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Date : 20040521

Dossier : T-1029-92

Référence : 2004 CF 754

Ottawa (Ontario), le 21 mai 2004

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE HENEGHAN

ENTRE :

                                                       JOSEPHINE MARSHALL

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                             et

                                                        SA MAJESTÉ LA REINE,

L'ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA,

et LE SYNDICAT DES EMPLOYÉS DE LA

COMMISSION DE LA FONCTION PUBLIQUE

                                                                                                                                          défendeurs

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

INTRODUCTION

[1]                La Cour statue sur l'appel d'une ordonnance prononcée par la protonotaire Aronovitch le 19 novembre 2003 à la suite du réexamen d'une ordonnance rendue le 3 novembre 2003.


FAITS À L'ORIGINE DU LITIGE

[2]                Le 7 mai 1992, Mme Josephine Marshall (la demanderesse) a introduit la présente action, en tant que plaideur agissant pour son propre compte, contre Sa Majesté la Reine, l'Alliance de la fonction publique du Canada et le Syndicat des employés de la Commission de la fonction publique (les défendeurs) en vue d'obtenir un jugement déclaratoire et des dommages-intérêts relativement à son poste à durée indéterminée à la fonction publique du Canada à divers moments entre 1972 et 1986.

[3]                Plusieurs requêtes ont été déposées après 1992 mais la présente affaire n'a jamais été instruite et aucune suite ne lui a été donnée. Aux termes d'une ordonnance rendue le 13 mai 1999, l'action a été désignée à titre d'instance à gestion spéciale en vertu des Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106 (les Règles). Aux termes d'une autre ordonnance, la Cour a, le 9 juin 1999, chargé le juge Blais et la protonotaire Aronovitch de la gestion de l'instance. En sa qualité de juge chargée de la gestion de l'instance, la protonotaire Aronovitch a, le 20 août 2003, prononcé une ordonnance accompagnée d'un jugement manuscrit dans laquelle elle enjoignait à la demanderesse d'inscrire un avocat au dossier au plus tard le 26 septembre 2003. L'ordonnance précisait que l'avocat en question devait déposer au plus tard le 24 octobre 2003 toute autre requête que la demanderesse pouvait juger bon de présenter, à défaut de quoi l'action serait rejetée.

[4]                Le 2 septembre 2003, la demanderesse a déposé un avis de requête devant être jugée sur dossier, conformément aux Règles. Elle cherchait à interjeter appel de l'ordonnance susmentionnée de la protonotaire Aronovitch et réclamait la suspension de l'exécution de l'ordonnance et la désignation d'une ou de plusieurs personnes pour la représenter. La requête a été signifiée aux défendeurs, qui ont déposé et signifié une réponse.

[5]                La protonotaire a rejeté la requête par ordonnance datée du 29 septembre 2003. Cette ordonnance prévoyait que, conformément à l'ordonnance du 20 août 2003, il était interdit à la demanderesse de déposer d'autres requêtes tant qu'elle n'aurait pas inscrit un avocat au dossier.

[6]                Le 2 octobre 2003, la demanderesse a adressé une lettre à la Cour pour lui demander de proroger au 4 novembre 2003 le délai qui lui était imparti pour commettre un avocat au dossier comme l'exigeait l'ordonnance du 20 août 2003. Dans les directives écrites qu'elle a données le 2 octobre 2003, la Cour a refusé cette demande.

[7]                Il ressort du plumitif et du dossier de la Cour que, le 8 octobre 2003, Me Doyle a, en sa qualité d'avocat de la demanderesse, écrit au greffe de la Cour pour solliciter la prorogation du délai fixé au 24 octobre 2003 afin de pouvoir déposer d'autres requêtes et d'avoir le temps d'examiner le dossier. Des copies de cette lettre ont été envoyées aux avocats des défendeurs.

[8]                La Cour a donné les directives écrites suivantes le 10 octobre 2003 :


[TRADUCTION]

J'ai pris connaissance de la lettre du 8 octobre 2003 de Me Doyle.

Pour les besoins de mon ordonnance, il suffit que Me Doyle dépose et signifie au plus tard le 24 octobre 2003 des avis de requête détaillés en y annexant des affidavits; il ne sera pas tenu de déposer et de signifier un dossier de requête complet.

Si une autre prorogation s'avère nécessaire, elle peut être demandée par voie de requête formelle qui devra être déposée et signifiée au plus tard le 16 octobre 2003.

[9]                Le 16 octobre 2003, l'avocat de la demanderesse a déposé un avis de requête devant être jugée sur dossier, de même qu'un dossier de requête, dans lesquels il réclamait une ordonnance prorogeant les délais fixés par la Cour dans son ordonnance du 20 août 2003. Les défendeurs ont répondu en s'opposant à la requête. Par ordonnance datée du 3 novembre 2003, la protonotaire Aronovitch, jugeant l'affaire sur dossier, a rejeté la requête, en y inscrivant un bref jugement manuscrit. L'ordonnance portait la mention suivante : [TRADUCTION] « L'action est rejetée pour cause de retard et de défaut de poursuivre » .

[10]            Le 4 novembre 2003, Me Doyle, l'avocat de la demanderesse, a écrit à la Cour une lettre dont voici certains extraits :

[TRADUCTION] Nous constatons que, dans votre ordonnance du 3 novembre 2003 par laquelle vous rejetez notre requête en prorogation de délai, vous rejetez aussi l'action de Mme Marshall. En toute déférence, nous croyions comprendre que cette dernière mesure ne faisait pas partie des solutions possibles à notre requête.


Le 23 octobre 2003, agissant conformément aux directives de Me MacLean, j'ai téléphoné à votre bureau pour savoir si, compte tenu de notre requête en prorogation, nous devions nous occuper d'éventuelles requêtes préparatoires au procès. En réponse à ma demande de renseignements, M. Labelle, de votre bureau, m'a informé que vous aviez déclaré que nous n'étions pas obligés de respecter le délai du 24 octobre 2003 pour déposer toutes les requêtes préparatoires au procès pour éviter le rejet de la présente action. On m'a expliqué que, comme nous avions respecté le délai du 16 octobre 2003 relatif du dépôt d'une requête en prorogation et que, comme la décision ne serait pas rendue avant le 24 octobre 2003, on nous accorderait un bref délai, après votre décision, indépendamment de l'issue de la cause, pour mener à terme toute requête préparatoire au procès nécessaire.

J'ai annexé notre lettre du 23 octobre 2003 dans laquelle nous confirmons à M. Labelle les faits susmentionnés que nous croyions comprendre.

Vu ce qui précède, nous vous prions humblement de modifier votre ordonnance pour nous accorder un bref délai, après votre décision, indépendamment de l'issue de la cause, pour mener à terme toute requête préparatoire au procès nécessaire.

Me MacLean est un associé de Me Doyle.

[11]            La lettre du 23 octobre 2003 porte :

[TRADUCTION] Merci pour votre appel téléphonique d'hier dans lequel vous m'informiez que les documents vous sont parvenus et qu'ils ont été soumis à la protonotaire.

Merci aussi d'avoir confirmé avec la protonotaire que, comme nous avons respecté l'échéance du 16 octobre 2003 pour le dépôt d'une requête en prorogation, nous n'avons pas à nous conformer à l'échéance du 24 octobre 2003 pour le dépôt de toutes les requêtes préparatoires au procès. Je tiens par ailleurs à vous remercier de nous assurer que la protonotaire nous accordera le temps de plaider des requêtes préparatoires au procès avant de rendre sa décision sur notre requête et ce, peu importe qu'elle proroge de quelques jours ou des soixante jours que nous réclamons le délai qui nous est imparti pour déposer des requêtes préparatoires au procès.

Je vous remercie de la suite que vous donnerez à la présente.

Cette lettre n'a pas été envoyée aux défendeurs avant la décision rendue au sujet de la requête à l'origine de l'ordonnance du 3 novembre 2003.


[12]            Le 5 novembre 2003, la protonotaire a donné des directives verbales enjoignant à Me Doyle de fournir des copies de sa lettre du 4 novembre 2003 aux parties. La protonotaire a ajouté que les observations que les parties, c'est-à-dire les défendeurs, pouvaient vouloir formuler devaient être déposées au plus tard à midi le 6 novembre 2003. Me Doyle a envoyé des copies de sa lettre du 4 novembre 2003 aux avocats des défendeurs, en y joignant une copie de la lettre qu'il avait adressée au greffe de la Cour le 23 octobre 2003. Les avocats des défendeurs ont déposé leurs observations le 6 novembre 2003.

[13]            Le 6 novembre 2003, la protonotaire a donné des directives par lesquelles elle enjoignait à la demanderesse de déposer au plus tard le 12 novembre 2003 une requête en réexamen de l'ordonnance du 3 novembre 2003. Dans les directives modifiées qu'elle a données le 7 novembre 2003, la protonotaire a confirmé que les parties devaient faire connaître, au plus tard le 12 novembre 2003, leur disponibilité pour l'instruction de la requête par voie de vidéo-conférence le 19 ou le 20 novembre 2003. La protonotaire a, le 13 novembre 2003, donné d'autres directives écrites fixant l'instruction de la requête au 19 novembre 2003.

[14]            La requête a été instruite à cette date et l'ordonnance suivante a été prononcée le 19 novembre 2003 :

[TRADUCTION]

1.              La requête en réexamen est accueillie aux conditions suivantes :

2.              La demanderesse doit, au plus tard le 24 novembre 2003, déposer et signifier la(les) requête(s) qu'elle jugera bon de présenter, compte tenu de mon ordonnance du 20 août 2003.

3.              Mon ordonnance du 3 novembre 2003 est par la présente modifiée pour donner effet aux dispositions qui précèdent.

4.              La demanderesse est condamnée à payer les dépens de la requête à chacun des défendeurs, indépendamment de l'issue de la cause.


[15]            Le jugement manuscrit accompagnant l'ordonnance prévoyait ce qui suit :

[TRADUCTION]

Je souscris aux observations des défendeurs suivant lesquelles l'interprétation que la demanderesse donne des directives que j'ai données le 10 octobre 2003, en considérant qu'elles modifient essentiellement l'ordonnance rendue par la Cour le 20 août 2003, est à la fois erronée et indéfendable dans le présent contexte.

Si j'ai bien compris, la demanderesse se fonde principalement sur les assurances que le personnel du greffe aurait données à l'avocat. Il est juste de dire à cet égard que l'avocat a sollicité un avis et a agi pour l'essentiel d'une manière totalement injustifiée dans le cas qui nous occupe.

La Cour s'exprime exclusivement en rendant des ordonnances ou en donnant des directives. Or, elle n'a rendu ou donné ni l'un ni l'autre en ce qui concerne les communications échangées entre l'avocat et le greffe. L'avocat est fautif dans le mode de communication qu'il a utilisé, dans le fait qu'il n'a pas avisé les parties et qu'il n'a pas avisé formellement et en temps opportun la Cour et, finalement, dans le fait qu'il s'est fié à des communications qui ne peuvent avoir d'effet.

Ceci étant dit, si le greffe a effectivement donné les assurances dont l'avocat a demandé la confirmation, je me vois dans l'obligation d'accéder à la requête de la demanderesse car, si j'avais été au courant des présumés échanges que son avocat a eus avec le greffe, j'en aurais incontestablement tenu compte et j'aurais donné des directives en conséquence, dans le contexte de la requête. En ce sens, et conformément à l'alinéa 397(1)b), j'estime que les échanges en question constituent une question qui a été « oubliée » lors du prononcé de l'ordonnance.

Bien que j'accueille la requête, je tiens à avertir l'avocat que désormais, il devra adresser au greffe, par écrit, toute communication et en donner avis à toutes les parties, et demander explicitement que la correspondance soit portée à mon attention en tant que protonotaire chargée de la gestion de l'instance.

Bien que les défendeurs n'aient pas réclamé les dépens, compte tenu des circonstances de la présente espèce et en vertu de mon pouvoir discrétionnaire, je condamne la demanderesse aux dépens de la requête.

[16]            Par avis de requête daté du 28 novembre 2003, la défenderesse Sa Majesté la Reine a interjeté appel de l'ordonnance du 19 novembre 2003.


PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES

[17]            La défenderesse Sa Majesté la Reine affirme que la norme de contrôle applicable est, conformément à l'arrêt Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425 (C.A.F.), celle du réexamen de l'affaire depuis le début, puisque la question soulevée en l'espèce a une influence déterminante sur le sort du principal.

[18]            La défenderesse avance que, de toute façon, la protonotaire a commis une erreur dans la façon dont elle a exercé son pouvoir discrétionnaire ou dans la manière dont elle a appliqué la loi en concluant que l'appel téléphonique et la lettre adressée par l'avocat de la demanderesse au greffe le 23 octobre 2003 était une « question » qui avait été « oubliée » , au sens de l'alinéa 397(1)b).

[19]            La défenderesse soutient également que la protonotaire a commis une erreur en rendant son ordonnance du 19 novembre 2003 parce que, ce faisant, elle a fait fi des conclusions qu'elle avait tirées au vu de la preuve, c'est-à-dire que la demanderesse n'avait pas respecté les délais fixés dans l'ordonnance du 20 août 2003 et n'avait pas fait avancer l'action. Suivant la défenderesse, la demanderesse n'a présenté aucun nouvel élément de preuve qui justifierait une conclusion différente de la part de la protonotaire et, en infirmant sa propre ordonnance, la protonotaire a commis une erreur.


[20]            Les défendeurs l'Alliance de la fonction publique du Canada et le Syndicat des employés de la Commission de la fonction publique appuient les arguments de Sa Majesté la Reine. Ils font par ailleurs valoir que la question en litige dans l'appel transcende le critère usuel qui s'applique dans le cas de l'appel d'une décision d'un protonotaire parce que le pouvoir de réexaminer une ordonnance est unique. Les défendeurs en question affirment que la protonotaire n'a pas appliqué le bon critère lorsqu'elle a prononcé son ordonnance du 19 novembre 2003 et ils ajoutent que l'appel devrait être accueilli.

[21]            La demanderesse, en revanche, soutient que l'ordonnance devrait se voir accorder un degré élevé de retenue judiciaire, étant donné qu'il s'agissait d'une ordonnance discrétionnaire prononcée dans le cadre de la gestion d'une instance. La demanderesse se fonde à cet égard sur l'arrêt Aqua-Gem, précité, et sur l'arrêt plus récent rendu par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Bande de Sawridge c. Canada, [2002] 2 C.F. 346. La demanderesse cherchait tout simplement à obtenir une prorogation de délai, ce qui constitue un aspect essentiel de la gestion de l'instance.

[22]            À titre subsidiaire, la demanderesse soutient que c'est à juste titre que la protonotaire a estimé que la lettre adressée par son avocat au greffe le 23 octobre 2003 constituait une « question » au sens de l'alinéa 397(1)b) et à cet égard, elle cite le jugement Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Dhaliwal-Williams, (1996), 116 F.T.R. 29.


[23]            Finalement, la demanderesse explique que, si l'ordonnance est susceptible de révision selon la norme du réexamen de l'affaire depuis le début, rien ne justifie l'infirmation de l'ordonnance, vu le jugement Dhaliwal-Williams, précité.

ANALYSE ET DÉCISION

[24]            La première question à aborder dans le cadre du présent appel est celle de la norme de contrôle applicable. À mon avis, la norme applicable est celle du réexamen de l'affaire depuis le début, vu l'arrêt Aqua-Gem, précité, dans lequel la Cour d'appel fédérale explique ce qui suit à la page 454 :

Je conviens avec l'avocat de l'appelante que la norme de révision des ordonnances discrétionnaires des protonotaires de cette Cour doit être la même que celle qu'a instituée la décision Stoicevski pour les protonotaires de l'Ontario. J'estime que ces ordonnances ne doivent être révisées en appel que dans les deux cas suivants :

a)              elles sont manifestement erronées, en ce sens que l'exercice du pouvoir discrétionnaire par le protonotaire a été fondé sur un mauvais principe ou sur une fausse appréciation des faits,

b)              le protonotaire a mal exercé son pouvoir discrétionnaire sur une question ayant une influence déterminante sur la solution des questions en litige dans la cause.

Dans ces deux catégories de cas, le juge des requêtes ne sera pas lié par l'opinion du protonotaire; il reprendra l'affaire de novo et exercera son propre pouvoir discrétionnaire.


[25]            Pour pouvoir trancher la requête sous-jacente, qui vise à obtenir le réexamen par la protonotaire de l'ordonnance prononcée le 3 novembre 2003, il est nécessaire d'examiner cette ordonnance. Cette ordonnance a eu pour effet de rejeter l'action de la demanderesse. Or, rien n'a une influence plus « déterminante sur la solution des questions en litige dans la cause » que le rejet d'une action. Dans ces conditions, la question suivante est celle de savoir si la protonotaire a commis une erreur justifiant l'infirmation de sa décision dans la façon dont elle a exercé son pouvoir discrétionnaire ou en se fondant sur un mauvais principe ou sur une fausse appréciation des faits.

[26]            La requête dont la demanderesse a saisi la protonotaire le 19 novembre 2003 était fondée sur l'alinéa 397(1)b), qui dispose :


397. (1) Dans les 10 jours après qu'une ordonnance a été rendue ou dans tout autre délai accordé par la Cour, une partie peut signifier et déposer un avis de requête demandant à la Cour qui a rendu l'ordonnance, telle qu'elle était constituée à ce moment, d'en examiner de nouveau les termes, mais seulement pour l'une ou l'autre des raisons suivantes :

...

b) une question qui aurait dû être traitée a été oubliée ou omise involontairement.

397. (1) Within 10 days after the making of an order, or within such other time as the Court may allow, a party may serve and file a notice of motion to request that the Court, as constituted at the time the order was made, reconsider its terms on the ground that

...

(b) a matter that should have been dealt with has been overlooked or accidentally omitted.


[27]            La présence du mot « peut » indique que le pouvoir discrétionnaire de la Cour entre en jeu lorsqu'une partie invoque cet article. La Cour d'appel fédérale a récemment examiné la question de la retenue dont il convient de faire preuve à l'égard des décisions discrétionnaires des protonotaires. Sous la plume du juge Décary, la Cour d'appel fédérale a dit ce qui suit, au paragraphe 19 de l'arrêt Merck & Co. et autres c. Apotex Inc., (2003), 315 N.R. 175 :


Afin d'éviter la confusion que nous voyons parfois découler du choix des termes employés par le juge MacGuigan, je pense qu'il est approprié de reformuler légèrement le critère de la norme de contrôle. Je saisirai l'occasion pour renverser l'ordre des propositions initiales pour la raison pratique que le juge doit logiquement d'abord trancher la question de savoir si les questions sont déterminante pour l'issue de l'affaire. Ce n'est que quand elles ne le sont pas que le juge a effectivement besoin de se demander si les ordonnances sont clairement erronées. J'énoncerais le critère comme suit :

Le juge saisi de l'appel contre l'ordonnance discrétionnaire d'un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants :

a)              l'ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal,

b)              l'ordonnance est entachée d'erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d'un mauvais principe ou d'une mauvaise appréciation des faits.

[28]            Plus loin, aux paragraphes 40 et 41, le juge Décary a tenu les propos suivants au sujet de la méthode à suivre en cas de révision d'une décision discrétionnaire prise par un protonotaire lorsqu'il exerce ses fonctions de personne responsable de la gestion de l'instance :

Je souhaite également traiter d'un autre argument soulevé par l'avocat de l'intimée. Ce dernier a invité la Cour à appliquer la règle énoncée dans l'arrêt Bande de Sawridge c. Canada, [2002] 2 C.F. 346, à la page 354 (C.A.F.), où le juge Rothstein a exprimé l'opinion que la Cour ne devrait intervenir dans les décisions rendues par les protonotaires ou les juges responsables de la gestion de l'instance que « dans les cas où un pouvoir discrétionnaire judiciaire a manifestement été mal exercé » (voir aussi les arrêts Bande de Montana c. Canada, [2002] A.C.F. no 1257, 2002 CAF 331; Apotex Inc. c. Merck & Co. et al, [2003] A.C.F. no 1725, 2003 CAF 438).

Cette règle ne s'applique, bien sûr, que lorsqu'il y a lieu de faire preuve de déférence; elle ne s'applique pas lorsque le pouvoir discrétionnaire doit être exercé de novo, par exemple quand, comme en l'espèce, la question est déterminante pour l'issue de l'affaire ou quand le protonotaire ou le juge responsable de la gestion de l'instance a commis une erreur de principe (voir l'arrêt Apotex, précité, paragraphe 41). ...

[29]            La protonotaire Aronovitch agissait certainement en tant que protonotaire chargée de la gestion de l'instance lorsqu'elle a prononcé l'ordonnance du 20 août 2003. Cette ordonnance revêt une importance critique en ce qui concerne la décision qui sera rendue au sujet de la présente requête, étant donné que c'est le défaut de la demanderesse de s'y conformer qui est à l'origine de l'ordonnance du 3 novembre 2003 par laquelle l'action a effectivement été rejetée.

[30]            L'ordonnance du 20 août 2003 était accompagnée d'un bref jugement manuscrit qui prévoyait ce qui suit :

[TRADUCTION] Je ne ferai pas l'énumération des suspensions et des retards accumulés dans la présente action dont le dossier témoigne amplement. J'ai prononcé mon ordonnance du 30 avril 2003 après avoir accordé d'innombrables prorogations et permissions, dans le but d'accommoder la demanderesse. Or, Mme Marshall a contrevenu à cette ordonnance, qui prévoit le rejet de l'action en cas de toute autre contravention.

Dans sa télécopie du 10 juillet 2003, Mme Marshall explique essentiellement les raisons pour lesquelles elle estime qu'elle ne devrait pas être déboutée de son action. Elle joint à sa télécopie une lettre d'un médecin et précise qu'elle est en train de rédiger une lettre de suivi qui [TRADUCTION] « abordera les préoccupations » qu'elle a, ce qui devrait [TRADUCTION] « faciliter le bon déroulement de la cause » . Or, aucune lettre n'a encore été envoyée. La note du médecin est semblable à celles qui ont déjà été communiquées. Elles sont d'ordre général et sont habituellement produites après-coup.

En fait, il m'est impossible de calculer ou d'établir, sur la foi de ces éléments, l'ampleur ou la nature de l'incapacité de Mme Marshall ou de déterminer si elle n'a pas la capacité d'ester en justice au sens des articles 115 ou 121 des Règles de la Cour fédérale (1998). Force m'est de conclure qu'elle n'est pas en mesure d'agir pour son propre compte en justice sans l'aide d'un avocat et sans continuer de faire subir aux défendeurs un préjudice qui s'aggrave avec le temps.

En conséquence, je prononce l'ordonnance qui suit en vertu de mon pouvoir discrétionnaire en ma qualité de protonotaire chargée de la gestion de l'instance, de façon à protéger les droits et les intérêts des parties et à permettre d'apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive possible.

[31]            La demanderesse, dans un premier temps pour son propre compte et, par la suite, par l'entremise de son avocat, a réclamé la prorogation des délais fixés par l'ordonnance du 20 août 2003. Une requête formelle en prorogation de délai a été déposée le 16 octobre 2003. C'est la requête dont la protonotaire était saisie lorsqu'elle a prononcé, le 3 novembre 2003, l'ordonnance aux termes de laquelle elle a rejeté l'action.

[32]            Toutefois, à ce moment-là, à l'insu de la protonotaire, l'avocat de la demanderesse avait envoyé la lettre du 23 octobre 2003 au greffe sans en aviser les autres parties. Cette lettre a déjà été reproduite dans le présent jugement.

[33]            Cette lettre n'a été portée à l'attention de la protonotaire que le 4 novembre 2003, lorsque l'avocat de la demanderesse a écrit une autre lettre, après avoir reçu l'ordonnance rejetant l'action.

[34]            Ce rappel des faits entourant la requête en réexamen montre que la question sous-jacente en litige portait sur une prorogation de délai. J'estime qu'il s'agit là d'une question qui entrait parfaitement dans le cadre du mandat de la protonotaire chargée de la gestion de l'instance.


[35]            Le principal argument que font valoir les défendeurs est le fait que l'alinéa 397(1)b) vise des situations dans lesquelles une « question » a été oubliée par la Cour, et non par l'avocat. Elles soutiennent que la lettre du 23 octobre 2003 ne change rien au fait que la demanderesse ne s'était pas conformée à l'ordonnance du 20 août 2003 et que la lettre n'a aucune valeur probante en ce qui concerne la question de la conformité.

[36]            Compte tenu des circonstances de la présente espèce, je ne suis pas d'accord avec ces arguments. L'alinéa 397(1)b) confère à la Cour le pouvoir discrétionnaire de rendre une décision différente lorsque, de l'avis de la Cour, « une question qui aurait dû être traitée a été oubliée ou omise involontairement » . Bien qu'elle constitue une communication irrégulière de l'avocat, la lettre du 23 octobre 2003 est une question qui « aurait dû être traitée » par la protonotaire lors de l'examen de la requête du 16 octobre 2003. Elle n'a pas été traitée à ce moment-là parce que la Cour en ignorait l'existence.

[37]            Le présent appel est régi par la norme du réexamen de l'affaire depuis le début et, à mon avis, la lettre dont il s'agit est une « question » qui relève à juste titre de l'alinéa 397(1)b). J'estime que la protonotaire n'a pas commis d'erreur dans la façon dont elle a tenu compte de cette lettre en prononçant son ordonnance du 19 novembre 2003.

[38]            Les défendeurs ont soulevé un argument technique au sujet de l'interprétation du mot « question » . Je tiens à signaler que la présente requête concerne les Règles, et non une disposition législative. Les Règles ont été prises en application de l'article 46 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, modifiée. Elles ne sont pas des textes de loi, directement ou indirectement. À cet égard, je me permets de citer l'article 1 des Règles :



1. (1) Sauf disposition contraire d'une loi fédérale ou de ses textes d'application, les présentes règles s'appliquent aux instances devant la Cour.

1. (1) These Rules apply to all proceedings in the Court unless otherwise provided by or under an Act of Parliament.

(2) Les dispositions de toute loi fédérale ou de ses textes d'application l'emportent sur les dispositions incompatibles des présentes règles.

(2) In the event of any inconsistency between these Rules and an Act of Parliament or a regulation made thereunder, that Act or regulation prevails to the extent of the inconsistency.


[39]            Dans le contexte de règles de procédure, le mot « question » n'obéit pas aux même règles d'interprétation que celles qui s'appliqueraient dans le cas d'un mot tiré d'une loi, comme par exemple le mot « mesure » que l'on trouve au paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, modifiée.

[40]            Le principe fondamental des Règles est énoncé à l'article 3 :


3. Les présentes règles sont interprétées et appliquées de façon à permettre d'apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible.

3. These Rules shall be interpreted and applied so as to secure the just, most expeditious and least expensive determination of every proceeding on its merits.


Il s'agit là d'une règle d'interprétation (voir l'arrêt Dawe c. Ministre du Revenu national (Douanes et Accise) (1994), 174 N.R. 1 (C.A.F.)).


[41]            Reconnaissant le caractère discrétionnaire de l'alinéa 397(1)b) et guidée par l'article 3 des Règles, je conclus que la protonotaire n'a pas commis d'erreur dans son appréciation des faits, qu'elle ne s'est pas fondée sur un mauvais principe et qu'elle n'a pas commis d'erreur dans la manière dont elle a exercé son pouvoir discrétionnaire lorsqu'elle a prononcé son ordonnance du 19 novembre 2003. L'interprétation stricte de l'alinéa 397(1)b) des Règles que les défendeurs m'exhortent d'adopter est incompatible avec l'objectif consistant à trouver une solution « juste » à l'action de la demanderesse. La recherche d'une solution expéditive et économique est un autre facteur qui influence l'application des Règles, et notamment de l'alinéa 397(1)b). Permettre le rejet de la présente action en conséquence des agissements déplacés et mal avisés de la demanderesse risquerait de déconsidérer la Cour.

[42]            À mon avis, la protonotaire n'a commis aucune erreur qui justifierait l'annulation de sa décision et l'ordonnance qu'elle a rendue témoigne de son respect pour l'intégrité institutionnelle de la Cour et de compétence que lui confère la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, modifiée. Dans ces conditions, l'intérêt de la justice doit l'emporter sur celui de trouver une solution à cette instance, dont le déroulement a été indûment retardé, et l'appel sera donc rejeté.

[43]            Toutefois, compte tenu du fait que seule la demanderesse a créé la situation à l'origine de l'ordonnance du 3 novembre 2003, de la requête en réexamen qui s'en est suivie et du présent appel, j'exerce mon pouvoir discrétionnaire en adjugeant les dépens du présent appel à tous les défendeurs, quelle que soit l'issue de la cause.

[44]            Je termine en adressant une sérieuse mise en garde à la demanderesse, qui devra à l'avenir s'assurer de ne plus causer de retards semblables et de ne plus communiquer de manière non autorisée avec la Cour. À cet égard, je fais entièrement mien l'avertissement que la protonotaire lui a servi dans son jugement manuscrit du 19 novembre 2003.


                                        ORDONNANCE

L'appel est rejeté et les dépens sont adjugés aux défendeurs, quelle que soit l'issue de la cause.

                                                                                    _ E. Heneghan _           

Juge

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                T-1029-92

INTITULÉ :               Josephine e. Marshall c.

Sa majesté la Reine, l'Alliance de la fonction publique du canada et le Syndicat des employés de la Commission de la fonction publique

LIEU DE L'AUDIENCE :                              Halifax (Nouvelle-Écosse) et

Ottawa (Ontario)

par vidéo-conférence

DATE DE L'AUDIENCE :                            le 15 avril 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                    la juge Heneghan

DATE DES MOTIFS :                                   le 21 mai 2004

COMPARUTIONS :

K.A. MacLean                                   POUR LA DEMANDERESSE

Martin Ward                                      POUR LA DÉFENDERESSE

Elizabeth Hughes                                SA MAJESTÉ LA REINE

D. Yazbeck                                        POUR LES DÉFENDEURS

L'ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA ET LE SYNDICAT DES EMPLOYÉS DE LA COMMISSION DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Boyne & Clarke                                 POUR LA DEMANDERESSE

Halifax (Nouvelle-Écosse)

Morris Rosenberg                              POUR LA DÉFENDERESSE,

Sous-procureur général du Canada        SA MAJESTÉ LA REINE

D. Yazbeck                                        POUR LES DÉFENDEURS

Raven Allen Cameron Ballantyne           L'ALLIANCE DE LA FONCTION

Yazbeck LLP/S.R.L.                          PUBLIQUE DU CANADA ET LE SYNDICAT DES .EMPLOYÉS DE LA COMMISSION DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA


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