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Date : 20210114


Dossiers : T‑724‑19

T‑725‑19

T‑726‑19

T‑1319‑19

T‑1320‑19

T‑1321‑19

Référence : 2021 CF 51

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 janvier 2021

En présence de madame la juge Strickland

Dossier : T‑724‑19

ENTRE :

SHAUN WILLIAM ARNTSEN, MICHAEL GRANT RUDE ET MARTIN LEPINE

demandeurs

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

défenderesse

Dossier : T‑725‑19

ET ENTRE :

DAVID BONA, CLAUDE LALANCETTE ET SHERRI ELMS

demandeurs

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

défenderesse

Dossier : T-726-19

ET ENTRE :

CHRISTIAN MCEACHERN ET PHILLIP BROOKS

demandeurs

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

défenderesse

Dossier : T-1319-19

ET ENTRE :

STEPHEN BOULAY, TYSON MATTHEW BOWEN, ALISON CLARK, ALEXANDER DEELEY, BENJAMIN DOMINIE, ROGER GAUTHIER, TYLER COADY, MICHAEL BUZNY, STEPHANE CHARBONNEAU, JASON ANDERSON, ANN BASTIEN, MATTHEW BLEACH, WADE COOPE, HAROLD DICKSON, KYLE GETCHELL, IAN LANG, JORDAN LOGAN, ALI NEHME, MAXIME GABORIAULT, JUSTIN PAQUETTE, BRAD PETERS, KIRK POWELL, ISAAC PRESIDENT, ERNEST SMITH, RANDY J. SMITH, ANDREW STAFFORD, JASON LE NEVEU, DANIEL HASLIP, RICHARD FIESSEL, GARY SANGSTER, CODY KULUSKI, ADRIAN DROHOBYCKY, JIMMY LAROCQUE, LANCE COVYEOW, SALVADOR RENATO ZELADA‑QUINTANILLA, TREVOR GROHS, CHRISTOPHER CHARTIER, ROB COBB, GREG HART, EWARLD HOLLY, TRAVIS JONES, DANIEL JOUDREY, JOSEPH MOORE, BRANDON KETT, WILLIAM ALDON NICKERSON, JUSTIN NORMAN, JUDY OCHOSKI, OWEN PARKHOUSE, LANDON PERRY, THOMAS BOWDEN, CURTIS GIBSON, LEO VEMB, LEROY BOURGOIN, JEREMY LEBLANC, MARK VERALL, CONRAD KEEPING, WILLIAM PERRY, JEFFRY FLEMING, TIMOTHY MILLS, STEPHEN BARTLETT, SCOTT FIERLING, ADAM LANG, NATHAN BLAKE, CHRISTOPHER MADENSKY, GORDON MAIDMENT, MICHAEL DESMOND JOHN RYAN, TOM BRYSON, BRADLEY QUAST, JODY HARTLING, ANDREW JASON GUSHUE, ROBBIE LATREILLE, LUC CHAMPAGNE, ANTONY PETERS, DARYL INGLIS, DANIEL BOUDREAULT, JUSTIN TOBIN ET QUENTIN MULLIN

demandeurs

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

défenderesse

Dossier : T-1320-19

ET ENTRE :

ALLAN ALEXANDER, MARK AUCOIN, DEAN BERGSTROM, ROBERT GARY BURNS, MICHAEL KENNETH ESTEY, MARIE-CLAUDE LEMIEUX, JOSEPH DANIEL ROBERT LIZZOTTE, BRAD LOCKE, PATRICK MACDONALD, MELVYN NEVILLE, ALLEN SZABON, RANDY TITUS, GRAHAM MASON, VERNON MACKAY, STEVE WRATHALL, KEVIN DAWE, TERRENCE HURLEY, JOHN ALEXANDER WILT, PETER THORP‑LEVITT, PETER BARNES, DAVE BURTCH, JOHN JOSEPH HARDY, JEFFEREY HARRISON, ANDREW BLACKIE, BLAISE BOURGEOIS, MICHAEL THIER, MURRAY CLARKE, JAMES HOWARD MACKAY, SHELDON ERNEST ROBERTS, MICHAEL BENNETT, FREDERICK ROBERT PERRY, STEPHEN SIMMONS, THOMAS KEARNEY, MICHAEL HACKETT, WAYNE FRANK, ALAIN PELLEGROMS, DONALD WAYNE COLE, MARK DIOTTE, RICHARD ROY CAMERON, STEPHEN LIVELY, JAMES KEITH SHEPPARD, JOSPEH LOREN BOLT, YVES JOSEPH LEGERE, DARLENE ARSENAULT, JASON HOEG, DONALD FOX, MICHAEL BECH, PIERRE GENTES, THOMAS YURKIW, MARIE GODFREY, RUBY SMITH, PETER CHIASSON, MARK ROYAL, MARK STRICKLAND ET MICHAEL THIBODEAU

demandeurs

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

défenderesse

Dossier : T-1321-19

ET ENTRE :

WILLIAM AITKEN, BRENDA CAMPBELL, TOM GOODBODY, MICHAEL HOPPING, STEPHANE LEROUX, ANDY MOSIENKO, DAVID NYSOLA, NEIL DODSWORTH, KEVIN MORROW, JOSEPH JASIN, PAUL MORNEAULT, COLIN WILMS, JAMIE P. GRENIER, JOHN ARTHUR ARMSTRONG, CHRIS HODD, STEVEN M.D. BARTON, ALAN BROWN, TONY HILL, TRENT HOLLAHAN, GERARD MOORES, DARREN VERNVILLE, JOHN DOWNS, DINO SIMONE, ROERT MACDONALD, NORMAN HARRISON, RODERICK MACKAY, KEITH LOSIER, PHILLIP PALMER, THOMAS PATRICK HANEY, RICKIE CHAYKOWSKI, PETER OLAND, JOHN RALPH MCMILLAN, GARY JOHN REID, JASON CLAUDE FLANDERS, JODY DANIAL GILLIS, MILES WATSON, JOSEPH (ANDRE) VAILLANCOURT, DEAN HISCOCK, BRIAN PETER JEFFERSON, BRIAN MCGEAN, BRENT COUNTWAY, PAUL TURMEL, ERIC ST. GELAIS, ROBERT FARQUHAR, DWAYNE SPENCER, RONALD HERBERT O’CONNOR, KEVIN JOHN STEWART, MARTIN GAGNON, PERRY ANTLE, TRACY BARNSDALE, EAMONN BARRY, GRAHAM FORD, PHILLIPE JOSEPH CERE, MASON EDWARD HUDDLESTON ET CHRISTOPHER BRECKON

demandeurs

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] Dans la présente requête fondée sur le paragraphe 51(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles], les demandeurs interjettent appel de l’ordonnance du 16 septembre 2020 par laquelle la protonotaire Furlanetto, juge responsable de la gestion de l’instance, a fait droit à la requête de la partie défenderesse [le Canada] visant la suspension, au titre du paragraphe 50.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985 c F‑7 [Loi sur les Cours fédérales] des procédures qu’ils ont intentées contre le Canada, car ce dernier a l’intention d’engager une procédure de mise en cause à l’égard de laquelle notre Cour n’est pas compétente (Arntsen c Canada (Procureur général), 2020 CF 898 [Arntsen]).

Contexte factuel

[2] Dans leurs déclarations introductives d’instance, les demandeurs allèguent que les Forces armées canadiennes [les FAC] et le ministère de la Défense nationale [le MDN] leur ont ordonné avec négligence de prendre de la méfloquine (également connue sous le nom de Lariam), un médicament antipaludique, avant et pendant leur déploiement dans des régions où le paludisme était endémique entre 1992 et 2017. Les demandeurs en question, déployés en Somalie en 1992 et 1993, prétendent avoir reçu l’ordre de prendre le médicament dans le cadre d’un essai clinique auquel participaient les FAC et le MDN et ajoutent que le Canada a négligemment administré l’étude sur le médicament. Tous les demandeurs allèguent que les FAC et le MDN savaient ou auraient dû savoir que la méfloquine pouvait causer des effets neurologiques et psychologiques graves et potentiellement permanents, mais qu’ils ont négligemment continué à ordonner aux membres des FAC de prendre ce médicament. À ce jour, six actions ont été déposées devant notre Cour (T‑724‑19, T‑725‑19, T‑726‑19, T‑1319‑19, T‑1320‑19 et T‑1321‑19). Ces actions font l’objet d’une gestion d’instances en groupe, mais elles ne sont pas autrement regroupées ni intentées dans le cadre d’un recours collectif. Les avocats des demandeurs les décrivent comme des « poursuites collectives en responsabilité délictuelle » et d’autres actions sont attendues. En l’espèce, le Canada est le seul défendeur désigné.

[3] Avant d’intenter les procédures en cause devant notre Cour, un recours collectif envisagé a été déposé devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario [CSJO]. En 2000, un recours collectif avait été intenté par Ronald Smith à titre de demandeur représentant un groupe projeté de membres, anciens et actuels, des FAC qui avaient reçu l’ordre de prendre la méfloquine. Le Canada et le fabriquant du médicament, Hoffman‑La Roche [Roche] étaient désignés comme codéfendeurs dans ce recours collectif envisagé. Cette action a été rejetée pour cause de retard le 17 avril 2018. Le 18 janvier 2019, un nouveau recours collectif envisagé a été intenté devant la CSJO contre le Canada et Roche à titre de codéfendeurs, par John Dowe, le représentant demandeur [le recours collectif envisagé par M. Dowe]. Les avocats représentant les demandeurs dans les présentes actions ont ensuite pris les commandes du recours collectif en question.

[4] Le 16 juillet 2019, le Canada a présenté un avis d’intention de présenter une défense contre le recours collectif envisagé par M. Dowe.

[5] Le 26 septembre 2019, le Canada a fait part de son intention d’engager une procédure de mise en cause contre Roche relativement à l’instance devant notre Cour. Le 5 novembre suivant, il a présenté une requête en suspension de la présente instance aux termes de l’article 50.1 et des alinéas 50(1)a) et b) de la Loi sur les Cours fédérales. Le 16 septembre 2020, la protonotaire a fait droit à la requête aux termes de l’article 50.1.

Décision sous contrôle

[6] En guise de mise en contexte, la protonotaire a fourni une description détaillée des faits qu’il n’est pas nécessaire de reprendre ici (Arntsen, au para 2‑12).

[7] La protonotaire a fait remarquer que pour se voir accorder une suspension aux termes de l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales, le Canada devait établir deux éléments : i) qu’il entendait engager une procédure de mise en cause, et ii) que cette procédure de mise en cause contre Roche échappait à la compétence de la Cour fédérale (Dobbie c Canada (Procureur général), 2006 CF 552, au para 8 [Dobbie]). Elle a ajouté par ailleurs qu’une fois que les éléments de l’article 50.1 sont établis par la partie qui cherche à obtenir la suspension de l’action, cette suspension doit obligatoirement être accordée.

Intention d’engager une procédure de mise en cause

[8] La protonotaire a noté qu’à la première étape de l’analyse qui concerne l’établissement d’une intention véritable d’engager une procédure de mise en cause, la Cour examinera trois facteurs : a) la preuve de l’intention de procéder à la mise en cause; b) la question de savoir si les renseignements fournis au sujet de cette procédure sont clairs, ou s’ils sont au contraire vagues et imprécis; et c) la question de savoir s’il est vraisemblable que la procédure de mise en cause soit accueillie (Dobbie, au para 11).

[9] Selon la protonotaire, le Canada a affirmé qu’il engagerait une procédure de mise en cause contre Roche dans les actions en cause et fourni une ébauche de la procédure en question dans ses documents relatifs à la requête; elle a reproduit l’ébauche de l’acte de procédure dans son intégralité (Arntsen, au para 18), ajoutant que l’intention d’engager la procédure de mise en cause avait été communiquée avant la clôture des actes de procédure et le dépôt des déclarations en défense. Toujours selon la protonotaire, la communication avait été faite dans le délai prescrit et attestait une intention d’engager la procédure de mise en cause.

[10] La protonotaire a ensuite examiné l’affirmation des demandeurs selon laquelle les détails fournis dans l’ébauche de la procédure de mise en cause étaient insuffisants pour étayer un intérêt véritable à y donner suite. Elle a fait remarquer qu’aux fins d’une requête en suspension fondée sur l’article 50.1, la Cour n’a pas besoin que la procédure de mise en cause fasse état des détails de la négligence qu’il faudrait fournir pour respecter les règles ordinaires de la procédure écrite. Il suffit que le défendeur énonce le fondement rationnel de la procédure de mise en cause (Dobbie, au para 14). Suivant le raisonnement qu’elle a tenu aux paragraphes 18‑24, la protonotaire a estimé que le Canada avait donné suffisamment de détails sur la procédure de mise en cause envisagée dans les documents relatifs à la requête.

[11] Enfin, s’agissant des chances raisonnables de succès de cette procédure, la protonotaire a fait remarquer qu’il serait inopportun à ce stade de l’analyse que la Cour évalue la question (Dobbie, aux para 17‑18). Le seuil applicable à ce volet du critère consiste plutôt à déterminer s’il est manifeste que la procédure n’a aucune chance de succès. La protonotaire s’est dite incapable de tirer une telle conclusion, compte tenu des documents déposés et des faits allégués, notamment les allégations semblables avancées contre Roche par d’anciens membres des FAC dans le recours collectif envisagé par M. Dowe (Arntsen, au para 25).

[12] La protonotaire a conclu que le Canada entendait véritablement engager une procédure de mise en cause.

Compétence de la Cour à l’égard de la procédure de mise en cause envisagée

[13] Au deuxième stade de l’analyse, qui pose la question de savoir si la procédure de mise en cause envisagée échappe à la compétence de la Cour fédérale, la protonotaire a fait remarquer que pour relever de la compétence de la Cour fédérale, une instance donnée doit remplir le critère en trois volets énoncé dans l’arrêt ITO-International Terminal Operators c. Miida Electronics, [1986] 1 RCS 752, au para 12 [ITO] qu’elle a reproduit :

i) il doit y avoir une attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral;

ii) il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et qui constitue le fondement de l’attribution légale de compétence;

iii) la loi invoquée dans l’affaire doit être « une loi du Canada » au sens où l’expression est employée à l’art. 101 de la Loi constitutionnelle de 1867.

[14] D’après la protonotaire, le paragraphe 17(5) de la Loi sur les Cours fédérales confère à la Cour fédérale une compétence concurrente, en première instance, dans les actions en réparation intentées au civil par la Couronne ou le procureur général du Canada. Le premier volet du critère de l’arrêt ITO était ainsi rempli puisque le Canada sollicite de la partie mise en cause des mesures de réparation dans les actions en cause (Arntsen, au para 30).

[15] Pour ce qui est des deuxième et troisième volets du critère de l’arrêt ITO, ils se recoupent (Produits forestiers du Canada ltée c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 220, au para 24 [Stoney Band]) et l’analyse est contextuelle. La protonotaire a noté qu’elle devait apprécier la demande pour en déterminer la nature essentielle, ou le « caractère véritable », selon une appréciation réaliste du résultat concret visé par le demandeur (Windsor (City) c Canadian Transit Co., 2016 CSC 54, au para 26 [Windsor (City)]; 744185 Ontario Inc. c Canada, 2020 CAF 1, au para 31 [Air Muskoka]; Peter G. White Management Ltd. c Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2006 CAF 190, au para 58 [Peter G. White]). Par ailleurs, si une telle analyse est appliquée à une procédure de mise en cause, cette dernière doit être appréciée séparément de la réclamation principale, bien que la réclamation principale puisse aider à déterminer la nature essentielle de la demande de mise en cause (Air Muskoka, au para 32).

[16] La protonotaire a fait remarquer que dans la demande de mise en cause qu’il envisage d’engager, le Canada réclame une contribution et une indemnité pour les dommages‑intérêts qui seraient accordés contre lui dans les actions en Cour fédérale et il réclame également une contribution et une indemnité au titre de la Loi sur le partage de la responsabilité de l’Ontario, LRO 1990, c N.1 [Loi sur le partage de la responsabilité].

[17] En outre, elle a précisé que la position du Canada consistait à faire valoir que la demande de mise en cause était ancrée dans le délit de négligence en common law et régie par la Loi sur le partage de la responsabilité, qu’il n’existait aucun ensemble de règles de droit fédérales ni de loi du Canada qui était essentiel au règlement du litige et qui fondait l’attribution de la compétence à notre Cour. Inversement, les demandeurs soutenaient que la position du Canada était lacunaire attendu qu’elle ne tenait pas compte du fait que la relation au cœur des actions intentées était celle du Canada avec ses soldats. La protonotaire a rejeté l’affirmation des demandeurs selon laquelle les allégations étaient fondées sur le droit militaire canadien et l’obligation fiduciaire en common law dont le Canada doit s’acquitter envers les membres des FAC conformément au régime de la Loi sur la défense nationale, LRC 1985, c N‑5 [Loi sur la défense nationale], ou au régime législatif et réglementaire des essais cliniques de médicaments prévu par la Loi sur les aliments et drogues, LRC 1985 c F‑27 [Loi sur les aliments et drogues] et ses règlements connexes (Arntsen, aux para 38‑42).

[18] La protonotaire a conclu que la question centrale qui se posait était de savoir si Roche avait sciemment fabriqué et distribué un médicament dangereux (Arntsen, au para 53). Les actes reprochés sont assimilables à des actes délictueux liés à une obligation présumée de diligence en common law en ce qui touche la fabrication et la distribution par Roche du médicament et le rôle qu’elle a joué dans l’étude clinique. Ainsi, la procédure de mise en cause est fondée sur des allégations de délit, et non sur le droit réglementaire des médicaments.

[19] La protonotaire a également rejeté la tentative par les demandeurs d’établir un parallèle entre leur cas et l’arrêt Canada (Procureur général) c. Gottfriedson, 2014 CAF 55 [Gottfriedson] (Arntsen, aux para 43 et 51) dans lequel, a-t-elle noté, le Canada tentait d’engager une procédure de mise en cause contre des ordres religieux qui avaient dirigé des pensionnats. La Cour avait alors conclu que les obligations sui generis du Canada au titre de la Constitution, celles découlant de l’honneur de la Couronne et de la Loi sur les Indiens étaient toutes ancrées dans des lois fédérales essentielles au règlement de l’action principale et de la procédure de mise en cause. La protonotaire a également noté que dans l’arrêt Scott c Canada (Procureur général), 2017 BCCA 422, aux para 68‑72 [Scott], la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a refusé d’élargir le principe constitutionnel de l’honneur de la Couronne utilisé en droit autochtone pour étayer les actions intentées par d’anciens membres des FAC contre la Couronne. Dans l’arrêt Scott, la Cour a également rejeté l’idée voulant que la Couronne soit tenue à une obligation fiduciaire à l’égard des membres des FAC relativement à la demande de prestations administratives qui avait été présentée. La protonotaire a conclu que contrairement à la situation qui prévalait dans l’arrêt Gottfriedson, les allégations avancées contre Roche ne dépendaient pas d’une obligation accrue du Canada à l’égard des membres des FAC au titre de la Loi sur la défense nationale. Par ailleurs, cette loi ne justifie nullement d’étendre la portée de l’obligation fiduciaire du Canada à l’égard des membres des FAC ou d’imposer une telle obligation à Roche (Arntsen, au para 50). Pour la protonotaire, la relation sui generis en jeu en l’espèce n’était pas la même que celle dont il était question dans l’arrêt Gottfriedson. Dans l’affaire dont elle était saisie, il convenait plutôt d’établir des parallèles avec l’arrêt Air Muskoka et la décision Dobbie.

[20] La protonotaire a conclu que la procédure de mise en cause envisagée échappait à la compétence de la Cour fédérale.

[21] Elle a également déclaré que même si sa conclusion concernant l’article 50.1 était suffisante pour statuer sur la requête, elle n’aurait pas accordé de suspension au titre des alinéas 50(1)a) et b) de la Loi sur les Cours fédérales et a exposé le raisonnement qui motivait cette conclusion (Arntsen, aux para 55‑ 65).

[22] La protonotaire s’est demandé s’il fallait faire droit à la demande de mesure subsidiaire des demandeurs qui réclamaient l’autorisation de modifier leurs demandes introductives d’instance avant la suspension des actions, pour autant que cette suspension soit accordée au titre de l’article 50.1. La protonotaire a précisé qu’elle ne voyait aucune raison d’accorder l’autorisation à ce stade compte tenu des observations qui avaient été présentées et en l’absence de détails supplémentaires quant à la nature des modifications demandées. Elle a refusé la demande (Arntsen, au para 66).

Questions à trancher

[23] Les questions qui se posent dans le cadre de la présente requête peuvent être formulées en ces termes :

Norme de contrôle

[24] Dans l’arrêt Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215 [Hospira] la Cour d’appel fédérale a estimé que les normes établies dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33 à l’égard des instances d’appel s’appliquaient au contrôle des décisions discrétionnaires rendues par les protonotaires (para 69). Par conséquent, la norme de l’erreur manifeste et dominante s’applique aux questions de fait, tandis que les questions de droit sont soumises à la norme de la décision correcte.

[25] Dans la décision Hughes c. Canada (Commission des droits de la personne), 2020 CF 986, le juge Little a succinctement expliqué quelle norme s’applique aux questions de fait et de droit :

[63] La norme de la décision correcte peut également s’appliquer à une question de droit ou à un principe juridique isolable d’une question mixte de fait et de droit (Hospira, aux para 66 et 71‑72; Creston Moly Corp. c Sattva Capital Corp., 2014 CSC 53, [2014] 2 RCS 633, aux para 53‑55, 63 et 64; Mahjoub c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157, [2018] 2 RCF 344 (le juge Stratas), aux para 57 et 74; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c Emerson Milling, 2017 CAF 79, [2018] 2 RCF 573 (le juge Stratas), aux para 21 à 28; Teal Cedar Products Ltd. c Colombie-Britannique, 2017 CSC 32, [2017] 1 RCS 688, au para 44; Clayworth c Octaform Systems Inc., 2020 BCCA 117 (le juge Hunter), au para 47. Toutefois, si les conclusions contestées sont axées sur les faits ou si un principe juridique ne peut être isolé facilement, la norme applicable sera celle de l’erreur manifeste et dominante (Mahjoub, aux para 60, 156 et 318; Housen, au para 36; Teal Cedar Products, aux para 45 et 46).

[26] Par conséquent, la norme applicable aux questions de fait et de droit dépend de la question de savoir si le principe juridique est isolable de la conclusion de fait ou s’il est lié à cette dernière.

[27] S’agissant de la première question de savoir si la protonotaire a eu tort de conclure que les renseignements fournis par le Canada à l’égard des demandes de mise en cause envisagées étaient suffisamment clairs pour établir qu’il entendait véritablement intenter ces procédures, les demandeurs n’avancent aucune observation de fond sauf de dire que l’appel soulève des erreurs soumises à la norme de la décision correcte. Cependant, ils affirment ailleurs dans leurs observations écrites que même si la protonotaire a défini les bons critères juridiques, elle a mal appliqué les principes juridiques, c’est‑à‑dire qu’elle a eu tort de conclure que la procédure de mise en cause envisagée par le Canada était présentée avec suffisamment de détails dans les documents relatifs à la requête. Le Canada fait valoir, et je suis d’accord, que la conclusion touchant au caractère suffisant des détails est factuelle, et que la norme de contrôle applicable est donc celle de l’erreur manifeste et dominante.

[28] Pour ce qui est de la deuxième question de savoir si la protonotaire a eu tort de conclure que la Cour fédérale n’était pas compétente à l’égard des procédures de mise en cause envisagées par le Canada, les parties soutiennent, et je suis d’accord avec elles, que c’est la norme de la décision correcte qui trouve à s’appliquer (Air Muskoka, aux para 49‑50).

[29] Enfin, s’agissant de la troisième question de savoir si la protonotaire a commis une erreur lorsqu’elle a refusé d’autoriser les demandeurs à modifier leurs demandes introductives d’instance avant la suspension des actions, ces derniers affirment que son erreur a été de mal énoncer le droit et d’appliquer des principes juridiques erronés, ce qui justifie d’appliquer la norme de la décision correcte. Pour le Canada, les demandeurs réclamaient un délai de 30 jours pour déposer des demandes introductives d’instance modifiées au cas où la protonotaire aurait été encline à suspendre les actions en cause, et cette conclusion discrétionnaire est factuelle, ce qui fait intervenir la norme de l’erreur manifeste et dominante.

[30] Je note que dans les observations écrites qu’ils ont déposées devant la protonotaire à l’appui de la requête en suspension, les demandeurs réclamaient, sous le titre [traduction] « Ordonnance demandée » que la requête du Canada soit rejetée et :

[traduction]

92. Subsidiairement, si la Cour est disposée à faire droit à la requête du défendeur au titre de l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales, les demandeurs réclament respectueusement un délai de grâce de 30 jours pour pouvoir déposer des demandes introductives d’instance modifiées avant que ces actions ne soient suspendues.

[31] Sous le titre « Mesure subsidiaire » de ses motifs, la protonotaire a déclaré :

[66] Dans leur requête, les demandeurs ont demandé, si une suspension est accordée au titre de l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales, d’être autorisés à modifier leurs déclarations introductives d’instance avant que les actions ne soient suspendues. Compte tenu des observations présentées, et en l’absence de détails supplémentaires sur la nature des modifications demandées, je ne vois aucune raison d’autoriser des modifications à cette étape. Par conséquent, la mesure subsidiaire demandée est rejetée.

[32] Les demandeurs soutiennent que la protonotaire a commis une erreur en imposant l’obligation d’obtenir une autorisation alors qu’une telle exigence n’existe pas. Toujours d’après eux, comme les actes de procédure n’étaient pas clos, ils étaient autorisés de plein droit à modifier leurs demandes au titre de l’article 200 des Règles des Cours fédérales. À mon avis, si la protonotaire a mal compris les faits, et donc l’exigence d’obtenir une autorisation pour modifier les demandes introductives d’instance, cette question doit être soumise à la norme de l’erreur manifeste et dominante. Quoi qu’il en soit, quand bien même la norme de la décision correcte s’appliquerait à la décision apparente de la protonotaire de soumettre la modification à une autorisation, j’estime, pour les motifs qui suivent, qu’elle n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a refusé de retarder la mise en œuvre de la suspension dans les circonstances dont elle était saisie.

[33] La norme de la décision correcte n’appelle aucune retenue et la Cour peut intervenir et substituer à la décision son pouvoir discrétionnaire ou sa décision (Hospira, au para 68). Inversement, la norme de l’erreur manifeste et dominante appelle une retenue considérable et la Cour ne peut intervenir que si le juge des motifs a commis une erreur manifeste ayant une incidence sur l’issue de l’affaire (Laliberte c Day, 2020 CAF 119, au para 32, Mahjoub c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157, aux para 61‑64).

Question 1 : La protonotaire a‑t‑elle eu tort de conclure que les renseignements fournis par le Canada à l’égard des procédures envisagées de mise en cause étaient suffisamment clairs pour établir son intention véritable d’engager de telles procédures?

Position des demandeurs

[34] À ce qu’avancent les demandeurs, pour déterminer si le Canada entend véritablement engager une procédure de mise en cause, il faut examiner la question de savoir si la demande envisagée est claire ou si elle est vague et imprécise (Dobbie, au para 11). Et même si la protonotaire a estimé avec raison qu’il n’était pas nécessaire que cette demande envisagée dans le cadre d’une requête en suspension fondée sur l’article 50.1 satisfasse aux règles strictes des actes de procédure, elle a eu tort de conclure que les procédures de mise en cause envisagées par le Canada étaient suffisamment détaillées.

[35] Les demandeurs font valoir que l’ébauche ne décrit pas la demande de mise en cause envisagée par le Canada puisqu’elle indique uniquement que ce dernier poursuit Roche pour une contribution et une indemnité au titre de la Loi sur le partage de la responsabilité de l’Ontario. Il est donc impossible de déterminer le méfait présumé de Roche. Les demandeurs font valoir qu’aucun fondement juridique n’autorise le Canada à réclamer une indemnité à Roche compte tenu des causes d’action qu’ils font valoir contre lui et parce qu’il n’a fourni aucun détail sur l’action visant à obtenir une contribution, invoquant uniquement la responsabilité potentielle de Roche telle qu’elle est soulevée dans le recours collectif envisagé par M. Dowe.

[36] Les demandeurs font valoir qu’il existe une distinction entre Dobbie et la présente affaire et que la protonotaire a eu tort d’invoquer cette décision. Même si l’ébauche de la procédure de mise en cause fournie dans Dobbie était « pro forma », elle suffisait malgré tout à établir un fondement rationnel à la demande, contrairement à l’ébauche soumise en l’espèce. Par ailleurs, la protonotaire a commis une erreur en assimilant la preuve d’un fondement rationnel de la procédure de mise en cause dans Dobbie – à savoir des règlements amiables intervenus dans des actions américaines semblables – à l’invocation par le Canada des allégations contre Roche à titre de codéfenderesse dans le recours collectif envisagé par M. Dowe, et elle n’a pas examiné le bien‑fondé même de l’ébauche de la procédure de mise en cause.

Position de la défenderesse

[37] Le Canada fait valoir que la protonotaire a considéré et décidé avec raison qu’il avait satisfait aux trois éléments attestant son intention véritable d’engager une procédure de mise en cause.

[38] Quant au deuxième élément du critère, la protonotaire a accordé suffisamment de poids à la preuve dont elle disposait et sa conclusion portant que la procédure de mise en cause envisagée par le Canada contenait suffisamment de détails n’attestait pas une incompréhension des faits. Par conséquent, rien ne justifie de revenir sur sa décision (Hospira, au para 68).

[39] L’ébauche de la procédure de mise en cause, de noter le Canada, fait référence à des allégations avancées contre lui et Roche dans le recours collectif envisagé par M. Dowe et renvoie à un tableau des similarités entre les allégations avancées contre Roche par les demandeurs dans le recours collectif en question et celles invoquées par les demandeurs contre le Canada dans les actions en cause. Toujours d’après le Canada, la demande de mise en cause envisagée explique que si les allégations avancées contre Roche dans le recours collectif envisagé par M. Dowe étaient avérées, et en présumant que la causalité est établie, Roche serait, en tant que fabricant du médicament prétendument dangereux, partiellement ou totalement responsable des préjudices que les demandeurs prétendent avoir subis dans les actions en cause.

[40] Pour le Canada, la tentative des demandeurs en l’espèce de restreindre la portée de leurs réclamations, en faisant valoir qu’ils n’allèguent pas que le médicament était peu sûr ou dangereux, plutôt que le préjudice subi, est lié à la manière dont le MDN a administré ce médicament et à son utilisation durant des déploiements militaires. Cependant, ils n’ont jamais fait valoir une telle réclamation de portée restreinte et leur argument portant que la protonotaire a eu tort de ne pas considérer leur assertion ne peut aboutir (Canada (Procureur général) c Honey Fashions Ltd, 2020 CAF 64, aux para 47‑48; Becker c Toronto (City), 2020 ONCA 607, aux para 34‑43). Quoi qu’il en soit, il est possible que le Canada ait véritablement l’intention d’engager une procédure de mise en cause contre Roche sans égard à la portée restreinte que les demandeurs donnent à présent à leur réclamation. Ni une lecture libérale de cette réclamation, à savoir que le médicament était dangereux, ni une lecture stricte, à savoir que le Canada a fait preuve de négligence dans l’administration du médicament, ne révèle d’erreur dans les conclusions de la protonotaire. Le Canada fait valoir que cette dernière a conclu avec raison qu’il n’était pas nécessaire que les détails de la négligence soient plaidés pour établir l’intention véritable d’engager une procédure de mise en cause (Dobbie, au para 14), que l’ébauche de leurs plaidoiries était suffisamment claire et que les plaidoiries donnaient en fait des précisions sur les types de réclamations contre Roche.

[41] Le Canada soutient aussi que les demandeurs n’ont cité aucune source à l’appui de leur observation portant qu’il était déplacé de sa part d’invoquer des allégations analogues avancées contre Roche dans un autre ressort pour étayer le fondement de sa procédure de mise en cause envisagée, ou qu’il était inapproprié qu’il le fasse compte tenu du stade de l’instance devant la CSJO. S’agissant du dernier point, la protonotaire a eu raison de s’appuyer sur Dobbie. Dans cette décision, l’existence de procédures parallèles appuyait la conclusion de la Cour selon laquelle la procédure de mise en cause avait un fondement rationnel. Même si les procédures en question ont donné lieu à des règlements amiables, rien n’indique que le stade de l’instance a eu une incidence sur la décision. La protonotaire n’a pas eu tort de s’appuyer sur les allégations avancées contre Roche à titre de codéfenderesse dans le recours collectif envisagé par M. Dowe pour étayer sa conclusion portant que la procédure de mise en cause envisagée avait un fondement rationnel.

Analyse

[42] Comme l’a conclu la protonotaire à juste titre, le critère applicable pour déterminer si la Couronne entend véritablement engager une procédure de mise en cause en l’espèce a été énoncé par notre Cour dans Dobbie :

[11] Pour que la Cour puisse ordonner une suspension en application de l’article 50.1 de la Loi, il faut que la Couronne ait véritablement l’intention d’engager la procédure de mise en cause. (Voir Bande de Fairford c. Canada (Procureur général), [1995] 3 C.F. 165 (1re inst.), conf. par 205 N.R. 380 (C.A.F.), le juge Paul Rouleau, au paragraphe 11, et Charalambous c. Canada (2004), 128 A.C.W.S. (3d) 282 (C.F.), le protonotaire Hargrave, aux paragraphes 4 à 6.) Pour déterminer le caractère véritable de cette intention, la Cour doit examiner :

1. la preuve de l’intention d’engager une procédure de mise en cause;

2. si les renseignements fournis au sujet de la procédure de mise en cause projetée sont clairs, ou s’ils sont au contraire vagues et imprécis;

3. s’il est vraisemblable que la procédure de mise en cause soit accueillie.

........

[13] Dans la mise en cause de fabricants Dow et Monsanto, les défendeurs invoquent les éléments d’une cause d’action découlant de la négligence :

[traduction]

5. Les mises en cause ont fabriqué l’agent Orange et d’autres herbicides qui, comme il est indiqué dans la déclaration modifiée, ont été utilisés dans les essais de pulvérisation réalisés en 1966 et en 1967.

6. Si, comme il est allégué dans la déclaration modifiée, un préjudice a été causé à l’un des demandeurs ou à l’une des personnes inscrites au recours collectif projeté, ce préjudice est imputable aux produits fabriqués par les mises en cause.

7. L’utilisation qui a été faite de ces produits, comme il est allégué dans la déclaration modifiée, était l’une des utilisations que les mises en cause savaient ou auraient dû savoir que l’on ferait des produits qu’elles fabriquaient.

8. Les mises en cause savaient ou auraient dû savoir que l’utilisation de ces produits, comme il est allégué dans la déclaration modifiée, était susceptible de causer le préjudice allégué dans la déclaration modifiée.

9. La responsabilité de tout préjudice causé à l’un des demandeurs ou à l’une des personnes inscrites au recours collectif projeté est entièrement imputable aux mises en cause.

À mon avis, cela suffit pour établir que la Couronne souhaite engager une procédure de mise en cause contre les fabricants.

Allégations vagues et imprécises

[14] Dans Fairford, précitée, le juge Rouleau a conclu que les renseignements de la Couronne au sujet d’une procédure de mise en cause envisagée étaient « extrêmement vagues » et ne contenaient aucun détail. Dans Charalambous, le protonotaire Hargrave a conclu que l’intention de la Couronne d’engager une procédure de mise en cause était à ce point vague et imprécise que cette dernière n’entendait pas véritablement engager une telle procédure. En l’espèce, la procédure de mise en cause a été déposée pro forma. Elle manque de détails, mais elle est suffisante pour montrer quel est son fondement général. Les demandeurs soutiennent que la procédure de mise en cause ne fait pas état comme il se doit d’une cause d’action fondée sur la négligence, et ils invoquent à cet égard la décision de la Cour d’appel fédérale dans Apotex Inc. c. Syntex Pharmaceuticals International Ltd. (2005), 144 A.C.W.S. (3d) 726 (C.A.F.). Je suis d’accord, mais au stade où se situe la présente requête en suspension, la Cour n’a pas besoin que l’avis de mise en cause fasse état des détails de la négligence qui sont nécessaires pour respecter les règles ordinaires de la procédure écrite.

[15] Une preuve additionnelle que la procédure a un fondement rationnel est le recours collectif qu’ont intenté aux États-Unis des anciens combattants du Vietnam pour les dommages qu’ils ont subis après avoir été exposés à l’agent Orange et à d’autres produits chimiques. Cette action a abouti à un règlement de 180 millions de dollars. Ce règlement ne constitue pas un précédent en matière de responsabilité, mais il illustre la raison d’être de la procédure.

(Non souligné dans l’original.)

[43] Les demandeurs contestent le deuxième élément du critère en trois volets et affirment que la protonotaire a eu tort de conclure que la procédure de mise en cause était suffisamment détaillée. Ils font valoir que cette procédure envisagée par le Canada ne comporte qu’une affirmation vague quant à la nature de ses réclamations contre Roche et ajoutent que le Canada aurait dû inclure [traduction] « des faits pertinents ou expliquer clairement la responsabilité invoquée contre Roche à titre d’auteure du délit qui a causé les préjudices subis par les demandeurs ou y a contribué ». Le Canada fait remarquer [traduction] « qu’aux pages 2 et 3 de l’annexe I, il est indiqué que les réclamations visant Roche tiennent notamment au fait qu’elle n’a pas convenablement conseillé le Canada, n’a pas administré ou surveillé l’ECI [Étude de contrôle de l’innocuité] comme elle était tenue de le faire et a distribué un médicament aux membres des FAC dont elle savait ou aurait dû savoir qu’il ne convenait pas à un usage militaire ».

[44] Contrairement aux observations présentées par les demandeurs à l’appui de la présente requête interjetée en appel de la décision de la protonotaire, l’ébauche de la procédure de mise en cause ne [traduction] « comporte [pas qu’]une affirmation vague quant à la nature de sa (ses) réclamation(s) contre Roche », si l’on se réfère au paragraphe 14 de l’ébauche en question; celle‑ci réclame une « contribution et indemnité pour tout montant que le Canada pourrait être tenu de payer aux demandeurs dans l’une ou plusieurs des six (6) actions suivantes [...] ». Après une mise en contexte factuelle, l’ébauche indique ce qui suit :

[traduction]

8. Tous les plaignants allèguent qu’ils ont reçu l’ordre de prendre de la méfloquine, alors que les FAC et le MDN savaient ou auraient dû savoir que la méfloquine avait des effets secondaires graves sur le plan neurologique et sur le plan psychiatrique. Les demandeurs allèguent que les FAC et le MDN étaient au courant des risques associés à la méfloquine et qu’ils leur ont délibérément caché ces risques ou ont omis de les en avertir, et qu’ils ne les ont pas soumis à un dépistage adéquat avant de leur ordonner de prendre le médicament. Les demandeurs cherchent à obtenir une série de jugements déclaratoires contre le Canada ainsi que des centaines de millions de dollars en dommages‑intérêts, non seulement pour négligence, mais aussi pour déclaration inexacte faite avec négligence, pour manquement à l’obligation fiduciaire, pour voies de fait et pour violation de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés.

9. Si les actions intentées en Cour fédérale vont de l’avant et que le Canada doit présenter une défense, il rejettera toute responsabilité. Le Canada niera également que les demandeurs ont subi les préjudices allégués en raison de la prise de méfloquine. Le Canada exigera que les demandeurs en fassent la preuve.

10. La responsabilité éventuelle de Roche a été soulevée essentiellement dans la même instance introduite sous la forme d’un recours collectif envisagé devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario (CSJO) en janvier 2019. Le représentant demandeur dans cette affaire, qui est représenté par le même avocat que celui qui représente les demandeurs dans les actions devant la Cour fédérale, a formulé une série d’allégations de manquement à l’obligation de diligence de la part de Roche relativement au rôle que cette dernière avait tenu dans l’étude de contrôle de l’innocuité au début des années 1990 et dans la distribution de la méfloquine.

11. Un tableau joint aux observations écrites du Canada, et constituant l’annexe 1, montre les similitudes entre les allégations de manquement à l’obligation de diligence formulées contre Roche devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario et celles formulées contre le Canada dans les actions dont est saisie la Cour fédérale en l’espèce.

12. Si les allégations formulées contre Roche devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario s’avèrent fondées, et qu’un lien de causalité est établi, Roche serait partiellement ou entièrement responsable des préjudices que les demandeurs allèguent avoir subis dans les actions dont est saisie la Cour fédérale en l’espèce.

13. Par conséquent, le Canada engage la présente procédure de mise en cause contre Roche pour obtenir une contribution et une indemnité aux termes de la Loi sur le partage de la responsabilité de l’Ontario, L.R.O. 1990, c N.1, et ses modifications.

[45] Dans ses motifs, la protonotaire reproduit l’ébauche de la procédure de mise en cause dans son intégralité et conclut avec raison, en se référant au paragraphe 14 de Dobbie, qu’aux fins d’une requête en suspension, la Cour n’exige pas que la procédure de mise en cause fasse état des détails de la négligence qui seraient requis suivant les règles ordinaires de la procédure écrite. Il suffit que le défendeur énonce le fondement rationnel de la procédure de mise en cause (Arntsen, au para 20). Elle a reconnu que pour établir le fondement rationnel de sa procédure de mise en cause, le Canada s’appuyait sur les allégations avancées par des membres des FAC dans le recours collectif que M. Dowe envisageait d’engager contre le Canada et Roche à titre de codéfendeurs pour négligence et atteinte à l’obligation de diligence. Elle a alors déclaré :

[22] Comme l’a fait valoir le Canada, si les allégations formulées contre Roche s’avèrent fondées et qu’un lien de causalité est établi, Roche serait partiellement ou entièrement responsable des préjudices qu’auraient subi les demandeurs. Il est raisonnable de conclure que le Canada engagerait une procédure de mise en cause pour réclamer lui aussi une indemnité à Roche pour les mêmes causes d’action que celles alléguées. Comme le mentionne dans des termes semblables la décision Dobbie, précitée, au para 14, le fait que Roche soit déjà partie défenderesse dans le recours collectif envisagé de M. Dowe, dans lequel les demandeurs formulent des allégations contre le Canada qui sont semblables à celles formulées dans les actions à la Cour fédérale, permet de justifier davantage la procédure de mise en cause envisagée.

[46] À mon avis, la protonotaire n’a pas eu tort de s’appuyer sur la décision Dobbie ou de conclure que le fondement de l’ébauche de la procédure de mise en cause envisagée était suffisamment détaillé. Cette conclusion repose sur le contenu de l’ébauche en question et sur les annexes auxquelles elle fait référence, lesquelles comparent les allégations réellement invoquées contre Roche et le Canada dans le recours collectif envisagé par M. Dowe à celles visant le Canada dans les actions en cause. Je ne relève aucune erreur dans la conclusion de la protonotaire portant que l’ébauche de la procédure de mise en cause fournit suffisamment de détails pour que son fondement rationnel soit établi. En d’autres mots, il suffit d’établir le fondement général de cette procédure (Dobbie, au para 14).

[47] Je ne vois pas non plus pourquoi la protonotaire ne pouvait pas s’appuyer sur des allégations semblables avancées dans le recours collectif parallèle projeté par M. Dowe devant la CSJO pour démontrer le fondement rationnel de la procédure de mise en cause envisagée par le Canada, attendu que le recours collectif en question désigne le Canada et Roche comme codéfendeurs. Alors que les demandeurs tentent d’établir une distinction avec la décision Dobbie au motif que les instances parallèles dans cette affaire avaient fait l’objet d’un règlement amiable, la Cour s’était appuyée sur l’existence de telles instances parallèles qu’elle voyait comme la preuve supplémentaire d’un fondement rationnel à la demande de mise en cause; le fait que les demandes en question avaient fait l’objet d’un règlement amiable n’enlève rien au bien‑fondé de cette conclusion.

[48] Les demandeurs affirment également, relativement à l’allégation portant que la protonotaire a eu tort de conclure que les renseignements fournis dans la procédure de mise en cause étaient suffisamment clairs, que cette dernière n’a pas considéré [traduction] « le bien‑fondé même » de la procédure en question. Comme je l’ai déjà dit, la protonotaire était pleinement au fait du contenu de l’ébauche de la procédure de mise en cause et n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle l’a évaluée au regard du deuxième élément du critère. La question de savoir s’il est le moindrement vraisemblable que la procédure en question soit accueillie sur le fond est abordée par le troisième volet du critère.

[49] Dans la décision Dobbie, notre Cour a déclaré, s’agissant de décider si la Couronne entend véritablement engager une instance de mise en cause à l’égard d’une requête en suspension fondée sur l’article 50.1, que « toute conjecture de la part de la Cour quant au bien‑fondé de la réclamation des défendeurs contre Dow et Monsanto empêcherait de la même façon la cour supérieure d’exercer sa compétence ». Pour ce motif, elle ne s’est pas prononcée sur le bien‑fondé de la procédure de mise en cause engagée par la Couronne, mais a néanmoins déclaré ensuite que :

[18] Par ailleurs, la Cour estimera que la procédure de mise en cause est fallacieuse s’il est manifeste que celle‑ci n’a aucune chance de succès. Il s’agit d’un critère préliminaire moins exigeant que la Cour doit examiner pour décider si une demande de mise en cause est véritable ou pas. En l’espèce, je ne saurais dire que la mise en cause n’a aucune chance de succès.

[50] Par conséquent, j’estime que la protonotaire n’a pas commis d’erreur dans son évaluation de la procédure de mise en cause, telle qu’elle ressort de sa conclusion suivante :

[25] En ce qui concerne la probabilité de succès de la procédure de mise en cause envisagée, comme il est mentionné dans la décision Dobbie, précitée, aux para 17 et 18, il serait inopportun, à ce stade‑ci de l’analyse, que la Cour évalue les chances raisonnables de succès de la requête, car c’est à la Cour qu’il revient de décider du bien‑fondé de l’affaire. Le seuil proposé pour cette partie du critère est celui de savoir s’il est manifeste que la procédure n’a aucune chance de succès. En l’espèce, à la lumière des faits allégués, notamment des allégations semblables qui ont également été formulées par d’anciens membres des FAC dans le recours collectif envisagé de M. Dowe, je ne peux conclure qu’il serait manifeste que la procédure de mise en cause n’ait aucune chance de succès.

[51] En somme, même si l’ébauche de la procédure de mise en cause du Canada aurait certainement pu être plus détaillée, ce n’était pas nécessaire. Je ne relève pas non plus d’erreur manifeste et dominante dans la conclusion de la protonotaire portant que l’ébauche en question est suffisamment claire pour établir un fondement rationnel de la procédure de mise en cause, lequel atteste que le Canada entend véritablement engager la procédure de mise en cause.

Question 2 : La protonotaire a‑t‑elle eu tort de conclure que la Cour fédérale n’est pas compétente à l’égard des procédures de mise en cause envisagées par le Canada?

Position des demandeurs

[52] Les demandeurs font valoir que la protonotaire n’a pas considéré la nature véritable de leurs réclamations ni comment une procédure de mise en cause engagée contre Roche serait établie. Cette erreur l’a amené à en commettre une autre dans sa détermination du caractère véritable de la procédure de mise en cause envisagée.

[53] Les demandeurs allèguent que la protonotaire n’a pas saisi les nuances de leur réclamation. Elle a estimé, sans justification et de manière erronée, que la question primordiale pour déterminer la responsabilité de Roche était de savoir si cette dernière avait fabriqué et distribué un médicament qu’elle savait dangereux. Les demandeurs précisent toutefois qu’ils n’affirment rien de tel; ils avancent plutôt que les dommages subis découlent du fait qu’ils ont été forcés, aux termes de la Loi sur la défense nationale, de prendre la méfloquine dans des circonstances peu sûres et (ou) de participer à un essai sur le médicament qui a été mené de manière irrégulière suivant la Loi sur les aliments et drogues et les règlements applicables. Les demandeurs affirment que le caractère véritable de la procédure de mise en cause ne peut tenir à la question de savoir si Roche a distribué un médicament qu’elle savait dangereux puisqu’ils n’allèguent pas que le médicament est en soi dangereux.

[54] Les demandeurs font valoir que la seule procédure de mise en cause pouvant être engagée contre Roche, compte tenu de la nature de leur réclamation, pose la question de savoir si cette dernière était tenue à un devoir de diligence et si elle y a contrevenu en distribuant un médicament administré de force aux membres des FAC, notamment dans le cadre d’un essai mené par le Canada sur le médicament. Ils ajoutent que cette procédure de mise en cause soulève des questions supplémentaires qui ne sont généralement pas considérées dans une affaire « typique » de fabrication et de distribution négligentes, comme Dobbie. Toujours d’après eux, la protonotaire a commis une erreur en établissant un parallèle entre les actions en cause et Dobbie, car elle n’a pas apprécié cette distinction primordiale dans les réclamations initiales ni, par extension, les différences quant à la nature essentielle des procédures de mise en cause envisagées.

[55] Les demandeurs font valoir également que la conclusion erronée de la protonotaire portant que le caractère véritable des procédures de mise en cause envisagées tenait à la fabrication ou à la distribution prétendument négligente de la méfloquine par Roche l’a amenée à commettre une autre erreur lorsqu’elle a conclu que la procédure en question n’était pas ancrée en droit fédéral. Toujours d’après eux, les FAC ont ordonné à leurs membres de prendre la méfloquine aux termes de la Loi sur la défense nationale et de la Loi sur les aliments et drogues. Une analyse contextuelle adéquate de la nature essentielle des procédures de mise en cause envisagées atteste que la détermination de la responsabilité de Roche à l’égard de toute demande de mise en cause est inextricablement liée à la détermination de la responsabilité du Canada, et que ni celle du Canada ni celle de Roche ne peut être déterminée en dehors du droit fédéral. Les demandeurs ajoutent en outre que la protonotaire a commis une erreur lorsqu’elle a omis de considérer que toute obligation de diligence à laquelle Roche serait tenue à l’égard des demandeurs relèverait des devoirs qui lui sont imposés par la Loi sur les aliments et drogues.

[56] Les demandeurs soutiennent que la situation en l’espèce est semblable à celle de l’arrêt Gottfriedson, car comme dans cette affaire, une relation unique est au cœur du présent litige qui oppose le Canada et des membres des FAC. Dans le contexte de l’administration forcée d’un médicament au titre de l’article 126 de la Loi sur la défense nationale, les demandeurs étaient en position de vulnérabilité et de dépendance à l’égard du Canada. Même s’ils affirment ne pas avancer que l’obligation fiduciaire du Canada a été étendue à Roche, ils soutiennent que cette atteinte substantielle à leur autonomie corporelle a pour corollaire une obligation fiduciaire pour le Canada. Par conséquent, la protonotaire a commis une erreur de droit et de principe en rejetant le bien-fondé de l’argument relatif à l’obligation fiduciaire dans le cadre d’une requête préliminaire concernant des actes de procédure. Par ailleurs, la protonotaire a eu tort de s’appuyer sur l’arrêt Air Muskoka dans lequel l’aspect aéronautique était accessoire alors qu’en l’espèce, la procédure de mise en cause est fondamentalement ancrée dans la Loi sur la défense nationale et dans la Loi sur les aliments et drogues, d’où surgissent les obligations applicables.

[57] Enfin, les demandeurs font valoir que même si la compétence de la Cour est encadrée de par son fondement législatif, l’origine et l’objet de la Cour fédérale demeurent pertinents lorsque le critère de l’arrêt ITO est considéré puis appliqué. Ils font valoir que l’ordonnance par laquelle la protonotaire a suspendu les actions sape l’objet même de la Cour attendu que les demandeurs dans les actions en cause se trouvent partout au pays et le fait de les obliger à engager des litiges devant des cours supérieures provinciales signifie que des recours devront être intentés dans au moins dix ressorts distincts.

Position de la défenderesse

[58] Le Canada fait valoir que la protonotaire a correctement déterminé le caractère véritable de la procédure de mise en cause qu’elle a décrite comme une demande de contribution et d’indemnité contre Roche – le fabricant et le distributeur de la méfloquine, un médicament qui aurait causé de graves effets indésirables – à l’égard de tous dommages‑intérêts adjugés contre le Canada. En particulier, le recours vise à obtenir des dommages‑intérêts évalués du fait de la négligence alléguée au titre de la Loi sur le partage de la responsabilité de l’Ontario. Pour statuer sur cette réclamation fondée sur la négligence, il faudra considérer la prétendue obligation de diligence à laquelle Roche était tenue à l’égard des membres des FAC à titre d’individus ayant reçu le médicament. Même suivant l’interprétation stricte du recours avancée pour la première fois par les demandeurs durant la présente audience, une procédure de mise en cause engagée contre Roche peut et doit être fondée sur la négligence et possiblement d’autres délits si Roche a sciemment distribué la méfloquine au MDN pour qu’il l’administre aux membres des FAC dans des circonstances dangereuses, notamment durant des déploiements militaires. Par conséquent, l’appréciation plus étroite du médicament maintenant avancée par les demandeurs n’a aucune incidence significative sur le caractère véritable de la procédure de mise en cause. La question de savoir si un médicament est dangereux dans un contexte particulier revient nécessairement à faire valoir qu’il l’est de manière plus générale.

[59] Le Canada soutient également que l’arrêt Windsor (City) n’étaye pas l’affirmation des demandeurs selon laquelle la Cour fédérale peut appliquer le droit provincial et ignorer le critère de l’arrêt ITO quant aux limites de sa compétence lorsque des demandeurs se trouvent dans plusieurs provinces.

[60] Le Canada soutient que la protonotaire a correctement suivi l’arrêt Air Muskoka. La Cour d’appel fédérale avait estimé dans cette affaire que la simple existence d’un régime réglementaire fédéral et la nécessité d’en tenir compte pour trancher des réclamations ne suffisaient pas à établir la compétence de la Cour si la réclamation en cause est essentiellement fondée en droit délictuel et que les lois fédérales pertinentes ne sont pas un élément primordial de la procédure de mise en cause. La protonotaire a conclu à juste titre que les réclamations invoquées contre Roche étaient toutes fondées sur le droit délictuel, en particulier sur l’obligation de diligence en common law découlant de la fabrication et de la distribution du médicament par Roche et du rôle qu’elle a joué dans l’essai sur le médicament. Les demandeurs n’ont cité aucun élément de la Loi sur la défense nationale à même de fonder leurs réclamations et la procédure de mise en cause du Canada contre Roche. La procédure de mise en cause n’est pas non plus fondée sur le droit réglementaire des médicaments.

[61] Par ailleurs, toujours selon le Canada, la protonotaire a eu raison de conclure que l’arrêt Gottfriedson ne trouve pas à s’appliquer en l’espèce, car le lien nécessaire avec le droit fédéral établi dans cet arrêt n’existe pas en l’espèce, la relation sui generis n’est pas en cause, pas plus que l’honneur de la Couronne. Elle a également estimé avec raison qu’aucune des affirmations faites par le Canada contre Roche dans la procédure de mise en cause ne s’appuie sur une obligation accrue découlant de la relation entre le Canada et les membres des FAC au titre de la Loi sur la défense nationale. Par conséquent, l’obligation accrue à l’égard des Premières Nations dans le contexte dans l’arrêt Gottfriedson n’a pas de similarité avec le cas dont nous sommes saisis. La conduite de Roche, comme dans toute autre affaire, sera appréciée par rapport à la norme de diligence applicable en common law.

Analyse

[62] Les parties souscrivent à la conclusion de la protonotaire portant que pour relever de la compétence de la Cour fédérale, une instance donnée doit satisfaire aux trois volets du critère de l’arrêt ITO :

  1. Il doit y avoir une attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral;
  2. Il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et qui constitue le fondement de l’attribution légale de compétence;
  3. La loi invoquée dans l’affaire doit être « une loi du Canada » au sens où l’expression est employée à l’art. 101 de la Loi constitutionnelle de 1867.

(voir également Windsor (City), au para 34; Air Muskoka, au para 30).

[63] Il n’est pas non plus contesté que la protonotaire a eu raison de voir dans le paragraphe 17(5) de la Loi sur les Cours fédérales le fondement législatif de la compétence de la Cour, satisfaisant ainsi au premier volet du critère de l’arrêt ITO.

[64] Les demandeurs affirment toutefois que la protonotaire a eu tort de conclure que les deuxième et troisième volets du critère n’ont pas été remplis.

[65] Dans l’arrêt Air Muskoka, la Cour d’appel fédérale a examiné le critère de l’arrêt ITO tel qu’il s’applique dans le contexte des requêtes en suspension fondées sur l’article 50.1. Elle a déclaré qu’au moment d’analyser la question de savoir si une demande relève de la compétence de la Cour fédérale, il est impératif d’apprécier la demande pour en déterminer la nature essentielle ou en valider le « caractère véritable » faisant ainsi référence à l’arrêt Windsor (City), aux paragraphes 26‑27. Il est important de noter, aux fins de la présente affaire, que la Cour d’appel fédérale a déclaré :

[32] Si cette analyse est appliquée à une demande de mise en cause, cette dernière doit être appréciée séparément de la réclamation principale. Comme le note le juge Evans, écrivant pour notre Cour, au paragraphe 56 de l’arrêt Peter G. White Management Ltd. c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2006 CAF 190, [2007] 2 R.C.F. 475 [Peter G. White], « [...] une demande non fondée par ailleurs sur le droit fédéral ne relève pas de la compétence de la Cour fédérale simplement parce qu’elle découle essentiellement des mêmes faits que ceux d’une demande connexe qui, elle, relève de la compétence fédérale [...] ». (Voir aussi, dans le même sens, l’arrêt Fuller, à la page 711, et l’arrêt Produits forestiers du Canada ltée c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 220, aux paragraphes 50 à 52 (sub nom. Bande indienne de Stoney c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord), [2006] 1 R.C.F. 570 [Bande indienne de Stoney]). Cela étant dit, il faudrait peut-être tenir compte de la réclamation principale pour déterminer la nature essentielle de la demande de mise en cause, comme l’a fait notre Cour dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Gottfriedson, 2014 CAF 55, au paragraphe 34, 456 N.R. 391 [Gottfriedson].

[66] Par ailleurs, lorsque les demandes intentées par la Couronne contre des défendeurs autres que la Couronne reposent sur la responsabilité délictuelle et (ou) contractuelle, la question centrale sera de savoir si les droits des parties relativement à la demande de mise en cause prennent naissance dans un cadre législatif détaillé et sont régis en grande partie par ce dernier, de façon suffisante pour conclure à l’attribution de la compétence à la Cour fédérale (Air Muskoka, au para 59; Peter G. White, aux para 58‑60).

[67] Dans l’arrêt Windsor (City), la Cour suprême du Canada a déclaré que la nature essentielle de la demande doit être dégagée selon une appréciation réaliste du résultat concret visé par le demandeur (au para 26). La Cour suprême a également brièvement commenté, de manière incidente, le deuxième volet du critère de l’arrêt ITO, affirmant que même s’il est pertinent qu’une demande fasse intervenir des droits et des obligations conférés par une loi fédérale, « le fait que la Cour fédérale puisse devoir tenir compte des règles de droit fédérales en tant que facteur nécessaire ne suffit pas; ces règles de droit doivent être ‶essentiel[les] à la solution du litige″. Elles doivent ‶constituer le fondement″ de l’attribution de compétence » (aux para 66‑69).

[68] En d’autres mots, le fait qu’une loi fédérale puisse devoir être considérée pour statuer sur une demande de mise en cause ne suffit pas en soi à rendre la Cour fédérale compétente à son égard.

i. Fondement de la réclamation des demandeurs

[69] Suivant l’argument principal des demandeurs sur lequel reposent toutes leurs observations quant à l’appréciation erronée de la demande, la protonotaire a manqué de reconnaître qu’ils n’affirment pas dans les actions en cause que la méfloquine est catégoriquement dangereuse. Ils soutiennent plutôt que les dommages subis découlent du fait qu’ils ont été forcés, aux termes de la Loi sur la défense nationale, à prendre la méfloquine dans des circonstances dangereuses et de participer ainsi à un essai sur le médicament qui a été mené de manière irrégulière au titre de la Loi sur les aliments et drogues et de ses règlements connexes. C’est‑à‑dire que les FAC ont administré le médicament d’une manière dangereuse. Pour les demandeurs, la protonotaire n’a pas réalisé qu’il ne s’agissait pas d’une affaire pharmaceutique « typique » comme dans Dobbie, et cette erreur a entaché son analyse sur la compétence.

[70] L’observation des demandeurs à cet égard est fondée sur la déclaration suivante de la protonotaire : « [L]a question centrale est de savoir si Roche a sciemment fabriqué et fourni un médicament dangereux ».

[71] À mon avis, cette déclaration doit être lue dans le contexte du paragraphe dans lequel elle figure et de l’ensemble des motifs de la protonotaire. Cette dernière déclarait au paragraphe 53 de sa décision :

[53] Je conviens avec le Canada que la question centrale est de savoir si Roche a sciemment fabriqué et fourni un médicament dangereux. Les actes reprochés sont assimilables à des actes délictueux qui résultent d’une obligation alléguée de diligence en common law découlant de la fabrication et de la distribution du médicament par Roche et du rôle de cette dernière dans l’étude sur le Lariam. La mise en cause est fondée sur des allégations de délit et non sur le droit réglementaire des médicaments.

[72] Et même si les demandeurs insistent sur l’importance d’apprécier correctement la réclamation principale, la protonotaire a estimé à juste titre, en se référant au paragraphe 32 de l’arrêt Air Muskoka, qu’au moment d’appliquer le critère de l’arrêt ITO à une demande de mise en cause, celle‑ci doit être appréciée séparément de la réclamation principale, bien que la réclamation principale puisse aider à déterminer la nature essentielle de la demande de mise en cause.

[73] L’ébauche de la demande de mise en cause, reproduite intégralement dans les motifs de la protonotaire, dont des extraits ont été reproduits précédemment, réclame explicitement une contribution et une indemnité relativement au montant que le Canada pourrait être tenu de verser aux demandeurs dans l’une des six actions.

[74] La demande envisagée de mise en cause mentionne l’essai clinique, ou l’étude de contrôle de l’innocuité, commanditée par Roche et approuvée par Santé Canada ainsi que la participation du MDN à son déroulement. Elle note aussi que tous les demandeurs allèguent avoir reçu l’ordre de prendre la méfloquine alors que les FAC et le MDN savaient ou auraient dû savoir que ce médicament entraînait de graves effets indésirables de nature neurologique et psychiatrique; la demande prend acte des allégations des demandeurs portant que les FAC et le MDN connaissaient les risques associés à la prise de la méfloquine et les ont sciemment dissimulés ou ont omis de les en avertir et ne les ont pas non plus soumis à un dépistage adéquat avant de leur ordonner de prendre le médicament. L’ébauche de la demande de mise en cause mentionne également la ressemblance entre les allégations d’atteinte à l’obligation de diligence invoquées contre Roche et le Canada à titre de codéfendeurs dans le recours collectif envisagé par M. Dowe et celles avancées contre le Canada dans les actions en cause. Toujours selon la demande, si les allégations invoquées contre Roche dans le recours collectif envisagé par M. Dowe étaient avérées, et en présumant qu’un lien de causalité est établi, Roche serait aussi partiellement ou entièrement responsable des préjudices que les demandeurs prétendent avoir subis dans les actions en cause. C’est sur ce fondement que le Canada engage sa procédure de mise en cause contre Roche afin d’obtenir une contribution et une indemnité au titre de la Loi sur le partage de la responsabilité de l’Ontario.

[75] La procédure de mise en cause envisagée énonce donc clairement le fondement des réclamations dans les actions principales, à savoir l’administration prétendument irrégulière de l’essai sur le médicament et son utilisation par le MDN et les FAC compte tenu de ses effets indésirables potentiels. La procédure de mise en cause envisagée réclame une contribution et une indemnité sur la base de ces allégations, et non sur celles portant que le médicament était intrinsèquement peu sûr ou dangereux.

[76] À mon avis, il ressort clairement de ses motifs que la protonotaire était au fait des allégations contenues dans la demande de mise en cause, dans les actions principales des demandeurs engagées devant notre Cour contre le Canada, ainsi que de celles avancées contre le Canada et Roche à titre de codéfendeurs dans le recours collectif envisagé par M. Dowe.

[77] Par exemple, au paragraphe 2 de ses motifs, la protonotaire a décrit en ces termes les actions engagées par les demandeurs devant notre Cour :

[2] Le groupe d’actions en litige représente, comme l’ont affirmé les demandeurs, des « poursuites collectives en responsabilité délictuelle » intentées par d’anciens membres des Forces armées canadiennes (FAC). Les demandeurs allèguent que, de 1992 à 2017, les FAC et le ministère de la Défense nationale (MDN) leur ont ordonné de prendre le médicament antipaludique méfloquine avant et pendant le déploiement dans les régions où le paludisme était endémique, alors que les FAC et le MDN auraient su ou auraient dû savoir que le médicament avait des effets graves et potentiellement permanents sur la santé neurologique et psychologique. Les demandeurs affirment que le Canada avait une obligation de diligence envers les membres des FAC et qu’il devait : a) faire preuve de diligence raisonnable pour assurer la sécurité et le bien‑être des demandeurs; b) obtenir le consentement éclairé des demandeurs avant de les obliger à prendre de la méfloquine; c) faire preuve de prudence raisonnable dans l’utilisation, l’administration, la prescription et la distribution de la méfloquine ainsi que dans la gestion, la supervision et la surveillance de son utilisation. Les demandeurs allèguent que le Canada a fait preuve de négligence et a manqué à son obligation de diligence, que le Canada est responsable de déclarations inexactes faites avec négligence parce qu’il a omis de donner des renseignements sur les risques associés à la méfloquine, que le Canada a manqué à son obligation fiduciaire, qu’il contrevient à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (Charte) et qu’il est responsable de voies de fait et de dissimulation intentionnelle. Les demandeurs réclament une réparation sous forme de jugement déclaratoire ainsi que des dommages‑intérêts généraux et majorés associés à un manquement allégué aux obligations prévues par la loi et par la common law, des dommages‑intérêts pour violation de leurs droits au titre du paragraphe 24(1) de la Charte, des dommages‑intérêts spéciaux et des dommagesintérêts punitifs et/ou exemplaires.

(Non souligné dans l’original.)

[78] Par ailleurs, s’agissant de l’appréciation des demandes de mise en cause au paragraphe 46 de ses motifs, la protonotaire a déclaré :

[46] En l’espèce, comme dans l’affaire Dobbie, dans laquelle il était question d’une demande de mise en cause à l’égard des fabricants des agents Blanc, Orange et Pourpre, le Canada cherchait à déposer une demande de mise en cause, en l’espèce à l’égard du fabricant et du distributeur du médicament, qui aurait causé des effets néfastes sur la santé. Les allégations formulées contre Roche visent l’obtention d’une contribution et d’une indemnité pour les délits allégués commis à l’endroit du Canada et en particulier pour les dommages‑intérêts réclamés en vertu de la Loi sur le partage de la responsabilité de l’Ontario en raison de la négligence alléguée. Pour trancher cette demande d’indemnité pour négligence, il faudra examiner l’obligation de diligence qu’aurait Roche envers les membres des FAC, qui sont ceux qui prennent le médicament. Comme fondement de ses allégations de négligence et de sa demande de contribution, le Canada cherche à s’appuyer sur les allégations formulées contre Roche par les membres du groupe du recours collectif envisagé de M. Dowe, lesquelles chevauchent également les allégations formulées contre le Canada dans le recours collectif envisagé de M. Dowe et dans les actions à la Cour fédérale, comme il est énoncé aux annexes 1 et 2 des documents de la requête du Canada. Dans le recours collectif envisagé de M. Dowe, les membres du groupe affirment que la société Roche a manqué à son obligation de diligence pour les raisons suivantes :

a) elle n’a pas suivi l’étude sur le Lariam;

b) elle n’a pas obtenu le consentement éclairé de M. Dowe et des membres du groupe avant d’administrer la méfloquine;

c) elle n’a pas obtenu le consentement de M. Dowe et des membres du groupe pour qu’ils participent à l’étude sur le Lariam;

d) elle n’a pas avisé M. Dowe et les membres du groupe de s’abstenir de consommer de l’alcool lorsqu’ils prennent de la méfloquine;

e) elle n’a pas informé M. Dowe et les membres du groupe des risques et des effets secondaires associés à la méfloquine;

f) elle n’a pas administré la méfloquine à M. Dowe et aux membres du groupe de façon sécuritaire et compétente;

g) elle n’a pas veillé à ce que le Canada se conforme à l’Étude de contrôle de l’innocuité;

h) elle n’a pas enquêté adéquatement sur les effets secondaires associés à la méfloquine;

i) elle a continué d’approvisionner le Canada en méfloquine alors qu’elle savait ou aurait dû savoir que l’Étude de contrôle de l’innocuité n’était pas suivie;

j) elle n’a pas veillé à ce qu’il y ait une bonne communication entre Hoffmann et le Canada afin que Hoffmann et le Canada puissent être informés des effets secondaires subis par M. Dowe et les membres du groupe;

k) elle a fourni à M. Dowe, aux membres du groupe et au Canada un médicament qu’elle savait, ou aurait dû savoir, ne pas convenir à un usage militaire;

l) elle a fait des expériences sur M. Dowe et les membres du groupe sans leur consentement;

m) elle a communiqué au Canada des renseignements inexacts ou trompeurs concernant l’efficacité de la méfloquine;

n) elle n’a pas tenu compte des appels pour que cesse l’utilisation de la méfloquine.

(Non souligné dans l’original.)

[79] La protonotaire a conclu qu’aucune de ces réclamations visant Roche ne s’appuyait sur une obligation accrue découlant de la relation entre le Canada et les membres des FAC au titre de la Loi sur la défense nationale. Cependant, l’élément pertinent aux fins de la présente analyse tient au fait que ces réclamations sont sans rapport avec la question de savoir si la méfloquine est dangereuse en général, mais concernent plutôt son administration dans le contexte de l’étude de contrôle de l’innocuité de Lariam, aux membres des FAC, telle qu’elle a été décrite. Par conséquent, je ne suis pas convaincue, vu les motifs de la protonotaire, que cette dernière n’ait pas apprécié la question centrale soulevée dans les actions principales ni qu’elle ait mal évalué la nature essentielle de la procédure de mise en cause.

[80] Je ne suis pas non plus convaincue que la protonotaire ait eu tort de s’appuyer sur Dobbie. Dans cette décision, le Canada avait soumis une demande de mise en cause pro forma contre Dow et Monsanto. Les demandeurs alléguaient qu’ils avaient souffert de problèmes de santé après que le Canada eut pulvérisé les herbicides fabriqués par Dow et Monsanto sur la base Gagetown des FAC. La demande de mise en cause affirmait que si le Canada était jugé responsable à l’égard des demandeurs relativement à son utilisation de produits fabriqués par Dow et Monsanto, il pouvait alors réclamer une contribution et une indemnité à ces fabricants au titre de la négligence en common law et des lois applicables du Nouveau‑Brunswick. Elle précisait aussi que les modalités d’utilisation des produits énumérés dans la demande introductive d’instance étaient connues de Dow et Monsanto ou que ces derniers auraient dû savoir en tant que fabricants de ces produits qu’une telle utilisation en serait faite, et qu’ils savaient ou auraient dû savoir que cette utilisation risquait de causer le préjudice allégué. Notre Cour a estimé que :

[24] Il n’y a en l’espèce aucun ensemble de règles de droit fédérales applicables à l’objet de la contestation. La mise en cause qu’engage la Couronne contre les fabricants Dow et Monsanto est entièrement régie par les règles de common law applicables en matière de négligence et par la Loi sur les auteurs de délits civils du Nouveau‑Brunswick, L.R.N.-B., ch. T-8. La Loi sur les auteurs de délits civils est une loi adoptée par la législature du Nouveau‑Brunswick en rapport avec les droits de propriété et les droits civils de la province aux termes du paragraphe 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867 et, pour cette raison, il ne s’agit pas d’une « loi du Canada ». Par conséquent, la procédure de mise en cause intentée par la Couronne contre Dow et Monsanto ne satisfait pas aux deuxième et troisième volets du critère ITO et n’est donc pas de la compétence de la Cour fédérale.

[25] Les demandeurs soutiennent que les lois provinciales ne sont qu’accessoirement nécessaires à la solution des questions relatives à la mise en cause. Si c’était le cas, la Cour pourrait décider qu’elle a compétence sur la procédure de mise en cause. La Cour d’appel fédérale a examiné cette question dans Bande de Stoney. Le juge en chef a conclu que la common law de la province dans cette affaire (appropriation, complot et négligence) ne peut être définie comme « accessoirement nécessaire ». Le juge en chef Richard a dit au paragraphe 41 :

Il s’agit là en fait du cadre même en vertu duquel le Canada réclame des indemnités, des contributions et des dommages‑intérêts. Les réclamations du Canada sont, de par leur « caractère véritable », fondées sur la common law provinciale. Ce serait plutôt le droit fédéral qui est ici accessoire aux réclamations du Canada contre les mis en cause.

[26] Dans Bande de Stoney, le juge Nadon a exprimé son désaccord parce qu’il était convaincu que la procédure de mise en cause était fondée sur la Loi sur les Indiens et le Règlement sur le bois des Indiens, deux textes fédéraux qui constituent la source des droits et des obligations des parties et qui confirment donc la compétence de la Cour fédérale. De l’avis du juge Nadon, ce cadre législatif de droit fédéral, de concert avec la common law fédérale du titre ancestral, signifiait que la procédure de mise en cause était fondée sur les lois du Canada. Il m’est impossible de tirer une conclusion similaire en l’espèce. La procédure de mise en cause en l’espèce est, de par son « caractère véritable », simplement fondée sur le droit de la négligence et sur le droit législatif du Nouveau‑Brunswick en matière d’indemnisation et de contribution de la part des auteurs de délits civils.

[81] À mon avis, la demande de mise en cause envisagée dans Dobbie est semblable à celle que propose d’engager le Canada en l’espèce. Dans les deux affaires, il est allégué que l’utilisation par le Canada d’un produit fabriqué par la tierce partie visée dans le recours envisagé a causé aux demandeurs le préjudice allégué, et le Canada réclame une contribution et une indemnité des fabricants en cause au titre de la négligence en common law et de la législation provinciale applicable en matière de négligence contributive. Par conséquent, la protonotaire n’a pas eu tort de s’appuyer sur cette décision.

[82] En somme, contrairement à ce qu’affirment les demandeurs, je ne suis pas convaincue que la protonotaire ait mal saisi la nature essentielle de leurs actions et, par extension, celle de la procédure envisagée de mise en cause, lorsqu’elle a estimé que ces actions concernaient simplement la fabrication d’un médicament intrinsèquement dangereux. Lue dans son contexte, je ne crois pas que la déclaration figurant au paragraphe 53 de ses motifs, par laquelle elle convient avec le Canada que la question centrale est de savoir si Roche a sciemment fabriqué et distribué un médicament dangereux, signifie que ladite question se limitait à l’innocuité intrinsèque générale du médicament. Elle était au fait du contexte dans lequel s’inscrivaient les allégations des demandeurs concernant l’administration et l’utilisation du médicament par les FAC et le MDN dans les principales actions ainsi que du contenu de la procédure de mise en cause envisagée.

[83] Le Canada fait valoir que la question de savoir si un médicament est dangereux dépendra presque toujours du contexte de son utilisation. Je suis d’accord. D’ailleurs, il est difficile de penser à un médicament qui serait « intrinsèquement sûr ». Même les médicaments les plus courants vendus sans ordonnance ne sont probablement pas sûrs pour tout le monde dans toutes les circonstances.

[84] Et comme l’a par ailleurs déclaré la protonotaire, les actes reprochés dans les demandes de mise en cause envisagées sont liés à des actes délictuels émergeant d’une obligation présumée de diligence en common law, laquelle découle de la fabrication et de la distribution par Roche du médicament et du rôle qu’elle a joué dans l’essai sur le médicament. Vue dans le contexte de l’analyse qu’elle développe dans ce paragraphe de sa décision, sa conclusion notable est de dire que la demande de mise en cause est fondée sur des allégations de délit, et non sur le droit réglementaire des médicaments, comme nous l’analyserons ci‑après.

[85] Ainsi, même si les demandeurs s’arrêtent, dans les motifs de la protonotaire, sur une phrase établissant selon eux qu’elle a mal apprécié la nature essentielle de la procédure de mise en cause, cette observation ne peut aboutir lorsque la phrase en question est lue dans le contexte de l’ensemble des motifs en question.

ii. Appréciation de la procédure de mise en cause

[86] Lorsqu’elle s’est attelée à évaluer la procédure de mise en cause, la protonotaire, avec raison selon moi, s’est référée à l’arrêt Air Muskoka dans lequel la Cour d’appel fédérale déclarait :

[57] [...] [la demande de mise en cause] semble être fondée sur la responsabilité contractuelle et la responsabilité délictuelle, contrairement à ce qu’a conclu le protonotaire. Même si le contexte factuel de la demande de mise en cause entoure l’exploitation, l’entretien et la gestion de l’aéroport par la municipalité, il ne permet pas de définir l’essence de cette demande.

[58] La demande de mise en cause est une demande de nature contractuelle ainsi qu’une demande de nature délictuelle de contribution et d’indemnité aux termes de la Loi sur le partage de la responsabilité (Ontario). Les actes dénoncés par Air Muskoka dans ses allégations de saisie-gagerie illégale, d’ingérence intentionnelle dans les rapports contractuels et de présentation erronée des faits sont tous fondés sur la responsabilité délictuelle. Dans sa demande de nature délictuelle de contribution et d’indemnité, la Couronne invoque la responsabilité délictuelle en common law et la Loi sur le partage de la responsabilité de l’Ontario en vue de solliciter la contribution de la municipalité et de lui demander une indemnité à l’égard de ces délits.

[59] Étant donné que les allégations contenues dans la demande de mise en cause sont fondées sur la responsabilité contractuelle et la responsabilité délictuelle, comme il est indiqué dans l’arrêt Peter G. White, la question centrale est de savoir si les droits des parties relativement à la demande de mise en cause prennent naissance dans un cadre législatif détaillé et sont régis en grande partie par ce dernier, de façon suffisante pour conclure à l’attribution de la compétence à la Cour fédérale.

[60] Air Muskoka a omis de faire mention d’un tel cadre qui régit les paramètres des droits pertinents pour la demande de mise en cause. Les éléments relatifs à l’aéronautique présentés par l’appelante, à savoir le fait que le bail est un document d’aviation au sens de la Loi sur l’aéronautique, que le ministre des Transports a le pouvoir d’approuver les modifications aux installations d’avitaillement en carburant et que les activités de l’aéroport sont très fortement réglementées d’après les normes établies dans les règlements promulgués aux termes de la Loi sur l’aéronautique, ne sont pas des éléments essentiels aux allégations contenues dans la demande de mise en cause des appelants.

[87] Compte tenu de l’arrêt Air Muskoka, la protonotaire devait évaluer si la Loi sur la défense nationale ou la Loi sur les aliments et drogues constituait un cadre législatif détaillé régissant en grande partie les droits des parties à l’égard de la procédure de mise en cause envisagée au point de fonder l’attribution de compétence à la Cour.

[88] À cet égard, elle a estimé que rien dans la Loi sur la défense nationale ne justifiait d’étendre l’obligation fiduciaire invoquée contre le Canada à l’égard des membres des FAC pour l’imposer à Roche. Rien ne signalait non plus que des obligations découlant de la Loi sur la défense nationale s’imposaient à Roche parce qu’elle avait distribué la méfloquine au MDN ou à des membres des FAC (Arntsen, aux para 48 et 50). Je ne relève aucune erreur dans cette conclusion.

[89] En l’espèce, les demandeurs affirment dans les actions principales que le Canada devait s’acquitter à leur endroit, en tant que membres des FAC, d’une obligation de diligence et qu’il savait ou aurait dû savoir que s’il le faisait avec négligence, il pouvait causer le préjudice que les demandeurs allèguent avoir subi. Ils affirment que ce préjudice découlait du fait que le Canada les a forcés, aux termes de l’article 126 de la Loi sur la défense nationale, à prendre la méfloquine, qu’il a contrevenu à son obligation de diligence, notamment dans la manière dont il a administré l’essai sur le médicament et lorsqu’il leur a ordonné de prendre la méfloquine alors qu’il savait ou aurait dû savoir que ce médicament n’était pas administré dans un contexte sûr et qu’il pouvait avoir de graves effets indésirables à long terme. Les demandeurs soutiennent que la négligence du Canada leur a fait subir les dommages qu’ils font valoir.

[90] Le recours que le Canada envisage d’intenter contre Roche est basé sur une contribution et une indemnité s’il devait être établi que Roche savait que le fait de distribuer la méfloquine aux fins envisagées par le MDN était dangereux. C’est‑à‑dire que le Canada engage sa procédure de mise en cause, fondée sur la négligence, par laquelle il réclame à Roche une contribution et une indemnité au cas où les réclamations en négligence que les demandeurs ont engagées contre lui seraient jugées fondées.

[91] Ainsi, s’agissant de la question centrale de savoir si les droits des parties à l’égard de la procédure de mise en cause prennent naissance dans un cadre législatif détaillé et sont régis en grande partie par ce dernier, et si ce cadre est suffisant pour fonder l’attribution de la compétence à la Cour (Air Muskoka, au para 59; Peter G. White, aux para 58‑60), je note que les demandeurs citent et invoquent uniquement l’article 126 de la Loi sur la défense nationale. Cette disposition prévoit que la transgression par tout membre des FAC, délibérée et sans motif valable, de l’ordre de se soumettre à toute forme d’immunisation constitue une infraction passible au maximum, sur déclaration de culpabilité, d’un emprisonnement de moins de deux ans. À mon avis, bien que l’article 126 participe au [traduction] « contexte factuel » de la procédure de mise en cause engagée par le Canada contre Roche ou qu’il l’éclaire, il n’en définit pas l’essence (Air Muskoka, au para 57). L’article 126 ne constitue pas à lui seul un cadre législatif détaillé qui régit en grande partie les droits des parties relativement à la demande de mise en cause. La réclamation du Canada contre Roche peut exister indépendamment de l’infraction prévue à l’article 126 que le Canada peut faire valoir contre les demandeurs.

[92] Dans l’arrêt Bande de Stoney, la déclaration introductive d’instance visée faisait état d’atteintes à diverses obligations fiduciaires auxquelles était tenu le Canada à l’égard de la Bande de Stoney relativement à la récolte de bois dans la réserve de Stoney. Le Canada, qui avait engagé des procédures de mise en cause contre certains membres de la bande en leur qualité de particuliers, d’entrepreneurs forestiers et d’exploitants de scieries, réclamait des mesures de réparation basées sur une contribution et une indemnité et invoquait des dispositions de la Contributory Negligence Act, de la Tort-Feasors Act, de la Loi sur les Indiens et du Règlement sur le bois de construction des Indiens. La question dont était saisie la Cour d’appel fédérale était de savoir si notre Cour était compétente pour instruire et trancher les demandes de mise en cause. La Cour d’appel fédérale a conclu que le Canada n’avait pas démontré l’existence d’un cadre législatif fédéral détaillé dont relevaient les demandes qu’il avait engagées contre des tiers. Le paragraphe 18(1) de la Loi sur les Indiens avait uniquement pour effet d’établir la qualité du Canada pour intenter les demandes en question et :

[37] Contrairement au régime fédéral qui fondait les causes d’action dans Rhine et Prutyla, précités, les dispositions de la loi et du règlement fédéraux applicables à la présente espèce ne prévoient pas de recours au civil. Ainsi, l’article 30 de la Loi sur les Indiens constitue en infraction par voie de procédure sommaire le fait de pénétrer dans une réserve sans droit ni autorisation, tandis que son article 93 constitue en infraction de même nature le fait d’enlever ou de permettre à quelqu’un d’enlever d’une réserve, entre autres choses, des arbres ou du bois de service. Ni l’un ni l’autre de ces articles ne crée une cause d’action légale en dommages-intérêts. Il est bien établi qu’une disposition qui crée une infraction ne crée pas pour autant un droit d’action. Qui plus est, en droit canadien, il ne découle pas automatiquement d’une infraction à une loi un délit civil.

[46] Comme aucune disposition législative ne prévoit une obligation ou une responsabilité directes, le Canada, pour faire valoir ses droits à dommages-intérêts contre les mis en cause, doit nécessairement aller au-delà de la Loi sur les Indiens et du Règlement sur le bois de construction des Indiens et invoquer la législation et la common law provinciales.

[93] De même, en l’espèce, l’article 126 de la Loi sur la défense nationale ne fournit pas aux demandeurs de cause d’action directe contre le Canada ni ne confère au Canada un droit d’action à faire valoir contre Roche.

[94] Les demandeurs affirment d’ailleurs en l’espèce que de leur point de vue, la question centrale à l’égard de la demande de mise en cause est de savoir si Roche était tenue à une obligation de diligence et si elle y a porté atteinte en distribuant un médicament qui a été administré de force aux membres des FAC. Cependant, comme l’a estimé la protonotaire, aucune disposition de la Loi sur la défense nationale ne permet d’étendre l’obligation fiduciaire dont le Canada devait s’acquitter à l’égard des FAC pour l’imposer à Roche. Les demandeurs n’ont pas non plus précisé les obligations découlant de la Loi sur la défense nationale qui trouveraient à s’imposer à Roche parce qu’elle a fourni la méfloquine au MDN ou à des membres des FAC (Arntsen, aux para 48 et 50). À mon avis, toute obligation de diligence à laquelle Roche serait tenue ne découle pas d’un cadre législatif régissant sa relation avec les demandeurs et la protonotaire n’a donc pas commis d’erreur lorsqu’elle a conclu que les allégations invoquées contre Roche n’étaient pas fondées sur la structure législative de la Loi sur la défense nationale.

[95] Pour ce qui est de la Loi sur les aliments et drogues, la protonotaire a estimé que la source des allégations avancées contre Roche dans la demande de mise en cause ne dépendait pas du cadre législatif de la loi en question ni de la conformité de Roche à ce cadre. Elle a estimé que même si la loi prévoit certaines exigences à remplir pour établir l’innocuité et l’efficacité des médicaments appelés à être commercialisés ainsi que des obligations à l’égard des essais cliniques de médicaments, ces dispositions n’étaient pas contestées. C’est plutôt la conduite de Roche qui est remise en question. À mon sens, cela signifie que l’essence des allégations invoquées contre Roche dans la demande de mise en cause se rapporte à la négligence dont elle aurait fait preuve dans sa supervision de l’essai clinique sur le médicament et dans sa distribution de ce médicament à l’intention des membres des FAC.

[96] Lorsqu’ils ont comparu devant moi, les demandeurs ont cité l’affidavit de Tanya Ramsamy, directrice associée du Bureau des essais cliniques de la Direction des produits thérapeutiques de Santé Canada, joint aux documents dont disposait la protonotaire [affidavit Ramsamy]. Les demandeurs affirment que cet affidavit démontre que la Loi sur les aliments et drogues et ses règlements connexes constituent un régime législatif détaillé qui régit les droits des parties et fonde l’attribution législative de compétence.

[97] L’affidavit Ramsamy a été élaboré en réponse à une assignation à témoigner délivrée par les demandeurs après que le Canada eut introduit sa requête en suspension. Il précise entre autres choses que les médicaments destinés à un usage médical sont soumis à des exigences fédérales en matière de développement, d’autorisation de mise en marché et de surveillance. Ces exigences permettent de s’assurer que les médicaments satisfont aux règles de sécurité, d’efficacité et de qualité prévues dans la Loi sur les aliments et drogues et le Règlement sur les aliments et drogues qui [traduction] « constituent [à eux deux] une structure réglementaire permettant de s’assurer que les médicaments satisfont à des normes rigoureuses en matière de santé et d’innocuité avant leur approbation sur le marché canadien ». Le régime réglementaire comporte également des dispositions concernant la vente et l’importation de médicaments destinés à être utilisés dans des essais cliniques au Canada. L’affidavit Ramsamy précise qu’en fin de compte, Roche a demandé à Santé Canada l’approbation réglementaire de vendre la méfloquine, a reçu son avis de conformité le 22 janvier 1993 et a commencé à vendre le médicament approuvé sur le marché canadien en décembre 1993.

[98] Les demandeurs ne précisent pas autrement le cadre visé. À mon avis, bien que la Loi sur les aliments et drogues puisse, comme l’indique l’affidavit Ramsamy, constituer un cadre législatif aux fins de l’approbation des médicaments, y compris pour ce qui est du déroulement des essais sur les médicaments, son existence n’établit pas à elle seule que les droits des parties relativement à la demande de mise en cause prennent naissance dans ce cadre législatif et qu’ils sont régis en grande partie par ce dernier.

[99] Je conviens que les dispositions de la Loi sur les aliments et drogues régissant les essais cliniques éclaireront toute analyse sur l’obligation ou la norme de diligence à l’égard de la procédure de mise en cause engagée contre Roche et que ces dispositions s’avéreront probablement pertinentes pour établir les atteintes présumées à cette obligation de diligence. Cependant, il ne s’agit pas du critère auquel il faut satisfaire pour établir la compétence. D’ailleurs, lorsqu’ils ont comparu devant moi, les demandeurs ont soutenu que les atteintes alléguées à l’obligation de diligence à laquelle Roche est tenue sont liées au cadre législatif de la Loi sur les aliments et drogues, plutôt qu’elles n’en découlent. À cet égard, je note que le fait que le droit fédéral puisse devoir être considéré au moment de trancher une demande de mise en cause ne suffit pas à lui seul pour établir la compétence (Peter G. White, au para 57; Windsor (City), au para 69)

[100] Le déroulement de l’essai clinique était régi par la Loi sur les aliments et drogues qui, conjointement avec ses règlements connexes, imposait probablement certaines exigences ou obligations législatives à Roche quant à la manière dont elle devait mener l’essai. À cet égard, il convient de noter que les normes ou les cadres législatifs sont pertinents au regard de la norme de diligence en common law, mais que leur portée ne coïncide pas nécessairement (Ryan c Victoria (Ville), [1999] 1 RCS 201, au para 29). En l’espèce, le cadre de la Loi sur les aliments et drogues concernait et régissait uniquement la relation entre Roche et Santé Canada et (ou) entre Roche et les FAC et le MDN en tant qu’administrateurs de l’essai. La source de la réclamation du Canada, et de ses droits contre Roche dans le contexte de la procédure de mise en cause, provient de la common law. Ainsi, même s’il est possible que le décideur doive considérer le cadre de la Loi sur les aliments et drogues pour éclairer l’analyse relative à la procédure de mise en cause fondée sur la négligence ‑ notamment pour savoir si Roche a fait preuve de diligence raisonnable lorsqu’elle a mené et surveillé l’essai clinique – ce cadre ne donne pas naissance à la procédure en question ni ne la régit à tous égards. La procédure est plutôt régie par la common law et les exigences qu’elle prévoit pour établir le délit de négligence. Les demandeurs n’ont pas non plus établi que tout défaut de se conformer au cadre – non‑conformité réglementaire – leur confère un droit d’action législatif en leur qualité de consommateurs du médicament. Ainsi, le cadre législatif éclaire le règlement de la procédure de mise en cause, mais n’y est pas essentiel.

[101] Dans l’arrêt Stoney Band, la Cour d’appel fédérale a rejeté l’invocation par le Canada, dans les circonstances de cette affaire, du principe établi dans l’arrêt ITO portant que « [l]orsqu’une affaire relève, de par son ‶caractère véritable″, de sa compétence légale, la Cour fédérale peut appliquer accessoirement le droit provincial nécessaire à la solution des points litigieux soumis par les parties » et a estimé que :

[41] Dans la présente espèce et dans les réclamations formulées par le Canada, la common law provinciale de l’appropriation, du complot et de la négligence ne peut être définie comme « accessoirement [...] nécessaire à la solution des points litigieux soumis par les parties ». Il s’agit là en fait du cadre même en vertu duquel le Canada réclame des indemnités, des contributions et des dommages-intérêts. Les réclamations du Canada sont, de par leur « caractère véritable », fondées sur la common law provinciale. Ce serait plutôt le droit fédéral qui est ici accessoire aux réclamations du Canada contre les mis en cause.

Et comme il n’existait aucune disposition législative prévoyant d’obligation ou de responsabilité directe, la Cour d’appel fédérale a conclu que pour faire valoir sa réclamation en dommages‑intérêts contre les mis en cause, le Canada devait nécessairement aller au‑delà de la Loi sur les Indiens et du Règlement sur le bois de construction des Indiens et invoquer les dispositions du droit provincial et de la common law provinciale (para 45‑46) :

[57] Je conclus donc que le cadre législatif fédéral que constitue l’ensemble formé par la Loi sur les Indiens et le Règlement sur le bois de construction des Indiens n’a pas une portée assez large pour fonder les mises en cause engagées par le Canada en l’espèce. La loi et le règlement invoqués par le Canada ne sont pas la source ou le fondement de ses mises en cause. Celles-ci sont, de par leur « caractère véritable », fondées sur la common law provinciale. Force m’est par conséquent de conclure que la Cour fédérale n’a pas compétence pour statuer sur ces mises en cause.

[102] En résumé, la procédure de mise en cause du Canada en l’espèce est fondée sur la négligence et est régie par la common law relative à ce délit. Par conséquent, le caractère véritable de la demande repose sur la common law provinciale. Pour que notre Cour soit compétente à l’égard de la demande de mise en cause, le lien nécessaire entre les droits et les obligations juridiques contestés et le droit fédéral doit être établi. Ce sera le cas lorsque la législation fédérale visée comporte un cadre législatif détaillé qui donne naissance aux demandes de mise en cause et les régit en grande partie (Peter G. White, aux para 64, 66). En l’espèce, le cadre de la Loi sur les aliments et drogues se rapportant aux essais cliniques éclaire la procédure de mise en cause, sans toutefois la régir. Les droits des parties relativement à cette demande ne tirent pas leur origine du cadre pas plus que le Canada ne l’invoque pour fonder sa réclamation. À mon avis, les actions seront indubitablement éclairées par le régime législatif fédéral prévu dans la Loi sur les aliments et drogues, mais dans les circonstances particulières dont nous sommes saisis, le cadre relatif aux essais sur le médicament ne constitue ni la source ni le fondement de la procédure de mise en cause.

[103] Par conséquent, selon moi, la protonotaire n’a pas eu tort de conclure que les demandes de mise en cause sont fondées sur un délit et non sur les cadres législatifs ou réglementaires de la Loi sur la défense nationale ou de la Loi sur les aliments et drogues et donc que la procédure de mise en cause échappe à la compétence de notre Cour.

iii. Obligation fiduciaire

[104] Les demandeurs font également valoir que la protonotaire a incorrectement et prématurément rejeté leur observation selon laquelle le Canada doit s’acquitter à l’égard des membres des FAC d’une obligation fiduciaire. Cependant, je ne comprends pas les raisons de ce rejet.

[105] Les observations écrites des demandeurs soumises à la protonotaire figurent dans leur dossier de requête qui m’a été présenté. Les demandeurs ont fait valoir devant elle que même si la procédure de mise en cause envisagée par le Canada est exclusivement fondée sur la négligence, et donc sur le droit provincial, la Cour devrait tenir compte du fait que la relation au cœur des poursuites était celle du Canada avec ses soldats. Toujours d’après eux, cette relation essentielle était régie par un régime législatif fédéral complexe et toute obligation fiduciaire et législative à laquelle le Canada était tenu à leur égard était ancrée en droit fédéral. Aussi, que la nature essentielle de la réclamation des demandeurs repose sur la nature unique de la relation entre le Canada et les membres des FAC. Les demandeurs faisaient valoir que cette relation était régie par une obligation fiduciaire en common law du Canada envers les membres des FAC ainsi que par le régime législatif détaillé de la Loi sur la défense nationale.

[106] À cet égard, les demandeurs soutenaient que leur situation était semblable à celle des demandeurs dans l’arrêt Gottfriedson. L’allégation essentielle que ces derniers faisaient valoir contre le Canada consistait à dire que malgré les obligations accrues auxquelles il était tenu envers ses soldats, le Canada avait mis en œuvre une politique sur la méfloquine à l’échelle de toutes les FAC qui leur avait été gravement préjudiciable. Les demandeurs soutenaient que la question de la faute contributive présumée de Roche ne pouvait être tranchée sans tenir compte de cette allégation essentielle dans la demande principale qui posait la question de savoir si le Canada avait transmis à Roche l’obligation accrue à laquelle il était tenu de protéger ses soldats et de veiller à leur sécurité et à leur santé.

[107] Cette position est reprise dans la description que fait la protonotaire de la position des demandeurs aux paragraphes 38, 39 et 43 de ses motifs. Et dans son analyse de l’appréciation adéquate de la demande, elle a fait remarquer, tout en prenant note de l’allégation invoquée à cet égard, que dans le recours collectif envisagé par M. Dowe, les demandeurs affirmaient que Roche avait contrevenu à son obligation de diligence. La protonotaire a estimé qu’aucune de ces affirmations avancées contre Roche ne reposait sur une obligation accrue découlant de la relation entre le Canada et les membres de FAC au titre de la Loi sur la défense nationale, ajoutant en outre que les demandeurs n’avaient cité aucun fondement de cette loi qui justifierait d’étendre à Roche l’obligation fiduciaire du Canada invoquée à l’égard des membres des FAC.

[108] Elle a également noté que dans l’arrêt Scott, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique avait refusé d’étendre la doctrine constitutionnelle de « l’honneur de la Couronne » en droit autochtone pour étayer une réclamation intentée par d’anciens membres des FAC contre la Couronne. Dans l’arrêt Scott, la Cour avait également rejeté l’idée selon laquelle le Canada était tenu, à l’égard des membres des FAC et dans le contexte d’une demande de prestations administratives, à une obligation fiduciaire. La protonotaire n’a pas convenu que la relation sui generis en jeu en l’espèce était la même que celle dans l’arrêt Gottfriedson, estimant que le « parallèle [pouvait plutôt] être établi » avec l’arrêt Air Muskoka et la décision Dobbie.

[109] À mon avis, la protonotaire n’a pas rejeté l’allégation des demandeurs concernant la prétendue obligation fiduciaire à laquelle le Canada serait tenu à leur égard. Elle a plutôt estimé que la raison pour laquelle la compétence de la Cour avait été établie dans Gottfriedson ne s’appliquait pas dans l’affaire dont elle était saisie. Je ne suis pas convaincue que cette conclusion soit le moindrement erronée.

[110] Je note aussi que même si les demandeurs soutiennent que les obligations de Roche sont affectées par celles auxquelles le Canada serait tenu envers eux, cette dynamique n’est pas rare dans les réclamations de contribution et d’indemnité. Cela signifie que l’obligation fiduciaire présumée du Canada s’étend à Roche. Aussi, même si les demandeurs font valoir que la protonotaire a eu tort de ne pas reconnaître que les réclamations principales et les demandes de mise en cause doivent être considérées conjointement, qu’elles sont inextricablement liées, attachées, associées ou reliées, que la demande de mise en cause ne peut être tranchée sans se référer au droit fédéral pertinent ou sans le comprendre, la protonotaire a reconnu à mon avis que certains aspects du droit fédéral devront être considérés et qu’ils éclaireront la demande de mise en cause. Cependant, il ne s’agit pas du critère à remplir et elle a correctement appliqué celui de l’arrêt ITO. Je ne suis pas non plus convaincue que la responsabilité de Roche ne puisse pas être [traduction] « détachée » de celle du Canada et que cela permette d’établir la compétence de notre Cour ou que la protonotaire ait commis une erreur de principe en ne saisissant pas que la responsabilité de Roche à l’égard des demandeurs relève de la même matrice factuelle que la réclamation contre le Canada. Les motifs de la protonotaire démontrent qu’elle a apprécié le contexte qui se dégageait des actions principales lorsqu’elle a évalué la compétence de la Cour à l’égard des demandes de mise en cause.

[111] Enfin, s’agissant des observations des demandeurs portant que la protonotaire a commis l’erreur de ne pas considérer l’histoire et l’objet de la Cour fédérale dans son analyse relative à la compétence, cet argument est à mon sens infondé. À l’appui de cette position, les demandeurs citent le paragraphe 78 de l’opinion dissidente dans l’arrêt Windsor (City) de la Cour suprême qui retrace l’histoire et les objectifs de l’établissement de la Cour fédérale. Cependant, la Cour affirme au paragraphe suivant qu’« [u]ne interprétation large de l’attribution législative de compétence à la Cour fédérale ne peut aller au‑delà des limites constitutionnelles du Parlement et empiéter sur les domaines de compétence des provinces. Dans ITO, la Cour a établi un critère pour déterminer la compétence de la Cour fédérale, au sein duquel l’attribution législative de compétence ne constitue qu’un volet [...] » La majorité dans l’arrêt Windsor (City) a réaffirmé le critère de l’arrêt ITO pour déterminer la compétence de notre Cour.

[112] Même s’ils pourraient avoir raison lorsqu’ils affirment que les actions en cause conviennent parfaitement à une instruction en Cour fédérale, les demandeurs n’ont cité aucun précédent attestant que l’histoire et l’objet de la Cour fédérale doivent être considérés au moment de déterminer la compétence de notre Cour. La protonotaire a appliqué le critère de l’arrêt ITO pour déterminer si la Cour est compétente à l’égard des demandes envisagées de mise en cause et elle n’a pas commis d’erreur en ne considérant ni l’histoire ni l’objet de la Cour fédérale.

Question 3 : La protonotaire a‑t‑elle commis une erreur lorsqu’elle a refusé d’accorder aux demandeurs l’autorisation de modifier leurs demandes introductives d’instance avant la suspension des actions?

Position des demandeurs

[113] Les demandeurs font remarquer, s’agissant des mesures subsidiaires sollicitées devant la protonotaire, qu’ils demandaient à ce que la suspension, au cas où elle serait accordée, soit retardée de 30 jours pour leur permettre de modifier leurs déclarations introductives d’instance. Dans les observations qu’ils ont soumises à l’appui de la présente requête interjetée en appel de la décision de la protonotaire, ils font valoir que les modifications auraient pour effet de limiter expressément leurs réclamations à la responsabilité proportionnelle du Canada, rendant ainsi inutile la suspension. Cependant, non seulement la protonotaire a‑t‑elle refusé d’accorder la mesure demandée, mais elle a aussi de son propre chef refusé d’accorder l’autorisation de modifier les déclarations introductives d’instance. Les demandeurs soutiennent qu’elle a commis une erreur de droit en imposant l’obligation d’obtenir une autorisation alors que cette obligation n’existe pas. Suivant l’article 200 des Règles des Cours fédérales, comme les actes de procédure ne sont pas clos, ils n’ont pas à obtenir d’autorisation pour modifier leurs déclarations introductives d’instance; ils peuvent le faire de plein droit.

[114] Les demandeurs font également valoir que l’ordonnance de la protonotaire était déraisonnable attendu qu’il est courant et permis que les demandeurs modifient leurs actes de procédure pour limiter la portée des demandes de mise en cause, même dans le cadre de requêtes afférentes. La protonotaire a donc également commis une erreur de principe lorsqu’elle a refusé aux demandeurs la possibilité de modifier leurs actes de procédure avant que la suspension ne prenne effet.

Position de la défenderesse

[115] Le Canada fait remarquer que les demandeurs n’ont fourni aucun détail, dans leurs observations présentées à la protonotaire, sur les modifications envisagées et soutient qu’en l’absence de tels éléments, rien ne justifie de revenir sur sa décision. Par ailleurs, l’ébauche de la déclaration introductive d’instance modifiée qu’ils proposent et joignent à leur dossier de requête en l’espèce n’a pas été soumise à la protonotaire et ne devrait donc pas être admise en preuve. Le Canada soutient que les demandeurs auraient pu modifier leur déclaration introductive d’instance avant que la protonotaire n’instruise la requête en suspension, mais qu’ils ne l’ont pas fait et que la demande présentée durant l’instruction de ladite requête était trop tardive et ne comportait aucun détail.

[116] La demande de mesure subsidiaire des demandeurs n’était pas non plus présentée sous la forme d’une requête au titre de l’article 200 des Règles et la protonotaire ne l’a pas traitée comme telle. Elle a plutôt exercé son pouvoir discrétionnaire de refuser cette demande de mesure subsidiaire en raison de la rareté des observations et du manque de détails quant à la nature des modifications demandées. Enfin, le Canada soutient que la Cour ne devrait pas accepter l’affirmation des demandeurs selon laquelle les modifications proposées changeraient l’issue de la requête en suspension fondée sur l’article 50.1. Si la requête avait été instruite en se basant sur les actes de procédure modifiés, des arguments différents ou supplémentaires auraient été présentés et la décision qui aurait pu être rendue en fonction des faits ou actes de procédure différents n’est pas l’objet du présent appel.

Analyse

[117] Comme je l’ai indiqué précédemment, les observations écrites soumises par les demandeurs à la protonotaire étaient limitées. Sous le titre [traduction] « Ordonnance demandée », ils demandaient à ce que la requête du Canada soit rejetée et

[traduction]

92. Subsidiairement, si la Cour est disposée à faire droit à la requête du défendeur au titre de l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales, les demandeurs réclament respectueusement un délai de grâce de 30 jours pour pouvoir déposer des demandes introductives d’instance modifiées avant que ces actions ne soient suspendues.

[118] Les observations écrites dont la protonotaire était saisie n’abordent pas autrement cette question et lorsqu’ils ont comparu devant moi, les avocats des demandeurs ont indiqué qu’elle n’avait pas été débattue davantage devant la protonotaire.

[119] Sous la rubrique « Mesure subsidiaire » de ses motifs, la protonotaire a déclaré ce qui suit :

[66] Dans leur requête, les demandeurs ont demandé, si une suspension est accordée au titre de l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales, d’être autorisés à modifier leurs déclarations introductives d’instance avant que les actions ne soient suspendues. Compte tenu des observations présentées, et en l’absence de détails supplémentaires sur la nature des modifications demandées, je ne vois aucune raison d’autoriser des modifications à cette étape. Par conséquent, la mesure subsidiaire demandée est rejetée.

[120] Compte tenu de ce qui précède, il paraît possible qu’il y ait eu un malentendu entre la mesure subsidiaire réclamée par les demandeurs et la manière dont la protonotaire l’a entendue. Les demandeurs semblaient vouloir, au cas où la protonotaire avait l’intention de faire droit à la requête, que celle‑ci les informe de la décision qu’elle prévoyait rendre et qu’elle attende ensuite 30 jours pour prononcer la suspension, période durant laquelle ils allaient modifier leurs déclarations introductives d’instance. La protonotaire semble avoir estimé que les demandeurs sollicitaient l’autorisation de modifier les déclarations introductives d’instance avant qu’une suspension ne soit accordée et comme ils n’avaient étayé le fondement d’aucune modification, l’autorisation a été refusée à ce stade.

[121] Je noterais tout d’abord que rien dans le dossier dont je dispose ne démontre que les demandeurs ont offert à la protonotaire la moindre explication quant au contenu ou à l’objet des actes de procédure modifiés. Dans le présent appel, ils ont soumis la déclaration introductive d’instance modifiée qu’ils envisageaient de présenter. Cependant, je conviens avec le Canada que suivant la règle générale, l’appel interjeté contre l’ordonnance d’une protonotaire doit être tranché en se fondant sur les documents dont cette dernière disposait. Les demandeurs ne citent aucune circonstance exceptionnelle justifiant d’admettre les déclarations introductives d’instance modifiées qu’ils proposent à titre de nouvelle preuve (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Ishaq, 2015 CAF 151, aux para 15, 49).

[122] Cela dit, en l’absence d’une directive ou d’une ordonnance de gestion de l’instance à l’effet contraire, et le Canada ne m’a fait part d’aucune exigence liée à une telle ordonnance, je conviens avec les demandeurs qu’ils pouvaient, aux termes de l’article 200 des Règles, modifier leurs actes de procédure de plein droit attendu que ceux-ci n’étaient pas clos. Dans ses motifs, la protonotaire affirme qu’elle ne voit aucune raison d’autoriser la modification à ce stade compte tenu des observations présentées, sans fournir d’autres détails. Il est possible qu’elle ait vu à tort dans la demande d’un « délai de grâce » une demande d’autorisation de modifier les actes de procédure. Quoi qu’il en soit, je conviens qu’elle a eu tort de conclure qu’une autorisation de modification était requise. Ses motifs n’indiquent pas non plus que l’autorisation était une exigence liée à la gestion de l’instance. Cet aspect de sa décision ne peut subsister, que ce soit au titre de la norme de la décision correcte ou de celle de l’erreur manifeste et dominante.

[123] Qu’une autorisation ait été requise ou non pour modifier les déclarations introductives d’instance, la protonotaire devait exercer son pouvoir discrétionnaire pour décider s’il convenait ou non de retarder la prise d’effet de la suspension afin de permettre la modification des déclarations en question. En l’absence de la moindre explication quant à la raison pour laquelle le report était requis ou de détails quant à la manière dont les modifications remédieraient à l’absence de compétence, la protonotaire n’aurait pas commis d’erreur si elle avait refusé d’accorder le report pour ce motif.

[124] De plus, la demande de mesure subsidiaire des demandeurs, telle qu’elle est formulée, n’aurait pas pu aboutir. Dans les observations qu’ils ont soumises en appel, les demandeurs affirment qu’ils [traduction] « auraient dû se voir accorder la possibilité sollicitée d’apporter les modifications nécessaires avant la prise d’effet des suspensions ». Ces modifications proposées [traduction] « élimineraient la nécessité et la possibilité d’engager des réclamations contre Roche ou d’autres tierces parties, et donc la possibilité de suspendre les actions en cause aux termes de l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales, ce qui sauvegarderait la compétence de la Cour fédérale pour trancher les réclamations ». Il semble que les demandeurs voulaient essentiellement que la protonotaire statue sur la requête en suspension, leur indique si elle avait l’intention de l’accueillir ou de la rejeter, et si la décision leur était défavorable, c’est‑à‑dire si la suspension allait être accordée, qu’elle [TRADUCTION] « reporte » sa décision pendant 30 jours pour leur permettre de modifier les actes de procédure afin de dissiper la préoccupation touchant à la compétence. La difficulté liée à cet argument tient au fait que la suspension aurait déjà été accordée. Le simple fait de retarder sa prise d’effet ne changerait pas la décision. En réalité, les demandeurs semblaient espérer qu’une décision nouvelle et différente basée sur un changement de circonstances – la présentation des actes de procédure modifiés qu’ils proposaient – soit rendue après que la requête eut été instruite et tranchée, mais alors que son issue n’avait pas encore pris effet.

[125] Pour étayer leur observation portant que la protonotaire a eu tort de refuser de retarder la mise en œuvre de la suspension, les demandeurs font valoir que les parties modifient couramment leurs actes de procédure afin d’éliminer des demandes éventuelles de mise en cause, et citent à cet égard la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Gottfriedson (aux para 6 à 9) et J.K. v. Ontario, 2017 ONCA 902 [J.K.]. Cependant, je ne suis pas convaincue que ces décisions leur soient utiles.

[126] Dans l’arrêt Gottfriedson, la Cour d’appel fédérale faisait remarquer que le juge Harrington, chargé de la gestion du cas dans l’instance inférieure, avait autorisé les demandeurs à modifier leur déclaration introductive d’instance afin de préciser que nulle indemnité n’était réclamée à la Couronne pour toute faute imputable aux ordres religieux. Les demandeurs avaient dès lors déposé leur déclaration modifiée et le juge chargé de la gestion du cas avait accueilli une autre requête intentée par les ordres religieux mis en cause et radié les demandes de mise en cause au motif que la Couronne n’avait aucune cause d’action à faire valoir contre eux au vu des modifications.

[127] Cependant, il est peut‑être plus utile de considérer la décision véritablement rendue par le juge Harrington dans Gottfriedson c Canada, 2013 CF 546 [Gottfriedson CF], laquelle concernait la requête engagée par la Couronne pour qu’une action soit suspendue aux termes de l’article 50.1 attendu qu’elle entendait réclamer une indemnité et une contribution aux ordres religieux. En réponse à la requête, les demandeurs soutenaient que la Cour était compétente à l’égard des mises en cause envisagées et que de toute façon, ils entendaient modifier la déclaration de manière à ne réclamer de la Couronne que le montant à l’égard duquel celle-ci serait individuellement responsable, c’est‑à‑dire reconnue responsable sans pouvoir en demander l’indemnisation aux mises en cause envisagées. Le juge Harrington a noté que les demandeurs avaient soumis une ébauche qu’ils étaient disposés à avaliser sans modification et a conclu que la Cour était compétente à l’égard de la procédure de mise en cause que la Couronne envisageait d’engager et a donc rejeté la requête en suspension. Quant à la modification de la déclaration, le juge Harrington a déclaré :

[40] N’eût‑été le fait que la présente affaire faisait l’objet d’une gestion d’instance, les demandeurs auraient modifié unilatéralement leur déclaration. En vertu de l’article 200 des Règles des Cours fédérales une partie peut, sans autorisation, modifier l’un de ses actes de procédure à tout moment avant qu’une autre partie y ait répondu. La Couronne n’a pas encore répondu à la déclaration. Dans la mesure où une autorisation puisse être requise, ce dont je doute, cette autorisation est accordée.

[128] Le juge Harrington a ordonné que les demandeurs soient autorisés à signifier et à déposer la déclaration modifiée, telle qu’elle figurait dans leurs documents soumis aux fins de la requête, dans les 15 jours de sa décision. Il a également examiné l’argument des demandeurs et des mis en cause envisagés portant que la Couronne n’avait aucune cause d’action vu les modifications proposées. En réalité, cette dernière avait été empêchée de déposer une déclaration de mise en cause. Le juge Harrington a jugé qu’il serait prématuré de radier une demande de mise en cause avant qu’elle ne soit déposée. La seule question dont il était saisi était de savoir si l’action principale devait être suspendue. Les demandeurs et les mis en cause ont par la suite intenté avec succès une requête distincte en vue d’obtenir la radiation des procédures de mise en cause compte tenu des actes de procédure modifiés (Gottfriedson c Canada, 2013 CF 1213).

[129] Dans l’arrêt J.K, également invoqué par les demandeurs, la question dont était saisie la Cour d’appel de l’Ontario était de savoir s’il était manifeste et évident que la demande de mise en cause de la Couronne n’avait aucune chance raisonnable de succès et si elle avait été dûment radiée sans autorisation de la modifier. Ayant fait droit à l’appel, la Cour a également conclu qu’il était possible pour le demandeur de modifier sa déclaration modifiée de manière à ce que la demande de mise en cause de la Couronne n’ait aucune chance raisonnable de succès. Après une telle modification, la demande en question pouvait bien être radiée.

[130] Dans ces affaires, la partie qui s’opposait à la suspension n’a jamais sollicité le report de sa mise en œuvre, si elle devait être accordée, afin de pouvoir déposer des actes de procédure modifiés fondant essentiellement une autre contestation quant au caractère approprié ou à la nécessité de la suspension, dans le cadre de la requête en suspension déjà instruite.

[131] En l’espèce, les demandeurs auraient pu fournir, dans le cadre d’une demande de mesure subsidiaire, la (les) déclaration(s) introductive(s) d’instance qu’ils envisageaient de présenter dans le cadre de leur réponse à la suspension et soumettre des observations dans la requête afin d’expliquer que les modifications avaient pour objet d’éliminer la nécessité d’une suspension en dissipant la préoccupation touchant à la compétence. Ils auraient pu alors réclamer une mesure subsidiaire demandant à la protonotaire, si elle estimait qu’une suspension était justifiée, de les obliger à déposer la (les) demande(s) introductive(s) d’instance en la forme soumise dans la requête ou autrement, dans un délai précis – ce qui aurait éliminé la nécessité d’une suspension.

[132] Si une ébauche et des arguments justificatifs avaient été fournis, la protonotaire aurait été en mesure d’évaluer l’effet des modifications proposées, notamment les observations soumises en réponse par le Canada. Il lui aurait alors été loisible de conclure, compte tenu de la procédure de mise en cause envisagée, qu’une suspension était justifiée, mais d’accepter néanmoins la demande de mesure subsidiaire des demandeurs en les obligeant à déposer la (les) demande(s) introductive(s) d’instance modifiée(s) en la forme soumise dans la requête dans un délai précis, ce qui aurait éliminé la nécessité d’une suspension.

[133] Cependant, les demandeurs ont fait le choix tactique de ne pas soumettre de proposition de demande introductive d’instance modifiée avec des observations justificatives ni de solliciter ce type de mesure subsidiaire.

[134] Pour conclure la question, compte tenu des observations dont je dispose, j’estime que la protonotaire a commis une erreur lorsqu’elle a conclu qu’une autorisation de modifier les déclarations introductives d’instance était requise. Peu importe, la mesure véritablement sollicitée par les demandeurs, à savoir que la protonotaire retarde de 30 jours la prise d’effet de la suspension de manière à ce qu’ils puissent modifier leurs actes de procédure, n’aurait pas changé l’issue de la requête attendu que la protonotaire aurait déjà décidé d’accorder la suspension. La modification des actes de procédure, avec autorisation ou de plein droit, n’aurait pas eu pour effet de modifier cette décision.

[135] S’agissant des dépens, la protonotaire a décidé de n’en adjuger aucun attendu que le Canada n’avait pas sollicité les dépens à l’égard de la requête dont elle était saisie. De même, dans la présente requête, le Canada n’a pas sollicité les dépens et par conséquent, aucuns dépens ne seront adjugés.

 


ORDONNANCE DANS LES DOSSIERS T‑724‑19, T‑725‑19, T‑726‑19, T‑1319‑19, T‑1320‑19 et T‑1321‑19

LA COUR ORDONNE :

  1. La présente requête est rejetée;

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

T-724-19, T-725-19, T-726-19, T-1319-19, T-1320-19 ET T-1321-19

 

DOSSIER :

T-724-19

 

INTITULÉ :

SHAUN WILLIAM ARNTSEN ET AL c SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

 

ET DOSSIER :

T-725-19

 

INTITULÉ :

DAVID BONA EL AL c SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

 

ET DOSSIER :

T-726-19

 

INTITULÉ :

CHRISTIAN MCEACHERN ET AL c SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

 

ET DOSSIER :

T-1319-19

 

INTITULÉ :

STEPHEN BOULAY ET AL c SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

 

ET DOSSIER :

T-1320-19

 

INTITULÉ :

ALLAN ALEXANDER ET AL c SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

 

ET DOSSIER :

T-1321-19

 

INTITULÉ :

WILLIAM AITKEN ET AL c SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PLATEFORME DE VIDÉOCONFERENCE ZOOM

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 décembre 2020

 

ordonnance et motifs

lA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

lE 14 JANVIER 2021

 

COMPARUTIONS :

Tina Yang

Cory Wanless

 

pour les demandeurs

 

Joël Robichaud

Negar Hashemi

Shain Widdifield

 

pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Howie, Sacks and Henry LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

et

Waddell Phillips PC

Avocats

Toronto (Ontario)

 

pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour la défenderesse

 

 

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