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Date : 20210209


Dossier : IMM‑2553‑17

Référence : 2021 CF 131

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 février 2021

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

JAMPA LOBSANG

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Le demandeur, Jampa Lobsang, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] datée du 11 mai 2017, selon laquelle il n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. La question déterminante en l’espèce est celle du pays de référence du demandeur concernant sa demande d’asile. Il est né en Inde, mais il demande l’asile à l’égard de la Chine.

[2] Le demandeur a mentionné à l’audience devant la SPR que son nom est considéré à juste titre comme ne constituant qu’un seul mot, mais il apparaît comme constituant deux mots dans l’ensemble du dossier documentaire. En l’espèce, je l’appellerai le demandeur.

[3] Pour les motifs exposés ci‑dessous, la demande sera rejetée.

II. Contexte

[4] Le demandeur est d’origine ethnique tibétaine et est né dans la République de l’Inde le 13 juin 1969. Ses deux parents sont nés au Tibet, en Chine. Deux ans avant son arrivée au Canada, le demandeur vivait en Inde. Il a suivi une formation et est devenu moine dans l’ordre bouddhiste Gelug‑pa, le même ordre que celui du Dalaï‑Lama. Il était instructeur de bouddhisme, tel que pratiqué par son ordre, et membre exécutif d’une assemblée locale de Tibétains exilés dans la ville de Mundgod, en Inde. Il n’a jamais vécu en Chine et il n’y est jamais allé. Pendant qu’il vivait en Inde, il n’a jamais demandé la citoyenneté. Cependant, il possédait un certificat d’identité indienne assorti d’un timbre de [traduction] « non‑opposition au retour en Inde ». Il possède également une carte d’étranger enregistré.

[5] En 2011, le demandeur a demandé un visa pour venir au Canada afin de rendre visite à sa sœur, une citoyenne canadienne, à Toronto. La demande a été rejetée.

[6] En avril 2013, le demandeur s’est rendu aux États‑Unis en utilisant son certificat d’identité comme titre de voyage afin de pourvoir un poste d’enseignant au monastère de son ordre à Long Beach, en Californie. Les autorités américaines ont accordé au demandeur un visa de deux ans. Lorsque celui‑ci a expiré, le demandeur s’est rendu à la frontière canadienne et a demandé l’asile au point d’entrée de Fort Erie, en Ontario, le 7 mai 2015.

[7] Le demandeur a sollicité l’asile à l’égard de la Chine en raison de ses croyances politiques et de son militantisme contre l’annexion du Tibet par la Chine et également en raison de ses croyances religieuses en tant que bouddhiste tibétain qui suit le Dalaï‑Lama. Le demandeur affirme en outre qu’il n’a pas le droit de retourner en Inde. Le certificat d’identité a expiré le 11 août 2015. Le demandeur n’a déployé aucun effort pour le renouveler ni aux États‑Unis ni au Canada, affirmant qu’il n’était pas en mesure de le faire à l’extérieur de l’Inde.

[8] À l’appui de sa demande d’asile, le demandeur a présenté un avis juridique d’un avocat en Inde concernant la possibilité d’obtenir un passeport et d’exercer ses droits de citoyen. La lettre d’avis de l’avocat se conclut comme suit :

[traduction]

Les Tibétains qui ne possèdent pas de document de preuve de naissance et qui n’ont pas officiellement enregistré leur naissance dans le registre du gouvernement indien se verront refuser la citoyenneté indienne.

[9] De plus, le demandeur a présenté de nombreuses preuves documentaires concernant la situation des Tibétains en Inde, des photographies et d’autres documents portant sur sa vie là‑bas.

[10] Le 11 mai 2017, la SPR a conclu que le demandeur est un citoyen de l’Inde et qu’il a droit à tous les avantages et privilèges qui accompagnent la citoyenneté, y compris la délivrance d’un passeport. Le tribunal a conclu que le demandeur n’a pas réussi à établir qu’il existe un obstacle important à l’exercice de ses droits à cette citoyenneté en tant que ressortissant indien. Il n’a déployé aucun effort important pour surmonter les obstacles perçus ou réels à l’exercice de ses droits à cette citoyenneté.

[11] Le demandeur a déposé la présente demande de contrôle judiciaire le 8 juin 2017. Le 1er décembre 2017, une suspension temporaire de l’instance a été accordée dans l’attente de l’issue d’une autre affaire devant la Cour qui aurait pu être déterminante pour la demande. Cette affaire a été tranchée le 4 mai 2018 : Kreishan c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2018 CF 481. Une autre suspension a été accordée en attendant l’issue d’un appel dans la décision Kreishan. L’appel a été rejeté le 19 août 2019, (2019 CAF 223) et l’autorisation d’interjeter appel devant la Cour suprême du Canada a été refusée le 5 mars 2020.

III. Question en litige

[12] La principale question en litige en l’espèce est celle de savoir si la décision de la SPR est raisonnable.

IV. Législation pertinente

[13] Les dispositions suivantes de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 sont pertinentes pour le présent contrôle judiciaire :

Définition de réfugié

Convention refugee

96 A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96 A Convention refugee is a person who, by reason of a well‑founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themselves of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

V. Norme de contrôle

[14] Comme l’a établi la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], au paragraphe 30, la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer à la plupart des questions examinées dans le cadre d’un contrôle judiciaire, et cette présomption évite toute immixtion injustifiée dans l’exercice par le décideur administratif de ses fonctions. Bien que la présomption puisse être écartée dans certaines circonstances, comme il en est question dans l’arrêt Vavilov, aucune exception ne s’applique en l’espèce.

[15] La cour de justice effectuant un contrôle selon la norme de la décision raisonnable doit centrer son attention sur la décision même qu’a rendue le décideur administratif, notamment sur sa justification. Une cour de justice qui applique la norme de contrôle de la décision raisonnable ne se demande pas quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif, ne tente pas de prendre en compte l’éventail des conclusions, ne se livre pas à une analyse de novo, et ne cherche pas à déterminer la solution correcte au problème. La cour de révision n’est plutôt appelée qu’à décider du caractère raisonnable de la décision rendue par le décideur, ce qui inclut à la fois le raisonnement suivi et le résultat obtenu (Vavilov, au para 83).

VI. Analyse

[16] Bien que l’article 3 de la Citizenship Act, 1955, de l’Inde prévoie que toute personne née en Inde entre le 26 janvier 1950 et le 1er juillet 1987 est un citoyen indien, le demandeur soutient qu’il n’a pas été reconnu comme étant un citoyen indien et que l’accès à un passeport indien échappe à son contrôle. Il fait valoir que la décision de la Haute Cour de Delhi rendue en 2016 dans l’affaire Phuntsok Wangyal, ainsi que les décisions antérieures qui ont reconnu le droit à la citoyenneté aux personnes dans sa situation, ne reflètent pas un changement réel et substantiel dans la politique ou la mise en œuvre des lois sur la citoyenneté en Inde.

[17] Le demandeur a présenté à la SPR un document intitulé « Announcement of Passport Rules » (annonce des règles relatives aux passeports) publié par le ministère des Affaires étrangères [directives du MAE] de l’Inde, qui présente des documents de rechange pour prouver la naissance lors de la présentation d’une demande de passeport sans certificat de naissance. Dans son témoignage, le demandeur a déclaré qu’il n’avait aucun des documents mentionnés comme solution de rechange. Il soutient que la SPR a commis une erreur en minimisant l’importance de ce document lorsqu’elle a conclu qu’il ne s’appliquait qu’aux demandeurs nés le 26 janvier 1989 ou après cette date. À première vue, les directives s’appliquent à tous les demandeurs de passeport, quelle que soit leur date de naissance.

[18] Selon le demandeur, la SPR a commis une erreur en lui reprochant l’expiration de son certificat d’identité ainsi que dans son évaluation des éléments de preuve objectifs concernant la possibilité de renouveler de tels certificats à l’étranger. De plus, le demandeur a déclaré dans son témoignage qu’il lui avait été dit que cela n’était pas possible.

[19] Lorsqu’un demandeur invoque un obstacle à l’exercice de son droit à la citoyenneté dans un pays donné, il doit établir, selon la prépondérance des probabilités :

a) qu’il existe un obstacle important dont on pourrait raisonnablement croire qu’il l’empêche d’exercer son droit à la protection de l’État que lui confère la citoyenneté dans le pays dont il a la nationalité;

b) qu’il a fait des efforts raisonnables pour surmonter l’obstacle, mais que ces efforts ont été vains et qu’il n’a pu obtenir la protection de l’État : Tretsetsang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 175 [Tretsetsang].

[20] Dans l’affaire Namgyal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1060 [Namgyal], la Cour a souligné que la question qui devait être posée est celle de savoir s’il était raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne dans la situation de la demanderesse, « revêtant ses attributs particuliers », fasse des démarches supplémentaires pour faire reconnaître sa citoyenneté indienne.

[21] Le demandeur affirme qu’il est un moine démuni qui a vécu dans un monastère depuis l’âge de 15 ans. Par conséquent, il affirme que, compte tenu de sa situation, il était raisonnable pour lui de s’appuyer sur l’avis juridique de l’avocat et de ne pas prendre de mesures supplémentaires pour acquérir un passeport indien.

[22] Contrairement à la demanderesse dans la décision Namgyal, le demandeur en l’instance est une personne relativement instruite ayant un haut niveau d’éducation en bouddhisme tibétain. Selon son propre témoignage, il occupe un rang élevé dans son ordre. Il a travaillé comme enseignant en Inde et au monastère de Long Beach. Il était membre d’une assemblée locale et participait activement aux débats et autres activités communautaires.

[23] Dans son témoignage devant la SPR, le demandeur a déclaré qu’il avait obtenu la lettre d’avis de l’avocat avant de se rendre aux États‑Unis en 2013. La lettre est datée du 19 mai 2015, soit plus d’une semaine après son entrée au Canada et la présentation de sa demande d’asile. Cela semble avoir échappé à l’attention de la SPR. Le tribunal a accordé peu de poids à cette lettre, car son auteur n’a pas été appelé à témoigner, par téléphone, au besoin, et l’avis date d’avant la décision Wangyal de 2016 rendue par la Haute Cour de Delhi.

[24] Il est bien établi qu’il n’incombe pas à un demandeur d’asile d’exiger la présence des auteurs de la preuve documentaire corroborante : Oria‑Arebun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1457, aux para 51‑52. Cependant, je souligne que, dans la décision Dakar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 353, aux paragraphes 26 à 28, la conclusion selon laquelle une lettre similaire devait se voir accorder peu de poids a été confirmée au motif qu’elle était sans rapport avec la question centrale, à savoir si le demandeur pouvait obtenir d’autres documents d’identité en vue d’obtenir un passeport. En l’espèce, l’erreur apparente commise par la SPR en imposant l’obligation pour l’avocat de témoigner par un moyen quelconque n’est pas déterminante. Le tribunal a fourni d’autres motifs pour rejeter la lettre.

[25] Dans la décision Sangmo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 478 [Sangmo], dans un avis juridique similaire fourni par un avocat indien, la question de savoir si un certificat d’identité ou une carte d’étranger enregistré aurait pu être utilisé pour faciliter l’obtention d’un passeport en obtenant des documents d’identification autres qu’un certificat de naissance n’a pas été abordée : Sangmo, aux para 33, 42‑43. De la même façon, en l’espèce, l’avis ne mentionnait pas d’obstacles importants à l’acquisition de la citoyenneté. Il y était simplement mentionné qu’il serait difficile d’obtenir un passeport indien, étant donné que le demandeur ne possédait pas de certificat de naissance.

[26] De même, la mauvaise interprétation par la SPR des directives du MAE n’était pas fatale. Il était raisonnable pour la SPR de conclure que, même si le certificat d’identité n’était pas l’un des documents de rechange décrits dans les directives, le demandeur aurait dû au moins s’adresser aux consulats indiens aux États‑Unis ou au Canada pour se renseigner sur l’obtention de titres de voyage pouvant lui permettre de retourner en Inde afin de le renouveler. Après tout, il est un citoyen indien, selon la législation et l’interprétation par la Haute Cour. Les documents qu’il avait en sa possession établissaient qu’il était né en Inde en 1969.

[27] Le fardeau incombe au demandeur d’établir que l’accès à la citoyenneté échappe à son contrôle : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Williams, 2005 CAF 126, aux para 21‑22, 27 [Williams]; Tretsetsang, aux para 6‑7, 67.

[28] Lorsque la citoyenneté d’un autre pays est accessible, il est attendu que les demandeurs d’asile tentent de l’acquérir. Cette approche est conforme au principe selon lequel la protection internationale doit servir de protection auxiliaire et que le seul motif valable pour un réfugié potentiel de ne pas vouloir se prévaloir de la protection d’un pays dont il a la nationalité est fondée sur une crainte de persécution dans ce pays : Williams, au para 27; Tretsetsang, aux para 68‑71.

VII. Conclusion

[29] Le demandeur n’a pas démontré qu’il avait déployé des efforts raisonnables pour que sa citoyenneté soit reconnue ou pour obtenir des documents de rechange acceptables qui lui auraient permis d’acquérir un passeport indien. Autrement dit, la passivité du demandeur ne constitue pas un fondement pour une demande d’asile.

[30] Par conséquent, je conclus que rien ne justifie d’intervenir dans la décision de la SPR. Bien qu’imparfaite à certains égards, elle est de façon générale raisonnable.

[31] Aucune question à certifier n’a été proposée.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑2553‑17

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2553‑17

INTITULÉ :

JAMPA LOBSANG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AFFAIRE ENTENDUE PAR vidÉoconfÉrence ENTRE ottawa ET toronto

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 JANVIER 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :

LE 9 FÉVRIER 2021

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

POUR LE DEMANDEUR

John Loncar

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Wazana Law

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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