérêts. Si l'action devant la Cour de l'Ontario a été rejetée pour des motifs autres que la destruction alléguée de la preuve par les défendeurs, je ne vois pas alors comment les frais engagés inutilement par les demandeurs dans cette affaire pourraient être refilés aux défendeurs.


[58]         En ce qui concerne une demande indépendante de dommages-intérêts exemplaires, la règle suivante, énoncée par le juge McIntyre dans l'affaire Vorvis c. Insurance Corp. of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 1085 aux pages 1105 et 1106, et réitérée par la Cour suprême dans l'affaire Whiten c. Pilot Insurance Co., [2002] 1 R.C.S. p. 595, tranche la question :

Quand peut-on accorder des dommages-intérêts punitifs? Il ne faut jamais oublier que lorsqu'elle est imposée par un juge ou un jury, une punition est infligée à une personne par un tribunal en vertu d'un processus judiciaire. Qu'est-ce qui est puni? Ce ne peut certainement pas être simplement le comportement que le tribunal désapprouve, quels que puissent être les sentiments du juge. Dans une société civilisée, on ne saurait imposer une peine sans une justification en droit. L'imposition d'une telle peine ne peut se justifier que par la conclusion qu'il y a eu méfait donnant ouverture à un droit d'action et qui a causé le préjudice allégué par le demandeur. [Non souligné dans l'original]

[59]         En l'absence d'un acte préjudiciable commis par les défendeurs à l'encontre des demandeurs, il ne peut y avoir de demande de dommages-intérêts exemplaires. La destruction des documents par les défendeurs n'ayant pas porté préjudice aux demandeurs, il n'y a pas de cause d'action et les demandeurs ne peuvent réclamer de dommages-intérêts exemplaires.


VII.         Les dépens

[60]         Les défendeurs ont demandé que les dépens à l'encontre des demandeurs soient fixés à 1 000 $. Les demandeurs ont reconnu que, dans l'éventualité où la requête des défendeurs était accordée, la demande des défendeurs était raisonnable. Les dépens sont donc fixés à 1 000 $ en faveur des défendeurs.

                                                                                                                                  « Mireille Tabib »       

                                                                                                                                         Protonotaire          

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.


                                                 COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                            SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     T-436-03

INTITULÉ :                                                    CHRISTOPHER LEBLANC ET AL. C. SA MAJESTÉ LA REINE ET AL.

     

LIEU DE L'AUDIENCE :                              TORONTO

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 27 MAI 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :               MADAME LA PROTONOTAIRE MIREILLE TABIB

DATE DES MOTIFS :                                   LE 24 JUIN 2003

COMPARUTIONS :

KENNETH ARENSON                                   POUR LES DEMANDEURS

Toronto (Ontario)

JOHN SPENCER ET                                       POUR LES DÉFENDEURS - SA

JAMES GORHAM                                           MAJESTÉ LA REINE ET AL.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

KENNETH ARENSON                                   POUR LES DEMANDEURS

Toronto (Ontario)

MORRIS ROSENBERG                                  POUR LES DÉFENDEURS - SA

Sous-procureur général du Canada                     MAJESTÉ LA REINE ET AL.



[1]Le fabricant du F-IX a également été poursuivi, mais l'action a été rejetée au procès. La Cour d'appel de l'Ontario a maintenu cette décision. Les faits allégués contre le fabricant ne sont pas pertinents dans la présente affaire.

[2]Robb Estate c. Canadian Red Cross Society et al. (21 juin 2000) 2000 A.C.W.S.J. LEXIS 50931; 2000 A.C.W.S.J. 509619; 98 A.C.W.S.J. (3d) 237 (Ont. S.C.J.), Macdonald J.

[3]Robb Estate et al. c. St. Joseph's Health Centre et al. (23 février 2001), 2001 O.A.C. LEXIS 58; 2001 OAC Uned 23 [Ont. C.A ]

[4]Hendricks, supra, aux pages 531-532


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