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Date : 20210126


Dossier : IMM-6692-20

Référence : 2021 CF 87

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 26 janvier 2021

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

HELMUT OBERLANDER

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le 8 janvier 2021, le défendeur, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, a déposé par écrit une requête visant à faire radier la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire du demandeur.

[2] Cette demande conteste une décision rendue le 11 décembre 2020 par la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la SI] dans laquelle la SI a refusé de reporter la mise au rôle de l’enquête relative au demandeur [la décision concernant la mise au rôle]. La requête du défendeur vise à faire radier cette demande au motif que la décision concernant la mise au rôle contestée est de nature interlocutoire et qu’il est prématuré de solliciter le contrôle judiciaire d’une décision administrative interlocutoire.

[3] Comme il est expliqué plus en détail ci-dessous, la requête du défendeur est rejetée, car je ne puis conclure, en fonction des arguments du défendeur portant sur la prématurité, que la demande du demandeur est dépourvue de toute possibilité de succès.

II. Résumé des faits

[4] Le demandeur, M. Helmut Oberlander, a une longue histoire de procédures impliquant les autorités de l’immigration et les tribunaux canadiens. Pour les besoins de la présente requête, je ne relaterai pas cet historique dans les moindres détails.

[5] En 2017, le gouverneur en conseil a révoqué la citoyenneté canadienne du demandeur en raison des fausses déclarations que celui‑ci avait faites aux responsables de l’immigration canadienne concernant son service en temps de guerre au sein de l’Ek10a, un escadron de la mort nazi. Les efforts déployés pour contester cette décision devant les Cours fédérales ont échoué.

[6] En juin 2019, deux rapports ont été établis au titre de l’article 44 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]; ils indiquaient que, en tant qu’étranger, le demandeur était interdit de territoire au Canada aux termes de l’article 35(1)a) et de l’article 40(1)d)(i) de la LIPR, pour avoir commis des crimes contre l’humanité et fait de fausses déclarations. Par conséquent, en août 2019, une demande a été présentée pour que la SI tienne une enquête.

[7] En novembre 2019, le demandeur a présenté une requête en vue de contester la compétence de la SI en ce qui concerne l’examen des rapports établis au titre de l’article 44, au motif qu’il aurait prétendument conservé son domicile canadien et en invoquant les principes de la chose jugée, de la préclusion pour question déjà tranchée et d’abus de procédure. Le 20 octobre 2020, la SI a rejeté cette demande, concluant qu’elle avait bel et bien la compétence requise et que les principes de la chose jugée, de la préclusion pour question déjà tranchée ou de l’abus de procédure n’empêchaient pas de procéder à une enquête [la décision relative à la compétence].

[8] Le 4 novembre 2020, le demandeur a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire (no de dossier de la Cour IMM-5658-20) par laquelle il contestait la décision relative à la compétence de la SI. Le 19 novembre 2020, le défendeur a déposé une requête écrite dans le dossier IMM-5658-20, sollicitant la radiation de la demande au motif qu’elle était prématurée en raison de la nature interlocutoire de la décision relative à la compétence. Cette requête fait l’objet d’une ordonnance et de motifs dans le dossier IMM-5658-20, que j’ai rendus à la même date que les présents motifs.

[9] Après le prononcé de la décision relative à la compétence, la SI a tenu une conférence de gestion des instances, le 25 novembre 2020, pour discuter des questions de procédure, y compris la mise au rôle de l’enquête. Pendant la conférence de gestion des instances, le demandeur a demandé que l’audience ne soit pas tout de suite mise au rôle. À l’appui de cette demande, l’avocat du demandeur a notamment invoqué l’incapacité de préparer le demandeur à l’audience et la difficulté pour le demandeur de comprendre l’audience et d’y participer étant donné son âge avancé (96 ans), son état de santé et les difficultés de communication aggravées par la pandémie de COVID‑19. Le demandeur a demandé qu’une autre conférence de gestion des instances soit convoquée 30 jours plus tard, lorsque les circonstances entourant la pandémie et ses effets sur le demandeur pourraient être réévalués.

[10] La SI a rejeté la demande du demandeur et, dans la décision concernant la mise au rôle, en cours d’examen, elle a fourni les motifs écrits de ce refus. Le défendeur résume les facteurs pris en compte par la SI pour parvenir à la décision de la façon suivante :

  1. Le dossier d’information du ministre n’est pas nouveau;

  2. Une période de temps plus que suffisante a été accordée pour que le demandeur puisse se préparer à l’audience;

  3. Le demandeur a une représentante désignée, et un nouveau représentant ou un représentant supplémentaire peut être nommé si nécessaire;

  4. Les difficultés de communication avec le demandeur étaient déjà présentes avant la pandémie de COVID-19;

  5. Il n’y a aucune preuve que, compte tenu de l’état physique et mental du demandeur, sa capacité à communiquer s’améliorerait après la pandémie;

  6. La procédure d’enquête a déjà été retardée, et un délai supplémentaire retarderait déraisonnablement la procédure.

[11] La SI a décidé que l’enquête aurait lieu en janvier 2021, et elle a communiqué avec les parties en vue de fixer une date d’audience en fonction de leurs premières disponibilités. Le 23 décembre 2020, les parties ont échangé leurs dates de disponibilité, après quoi l’audience a été fixée aux 8 et 11 février 2021.

[12] Le 24 décembre 2020, le demandeur a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire visant à contester la décision concernant la mise au rôle rendue par la SI qui refusait la requête déposée par le demandeur visant à reporter la mise au rôle de l’enquête. Le demandeur invoque des arguments fondés sur la Charte concernant son droit à une instruction équitable et demande une ordonnance de type certiorari visant à annuler la décision concernant la mise au rôle et une ordonnance interdisant à la SI de procéder à l’enquête pour le moment. Le 8 janvier 2021, le défendeur a déposé la présente requête écrite, sollicitant la radiation de la présente demande au motif qu’elle est prématurée, en raison de la nature interlocutoire de la décision relative à la compétence. Le demandeur s’oppose à la requête et a déposé un dossier de requête à l’appui de son opposition. Le défendeur a également déposé des observations écrites en réponse.

III. Question en litige

[13] Comme seule question dans la présente requête, le défendeur soulève celle de savoir si la présente demande de radiation doit être accordée, car la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire du demandeur est prématurée et est dépourvue de toute possibilité de succès.

IV. Discussion

[14] Le principe de droit administratif, sur lequel le défendeur se fonde pour présenter la présente requête, a été expliqué comme suit par le juge Stratas dans l’arrêt Canada (Agence des services frontaliers) c CB Powell Limited, 2010 CAF 61 [CB Powell], para 31 :

[31] La doctrine et la jurisprudence en droit administratif utilisent diverses appellations pour désigner ce principe : la doctrine de l’épuisement des recours, la doctrine des autres voies de recours adéquates, la doctrine interdisant le fractionnement ou la division des procédures administratives, le principe interdisant le contrôle judiciaire interlocutoire et l’objection contre le contrôle judiciaire prématuré. Toutes ces formules expriment la même idée : à défaut de circonstances exceptionnelles, les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux tant que le processus administratif suit son cours. Il s’ensuit qu’à défaut de circonstances exceptionnelles, ceux qui sont insatisfaits de quelque aspect du déroulement de la procédure administrative doivent exercer tous les recours efficaces qui leur sont ouverts dans le cadre de cette procédure. Ce n’est que lorsque le processus administratif a atteint son terme ou que le processus administratif n’ouvre aucun recours efficace qu’il est possible de soumettre l’affaire aux tribunaux. En d’autres termes, à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui-ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés.

[15] Le défendeur fait valoir que cette règle, que j’appellerai le principe de la prématurité, a ensuite été approuvée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10 [Halifax], paras 35 et 36.

[16] Le demandeur fait valoir que l’arrêt CB Powell a une application limitée en l’espèce, parce que cet arrêt portait sur des circonstances dans lesquelles le demandeur avait choisi de solliciter un contrôle judiciaire alors qu’il avait accès à un droit d’appel prévu par la loi. Bien que je sois d’accord avec l’explication du demandeur concernant la matrice factuelle dans laquelle l’arrêt CB Powell a été tranché, à mon avis, elle ne limite pas l’application de cette jurisprudence à la présente cause. L’explication du juge Stratas concernant le principe de la prématurité met l’accent sur le concept sous-jacent selon lequel les parties ne peuvent pas s’adresser aux tribunaux avant que le processus administratif ait suivi son cours. Ce principe s’applique clairement en vue d’interdire le contrôle judiciaire des décisions administratives interlocutoires et ne dépend pas de l’existence d’un droit d’appel prévu par la loi.

[17] Le demandeur fait également valoir que l’arrêt Halifax a implicitement reconnu la possibilité d’un contrôle judiciaire d’une décision interlocutoire fondée sur une contestation de la compétence d’un tribunal. Il note que la Cour suprême du Canada a conclu à la fois que le juge de première instance aurait dû appliquer la norme de la décision raisonnable, et non celle de la décision correcte, en examinant la compétence du tribunal, et qu’il aurait dû faire preuve de retenue lorsqu’il a envisagé une intervention judiciaire prématurée. Le demandeur fait valoir qu’en examinant l’appel en fonction de la norme de contrôle, la Cour suprême a approuvé le contrôle judiciaire interlocutoire en fonction de la compétence.

[18] Là encore, je ne suis pas d’accord avec l’interprétation de la jurisprudence faite par le demandeur. Si l’arrêt Halifax a cerné des erreurs dans divers aspects de l’approche adoptée par le juge de première instance, l’une de ces erreurs était le défaut d’exercer la retenue justifiée par le principe de la prématurité. La Cour suprême a clairement entériné l’arrêt CB Powell et les décisions sur lesquelles il s’appuyait et a rejeté l’arrêt Bell c Ontario (Human Rights Commission), [1971] RCS 756 (CSC), qui avait privilégié une intervention judiciaire prématurée.

[19] Toutefois, le demandeur a recensé des décisions que notre Cour a rendues après l’arrêt CB Powell dans lesquelles les demandes de contrôle judiciaire de décisions administratives interlocutoires, y compris les demandes fondées sur des arguments d’abus de procédure dans le contexte de l’immigration, ont été autorisées sur le fond malgré le principe de la prématurité. Par exemple, dans la décision Almrei c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1002, le juge Mosley a rejeté une requête en radiation d’une telle demande, car il ne pouvait conclure que le demandeur disposait d’un autre recours adéquat. La Cour a déterminé qu’il y avait des circonstances exceptionnelles, indiquant un abus de procédure, qui répondaient à la norme du « cas manifeste » requise pour justifier une intervention judiciaire précoce (para 60).

[20] De même, dans la décision Shen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 70, le juge Simon Fothergill a examiné le bien‑fondé d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés rejetant deux requêtes préliminaires présentées par le demandeur. Malgré que la Cour ait examiné le principe de la prématurité, elle n’a pas été convaincue que, dans les circonstances de l’affaire, la possibilité d’un contrôle judiciaire de la décision définitive de la Section de la protection des réfugiés constituait un recours efficace (para 27).

[21] Il ressort de ces précédents, recensés dans l’arrêt CB Powell (para 31), que le principe de la prématurité n’est pas absolu. Il s’applique en l’absence de circonstances exceptionnelles. Le juge Stratas décrivait ainsi cette exception (para 33) :

[33] Partout au Canada, les cours de justice ont reconnu et appliqué rigoureusement le principe général de non‑ingérence dans les procédures administratives, comme l’illustre la portée étroite de l’exception relative aux « circonstances exceptionnelles ». Il n’est pas nécessaire d’épiloguer longuement sur cette exception, puisque les parties au présent appel ne prétendent pas qu’il existe des circonstances exceptionnelles qui permettraient un recours anticipé aux tribunaux judiciaires. Qu’il suffise de dire qu’il ressort des précédents que très peu de circonstances peuvent être qualifiées d’« exceptionnelles » et que le critère minimal permettant de qualifier des circonstances d’exceptionnelles est élevé (voir à titre général l’ouvrage de D.J.M. Brown et J.M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (édition à feuilles mobiles) (Toronto, Canvasback Publishing, 2007), pages 3:2200, 3:2300 et 3:4000, ainsi que l’ouvrage de David J. Mullan, Administrative Law (Toronto, Irwin Law, 2001), pages 485 à 494). Les meilleurs exemples de circonstances exceptionnelles se trouvent dans les très rares décisions récentes dans lesquelles les tribunaux ont accordé un bref de prohibition ou une injonction contre des décideurs administratifs avant le début de la procédure ou au cours de celle‑ci. Les préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale ou de l’existence d’un parti pris, de l’existence d’une question juridique ou constitutionnelle importante ou du fait que [sic] les toutes les parties ont accepté un recours anticipé aux tribunaux ne constituent pas des circonstances exceptionnelles permettant aux parties de contourner le processus administratif dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces (voir Harelkin, Okwuobi, paragraphes 38 à 55, et University of Toronto c. C.U.E.W, Local 2 (1988), 55 D.L.R. (4th) 128 (Cour div. Ont.). Ainsi que je le démontrerai sous peu, l’existence de ce qu’il est convenu d’appeler des questions de compétence ne constitue pas une circonstance exceptionnelle justifiant un recours anticipé aux tribunaux.

[22] Ce passage indique que les arguments présentés à la Cour dans l’arrêt CB Powell ne nécessitaient pas un examen détaillé de la nature des circonstances exceptionnelles, mais le juge Stratas a donné d’autres indications sur le sujet aux paragraphes 31 à 33 de l’arrêt Wilson c Énergie atomique du Canada Limitée, 2015 CAF 17, paras 31 à 33 :

[31] Le principe général interdisant les contrôles judiciaires prématurés incarne au moins deux valeurs du droit public. La première est celle de la saine administration : elle vise à encourager les économies de coûts, l’efficacité et la célérité et à permettre que les compétences et les connaissances spécialisées des tribunaux administratifs soient pleinement mises à profit pour résoudre un problème avant que les juridictions de révision n’interviennent. La seconde est la démocratie : les législateurs élus ont confié à des arbitres et non à des juges la responsabilité première de rendre des décisions.

[32] L’importance de ces valeurs du droit public explique la puissance et l’omniprésence du principe général interdisant les contrôles judiciaires prématurés. D’ailleurs, lorsque les conditions appropriées sont réunies, ce principe général peut servir de fondement à une requête préliminaire en radiation (Canada (Revenu national) c. JP Morgan Asset Management (Canada) Inc., 2013 CAF 250, [2014] D.T.C. 5001, au paragraphe 66 (ouverture à une requête en radiation), aux paragraphes 51 à 53 (principe général d’inadmissibilité en preuve des affidavits à l’appui), et aux paragraphes 82 à 89 (analyse du caractère prématuré dans le cadre des requêtes en radiation). Ces requêtes servent à tuer dans l’œuf les demandes de contrôle judiciaire prématurées qui portent atteinte à ces valeurs.

[33] En raison de la puissance et l’omniprésence du principe général interdisant les demandes de contrôle judiciaire prématurées et de la nécessité de décourager les incursions prématurées devant [sic] juridictions de révision, les exceptions à ce principe général sont rares et les tribunaux admettent volontiers les requêtes préliminaires en radiation. Comme la Cour l’a expliqué dans l’arrêt C.B. Powell, précité, les exceptions reconnues à ce principe tiennent compte des faits particuliers constatés dans les décisions d’espèce. Il arrive, dans de rares cas, que les valeurs issues du droit public ne ressortent pas clairement des circonstances particulières d’une affaire ou que ces valeurs soient neutralisées par des valeurs concurrentes, ou les deux. Par exemple, dans de rares situations, les conséquences d’une décision interlocutoire pour le demandeur sont à ce point immédiates et radicales que le tribunal est amené à s’interroger sur le respect du principe de la primauté du droit (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, aux paragraphes 27 à 30). En pareil cas – où il y a souvent ouverture à un bref de prohibition –, les valeurs sous‑jacentes au principe général interdisant le contrôle judiciaire prématuré perdent de leur importance.

[23] Dans un arrêt récent, Thielmann c The Association of Professional Engineers and Geoscientists of the Province of Manitoba, 2020 MBCA 8 [Thielmann], la Cour d’appel du Manitoba examinait la question de savoir en quoi consistent les circonstances exceptionnelles qui peuvent justifier une intervention judiciaire prématurée dans la procédure d’un tribunal. Bien qu’elle ait conclu qu’il n’y avait pas de règles absolues, elle a déterminé plusieurs facteurs qui avaient été jugés pertinents dans la jurisprudence applicable (paras 36 à 50). Elle a résumé ainsi son analyse :

[TRADUCTION]

49. En conclusion, les cours de justice n’ont donné aucune définition de l’expression « circonstances exceptionnelles » en ce qui a trait au principe de la prématurité. Les facteurs à prendre en compte dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire ne peuvent être réduits à une liste de contrôle ou à un énoncé de règles générales. La liste de facteurs à prendre en compte n’est pas limitative, et les cours de justice ne seront pas tenues de considérer chacun d’eux, mais uniquement ceux qui sont pertinents.

50. Parmi les facteurs qui pourraient être pris en compte, notons : i) les difficultés ou le préjudice (y compris le préjudice irréparable, l’urgence et le retard excessif); ii) le gaspillage de ressources si le contrôle judiciaire ne va pas de l’avant; iii) les retards si le contrôle judiciaire va de l’avant; iv) la fragmentation des procédures; v) la solidité de la cause, notamment la question de savoir s’il y a manifestement abus de procédure, ou si les actes de procédure sont à ce point viciés qu’il est manifeste et évident que le contrôle judiciaire sera couronné de succès; vi) le contexte législatif, notamment la question de savoir s’il existe un autre recours adéquat. En outre, il ne faut jamais oublier le principe fondamental selon lequel le tribunal administratif devrait avoir le loisir de trancher la question en premier, et d’exposer des motifs qui puissent être examinés par la cour dans un éventuel contrôle.

[24] En s’opposant à la requête en radiation déposée par le défendeur, le demandeur fait valoir, entre autres, son grand âge et son état de santé, l’effet de la pandémie de COVID-19, et le fait que, par sa demande de contrôle judiciaire, il sollicite une ordonnance d’interdiction et soulève des arguments fondés sur la Charte liés à l’équité du processus de l’enquête sur l’interdiction de territoire. Le demandeur mentionne que, dans la décision faisant l’objet du contrôle dans le contexte où sa requête visant la nomination d’un représentant désigné serait accueillie, la SI a résumé ainsi la preuve médicale qu’elle avait passée en revue :

[TRADUCTION]

162. Selon les documents médicaux accompagnant sa demande, la vision de M. Oberlander l’empêche de bien distinguer les gens ou les objets. Il lui est impossible d’assister à des fonctions qui sollicitent le sens de la vue. Son audiologiste note qu’il est incapable de communiquer efficacement, peu importe la situation. M. Oberlander a subi un examen de la mémoire, et le psychologue qui a rédigé le rapport subséquent a relevé que, bien que certains aspects de sa fonction mnésique soient convenables pour son âge, sa capacité de se souvenir d’une information quelques instants seulement après qu’elle lui a été donnée de vive voix est très limitée. Le psychologue a conclu que « sa capacité variable à s’orienter dans le temps et dans l’espace, combinée à son ralentissement cognitif, réduisent davantage son aptitude à bien apprécier et comprendre des directives orales et le résultat de l’action accomplie à la suite de telles directives ».

[25] Le dossier de requête du demandeur s’opposant à la requête en radiation comprenait aussi un affidavit de la fille du demandeur, désignée par la SI comme sa représentante désignée, qui était joint à une transcription de l’audience du 25 novembre 2020 devant la SI à l’origine de la décision concernant la mise au rôle. À l’audience, l’avocat du demandeur a expliqué à la SI que, en raison du confinement imputable à la COVID‑19 et de la vulnérabilité du demandeur, l’avocat n’avait pas pu le rencontrer en personne. Il avait plutôt tenté de communiquer avec lui par téléphone, mais cela s’était révélé extrêmement difficile en raison de son incapacité auditive. L’avocat a aussi expliqué que la représentante désignée n’est pas en mesure de s’exprimer pour le demandeur sur certaines des questions que l’avocat souhaite cerner.

[26] Dans son affidavit déposé en réponse à la requête en radiation, la représentante désignée décrit aussi les tentatives de l’avocat pour communiquer avec le demandeur par son entremise. Lorsqu’elle rencontre le demandeur, elle porte un masque et un écran facial et elle s’assoit à plus de deux mètres de lui, en raison des préoccupations liées à la COVID‑19. Elle dit que, parce que le demandeur ne peut pas lire sur ses lèvres et qu’elle ne peut pas se tenir près de lui, sa capacité à l’entendre et à la comprendre est grandement diminuée. La représentante désignée a également insisté sur le fait qu’elle ne possède pas les connaissances nécessaires pour répondre à des questions concernant la vie du demandeur en temps de guerre.

[27] Le demandeur prétend en outre qu’il n’a pas encore eu le loisir de présenter tous ses éléments de preuve étayant en quoi son cas réunit des circonstances exceptionnelles, qui pourraient comprendre d’autres éléments à présenter dans le cadre de son dossier de demande pour examen par le juge qui statuera sur la demande d’autorisation. Il explique que, en raison du risque qu’il court face à la COVID‑19, il n’a pas été en mesure de voir des professionnels de la santé autres que son médecin de famille et un spécialiste en gériatrie. Cependant, il déclare que la preuve à être présentée à l’appui de sa demande d’autorisation pourrait comprendre des documents additionnels relatifs à la détérioration de son état de santé et montrant en quoi sa situation médicale rend pratiquement improbable, voire dangereuse pour sa santé, sa participation à un processus d’audience.

[28] Dans l’ensemble, le demandeur fait valoir que ses troubles à communiquer, aggravés par les effets de la pandémie de COVID-19, signifient qu’il n’aura pas la capacité de se préparer ou de participer de manière significative à une audience aux dates actuellement prévues. Par conséquent, il affirme que procéder à une audience aux dates prévues, dans le contexte de l’état actuel de la pandémie, le priverait de ses droits de participation et donc d’une procédure équitable.

[29] Passant au critère applicable à une requête telle que celle‑ci, qui est une requête en radiation d’un avis de demande, les deux parties invoquent l’arrêt Canada (Revenu national) c JP Morgan Asset Management (Canada) Inc, 2013 CAF 250 [JP Morgan], para 47, où la Cour d’appel fédérale explique qu’elle n’accepterait de radier un avis de demande de contrôle judiciaire que s’il était manifestement irrégulier au point de n’avoir aucune chance d’être accueilli. Elle doit être en présence d’une demande d’une efficacité assez radicale, un vice fondamental et manifeste se classant parmi les moyens exceptionnels qui infirmeraient à la base sa capacité à instruire la demande.

[30] Évidemment, le principe de la prématurité est un obstacle de taille que le demandeur doit surmonter, à la fois pour obtenir l’autorisation et, si l’autorisation est accordée, pour poursuivre sa demande contestant la décision de la SI. Le défendeur a invoqué plusieurs décisions de notre Cour dans lesquelles des contestations interlocutoires de décisions de la SI liées à la mise au rôle d’enquêtes avaient été jugées prématurées (voir, par exemple, la décision Jaser v Canada (Public Safety and Emergency Preparedness), 2019 FC 368; Abdi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 202; Rogan c Canada (Citoyenneté et immigration), 2010 CF 532). Le critère à respecter pour démontrer le caractère exceptionnel des circonstances est élevé, et je reconnais qu’il s’agirait d’un cas rare où une décision concernant la mise au rôle fait apparaître des circonstances exceptionnelles qui autorisent une entorse au principe de la prématurité.

[31] Toutefois, appliquant le critère exposé dans l’arrêt JP Morgan, je ne puis conclure que la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire dans le cas qui nous occupe n’a aucune chance d’être accueillie. Il est possible que, au titre du facteur lié aux difficultés ou préjudice énoncé dans l’arrêt Thielmann, les arguments du demandeur à propos des conséquences qu’aura sur lui le fait de procéder à une audience le mois suivant sur ses droits de participation, et donc l’équité de l’audience, compte tenu de son grand âge et de son état de santé ainsi que des répercussions de l’état actuel de la pandémie de COVID‑19, pourraient constituer des circonstances exceptionnelles justifiant une intervention judiciaire prématurée.

[32] Le juge statuant sur la demande d’autorisation et, si l’autorisation est accordée, le juge entendant la demande de contrôle judiciaire qui en découlera, devront examiner (au regard des normes applicables) si les éléments de preuve et les arguments du demandeur donnent lieu à des circonstances exceptionnelles justifiant une dérogation au principe de la prématurité. Je ne ferai donc aucun commentaire sur la probabilité que le demandeur parvienne à démontrer les circonstances exceptionnelles requises, si ce n’est qu’il n’est pas impossible que le demandeur puisse avoir gain de cause. En conséquence, la requête en radiation du défendeur doit être rejetée.

[33] Je note que, pour en arriver à cette conclusion, j’ai également pris en considération l’argument du défendeur selon lequel la demande de contrôle judiciaire est sans objet parce que, après la publication de la décision concernant la mise au rôle, les dates de février 2021 pour tenir l’enquête ont été choisies pour se conformer au calendrier de l’avocat du demandeur. En réponse, le demandeur fait valoir que son avocat a accepté ces dates pour se conformer à la loi et éviter que l’audience se déroule à un moment où il n’était pas disponible pour l’aider. Je ne ferai aucun autre commentaire sur cet argument, si ce n’est pour dire qu’il ne me permet pas de conclure que la demande de contrôle judiciaire n’a aucune chance de succès.

[34] Le défendeur a demandé, au cas où la présente requête serait rejetée, que le demandeur dispose de 30 jours à compter de l’ordonnance de notre Cour pour parfaire sa demande d’autorisation, le défendeur disposant alors de 30 jours à compter de la signification du dossier du demandeur pour répondre à la demande d’autorisation. Dans ses propres observations écrites, le demandeur propose les mêmes délais. Par conséquent, c’est ce que mon ordonnance prévoira.

[35] Enfin, bien que le défendeur n’ait pas demandé de dépens dans la présente requête, je note que le demandeur demande que les dépens soient accordés en cas de rejet de la requête. Conformément à l’article 22 des Règles de la Cour fédérale en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, la Cour peut, pour des raisons particulières, ordonner le paiement des dépens relatifs à une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire au titre de la LIPR. Toutefois, je ne trouve aucune raison particulière de les attribuer en l’espèce.


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER IMM-6692-20

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête du défendeur en radiation de la demande d’autorisation de contrôle judiciaire du demandeur est rejetée.

  2. Le demandeur dispose de 30 jours à compter de la date de la présente ordonnance pour signifier et déposer le dossier du demandeur, et le défendeur dispose de 30 jours à compter de la signification du dossier du demandeur pour y répondre.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Richard F. Southcott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6692-20

INTITULÉ :

HELMUT OBERLANDER c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

REQUÊTE ENTENDUE PAR ÉCRIT CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

Le 26 janvier 2021

COMPARUTIONS :

Ron Poulton

Barbara Jackman

Pour le demandeur

Angela Marinos

Meva Motvani

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Poulton Law Office

Toronto (Ontario)

Jackman & Associates

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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