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Date : 20210323


Dossier : IMM‑6946‑19

Référence : 2021 CF 249

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 mars 2021

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

WILDOOD MATHIEU

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Wildood Mathieu a quitté Haïti après avoir été agressé par des hommes vêtus de t‑shirts du parti politique Parti haïtien Tèt Kale (PHTK). Il a demandé l’asile au Canada, en alléguant que les hommes en question voulaient le forcer à céder le titre de la terre dont il s’occupait au nom de son neveu, et qu’ils le tueraient s’il retournait en Haïti. La Section d’appel des réfugiés (la SAR) a conclu que M. Mathieu n’avait pas établi que les hommes étaient proches du PHTK ou du gouvernement haïtien, ou qu’ils avaient la capacité ou une réelle volonté de le traquer n’importe où dans le pays. Elle a jugé que M. Mathieu disposait d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) en Haïti et qu’il n’avait donc ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] M. Mathieu a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision de la SAR. Selon lui, la décision est déraisonnable sous trois principaux aspects. D’abord, il prétend que la SAR a tiré des conclusions non étayées sur la question de la vraisemblance. Ensuite, il dit que la SAR lui a imposé une norme de preuve trop rigoureuse en ce qui a trait à l’établissement de l’identité de ses assaillants. Finalement, il soutient que la conclusion de la SAR selon laquelle il n’avait pas établi que ses assaillants appartenaient au PHTK reposait sur une appréciation déraisonnable de la preuve, notamment en ce qui a trait à la situation ayant cours dans le pays et à certains aspects de sa demande d’asile confirmés par des témoins, et il ajoute que la SAR ne s’est pas demandé si les assaillants pouvaient appartenir à un autre gang criminel organisé.

[3] Je suis d’avis que la SAR a rendu une décision raisonnable. Elle a appliqué le critère reconnu de l’existence d’une PRI et elle a correctement analysé la preuve dont elle disposait. M. Mathieu soutient que l’appartenance des assaillants au PHTK était vraisemblable, mais il devait convaincre la SAR qu’il était exposé à un risque sérieux de persécution aux endroits indiqués comme PRI. La SAR a raisonnablement conclu que la preuve selon laquelle les assaillants portaient des gilets du PHTK ne suffisait pas à montrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’ils étaient proches de ce parti, ou qu’ils avaient les moyens ou la volonté de poursuivre le demandeur dans tout Haïti. Elle a donc raisonnablement conclu qu’il n’avait pas établi qu’il serait exposé à un risque sérieux de persécution.

[4] La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II. La question en litige et la norme de contrôle

[5] La seule question en litige soulevée par M. Mathieu est celle de savoir si la SAR a commis une erreur en concluant qu’il disposait d’une PRI à Haïti.

[6] Cotraduction en conviennent les parties, la conclusion de la SAR à propos de la PRI est sujette à contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 16–17, 23–25). Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour porte son attention sur la décision de l’organisme administratif, pour savoir si elle présente la justification, la transparence et l’intelligibilité requises pour être qualifiée de raisonnable (Vavilov au para 83–86). Lorsqu’une décision a de profondes répercussions sur le plan personnel, il est d’autant plus important qu’elle soit justifiée du point de vue de l’intéressé (Vavilov au para 86, 133–135).

[7] M. Mathieu avait au départ soulevé une question d’équité procédurale liée à la possibilité d’obtenir la transcription de l’audience de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) relative à sa demande d’asile. Cependant, il a indiqué, préalablement à l’audition de la présente demande, qu’il n’invoquerait pas ce moyen.

III. Analyse

A. Le critère applicable à la possibilité de refuge intérieur

[8] Si le demandeur d’asile peut chercher la sécurité dans son propre pays, on s’attend à ce qu’il fasse une telle chose faire, plutôt que de demander l’asile au Canada (Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CAF), p 592–593; Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CAF), p 710). L’absence de PRI — un endroit du pays de nationalité du demandeur d’asile où il lui est possible de se réinstaller de manière sûre et raisonnable — est donc inhérente à la définition du réfugié au sens de la Convention selon l’article 96 de la LIPR (Thirunavukkarasu, p 592–593; Velasquez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1201 para 15).

[9] Dans le même ordre d’idées, la définition de la personne à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR requiert que le demandeur d’asile soit exposé à un risque de sévices « en tout lieu de ce pays » (Sanchez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 99 au para 16; LIPR, art 97(1)b)(ii)). L’existence d’une PRI viable est donc déterminante dans le contexte d’une demande d’asile présentée selon l’article 96 ou l’article 97 de la LIPR, indépendamment du bien‑fondé des autres aspects de la demande d’asile (Barragan Gonzalez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 502 au para 45–46).

[10] Pour pouvoir conclure qu’il existe une PRI viable, la SAR doit être persuadée, suivant la prépondérance de la preuve, que (1) le demandeur d’asile ne sera pas exposé à la persécution (d’après la norme de la « possibilité sérieuse »), ou à un risque ou une menace au sens de l’article 97 (selon une norme du « plus probable que le contraire ») dans la PRI proposée, et que (2) dans tous les cas, y compris les circonstances propres au demandeur d’asile, la situation qui existe à l’endroit désigné comme PRI est telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour lui d’y trouver refuge (Thirunavukkarasu, p 595–597; Hamdan c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 643 au para 10‑12). Ces deux volets du critère doivent être remplis pour qu’on puisse conclure que le demandeur d’asile dispose d’une PRI.

[11] C’est au demandeur d’asile qu’il appartient d’établir le bien‑fondé de sa demande, y compris l’absence d’une PRI, suivant la prépondérance des probabilités. En conséquence, dès lors qu’une PRI est relevée, le demandeur d’asile a le fardeau de prouver qu’au moins l’un des volets du critère de l’existence d’une PRI n’est pas rempli (Thirunavukkarasu, p. 594).

B. Les conclusions de la SAR

[12] M. Mathieu affirme qu’il s’occupait d’une ferme dont son neveu était propriétaire. En mars 2017, se rendant à la ferme, il a constaté qu’un groupe d’étrangers, accompagnés de trois hommes haïtiens bien armés, campaient sur la terre sans y être autorisés. Les Haïtiens lui ont dit que les étrangers voulaient acquérir cette terre. M. Mathieu a refusé et leur a demandé de quitter les lieux. Deux mois plus tard, le même groupe d’hommes est revenu à la ferme lui offrir de l’argent pour qu’il dise aux étrangers que les trois Haïtiens étaient propriétaires de la terre. M. Mathieu dit que, quand il a de nouveau refusé, les hommes se sont rendus le soir même à sa maison et l’ont mitraillée.

[13] Deux mois plus tard, les trois mêmes hommes, dont deux portaient des t‑shirts du PHTK, ont enlevé M. Mathieu, l’ont conduit à la ferme, et l’ont torturé et passé à tabac. Ils l’ont attaché à un gros arbre et ont allumé un feu, en menaçant de le tuer s’il ne leur remettait pas le titre de propriété. Quand ils sont partis chercher de l’essence et du bois sec, un voisin nommé Bony Paul est venu à sa rescousse. M. Mathieu a reçu des soins médicaux, puis il est allé se cacher avant de partir pour la Floride, pour finalement se diriger vers le Canada, où il a présenté une demande d’asile.

[14] La SAR s’est demandé si M. Mathieu disposait d’une PRI viable à Cap‑Haïtien ou aux Cayes, deux grandes villes situées à plusieurs heures de l’île où s’était produite l’attaque contre la ferme du neveu. La SAR, lors de son examen du premier volet du critère relatif à l’existence d’une PRI, a conclu que M. Mathieu n’avait pas établi que les trois hommes étaient liés au PHTK ou au gouvernement d’Haïti. Selon la SAR, M. Mathieu ne pouvait se fonder sur les gilets portés par les hommes et sur le fait que ceux‑ci étaient ouvertement armés pour prétendre que les bandits étaient bien des membres du parti politique ou qu’ils étaient proches du gouvernement. La SAR a aussi noté que d’autres membres de la famille de M. Mathieu vivant sur la même île n’avaient pas été approchés ou recherchés, et, selon elle, même si ce point n’était pas déterminant, cela donnait à penser que lui‑même n’était pas recherché par les bandits ou que ceux‑ci n’étaient pas des militants politiques.

[15] En conséquence, la SAR a conclu que, même si M. Mathieu avait établi avoir été la victime d’une attaque locale, il n’avait pas démontré que ses assaillants avaient la capacité ou la volonté de le rechercher à Cap‑Haïtien ou aux Cayes. Elle a donc jugé que M. Mathieu n’avait pas démontré, suivant la prépondérance de la preuve, qu’il était exposé à un risque sérieux de persécution aux endroits proposés comme PRI. Pour arriver à cette conclusion, la SAR a examiné le témoignage donné à l’appui par le neveu de M. Mathieu et par M. Paul. Elle a considéré comme peu utile le témoignage du neveu, étant donné qu’il se trouvait aux États‑Unis lorsque les faits allégués se sont produits. Elle a conclu que le témoignage de M. Paul ne révélait aucun lien entre les assaillants et le PHTK, hormis les gilets. Elle a aussi jugé invraisemblable le témoignage de M. Paul selon lequel les bandits étaient toujours à la recherche de M. Mathieu, étant donné que, d’une part, d’après le témoignage de M. Mathieu, sa famille n’avait pas été approchée, et, d’autre part, selon la preuve relative à la situation qui existe dans ce pays, les assaillants trouvent le plus souvent leurs victimes par le bouche‑à‑oreille dans le quartier de la victime.

[16] La SAR a conclu que le second volet du critère relatif à l’existence d’une PRI était lui aussi rempli, puisqu’il ne serait pas déraisonnable en l’occurrence pour M. Mathieu d’aller s’installer dans l’une des villes désignées comme PRI. Aucun des arguments invoqués par M. Mathieu dans la présente demande de contrôle judiciaire ne remet en question la conclusion de la SAR sur le second volet du critère.

C. La décision de la SAR était raisonnable

(1) Les conclusions de la SAR sur la faiblesse de la preuve et sur les invraisemblances étaient raisonnables

[17] M. Mathieu soutient que la conclusion de la SAR revenait à dire qu’il était invraisemblable que ses assaillants soient des sympathisants du PHTK. Invoquant le jugement rendu par le juge Diner dans l’affaire Wamahoro, il affirme que cette conclusion d’invraisemblance était déraisonnable, étant donné qu’elle n’était pas étayée par la preuve et que les conclusions intéressant la vraisemblance ne devraient être tirées « que dans les cas les plus clairs » (Wamahoro c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 889 aux para 23–29).

[18] Je ne crois pas que la conclusion générale de la SAR selon laquelle M. Mathieu n’avait pas établi la proximité des assaillants avec le PHTK était une conclusion intéressant la vraisemblance. La SAR disait plutôt que la preuve ne permettait pas de rattacher les hommes au PHTK ou au gouvernement haïtien. Les seuls éléments sur lesquels s’est fondé M. Mathieu pour établir ce lien étaient les t‑shirts portés par deux des hommes, et le fait qu’ils étaient armés de mitraillettes. Selon M. Mathieu, « [s]ouvent en Haïti, lorsqu’une personne porte un t‑shirt [d’un parti politique], cela signifie qu’elle est affiliée au parti politique ». La SAR n’était pas convaincue que cela suffisait à établir, suivant la prépondérance des probabilités, que les hommes étaient liés au PHTK ou au gouvernement. D’après moi, cela ne signifie pas que la SAR a conclu à l’invraisemblance de leur adhésion au PHTK, mais simplement que celle‑ci n’avait pas été démontrée selon la norme applicable.

[19] La SAR a effectivement tiré une conclusion sur la vraisemblance dans le cadre de son appréciation de la preuve. M. Paul avait affirmé, dans un courriel d’octobre 2018, que les bandits étaient toujours à la recherche de M. Mathieu. Elle a jugé cette affirmation invraisemblable, étant donné que M. Mathieu avait témoigné qu’aucun des cinq membres de sa famille qui vivent sur l’île n’avait été inquiété ni approché par les bandits. Selon moi, cette conclusion intéressant la vraisemblance était raisonnable.

[20] La Cour a confirmé que la crédibilité d’éléments de preuve pouvait être appréciée en fonction de leur vraisemblance. Cependant, le décideur doit se montrer circonspect lorsqu’il tire des conclusions quant à la vraisemblance, compte tenu du risque de recourir inconsciemment à des modèles occidentaux en procédant à cette appréciation, ou du risque de juger que des faits sont invraisemblables simplement parce qu’ils sont peu probables. Dans la décision Valtchev, souvent citée, le juge Muldoon évoquait ces réflexes : Valtchev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776 au para 6–7, citant L. Waldman, Immigration Law and Practice, (Markham, Butterworths Canada Ltd, 1992), § 8.22. Le juge Muldoon a fait sienne la norme des « cas les plus évidents » évoquée par le juge Diner dans la décision Wamahoro, donnant deux exemples de situations pouvant répondre à cette définition :

Un tribunal administratif peut tirer des conclusions défavorables au sujet de la vraisemblance de la version des faits relatée par le revendicateur, à condition que les inférences qu’il tire soient raisonnables. Le tribunal administratif ne peut cependant conclure à l’invraisemblance que dans les cas les plus évidents, c’est‑à‑dire que si les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le revendicateur le prétend. Le tribunal doit être prudent lorsqu’il fonde sa décision sur le manque de vraisemblance, car les revendicateurs proviennent de cultures diverses et que des actes qui semblent peu plausibles lorsqu’on les juge en fonction des normes canadiennes peuvent être plausibles lorsqu’on les considère en fonction du milieu dont provient le revendicateur.

[Non souligné dans l’original; Valtchev au para 7.]

[21] Dans sa conclusion sur la vraisemblance, la SAR a fait ressortir la contradiction entre le témoignage de M. Paul selon lequel les bandits avaient recherché activement M. Mathieu, et le témoignage de M. Mathieu selon lequel les membres de sa famille n’avaient pas été approchés par les bandits. Le courriel de M. Paul adressé à M. Mathieu mentionnait que les bandits [traduction] « continuent de te chercher » et « recueillent des renseignements à ton sujet, demandant à des personnes dans notre localité si elles sont au courant de tes allées et venues ». [Non souligné dans l’original.] La SAR a effectivement trouvé ces affirmations invraisemblables, puisque personne ne s’était renseigné au sujet des membres de la famille de M. Mathieu dans cette localité. Selon moi, une telle conclusion ne requiert pas de se référer à la situation qui existe dans le pays considéré. Elle relève plutôt de la première catégorie mentionnée dans le jugement Valtchev, à savoir le cas où « les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre ». À mon avis, c’était là une conclusion raisonnable compte tenu de la preuve en question.

[22] Je conviens avec le ministre que cela rend la situation différente de celle de l’affaire Wamahoro. Dans celle‑ci, le décideur s’était fondé sur une connaissance spécialisée pour conclure qu’une milice ne jetterait pas son dévolu sur un groupe de musiciens (Wamahoro au para 4–9). Dans ce contexte, le juge Diner a estimé qu’il était injuste de s’en remettre à une connaissance spécialisée qui n’avait pas été communiquée au demandeur, et que des conclusions sur le type de personnes que recruterait la milice n’auraient pas dû être tirées sans une référence à la preuve (Wamahoro au para 23–29). En l’espèce, la SAR ne s’est pas fondée sur une connaissance spécialisée non révélée ni n’a tiré une conclusion particulière sur les pratiques du PHTK. Elle a plutôt jugé que la traque insistante rapportée par M. Paul ne cadrait pas avec le témoignage de M. Mathieu selon lequel sa famille n’avait pas été inquiétée, ou était invraisemblable à la lumière de ce témoignage.

(2) La SAR a appliqué la bonne norme de preuve

[23] M. Mathieu soutient aussi que la SAR l’a assujetti à une norme de preuve plus rigoureuse que celle qui est requise pour établir le bien‑fondé de sa demande d’asile. Il concède que la SAR a dit à juste titre qu’elle doit être persuadée, suivant la prépondérance de la preuve, qu’il n’existe aucune possibilité sérieuse de persécution (Adjei c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 CF 680, p 682–683). Cependant, M. Mathieu allègue que, dans les faits, la SAR a appliqué une norme beaucoup plus rigoureuse en l’obligeant à prouver de manière concluante que ses agresseurs étaient des liés au PHTK. Je ne peux souscrire à cet argument. La SAR a signalé la faiblesse de la preuve rattachant les bandits au PHTK, mais rien n’indique qu’elle a appliqué une norme plus rigoureuse que celle de la possibilité sérieuse de persécution. Elle a au contraire évoqué à plusieurs reprises la norme de la possibilité sérieuse et l’a appliquée pour évaluer si M. Mathieu avait montré qu’il serait exposé à un risque de persécution à Cap‑Haïtien ou aux Cayes.

[24] Contrairement à ce qu’affirme M. Mathieu, il n’appartenait pas à la SAR de se livrer en conjectures au sujet d’une interprétation plus probable de la preuve que celle selon laquelle les bandits étaient proches du PHTK ou du gouvernement. C’est à M. Mathieu qu’il incombait d’établir le bien‑fondé de sa demande d’asile et notamment de démontrer qu’il lui était impossible de trouver la sécurité à Cap‑Haïtien ou aux Cayes. Il a voulu s’y prendre en disant que ses assaillants étaient des adhérents du PHTK ou étaient de quelque manière liés au gouvernement, et qu’ils pouvaient par conséquent le traquer n’importe où dans le pays. Il était loisible à la SAR de conclure que M. Mathieu ne s’était pas acquitté de son fardeau de preuve, sans devoir se prononcer sur d’autres scénarios. J’admets qu’il peut y avoir des cas où un ensemble de faits puisse pointer vers une seule inférence possible ou raisonnable, mais je ne suis pas d’avis que les faits énoncés dans le témoignage de M. Mathieu, soit, que les hommes étaient bien armés et que deux d’entre eux portaient des t‑shirts du PHTK, fait partie de ces cas.

[25] J’écarte aussi l’argument de M. Mathieu selon lequel, du seul fait qu’il ne connaissait pas le nom des bandits, la SAR l’aurait soumis à une norme de preuve l’obligeant à identifier nommément ses agresseurs avant que sa demande d’asile ne soit acceptée. Rien n’indique que la SAR l’ait obligé à les identifier de la sorte. Elle a plutôt apprécié l’intégralité du témoignage de M. Mathieu concernant ses agresseurs pour trancher la question de savoir s’il avait établi qu’ils avaient les moyens et la volonté réelle de le poursuivre aux endroits proposés comme PRI. En faisant observer que M. Mathieu ne savait pas qui étaient ces hommes, la SAR se référait à leur capacité et à leur volonté de le localiser; elle ne le soumettait pas à une norme de preuve excessive. M. Mathieu n’a pas donné à entendre qu’il savait qui étaient ces hommes ou que ceux‑ci étaient connus des gens de la région, et il n’avait aucune idée de ce qui pouvait les rattacher au PHTK, hormis leur tenue et leurs armes. Sur ce point, son témoignage peut se distinguer de celui livré dans l’affaire Selvarajah, invoquée par M. Mathieu, où il était bien connu dans la région que le gang qui avait agressé le demandeur d’asile était lié à l’État (Selvarajah c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 532 (CAF) au para 5, 9).

[26] M. Mathieu soutient essentiellement que la SAR était tenue de souscrire à sa thèse selon laquelle les gilets, les mitraillettes et l’outrecuidance de ses assaillants constituaient une preuve suffisante pour conclure qu’ils étaient proches du PHTK ou du gouvernement. Les inférences de ce type constituent l’essentiel du mandat de la SAR, un mandat qui consiste à établir les faits, et la Cour ne devrait pas s’ingérer dans la manière dont la SAR apprécie la preuve, sauf circonstances exceptionnelles (Vavilov au para 125). La SAR a analysé la preuve touchant l’allure et la conduite des agresseurs à la lumière des autres éléments, notamment celle portant que d’autres membres de la famille de M. Mathieu vivant dans la région n’avaient pas été approchés, et elle a conclu qu’elle n’était pas persuadée que les assaillants étaient liés au parti ou au gouvernement. Selon moi, il était loisible à la SAR de tirer cette conclusion, qui n’était pas déraisonnable.

(3) La SAR a fait une appréciation raisonnable de la preuve

[27] Selon M. Mathieu, la SAR a mal apprécié la preuve présentée à l’appui de sa demande d’asile, y compris le témoignage concordant de son voisin, M. Paul, certains éléments concernant la situation dans le pays, ainsi que son propre témoignage à propos des assaillants. Je suis d’avis que la SAR a fait une appréciation raisonnable de la preuve et que les conclusions qu’elle a tirées de cette preuve étaient transparentes, intelligibles et justifiées.

[28] Après avoir analysé la preuve de M. Paul, la SAR a fait observer que « le courriel a été envoyé d’un compte Gmail, sans aucun autre document à l’appui, comme des copies des documents d’identification de Bony Paul, et j’y accorde moins de poids que je ne le ferais pour une déclaration sous serment ou un témoignage de vive voix ». M. Mathieu, se référant à la décision Paxi du juge Russell, prétend qu’il n’est pas nécessaire que la preuve soit présentée sous serment et qu’il était déraisonnable pour la SAR de dire sur ce fondement que la preuve n’était pas digne de foi (Paxi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 905 au para 52). M. Mathieu a raison de dire qu’il n’est pas impératif que la preuve présentée à la SPR ou à la SAR le soit sous serment (LIPR, art 170g) et h), 171(a.2) — (a.3)). Cependant, la SAR n’a pas écarté la preuve de M. Paul simplement parce qu’elle n’était pas une preuve faite sous serment. Ayant déjà conclu que la preuve était invraisemblable et ne permettait pas véritablement de rattacher les assaillants au PHTK, la SAR a relevé des indices — la source du courriel et l’absence de toute identification — qui l’ont conduite à accorder au document moins de poids qu’à un témoignage sous serment ou à un témoignage de vive voix.

[29] Selon moi, le jugement Paxi ne signifie pas que la SAR doit nécessairement accorder le même poids à la preuve, quelle que soit sa forme. Au contraire, elle a pour tâche de dire si la preuve produite est « crédible ou digne de foi en l’occurrence » (LIPR, art 171(a.3)). Dans le jugement Paxi, le juge Russell reprochait à la SPR d’avoir écarté une lettre non notariée sans tenir compte de « la solide preuve d’authenticité qui est contenue dans la lettre elle‑même », à savoir le papier à en‑tête de l’église et un numéro de téléphone qui aurait permis à la SPR de vérifier son authenticité (Paxi, para 52). En l’espèce, la preuve a été présentée sous la forme d’un courriel dépourvu de coordonnées hormis une adresse Gmail, et sans aucune autre confirmation de l’identité du témoin. La SAR ne l’a pas écartée simplement parce qu’elle n’était pas présentée sous serment ou n’était pas notariée. Selon moi, la SAR pouvait, dans ces conditions, tenir compte d’autres indices permettant de dire si le courriel était ou non digne de foi pour décider du poids à lui accorder.

[30] M. Mathieu soutient ensuite que la SAR a évalué sa demande d’asile sans tenir compte de plusieurs bulletins de nouvelles qui montrent que les spoliations de terres sont endémiques en Haïti, que des fonctionnaires trempent à l’occasion dans ce genre d’exactions et que le parti au pouvoir en Haïti est corrompu. Il affirme que le lien relevé entre expropriations sauvages et les représentants politiques va dans le sens de ses allégations et qu’il était déraisonnable pour la SAR de conclure, sans tenir compte de cette réalité, que la preuve ne prouvait pas le lien entre les bandits et le PHTK. Cependant, M. Mathieu n’a pas fait état de ces bulletins de nouvelles dans ses arguments devant la SAR. Celle‑ci a analysé avec minutie les arguments et la preuve documentaire que M. Mathieu lui avait présentés, y compris certains passages du Cartable national de documentation pour Haïti. Je ne saurais reprocher à la SAR de ne pas avoir pris en considération les parties du dossier documentaire soumis à la SPR qui n’ont pas été plaidées devant elle (Vavilov, para 125–128; Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF) au para 16).

[31] Quoi qu’il en soit, après examen des articles mentionnés par M. Mathieu, je ne peux conclure qu’ils appuient sa demande d’asile de façon déterminante. Ils font état d’allégations de corruption et de préoccupations à propos de casiers judiciaires parmi les candidats à des postes électifs, en plus de renfermer la preuve d’actes d’expropriation auxquels sont mêlés des membres du gouvernement se déplaçant à bord de voitures officielles escortées de véhicules de police. Ils n’indiquent pas cependant que toute exaction liée à la spoliation de terres implique forcément le gouvernement ou la criminalité organisée comme le laisse entendre M. Mathieu. Ils ne décrivent pas non plus des scénarios factuels cadrant avec l’exposé circonstancié de M. Mathieu. Les rapprochements que fait M. Mathieu à partir de ces documents — faits de corruption imputés au PHTK, rumeurs d’implication de fonctionnaires dans des spoliations de terres, et sa propre affirmation selon laquelle les trois hommes qui l’ont agressé sont liés d’une manière ou d’une autre au PHTK — sont trop ténus pour fonder un argument selon lequel les conclusions de la SAR sont déraisonnables.

[32] Enfin, M. Mathieu prétend que la SAR ne s’est pas penchée sur la question de savoir si les bandits faisaient partie d’une autre organisation criminelle qui pourrait le traquer aux endroits proposés comme PRI, même s’ils n’étaient pas liés au PHTK. Il invoque à l’appui de cette prétention son propre témoignage selon lequel ses assaillants se servaient de mitraillettes et voulaient le forcer à leur remettre un titre de propriété et, d’après lui, ce seul témoignage indique qu’ils étaient membres d’un gang criminel organisé. Il se réfère aux caractéristiques d’une telle organisation criminelle énoncées dans l’arrêt Sittampalam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 326 au para 39.

[33] Je ne puis souscrire à cet argument. Je me range à l’opinion du ministre, pour qui l’arrêt Sittampalam, qui traitait de la question à savoir si une entreprise criminelle répondait à la définition d’organisation pour l’application du paragraphe 37(1) de la LIPR, n’est pas applicable en l’espèce. Ce qui comptait pour la SAR, ce n’était pas de savoir si les assaillants décrits par M. Mathieu étaient membres d’une organisation criminelle aux fins du paragraphe 37(1), mais de savoir s’il avait montré qu’il serait exposé à une possibilité sérieuse de persécution à Cap‑Haïtien ou aux Cayes. D’ailleurs, M. Mathieu a fait valoir devant la SPR et devant la SAR que ses assaillants étaient des membres du PHTK qui étaient à sa recherche et qui pouvaient le trouver partout en Haïti. Il n’incombait pas à la SAR de se pencher sur d’autres arguments ou postulats non soulevés par M. Mathieu, par exemple le fait que les assaillants aient pu appartenir à un autre gang non identifié ayant par ailleurs le bras assez long pour le trouver aux endroits désignés comme PRI (Vavilov aux para 127–128).

IV. Dispositif

[34] M. Mathieu ne m’a pas convaincu que le raisonnement de la SAR ou son appréciation de la preuve étaient déraisonnables. La SAR a appliqué le critère établi pour l’appréciation d’une PRI viable, et elle a conclu que M. Mathieu ne s’était pas acquitté de son obligation de montrer qu’il était exposé à une possibilité sérieuse de persécution aux endroits proposés comme PRI. Selon moi, il était loisible à la SAR de tirer cette conclusion. En fin de compte, par ses arguments, M. Mathieu demande essentiellement à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve et de tirer ses propres conclusions. Tel n’est pas le rôle de la Cour lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire (Vavilov au para 125).

[35] La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.

[36] Le ministre a proposé que soit certifiée une question liée au moyen soulevé initialement par M. Mathieu, à savoir l’équité. Cette question est devenue théorique quand M. Mathieu s’est désisté de ce moyen. Aucune autre question à certifier n’a été soulevée, et je reconnais que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑6946‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6946‑19

 

INTITULÉ :

WILDOOD MATHIEU c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE LE 11 JANVIER 2021 DEPUIS OTTAWA (ONTARIO) (LA COUR) ET TORONTO (ONTARIO) (LES PARTIES)

JUGeMENT et motifs :

le juge MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

le 23 mars 2021

 

COMPARUTIONS :

Raoul Boulakia

 

POUR LE demandeur

 

Brad Bechard

 

POUR LE défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Raoul Boulakia

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE défendeur

 

 

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