Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20210226


Dossier : T‑2049‑19

Référence : 2021 CF 185

[TRADUCTION FRANÇAISE]

ENTRE :

 

KEVIN O’LEARY ET LINDA O’LEARY

 

 

demandeurs/défendeurs reconventionnels

 

et

 

ROSA RAGONE, ANTONIO RAGONE ET PAULA BRITO

 

défendeurs/demandeurs reconventionnels

et

MURRAY WOHLMUTH

défendeur

et

RICHARD RUH ET IRV EDWARDS

mis en cause

 

ET ENTRE :

 

Dossier : T‑354‑20

RICHARD RUH ET IRV EDWARDS

demandeurs/défendeurs reconventionnels

 

et

ROSA RAGONE, ANTONIO RAGONE, PAULA BRITO, DAVID OWEN, administrateur à l’instance de la succession de SUSANNE BRITO, DAVID OWEN, personnellement, LIAM OWEN, un mineur âgé de moins de 18 ans, représenté par son tuteur à l’instance, DAVID OWEN, RUBY OWEN, une mineure âgée de moins de 18 ans, représentée par son tuteur à l’instance, DAVID OWEN, DAVID CASH, un mineur âgé de moins de 18 ans, représenté par son tuteur à l’instance, DAVID OWEN, SANDRA OCSKASY, ALLISON POLTASH, ALEXANDER POLTASH et PAULINE NEW

 

défendeurs/demandeurs reconventionnels

et

MURRAY WOHLMUTH

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LA PROTONOTAIRE TABIB

[1] Les défendeurs/demandeurs reconventionnels dans les présentes actions ont présenté des requêtes sur le fondement du paragraphe 233(1) des Règles des Cours fédérales (les Règles) pour obliger la Police provinciale de l’Ontario (la PPO) et le Service des poursuites pénales du Canada (le SPPC) à produire des copies des dossiers de police, des dossiers de la Couronne et d’autres documents concernant un accident nautique mortel qui est survenu sur le lac Joseph le 24 août 2019. Subsidiairement, les requérants sollicitent une ordonnance enjoignant à la PPO de citer un agent à témoigner dans le cadre d’un interrogatoire préalable conformément à l’article 238 des Règles. Les demandeurs/défendeurs reconventionnels et le défendeur Murray Wohlmuth ne prennent pas position à l’égard des requêtes. La PPO et le SPPC les contestent.

[2] Pour faciliter la lecture, j’appellerai les parties requérantes « les défendeurs » dans les présents motifs, et les documents demandés, « le dossier de la Couronne ». Les deux requêtes, dont les dossiers de requête sont identiques, ont été instruites ensemble et les présents motifs s’appliquent aux deux.

[3] Pour les motifs qui suivent, les requêtes seront rejetées.

I. Le contexte

[4] Comme il est allégué dans les actes de procédure, les défendeurs sont les membres de la famille et les proches de Susanne Brito et Gary Poltash, lesquels sont décédés à la suite d’une collision entre le bateau ponton sur lequel ils étaient passagers et un bateau à moteur. Le bateau ponton, qui appartient à Irv Edwards, était piloté cette nuit‑là par Richard Ruh, tandis que le bateau à moteur, qui appartient à Kevin O’Leary, était conduit par Linda O’Leary. À la suite de l’enquête de la PPO sur l’incident, le SPPC a déposé des accusations contre les utilisateurs des deux embarcations. Madame O’Leary a été accusée d’utiliser un bâtiment de manière imprudente, sans y mettre le soin et l’attention nécessaires ou sans faire preuve de considération raisonnable pour autrui, en violation de l’article 1007 du Règlement sur les petits bâtiments, DORS/2010‑91, pris en vertu de la Loi de 2001 sur la marine marchande du Canada, LC 2001, c 26; le Dr Ruh a été accusé d’avoir omis de montrer un feu de poupe sur un navire à propulsion mécanique faisant route, en violation du sous‑alinéa 23a)(iv) du Règlement sur les abordages, CRC, c 1416, et de la Loi sur la marine marchande du Canada. Bien que ni l’une ni l’autre de ces accusations n’entraîne une peine d’emprisonnement, elles sont de nature pénale. Par conséquent, la poursuite a communiqué, comme elle y était tenue, tous les documents liés à l’enquête et à la poursuite aux avocats qui défendent Mme O’Leary et le Dr Ruh au pénal. Ce dossier de la Couronne était identique pour les deux accusés.

[5] Parallèlement, les défendeurs ont intenté une série d’actions pour homicide délictuel devant la Cour supérieure de l’Ontario contre Kevin O’Leary, Linda O’Leary, Irv Edwards et Richard Ruh.

[6] Les présentes actions ont été intentées par les O’Leary, les Drs Ruh et Edwards au titre de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, LC 2001, c 6. Dans chaque action, les demandeurs sollicitent la constitution d’un fonds de limitation, la suspension de toute autre poursuite civile découlant de la collision et un jugement déclarant qu’ils ont le droit de limiter leur responsabilité, conformément à la partie 3 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime. Par ordonnance datée du 3 juillet 2020, la Cour a approuvé la constitution du fonds de limitation et a interdit à tous les créanciers de poursuivre leurs démarches judiciaires devant les autres tribunaux jusqu’à ce qu’il soit statué sur le droit des demandeurs de limiter leur responsabilité. Tous les créanciers éventuels ont maintenant été identifiés et la date de clôture des actes de procédure dans ces actions en limitation de responsabilité a été fixée à la fin du mois d’octobre 2020.

[7] La première mesure prise par les défendeurs après la clôture des actes de procédure a été de déposer les présentes requêtes visant la production du dossier de la Couronne. La PPO et le SPPC s’opposent à la communication à l’heure actuelle. Cependant, ils se sont engagés à communiquer le dossier de la Couronne aux défendeurs dès la fin du dernier procès pénal pour les infractions réglementaires (bien qu’il doive faire l’objet d’un examen afin de caviarder certains éléments pour protéger les renseignements personnels des tiers ou pour des raisons d’intérêt public). La poursuite intentée contre le Dr Ruh est maintenant terminée. Le procès de Mme O’Leary devrait commencer le 14 juin 2021 et se terminer le 23 juillet 2021.

II. Les questions en litige

[8] La question fondamentale qui se pose relativement au dossier de la Couronne n’est pas de savoir si la PPO et le SPPC devraient le communiquer aux défendeurs – ils ont déjà accepté de le faire dès le 23 juillet 2021, après un examen visant à caviarder certains éléments (la nature des éventuels caviardages n’a pas encore été précisée et n’a fait l’objet d’aucune observation dans le cadre des présentes requêtes). La question fondamentale concernant le dossier de la Couronne est donc celle de savoir si la Cour doit en ordonner la communication immédiatement, sans attendre l’issue du procès pénal à venir.

[9] Pour trancher cette question, les éléments suivants doivent être pris en compte :

  • Les défendeurs ont‑ils satisfait aux exigences relatives à la production d’un document en la possession d’un tiers énoncées au paragraphe 233(1)?

  • Dans l’affirmative, la Cour doit‑elle exercer son pouvoir discrétionnaire d’ordonner la production avant l’issue du dernier procès pénal?

[10] De plus, si la communication n’est pas ordonnée, la mesure subsidiairement sollicitée dans les requêtes exigera de la Cour qu’elle réponde aux questions qui suivent :

  • La Cour peut‑elle enjoindre à la PPO de citer un agent à témoigner dans le cadre d’un interrogatoire préalable, sur le fondement de l’article 238 des Règles?

  • Dans l’affirmative, les défendeurs satisfont‑ils aux exigences énoncées à l’article 238 des Règles, et la Cour devrait‑elle exercer son pouvoir discrétionnaire en leur faveur?

III. La requête visant la production de documents, paragraphe 233(1) des Règles

A. Les exigences du paragraphe 233(1)

[11] Le paragraphe 233(1) des Règles permet à la Cour d’ordonner à une personne qui n’est pas partie à l’action de produire un document en sa possession s’il est pertinent et s’il peut être exigé lors de l’instruction :

Production d’un document en la possession d’un tiers

233 (1) La Cour peut, sur requête, ordonner qu’un document en la possession d’une personne qui n’est pas une partie à l’action soit produit s’il est pertinent et si sa production pourrait être exigée lors de l’instruction.

Production from non‑party with leave

233 (1) On motion, the Court may order the production of any document that is in the possession of a person who is not a party to the action, if the document is relevant and its production could be compelled at trial.

[12] Il ne fait guère de doute que le contenu du dossier de la Couronne est généralement utile pour les questions en litige en l’espèce. Les renseignements ont été recueillis et communiqués, entre autres, au motif qu’ils pourraient permettre d’établir ou de réfuter la négligence de Mme O’Leary dans son utilisation du bâtiment et l’omission du Dr Ruh de montrer les feux de navigation requis. Ces questions touchent directement à leur conduite lors de la collision et à leur responsabilité à cet égard, et les deux sont contestées. Il n’y a aussi aucun doute que les documents sollicités sont en la possession de la PPO et du SPPC. Personne ne soutient qu’il ne sera pas possible d’exiger la production du dossier de la Couronne lors de l’instruction.

[13] La Cour est donc convaincue que les défendeurs satisfont aux formalités prescrites par l’article 233 des Règles.

[14] Toutefois, l’examen ne se termine pas là. La Cour d’appel fédérale a reconnu que l’article 233 des Règles est une mesure de réparation discrétionnaire. Le simple fait d’établir que des documents pertinents pouvant être exigés lors de l’instruction sont en la possession d’un tiers ne donne pas à un plaideur le droit d’obtenir une ordonnance de production. Obliger une personne qui n’est pas partie au litige de remettre des documents à une partie à l’instance constitue une mesure de réparation exceptionnelle, et la Cour doit tout de même exercer son pouvoir discrétionnaire de décider s’il y a lieu d’accorder une telle mesure dans les circonstances (Corporation de soins de la santé Hospira c The Kennedy Institute of Rheumatology, 2019 CAF 188).

B. Les facteurs à prendre en compte dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour

[15] Il n’existe aucune liste préétablie de facteurs que la Cour doit, ou peut, prendre en compte dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Cependant, les facteurs suivants ont été soulevés comme étant potentiellement pertinents et, dans certains cas, applicables dans le contexte des requêtes présentées au titre de l’article 233 des Règles (Hospira Healthcare Corporation c Kennedy Institute of Rheumatology, 2018 CF 992 (conf. par 2019 CAF 188); Rovi Guides, Inc. c Videotron S.E.N.C., 2019 CF 1220, (conf. par 2019 CAF 321); Eli Lilly Canada Inc. c Sandoz Canada Inc., 2009 CF 345; Voltage Pictures LLC c John Doe, 2017 CAF 97 (inf., pour d’autres motifs, par 2018 CSC 38); Tippett c Canada, 2020 CF 714) :

  • la possibilité d’obtenir les renseignements auprès d’une autre partie ou d’une autre source;

  • la nécessité d’obtenir une ordonnance;

  • la question de savoir si l’ordonnance est prématurée;

  • la nécessité d’obtenir les documents et leur valeur probante, à la lumière de ceux qui ont déjà été communiqués;

  • le droit à la protection de la vie privée des tiers ou le préjudice envers ceux‑ci;

  • les préoccupations en matière de confidentialité;

  • l’intérêt du public dans la communication;

  • les retards, les frais ou les perturbations dans les procédures;

  • la question de savoir si le tiers a quelque chose à voir avec la question en litige;

  • la précision de la demande de production;

  • les coûts engagés par la partie qui produit les documents.

[16] Les défendeurs invoquent également l’arrêt Ontario (AG) c Ballard Estate [1995] OJ No 3136, dans lequel la Cour d’appel de l’Ontario énumère, au paragraphe 15, la liste des facteurs qui doivent être pris en compte pour trancher une motion pour la production d’un document exigée d’un tiers, suivant l’article 30.10 des Règles de procédure civile, RRO 1990, Règl 194. Ces facteurs sont les suivants :

• l’importance des documents dans le litige;

• la question de savoir s’il est nécessaire de communiquer les documents au préalable, au lieu de les communiquer à l’instruction, afin d’éviter qu’une injustice soit commise envers l’appelant;

• la question de savoir si l’interrogatoire préalable des défendeurs concernant les questions en litige auxquelles se rapportent les documents est suffisant et, dans le cas contraire, si la responsabilité de cette insuffisance incombe aux défendeurs;

• la position des tiers à l’égard de la production;

• la disponibilité des documents ou la possibilité pour l’auteur de la motion d’obtenir d’une autre source un contenu informatif équivalent;

• la question de savoir si les tiers visés par la demande de production ont quelque chose à voir avec le litige et avec les parties au litige. Les tiers ayant un intérêt dans l’objet du litige et dont les intérêts s’apparentent à ceux de la partie qui s’oppose à la production devraient être plus susceptibles d’être visés par une ordonnance de production que ceux qui n’ont véritablement rien à voir avec le litige.

[17] La Cour souscrit aux observations du SPPC selon lesquelles l’arrêt Ballard ne la lie pas et le renvoi aux facteurs qui y sont énoncés n’est pas nécessaire compte tenu des règles distinctes et de la riche jurisprudence propres à la Cour. Néanmoins, la Cour ne voit aucune raison pour laquelle les facteurs énoncés dans l’arrêt Ballard ne pourraient pas, si l’affaire s’y prête, être également pris en compte dans le cas d’une requête présentée au titre de l’article 233 des Règles. En fait, la plupart sont déjà des facteurs reconnus dans la jurisprudence de la Cour fédérale, tandis que d’autres, comme l’iniquité entre parties, sont aussi énoncés à l’article 238, qui régit l’interrogatoire préalable des tiers. Comme l’a fait observer la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Hospira, précité, le fait que certains facteurs sont explicitement prévus à l’article 238 des Règles, et non à l’article 233, n’empêche pas la Cour d’en tenir compte dans une requête visant la production de documents.

[18] Enfin, les défendeurs et les parties intimées, la PPO et le SPPC, s’entendent pour dire que, dans les cas qui visent le dossier de la Couronne dans les poursuites pénales, la protection de l’intégrité de la poursuite en cours est [traduction] « une importante question d’intérêt public et d’ordre public » qui doit être prise en compte. À cette fin, la Cour supérieure de l’Ontario a établi les principes pertinents dans la décision DP v Wagg [2002] OJ No 3808, (conf par [2004] OJ No 2053), et a établi un processus de contrôle par lequel ces principes peuvent être pris en compte et appliqués le plus adéquatement possible. Là encore, bien que les questions d’intérêt public et d’ordre public sous‑jacentes soulevées dans la décision Wagg ne la lient pas, la Cour ne voit aucune raison de ne pas en tenir compte lorsque les documents visés par une requête présentée au titre de l’article 233 des Règles font partie d’un dossier de la Couronne dans une poursuite pénale. La Cour examinera plus en détail les principes énoncés dans la décision Wagg et en tiendra compte dans le cadre de son analyse.

C. Analyse – le pouvoir discrétionnaire conféré par le paragraphe 233(1)

(1) La possibilité d’obtenir d’autres sources, la nécessité et le caractère prématuré

[19] À la date de l’audience, les actions en limitation avaient tout juste dépassé le stade des actes de procédure. Les parties ont échangé des affidavits de documents, mais les dates pour les interrogatoires préalables n’ont pas encore été fixées. La date de l’instruction n’est pas fixée et, même si l’on tenait pour acquis que l’instance continuera de se dérouler avec tout l’empressement voulu, les étapes préparatoires ne seront pas terminées avant au moins un an. Selon l’engagement du SPPC, son objection générale concernant la communication du dossier de la Couronne tombera dès la fin du mois de juillet 2021, c’est‑à‑dire environ six mois après la date d’audition de la requête. D’ici là, une très grande partie, sinon la totalité, des renseignements contenus dans le dossier de la Couronne auront de toute manière été versés au dossier public en raison de leur utilisation lors du procès de Mme O’Leary.

[20] L’application aux faits des facteurs énumérés précédemment dans les présents motifs fait voir de manière évidente ce qui suit :

  • Une grande partie des renseignements pourront, dans six mois, être obtenus d’une autre source, principalement le dossier public du procès pénal à venir.

  • Une ordonnance n’est pas requise, puisque le SPPC est prêt à communiquer le dossier de la Couronne après le procès de Mme O’Leary.

  • La requête est prématurée.

[21] À elles seules, ces conclusions militent fortement contre la délivrance de l’ordonnance de production demandée.

(2) L’équité

[22] Les défendeurs soutiennent vigoureusement qu’une ordonnance de communication devrait être délivrée à ce stade‑ci, et ce, sans attendre l’issue de la poursuite intentée contre Mme O’Leary, car ne pas le faire serait inéquitable. L’iniquité envers les défendeurs est un leitmotiv de leur argumentation.

[23] Essentiellement, ils soutiennent que des documents ont été communiqués à Mme O’Leary et au Dr Ruh [traduction] « leur permettant de mener une enquête complète sur l’incident », alors que les défendeurs se sont vu refuser le même droit. Ils font également valoir qu’attendre l’issue de la poursuite avant d’avoir accès au dossier de la Couronne limite leur capacité à trouver des témoins, à éviter que les souvenirs s’embrouillent et que des éléments de preuve soient détruits, et à recueillir des éléments de preuve pendant qu’il est encore possible de les obtenir. Enfin, ils affirment que l’attente les empêche d’obtenir une solution au litige la plus expéditive possible de manière à ce qu’ils puissent compter sur une décision définitive qui leur permettra de passer à une autre étape de leur vie.

[24] Le premier argument des défendeurs décrit de façon erronée les droits du Dr Ruh et de Mme O’Leary d’obtenir des renseignements tirés du dossier de la Couronne et de les utiliser. Les défendeurs affirment que le dossier de la Couronne « a été communiqué » à Linda O’Leary et à Richard Ruh. Or, cette déclaration n’est pas tout à fait exacte.

[25] L’élément de preuve sur lequel cet énoncé est fondé montre que les documents n’ont pas été communiqués au Dr Ruh et à Mme O’Leary eux‑mêmes, mais plutôt aux avocats qui les défendent au pénal. En échange de la communication, ces avocats ont signé des ententes aux termes desquelles ils se sont engagés à conserver les documents et toutes les copies de ceux‑ci dans leur propre bureau, afin que ces documents ne circulent pas à l’extérieur de leur bureau et qu’ils s’en servent exclusivement aux fins de la défense dans la poursuite pénale. Il est donc erroné d’affirmer que le dossier de la Couronne a été communiqué à Mme O’Leary et au Dr Ruh ou d’affirmer qu’ils sont en mesure de les utiliser dans les présentes actions. Je tiens à faire remarquer que même si les avocats du Dr Ruh et de Mme O’Leary au pénal peuvent sans doute leur révéler les renseignements contenus dans le dossier de la Couronne en vue de monter leur défense au pénal, ils ne sont pas représentés par les mêmes avocats au civil et au pénal. Les renseignements contenus au dossier de la Couronne ne peuvent être transmis aux avocats qui les représentent dans les présentes actions civiles, que ce soit pour obtenir des conseils sur le bien‑fondé des actions ou pour poursuivre leurs démarches au civil.

[26] En ce qui concerne le dossier de la Couronne, toutes les parties dans les présentes actions en limitation sont donc sur le même pied. L’argument des défendeurs, selon lequel ils sont injustement privés de la même possibilité qu’ont les demandeurs d’obtenir les renseignements, n’a aucun fondement dans les faits.

[27] Selon les défendeurs, le fait de ne pas pouvoir obtenir le dossier de la Couronne nuit à leur capacité de trouver des témoins et de préserver les éléments de preuve. Toutefois, les défendeurs admettent qu’ils sont libres de mener leur propre enquête sur l’incident et de chercher d’éventuels témoins afin de leur demander de rendre témoignage. Aucun élément de preuve ou argument convaincant n’a été présenté selon lequel ce sont les forces policières qui ont typiquement les moyens et la capacité de trouver des témoins des événements qui ont précédé la collision mortelle et de la collision elle‑même. Bien entendu, les défendeurs sont peut‑être moins aptes à obtenir la coopération des témoins que le sont les policiers. Néanmoins, la Cour ne voit pas en quoi le fait d’avoir le dossier de la Couronne rendrait les défendeurs plus aptes à cet égard.

[28] L’argument des défendeurs voulant que le passage du temps fasse pâlir les souvenirs et contribue au risque de destruction d’éléments de preuve n’a aucun fondement. Comme je l’ai déjà mentionné, les défendeurs sont libres de mener leur propre enquête afin de trouver des éléments de preuves ou des témoignages qui auraient pu échapper à la police. Puisque les défendeurs s’appuient sur le travail d’enquête des policiers, les éléments de preuve que ceux‑ci ont découverts et les renseignements qu’ils ont recueillis auprès des témoins sont déjà préservés au dossier de la Couronne. S’ils obtenaient le dossier de la Couronne, les défendeurs pourraient poursuivre l’enquête policière où elle s’était arrêtée en communiquant avec les témoins déjà identifiés et interrogés par la police ou en suivant d’autres pistes afin d’obtenir des renseignements supplémentaires ou de meilleure qualité. Or, la possibilité pour les policiers d’avoir échappé des éléments de preuve cruciaux que les défendeurs ne pourraient plus obtenir dans six mois s’ils ne pouvaient pas commencer immédiatement leur travail de suivi est, au mieux, hypothétique.

[29] Étant donné la position des défendeurs selon laquelle il serait préjudiciable pour eux de procéder à l’interrogatoire préalable avant d’avoir reçu le dossier de la Couronne, la communication tardive signifie que les interrogatoires préalables n’auraient pas lieu avant le mois d’août 2021. Il n’y a cependant pas lieu de tenir pour acquis que chaque jour où la communication du dossier de la Couronne tarde en raison de la poursuite pénale a directement pour effet d’apporter une solution tout aussi tardive aux présentes actions, ou que la communication immédiate retrancherait automatiquement six mois au processus de règlement de celles‑ci.

[30] Même si le dossier de la Couronne était communiqué aujourd’hui, les O’Leary ont adopté la position selon laquelle ils ne devraient pas être contraints de subir des interrogatoires préalables avant que Mme O’Leary soit jugée sur les infractions réglementaires qui lui sont reprochées. La question n’a pas encore été posée à la Cour, mais la position des O’Leary n’est pas sans fondement, et le simple fait que la Cour doive y répondre retarderait, de toute façon, les interrogatoires préalables et le déroulement de l’action.

[31] Enfin, la Cour comprend que les défendeurs souhaitent qu’il n’y ait pas d’interruptions dans le litige et qu’une solution lui soit apportée le plus rapidement possible pour qu’ils puissent tourner la page et passer à une autre étape de leur vie. La Cour est très consciente de ce besoin humain, mais il ne constitue pas pour autant une injustice de nature procédurale ou substantielle ou une source de préjudice dans le litige, et aucun élément de preuve n’a été présenté quant à l’existence d’un préjudice psychologique réel ou appréhendé.

[32] La Cour n’est pas convaincue que l’équité exige la communication immédiate du dossier de la Couronne.

(3) Les facteurs énoncés dans la décision Wagg – l’intérêt public

[33] La PPO et le SPPC soutiennent que la communication du dossier de la Couronne avant l’issue du dernier procès pour les infractions réglementaires, en juillet 2021, serait préjudiciable à l’intérêt public, car elle pourrait compromettre l’intégrité de la poursuite et les droits des accusés à un procès équitable. Les motifs de cette appréhension sont énoncés de manière cohérente et complète dans l’affidavit de Stephen A. White et ses pièces jointes, qui ont été versés au dossier de l’intimée SPPC. La preuve établit que l’intérêt public dans l’incident était, et continue d’être important, que les médias ont travaillé d’arrache‑pied pour s’informer de tout aspect lié à l’enquête et aux accusations afin d’en faire état, que des journalistes semblent être parvenus à obtenir des renseignements de nature confidentielle et que les détails recueillis par les journalistes sont largement diffusés. La preuve démontre de manière concluante et convaincante que la diffusion des renseignements contenus dans le dossier de la Couronne alimenterait les reportages, les rumeurs et les commérages des médias, viendrait à la connaissance des témoins et, particulièrement en raison d’une étroite surveillance de la part du public, pourrait avoir une incidence sur leur témoignage lors du procès pénal.

[34] Comme je l’ai mentionné plus haut, le fait que la communication prématurée du dossier de la Couronne pourrait compromettre l’intégrité des poursuites pénales est reconnu dans la jurisprudence comme une importante question d’intérêt public et d’ordre public (Wagg, précité, Dixon v Gibbs [2003] OJ No 75 (ACS), para 27 à 29). En l’espèce, cette probabilité est bien étayée par la preuve et constitue un autre facteur très important qui milite contre la communication pour l’instant.

[35] Les défendeurs invoquent des jugements exceptionnels dans lesquels les tribunaux ont favorisé la communication intégrale dans des affaires civiles au détriment du souhait de la Couronne de protéger le caractère confidentiel du dossier de la Couronne, pour démontrer que la Cour devrait, de même, exercer son pouvoir discrétionnaire en leur faveur. Les affaires sur lesquelles s’appuient les défendeurs n’ont aucune circonstance semblable à celles de l’espèce et ne diminuent pas le poids qu’accorde la Cour à ce facteur.

[36] Dans l’arrêt N.G. v Upper Canada College [2004] OJ No 950, conf par [2004] OJ No 1202, la cour a ordonné la production de la déclaration faite à la police par le plaignant (la victime) afin qu’il puisse l’utiliser dans son action au civil contre le défendeur (l’accusé), dans des circonstances où le procès au criminel devait commencer et se terminer quelques semaines avant le début de l’instruction au civil. Il importe de signaler que dans cette affaire, le plaignant (la victime) avait déjà témoigné publiquement lors de l’enquête préliminaire, [traduction] « ce qui a permis d’écarter le risque que la communication de la vidéo et de la transcription à ce stade‑ci ait une quelconque influence sur le témoignage de la victime ».

[37] Dans la décision Aylmer Meat Packers Inc. v HMQ (Ontario), 2006 CanLII 19429 (CS Ont), la demanderesse réclamait des dommages‑intérêts aux autorités provinciales et fédérales en raison de leur conduite dans l’exécution de mandats de perquisition, la détention de produits carnés et la suspension du permis lui permettant d’exploiter une installation d’abattage d’animaux. La demanderesse voulait utiliser, dans l’action civile, la même preuve qui lui avait été communiquée par la Couronne dans le contexte des accusations de nature pénale et réglementaire qui découlaient des incidents. Dans cette affaire, le litige portait sur le fait que la demanderesse (l’accusée) avait déjà elle‑même obtenu les documents demandés, et non seulement l’avocat qui la représentait au pénal. La question que la cour devait trancher était donc très différente, en ce sens que la Couronne était tenue d’expliquer pourquoi il serait contraire à l’intérêt public d’autoriser la demanderesse à utiliser les documents et les renseignements mis en sa possession dans le contexte de l’instance civile à laquelle elle‑même et la Couronne étaient parties. La cour dans l’affaire Aylmer a conclu que le témoin de la Couronne avait exprimé des généralités sans tenter de fournir une explication convaincante.

[38] Les défendeurs font valoir qu’il serait possible de répondre aux préoccupations de la Couronne relativement à l’intérêt public si la Cour imposait des conditions strictes en matière de confidentialité. Cependant, compte tenu de l’énorme intérêt médiatique, la Cour ne croit pas que même de telles conditions offriraient des mesures de protection adéquates contre la fuite de renseignements dans les circonstances de l’espèce.

[39] Enfin, la Cour n’est pas disposée à minimiser l’importance des préoccupations liées à l’intérêt public en raison de la nature réglementaire des accusations et du fait qu’aucune peine d’emprisonnement ne peut en découler. L’administration de la justice pénale relative à des infractions de nature réglementaire ne devrait pas passer au second plan pour permettre aux victimes d’intenter une poursuite civile en indemnisation, surtout si les instances pénales se déroulent promptement et si leur permettre de suivre leur cours ne change rien à la prise de décision équitable et rapide dans le cadre du recours civil.

(4) Les autres facteurs

[40] Les autres facteurs relevés dans la jurisprudence — tels que le droit à la protection de la vie privée des tiers ou le préjudice envers ceux‑ci; les préoccupations en matière de confidentialité; les retards, les frais ou les perturbations dans les procédures si l’ordonnance est accordée; la question de savoir si le tiers a quelque chose à voir avec la question en litige; la précision de la demande de production; et les coûts engagés par la partie qui produit les documents — ne s’appliquent pas réellement, ou à peine, dans les circonstances de l’espèce. Aucun de ces facteurs ne l’emporterait sur les préoccupations soulevées précédemment concernant le caractère prématuré de la demande, le fait qu’il sera possible d’obtenir les renseignements sans qu’une ordonnance soit nécessaire et l’intérêt qu’a le public à préserver l’intégrité du procès pénal.

D. Conclusion, paragraphe 233(1)

[41] La Cour n’est pas convaincue qu’il est dans l’intérêt de la justice de rendre une ordonnance enjoignant à la PPO et au SPPC de fournir le dossier de la Couronne aux défendeurs pour le moment.

IV. La requête en vue de soumettre un agent de la PPO à un interrogatoire, article 238 des Règles

A. La Cour peut‑elle enjoindre à la PPO de citer un agent à témoigner dans le cadre d’un interrogatoire préalable?

[42] Les défendeurs n’ont pas identifié un membre particulier de la PPO qui à leur avis aurait une connaissance personnelle de renseignements pertinents et qu’ils souhaitent interroger. Ils sollicitent plutôt une ordonnance enjoignant à la PPO de désigner un agent qui agira à titre de représentant dans un interrogatoire préalable. La requête soulève, pour cette raison, la question de savoir si la PPO, en sa qualité d’organisme de la Couronne provinciale, peut être forcée à témoigner dans le cadre d’un interrogatoire devant être tenu dans la présente instance ou de citer un agent à témoigner à cette fin.

[43] La Cour suprême du Canada a péremptoirement tranché cette question dans l’arrêt Canada c Thouin [2017] 2 RCS 184, dans lequel les parties à une procédure civile souhaitaient interroger un représentant de l’État en sa qualité de tiers. Dans cette affaire, la Cour suprême a réitéré qu’historiquement, en raison de son immunité, l’État échappait, en common law, à l’obligation d’être soumis à un interrogatoire préalable, et ce, même lorsqu’il est partie au litige (para 17 et 18). Cette immunité peut seulement être écartée par une expression de volonté claire et non équivoque du législateur (para 19). Puisque les parties souhaitaient soumettre à un interrogatoire un organisme mandataire de l’État, la Cour suprême a dû interpréter l’article 27 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985, c C‑50, qui soumet l’État fédéral aux « règles de pratique et de procédure du tribunal saisi » d’une instance. La Cour suprême a conclu que le libellé de la disposition ne faisait pas état de l’intention limpide et explicite nécessaire pour lier l’État dans toutes les instances l’intéressant, et elle a jugé que l’effet de la disposition se limitait à écarter l’immunité de l’État dans les instances auxquelles il est partie. La Cour suprême a jugé que l’État fédéral échappe à la communication préalable en qualité de tiers.

[44] Dans le cas de la Couronne provinciale de l’Ontario, la réponse à cette question est encore plus claire. Le paragraphe 19(2) de la Loi de 2019 sur la responsabilité de la Couronne et les instances l’intéressant, LO 2019, c 7, de l’Ontario, est ainsi libellé :

La présente loi n’a pas pour effet d’assujettir la Couronne ou un de ses fonctionnaires ou employés à la communication préalable ou l’examen de documents ou à un interrogatoire préalable dans une instance à laquelle la Couronne n’est pas partie.

[45] Non seulement cette Loi ontarienne ne soustrait pas de façon limpide et explicite l’immunité de la Couronne de l’Ontario à la communication ou à un interrogatoire préalable dans une instance à laquelle elle n’est pas partie, mais elle établit expressément son immunité reconnue en common law à cet égard. La Cour est convaincue que la PPO ne peut être contrainte de désigner un agent afin que celui‑ci soit soumis à un interrogatoire préalable dans la présente affaire sur le fondement de l’article 238 des Règles. Cette conclusion règle le sort de cette partie de la requête. Par conséquent, la Cour n’a pas besoin d’examiner si les exigences de l’article 238 des Règles sont remplies ou si elle devrait exercer son pouvoir discrétionnaire en faveur des défendeurs en l’espèce.

« Mireille Tabib »

Protonotaire

Ottawa (Ontario)

Le 26 février 2021

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DossierS :

T‑2049‑19 ET T‑354‑20

 

INTITULÉ :

KEVIN O’LEARY ET AL c ROSA RAGONE ET AUTRES/RICHARD RUH ET AUTRES c ROSA RAGONE ET AUTRES

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 29 janvier 2021

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LA PROTONOTAIRE TABIB

DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :

Le 1er février 2021

COMPARUTIONS :

Rui M. Fernandes

POUR LES demandeurs/DÉFENDEURS RECONVENTIONNELS dans le dossier T‑2049‑19

Adam Giel

POUR LE demandeur/DÉFENDEUR RECONVENTIONNEL dans le dossier T‑354‑20 et le mis en cause dans le dossier T‑2049‑19 –

Irv Edwards

Patrick Monaghan

POUR LE DEMANDEUR/DÉFENDEUR RECONVENTIONNEL DANS LE DOSSIER T‑354‑20 ET LE MIS EN CAUSE DANS LE DOSSIER T‑2049‑19 – RICHARD RUH

Nick Todorovic

POUR LES DÉFENDEURS/DEMANDEURS RECONVENTIONNELS

Teza Lwin

POUR LE TIERS DÉFENDEUR – LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA AU NOM DU SERVICE DES POURSUITES PÉNALES DU CANADA

Aisha Amode

POUR LE TIERS INTIMÉ – LE MINISTÈRE DU SOLLICITEUR GÉNÉRAL AGISSANT POUR LA POLICE PROVINCIALE DE L’ONTARIO

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Fernandes Hearn LLP

Avocat

155, avenue University, bureau 700

Toronto (Ontario) M5H 3B7

Canada

POUR LES demandeurs/DÉFENDEURS RECONVENTIONNELS dans le dossier T‑2049‑19

Black, Sutherland LLP

130, rue Adelaide Ouest

Bureau 3425, C.P. 34

Toronto (Ontario) M5H 3P5

POUR LE demandeur/DÉFENDEUR RECONVENTIONNEL dans le dossier T‑354‑20 et

le mis en cause dans le dossier T‑2049‑19 –

Irv Edwards

Smockum Zarnett LLP

150, rue York, bureau 700

Toronto (Ontario) M5H 3S5

POUR LE DEMANDEUR/DÉFENDEUR RECONVENTIONNEL DANS LE DOSSIER T‑354‑20 ET LE MIS EN CAUSE DANS LE DOSSIER T‑2049‑19 – RICHARD RUH

Patrick Monaghan

McLeish Orlando LLP

151, rue Yonge, bureau 1800

Toronto (Ontario) M5C 2W7

POUR LES DÉFENDEURS/DEMANDEURS RECONVENTIONNELS

Horowitz Injury Law

25, avenue Sheppard Ouest

Bureau 1100

Toronto (Ontario) M2N 6S6

POUR LE DÉFENDEUR – MURRAY WOHLMUTH

Ministère du Solliciteur général

655, rue Bay, bureau 501

Toronto (Ontario) M7A 0A8

POUR LE TIERS INTIMÉ – LE MINISTÈRE DU SOLLICITEUR GÉNÉRAL AGISSANT POUR LA POLICE PROVINCIALE DE L’ONTARIO

Ministère de la Justice du Canada

120, rue Adelaide Ouest

Bureau 400

Toronto (Ontario) M5H 1T1

POUR LE TIERS INTIMÉ – LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA AGISSANT POUR LE SERVICE DES POURSUITES PÉNALES DU CANADA

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.