Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20210316


Dossier : IMM-7870-19

Référence : 2021 CF 230

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 16 mars 2021

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

MOHD ABDUL ALIM

AYESHA BEGUM

ABDUL AYMAN FAHIM

JANNATH ASHIA LIZA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur principal, Mohd Abdul Alim, son épouse, Ayesha Begum et leurs deux enfants d’âge mineur, Abdul Ayman Fahim et Jannath Ashia Liza, sont des citoyens du Bangladesh. M. Alim déclare être un homme d’affaires ayant résisté à des tentatives d’extorsion par le chef local de la Ligue Awami, le parti politique au pouvoir au Bangladesh. Il affirme que cette résistance aux tentatives d’extorsion lui a valu d’être perçu comme un dissident de la Ligue Awami et que pour cette raison, sa famille, son entreprise et lui ont été la cible de menaces, de harcèlement et d’agressions.

[2] La Section de la protection des réfugiés [SPR] a rejeté la demande d’asile des demandeurs au motif que M. Alim n’était pas crédible et que, de toute façon, il bénéficiait d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] à Dacca. Le 10 décembre 2019, la Section d’appel des réfugiés [SAR] a conclu que la SPR avait en grande partie mal évalué et traité la preuve des demandeurs, mais que ces derniers bénéficiaient d’une PRI à Dacca. Par conséquent, la SAR a confirmé la conclusion de la SPR, c’est-à-dire que les demandeurs n’ont pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

[3] En application de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision rendue par la SAR au motif que celle‑ci s’est trompée dans l’évaluation et le traitement des éléments de preuve qu’ils lui ont présentés.

[4] Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

II. Décision faisant l’objet du contrôle judiciaire

[5] Dans l’ensemble, la SAR a jugé crédible l’exposé circonstancié des demandeurs en ce qui a trait aux événements qui ont précédé leur départ du Bangladesh. Pour cette raison, la SAR a conclu que les demandeurs étaient exposés à une possibilité sérieuse de persécution dans leur communauté. En rendant cette décision, la SAR a annulé bon nombre des conclusions défavorables tirées par la SPR en matière de crédibilité. Toutefois, la SAR a souscrit à l’appréciation de la SPR à l’égard des incidents de harcèlement par l’agent de persécution survenus après l’arrivée des demandeurs au Canada.

[6] Dans son formulaire Fondement de la demande d’asile [FDA] modifié, M. Alim déclare qu’après que les demandeurs eurent quitté le Bangladesh, son frère a été abordé par le chef de la Ligue Awami locale, qui a tenté de savoir quand M. Alim reviendrait au pays. De plus, il a sommé son frère de faire en sorte que M. Alim lui envoie de l’argent du Canada. Le FDA modifié indique par ailleurs que le frère de M. Alim a été battu pour ne pas avoir donné de l’argent au chef de la Ligue Awami locale.

[7] Par la suite, le frère de M. Alim a produit un affidavit à l’appui de la demande des demandeurs. Celui-ci confirmait un incident survenu avant que les demandeurs quittent le Bangladesh, mais il n’y avait aucune mention des situations de harcèlement et d’abus vécues par le frère après l’arrivée au Canada des demandeurs, relatées dans le FDA modifié. La SPR a jugé qu’une telle omission nuisait à la crédibilité de M. Alim en ce qui a trait aux allégations d’efforts constants déployés pour le trouver. La SAR a souscrit à l’avis de la SPR, a tiré une conclusion défavorable en matière de crédibilité et a jugé que les situations de harcèlement continu décrites dans le FDA modifié n’étaient pas survenues. La SAR s’est ensuite appuyée sur cette conclusion pour juger, dans le cadre de son analyse d’une PRI, que le témoignage ne permettait pas de conclure que l’agent de persécution était désireux de trouver M. Alim après que ce dernier eut quitté sa communauté.

[8] Après avoir examiné le premier des deux volets du critère relatif à la PRI, la SAR a jugé que le chef de la Ligue Awami locale n’avait pas fait preuve d’un désir constant de trouver M. Alim après que ce dernier eut quitté la communauté. Elle s’est également appuyée sur la preuve documentaire selon laquelle la concurrence féroce à laquelle se livraient les différentes factions de la Ligue Awami pour l’obtention de ressources avait suscité de la violence au sein du parti. Dans ce contexte, la RAD a déclaré que « M. [Alim] est une ressource pour l’extorsion de fonds et compte tenu de ce contexte de concurrence entre les factions de [la Ligue Awami] pour s’octroyer les ressources, je conclus, selon la prépondérance des probabilités, que [l’agent de persécution] ne serait pas susceptible de chercher M. [Alim] à Dacca parce que cela pourrait entraîner un conflit avec les chefs de [la Ligue Awami] à Dacca ». La SAR a jugé que les demandeurs ne seraient pas exposés à une possibilité sérieuse de persécution à l’endroit constituant la PRI, Dacca.

[9] Après avoir examiné le deuxième volet du critère relatif à la PRI, la SAR a conclu qu’en raison de la débrouillardise de M. Alim, de ses contacts antérieurs à Dacca et du potentiel de soutien provenant de la famille et des programmes de sécurité sociale en place, il ne serait pas déraisonnable pour les demandeurs de se réinstaller à Dacca.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[10] La demande soulève deux questions :

  1. Était-il raisonnable que la SAR tire une conclusion défavorable quant à la crédibilité de M. Alim au motif que les circonstances décrites dans son FDA modifié n’étaient pas corroborées par l’affidavit de son frère?

  2. Était‑il raisonnable que SAR conclue que les demandeurs ne seraient pas exposés à une possibilité sérieuse de persécution à Dacca?

[11] Les conclusions de la SAR en matière de crédibilité et la décision touchant la PRI sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Keqaj c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2020 CF 563 aux paras 13-15; Elusme c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2020 CF 225 aux paras 9-14). Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 85 [Vavilov]).

IV. Analyse

A. La SAR s’est trompée en tirant une conclusion défavorable en matière de crédibilité en raison de l’absence de corroboration

[12] Les demandeurs soutiennent que la SAR s’est trompée en tirant une conclusion défavorable à l’égard de la crédibilité de M. Alim au motif que, dans son affidavit, le frère de M. Alim ne relatait pas les circonstances qui, selon la SAR, auraient dû être mentionnées. Les demandeurs s’appuient sur la décision Mahmud c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 8019 (CF), selon laquelle il faut tenir compte de la preuve pour ce qu’elle dit, et non pour ce qu’elle ne dit pas (voir également Arslan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 252; PUA c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1146 aux paras 31-32; Sivaraja c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 732 au para 36).

[13] Concernant le FDA modifié relatant les efforts constants déployés pour trouver M. Alim en vue de l’extorquer après son départ du Bangladesh, la SAR a conclu que M. Alim n’était pas crédible parce que son frère, qui était là et qui a vécu les faits personnellement, ne les a pas relatés dans son affidavit. La SAR a tiré une conclusion défavorable en matière de crédibilité en raison de cette omission et a jugé que, selon la prépondérance des probabilités, les événements décrits dans le FDA modifié ne se sont pas produits.

[14] J’estime que la conclusion défavorable de la SAR en matière de crédibilité est déraisonnable. Comme l’a souligné le juge Sébastien Grammond dans la décision Adeleye c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2020 CF 640 [Adeleye], une conclusion défavorable en matière de crédibilité ne peut reposer que sur une corroboration partielle :

[9] L'interdiction de faire abstraction d'éléments de preuve en raison de ce qu'ils omettent se pose dans le contexte de l'appréciation de la crédibilité. Il est interdit de ne pas croire la preuve présentée par un témoin tout simplement parce qu'un autre témoin n'a corroboré qu'une partie de cette preuve et a gardé le silence au sujet de l'autre partie : Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 aux paragraphes 48 à 52 [Magonza]. Dans un tel cas, il n'y a pas de contradiction ayant un effet sur la crédibilité. Il s'agit tout au plus d'une absence de corroboration. [Non souligné dans l’original]

[15] En soi, le défaut de corroborer ne soulève aucune question de crédibilité. Toutefois, il peut demeurer pertinent. Comme l’explique la décision Adeleye, le défaut de corroborer peut soulever une question de suffisance :

[10] Cette interdiction, toutefois, ne permet pas de faire fi de l'obligation générale selon laquelle il doit y avoir une preuve suffisante pour étayer une conclusion de crainte fondée de persécution. Il ne faut pas confondre l'insuffisance de la preuve avec l'absence de crédibilité : Magonza, aux paragraphes 32 à 35; Olusola c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 46 aux paragraphes 17 et 18. J'ai analysé la notion de suffisance de la preuve dans la décision Azzam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 549 [Azzam]. J'ai alors souligné que « [l]a simple affirmation non étayée présentée en preuve sera souvent insuffisante » (au paragraphe 31) et que la preuve peut également être insuffisante « si elle contient trop peu de détails pour convaincre le décideur de l'existence des faits nécessaires pour justifier l'application d'une règle de droit » (au paragraphe 33). [Non souligné dans l’original]

[16] En l’espèce, la SAR aurait très bien pu conclure que la déclaration dans le FDA modifié était insuffisante pour démontrer que les événements qui y étaient relatés ont réellement eu lieu. Si la SAR avait conclu que la preuve était insuffisante, le résultat aurait très bien pu être le même. Toutefois, dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a expliqué qu’« un résultat par ailleurs raisonnable ne saurait être […] tenu pour valide s’il repose sur un fondement erroné » (au para 86). Dans la décision Adeleye, le juge reconnaît que la distinction entre la suffisance et la crédibilité n’est ni superficielle ni accessoire :

[11] L'on peut comprendre que certains croient qu'il n'y a pas de distinction utile entre l'insuffisance de la preuve et l'absence de crédibilité. À cet égard, l'avocat des demandeurs a soutenu qu'une conclusion voulant que les demandeurs n'aient pas présenté une preuve suffisante signifie concrètement que la Cour ne les croit pas. Même si les deux situations peuvent entraîner le rejet de la demande d'asile, il y a tout de même une distinction importante entre les deux. Comme l'a souligné l'avocat du ministre, les demandeurs peuvent fort bien croire sincèrement que l'agent de persécution possède pouvoir et influence. Faute d'éléments de preuve suffisants, toutefois, le décideur ne peut pas s'assurer que cette croyance repose sur des fondements objectifs. Par conséquent, une conclusion de preuve insuffisante est logiquement différente d'une conclusion défavorable quant à la crédibilité. [Non souligné dans l’original]

[17] Par ailleurs, l’erreur commise par la SAR dans l’évaluation de la preuve remet en question le caractère raisonnable de son analyse concernant la PRI, que je vais maintenant aborder.

B. La SAR a conclu de manière déraisonnable que les demandeurs ne seraient pas exposés à une possibilité sérieuse de persécution à Dacca

[18] Dans son analyse relative au risque de persécution à Dacca, la SAR s’est limitée au risque posé par le chef de la Ligue Awami dans l’ancienne communauté des demandeurs. Cela mine l’analyse de la SAR pour deux raisons.

[19] Premièrement, j’ai déjà conclu que la SAR a commis une erreur dans sa manière de traiter la preuve liée aux efforts constants pour trouver M. Alim en vue de l’extorquer. La SAR a tiré de manière déraisonnable une conclusion défavorable en matière de crédibilité fondée sur le fait que cette preuve n’était pas corroborée. Le fait que la SAR se soit appuyée sur cette décision déraisonnable dans son analyse de la PRI remet en question le caractère raisonnable de cette analyse.

[20] Deuxièmement, l’analyse que fait la SAR de la PRI est intrinsèquement incohérente. La SAR appuie sa conclusion selon laquelle l’agent de persécution de M. Alim ne serait pas susceptible de chercher les demandeurs à Dacca sur le fait que M. Alim est « est une ressource pour l’extorsion de fonds ». Renvoyant aux éléments de preuve documentaire, la SAR souligne que la concurrence entre les factions de la Ligue Awami pour l’obtention de ressources entraîne de la violence au sein du parti; que cette violence comprend l’extorsion de gens d’affaires; et que M. Alim serait perçu comme une ressource pour l’extorsion de fonds par les différentes factions de la Ligue Awami. La SAR conclut que le chef de la Ligue Awami dans l’ancienne communauté de M. Alim ne chercherait pas ce dernier à Dacca parce que cela pourrait entraîner un conflit avec les chefs locaux de la Ligue à Dacca.

[21] L’analyse de la SAR ne porte que sur le risque posé par le chef de la Ligue Awami dans l’ancienne communauté de M. Alim. Elle ne tient donc pas compte du risque, pour les demandeurs, que représentent les autres factions de la Ligue Awami à Dacca. En réalité, la SAR semble conclure que les demandeurs ne sont pas exposés à une possibilité sérieuse de persécution à Dacca par l’agent de persécution du fait que, en partie du moins, ils risquent d’y être persécutés par les autres factions de la Ligue Awami; ce risque avait d’ailleurs été soulevé par les demandeurs dans leurs observations présentées à la SAR.

[22] Cela nuit à la cohérence et à la transparence de l’analyse relative à la PRI, et rend la décision déraisonnable (Vavilov, aux para 101-104).

V. Conclusion

[23] La demande est accueillie. Les parties n’ont soumis aucune question grave de portée générale à certifier et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-7870-19

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande est accueillie;
  2. L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’une nouvelle décision soit rendue;
  3. Aucune question n’est certifiée.

« Patrick Gleeson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7870-19

 

INTITULÉ :

MOHD ABDUL ALIM, AYESHA BEGUM, ABDUL AYMAN FAHIM, JANNATH ASHIA LIZA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À Montréal (QuÉbec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 DÉCEMBRE 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 MARS 2021

 

COMPARUTIONS :

Viken G. Artinian

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Mario Blanchard

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Allen et associés

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.