Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20210308


Dossier : IMM-7902-19

Référence : 2021 CF 208

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 mars 2021

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

FLORENCE MOYINOLUWA ALEX-ALAKE

OLUWATOBI KING FAVOUR ALEX-ALAKE

OLUWATOMI QUEEN GRACE ALEX-ALAKE

OLUWATAMILORUN ABISOLA PEACE ALEX-ALAKE

OLUWATENIOLA ABIMBOLA PRAISE ALEX-ALAKE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 29 novembre 2019 par la Section d’appel des réfugiés [la SAR], qui a confirmé que les demandeurs ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. La SAR a conclu que les demandeurs n’étaient pas crédibles.

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

II. Contexte

[3] Les demandeurs sont des citoyens du Nigéria. La demanderesse principale a donné naissance à deux paires de jumeaux au Nigéria : un garçon et une fille nés en novembre 2010 et deux filles nées en décembre 2011. Dans sa demande d’asile, elle affirme que la famille de son époux considère la naissance de jumeaux comme un mauvais présage. Sa belle-famille a exigé que les appelants mineurs subissent des rituels de purification spirituelle, dont une mutilation génitale féminine [MGF] pour les filles. La demanderesse principale et son époux ont refusé et ont été traités comme des proscrits. Toutefois, aucune menace concrète n’a été proférée à leur endroit jusqu’en 2017, année où les enfants ont atteint l’âge de subir les rituels en question.

[4] La demanderesse principale a affirmé que, à son retour de vacances aux États-Unis, la famille de son époux l’avait menacée de nouveau à propos des rituels de purification spirituelle et avait fixé une date pour leur exécution. La demanderesse a déclaré qu’elle croyait que les menaces étaient sérieuses; en juin 2017, elle est allée demeurer chez sa sœur à Abuja. Elle y a été retrouvée puis battue par son beau-père et ses hommes de main, qui ont quitté les lieux lorsque son époux s’est interposé.

[5] Les demandeurs se sont réinstallés aux États-Unis le 25 août 2017. Le 23 février 2018, ils sont arrivés au Canada et y ont demandé l’asile.

[6] La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a jugé que les demandeurs n’étaient pas crédibles compte tenu de certains problèmes liés à leur récit, notamment le fait qu’ils ont tardé à quitter le Nigéria et le fait qu’à plusieurs reprises, les enfants sont restés au Nigéria pendant que la demanderesse principale était aux États-Unis. Le témoignage de la demanderesse principale concernant la rupture de sa relation avec son époux, l’affidavit de ce dernier et un rapport médical lié à la présumée agression par le beau-père ont été rejetés. Le rapport de police lié à une plainte concernant les allégations de menaces a également été écarté.

[7] En se fondant sur ses conclusions défavorables quant à la crédibilité, la SPR n’a accordé aucun poids au rapport d’un psychologue agréé relatant les symptômes d’ordre médical et psychologique de la demanderesse principale.

[8] La SAR a confirmé la décision de la SPR et a rejeté l’appel. Elle a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve crédibles liés à la menace de rituels de purification spirituelle comprenant une MGF pour les demanderesses d’âge mineur au Nigéria.

III. Question en litige

[9] La seule question en litige consiste à déterminer si la décision de la SAR est raisonnable.

IV. Analyse

[10] La norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 30.

[11] Lorsqu’elles déterminent le caractère raisonnable d’une décision, les cours de révision ne doivent pas apprécier à nouveau la preuve : Vavilov au para 125. L’appréciation de la crédibilité et de l’authenticité fait partie du processus de recherche des faits, et il convient de ne pas intervenir à la légère à l’égard des conclusions des décideurs : Azenabor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1160 au para 6 [Azenabor]. En revanche, de telles conclusions quant à la crédibilité ne sont pas à l’abri d’un contrôle judiciaire : Azenabor au para 6.

[12] Les cours fédérales reconnaissent depuis longtemps qu’il ne faut pas examiner à la loupe la demande d’un demandeur ni manifester de zèle à l’attaquer : Attakora c Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] ACF no 444. En l’espèce, à l’instar de la SPR, la SAR a fait preuve de zèle et examiné à la loupe le témoignage des demandeurs, y consacrant 26 paragraphes dans ses motifs.

[13] Dans la décision Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924 aux para 20-26, la Cour a résumé les grands principes régissant l’évaluation de la crédibilité des demandeurs d’asile. L’un de ces principes est qu’une conclusion défavorable quant à la crédibilité ne peut être fondée sur des contradictions mineures qui sont secondaires ou accessoires à la demande d’asile :

… Le décideur ne doit pas effectuer une analyse trop détaillée ou trop zélée de la preuve. En d’autres mots, toutes les incohérences et invraisemblances ne justifient pas une conclusion défavorable quant à la crédibilité; ces conclusions ne devraient pas se fonder sur un examen « microscopique » de questions sans pertinence ou périphériques eu égard à la demande d’asile.

Lawani, au para 23; voir aussi Abou Loh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1084 au para 36.

[14] En l’espèce, la SAR a fait preuve de zèle pour trouver des contradictions dans les témoignages des demandeurs, à l’égard desquelles ils avaient fourni des explications raisonnables, et elle a manifesté une vigilance excessive en examinant à la loupe les éléments de preuve. Par exemple, la demanderesse principale a expliqué qu’elle n’avait aucune raison de craindre que sa belle-famille prenne des mesures pour soumettre les enfants à des rituels comprenant la MGF jusqu’à ce que les filles soient plus âgées et que des menaces concrètes soient proférées lorsqu’elle est revenue des États-Unis en 2017 pour assister aux funérailles de la grand-mère de son époux.

[15] Au paragraphe 12 de ses motifs, la commissaire de la SAR a énoncé ce qui suit :

Je n’estime pas qu’il existe, pour les appelants, une possibilité sérieuse de persécution. En effet, il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve crédibles sur la menace d’un rituel de purification comportant une MGF au Nigéria.

[16] La SPR avait reconnu que la demanderesse principale avait été elle-même soumise à la MGF, sur la foi d’un rapport médical canadien que la demanderesse principale avait présenté en preuve. Outre elle-même, des membres de sa famille proche avaient subi de graves conséquences découlant de la MGF. De plus, elle avait été forcée de se soumettre aux rituels de purification spirituelle au prix de grands sacrifices personnels pour pouvoir tomber enceinte, à la demande de son beau-père. La SPR et la SAR se sont fondées sur ces faits pour conclure que l’explication de la demanderesse principale concernant ses actions en 2017 n’était pas crédible, conclusion que la Cour a du mal à comprendre.

[17] La commissaire de la SAR a accepté la conclusion de la SPR selon laquelle la demanderesse principale aurait pris au sérieux les menaces à l’égard des enfants si de telles menaces avaient bel et bien été proférées. Son défaut à cet égard, selon la SAR, a nui à sa crédibilité et à la probabilité que de telles menaces aient été proférées. La SAR a accepté la preuve documentaire selon laquelle les parents au Nigéria peuvent refuser la MGF même si cela peut donner lieu à des pressions provenant de la famille. La SAR a conclu que cela n’équivaut pas à un préjudice grave ni à la persécution, en particulier au vu du fait que l’époux, en l’espèce, s’opposait à la procédure.

[18] La préoccupation principale de la SAR concernait le défaut reproché à la demanderesse principale de prendre au sérieux les menaces relatives aux rituels, comme en témoigne ses actions. De même, la SPR était préoccupée par le fait qu’elle avait tardé à quitter le Nigéria pour demander une protection pour elle et pour ses enfants, et qu’elle avait fait auparavant des voyages aux États-Unis, soit en août 2016 et en mai 2017, sans y demander l’asile. Bien que cela soit un facteur à prendre en considération, la demanderesse principale a expliqué à la SPR que la nécessité de quitter le pays ne s’est cristallisée que lorsque son beau-père a tenté de prendre les enfants par la force le 20 juillet 2017 pour les soumettre aux rituels, notamment à la mutilation génitale. Pour écarter cette explication, la SAR s’est penchée en détail sur l’expérience de ces rituels vécue personnellement par la demanderesse principale. La SAR renvoie aux Directives no 4 du président intitulées Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe, mais il ne ressort pas clairement de son analyse que la SAR a appliqué ces directives. Le scepticisme concernant le risque de persécution fondé sur le sexe au Nigéria est omniprésent dans les motifs de la SAR.

[19] Dans son affidavit, la sœur de la demanderesse principale décrit comment la famille a trouvé refuge chez elle pour échapper aux rituels. Toutefois, il y est mentionné que les demandeurs sont partis pour Lagos en juin plutôt qu’en juillet 2017, comme les demandeurs l’ont indiqué dans leur demande d’asile. Ces derniers ont expliqué qu’il s’agissait d’une erreur de frappe. La SAR a conclu à une incohérence importante nuisant à la crédibilité de l’affidavit dans son ensemble.

[20] La SAR a également fait état d’une divergence mineure entre l’affidavit de l’époux, celui de la sœur et le témoignage livré par la demanderesse principale quant à la personne lui ayant recommandé de demander l’asile au Canada. Bien que la SAR reconnaisse qu’il s’agit d’une incohérence mineure, la commissaire indique qu’elle en a tenu compte au moment de soupeser le témoignage en regard de la probabilité de rituels forcés comprenant une MGF.

[21] Le rapport de police au sujet de la plainte formulée par la demanderesse principale a été écarté parce qu’il est daté du 13 décembre 2018 plutôt que du jour où les menaces ont été proférées par le beau-père. L’explication fournie par la demanderesse est que son époux le lui a obtenu par la suite, le couple n’ayant pas songé à l’obtenir aux moments des faits parce que l’époux avait tenté de la convaincre qu’il pouvait gérer la situation. La SAR a conclu que le rapport était déraisonnable parce qu’il « ne vient pas appuyer la conclusion selon laquelle ils pouvaient refuser la MGF et le rituel ». Cette conclusion est inintelligible.

[22] Un rapport d’hôpital a été présenté devant la SPR, indiquant que la demanderesse principale avait été traitée le 20 juin 2017 pour une commotion subie après avoir reçu un coup de poing à la tête, et qu’elle avait passé la nuit à l’hôpital en observation. Le rapport n’était pas signé et indiquait qu’il avait été téléchargé et imprimé le 28 septembre 2018. La SPR l’a rejeté au motif qu’il s’agissait d’une copie et qu’il n’était pas accompagné d’autres documents, comme un formulaire de congé daté. La SAR n’en a pas tenu compte parce que le rapport ne prouvait pas que les agents de persécution étaient ceux qui avaient asséné le coup à la demanderesse principale. À mon avis, il y avait là au moins quelques éléments de preuve à l’appui de la demande des demandeurs méritant d’être examinés.

[23] L’époux de la demanderesse principale est en contact avec ses enfants et il a souscrit un affidavit à l’appui de la demande d’asile des demandeurs. La SPR a conclu qu’il n’y avait pas eu rupture de la relation entre la demanderesse principale et son époux, contrairement au témoignage de celle-ci. Pour des motifs incompréhensibles dans son analyse, la SAR s’est concentrée sur la question de savoir si les éléments de preuve établissaient que l’époux se trouvait toujours au Nigéria. Toutefois, il s’agit d’un exemple où la décision de la SAR est teintée par des soupçons selon lesquels la demanderesse principale et son époux ont inventé cette histoire pour demander l’asile au Canada.

[24] La demanderesse principale a été interrogée et évaluée par un psychologue agréé au Canada, qui a conclu qu’elle souffrait de stress post-traumatique, d’anxiété généralisée et de dépression majeure, symptômes que l’on trouve chez les [TRADUCTION] « personnes ayant vécu de la peur, du harcèlement, de la violence et un traumatisme important ». La SPR a accepté le rapport et a fait en sorte d’aborder ces symptômes durant l’audience. Or, elle n’a pas donné de poids au rapport à l’appui de la crédibilité de la demanderesse principale quant à l’historique des faits survenus au Nigéria. De même, la SAR a jugé que le rapport ne comblait pas les lacunes relevées par le tribunal dans son témoignage.

[25] Je suis du même avis que le défendeur en ce que le poids accordé aux rapports médicaux dépend des circonstances propres à chaque cas; toutefois, selon moi, il était déraisonnable que la SAR n’accorde aucun poids au rapport simplement parce qu’il ne comblait pas les lacunes dans les éléments de preuve à la satisfaction de la commissaire.

V. Conclusion

[26] En l’espèce, le zèle de la SAR et son examen à la loupe des éléments de preuve sont incompatibles avec une décision raisonnable. La décision de la SAR n’est ni intrinsèquement cohérente ni justifiée à la lumière des contraintes juridiques et factuelles.

[27] Malgré les éléments de preuve d’ordre médical et psychologique crédibles, la SAR a tenté de déceler des contradictions à l’égard d’incohérences mineures pour lesquelles les demandeurs ont fourni des explications raisonnables.

[28] Le zèle manifesté par la SAR pour trouver des éléments de contradiction est établi par ses propres mots :

Le témoignage est incohérent sur les raisons du rituel. La SPR convenait que l’appelante principale avait subi une purification spirituelle. Ce faisant, la SPR acceptait que la famille ait fait pression sur l’appelante principale pour qu’elle subisse le rituel. La preuve est insuffisante pour infirmer ce récit. … [Non souligné dans l’original.]

[29] Il n’appartenait pas à la SAR de décider si la preuve était suffisante pour contredire la persécution alléguée par la demanderesse principale, mais plutôt de voir si la SPR avait commis une erreur en examinant la demande.

[30] La demande est accueillie et l’affaire sera renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen. Aucune question grave de portée générale n’a été proposée et aucune ne sera certifiée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-7902-19

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7902-19

INTITULÉ :

FLORENCE MOYINOLUWA ALEX-ALAKE

OLUWATOBI KING FAVOUR ALEX-ALAKE

OLUWATOMI QUEEN GRACE ALEX-ALAKE

OLUWATAMILORUN ABISOLA PEACE ALEX-ALAKE

OLUWATENIOLA ABIMBOLA PRAISE ALEX-ALAKE

C LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

audience TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À TORONTO ET À Ottawa

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 JANVIER 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :

LE 8 MARS 2021

COMPARUTIONS :

Jacqueline Ozor

POUR LES DEMANDEURS

Leanne Briscoe

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Law Ville Professional Corporation

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.