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Date : 20210317


Dossier : IMM‑5523‑19

Référence : 2021 CF 232

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 mars 2021

En présence de madame la juge Fuhrer

ENTRE :

YZ

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Survol

[1] La demanderesse, YZ, est une citoyenne de l’Éthiopie qui s’identifie comme étant lesbienne. Elle a présenté une demande d’asile, et craint la persécution en raison de son orientation sexuelle. La demanderesse affirme avoir pris conscience de son orientation sexuelle dans les années où elle fréquentait l’école et vivait en Afrique du Sud avec sa mère. Sa mère l’a ensuite emmenée aux États‑Unis pour suivre une thérapie de conversion. Elles sont demeurées chez un ami de la famille, d’où la demanderesse est partie pour venir au Canada et y demander l’asile.

[2] Après avoir tenu une audience, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté la demande d’asile de la demanderesse. La SPR a conclu qu’elle n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, et que son affirmation selon laquelle elle craint d’être persécutée en Éthiopie du fait qu’elle est lesbienne n’a aucun minimum de fondement. La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de cette décision, et demande qu’elle soit annulée et renvoyée à un tribunal différemment constitué.

[3] La principale question que doit trancher la Cour est celle de savoir si la décision de la SPR est raisonnable. Plus précisément, la demanderesse fait valoir que les conclusions défavorables tirées par la SPR en matière de crédibilité et d’invraisemblance, la manière dont elle a traité la preuve, le fait qu’elle ne s’est pas livrée à une analyse fondée sur le principal motif invoqué au soutien de sa demande d’asile, le fait de ne pas avoir tenu compte des Directives no 9 du président (concernant l’OSIGEG (l’orientation sexuelle, l’identité de genre et l’expression de genre)), ainsi que la conclusion d’absence de minimum de fondement sont tous déraisonnables.

[4] La norme qui est présumée s’appliquer est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 10). Une décision raisonnable doit être « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles applicables dans les circonstances (Vavilov, au para 85). Si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, la Cour n’interviendra pas (Vavilov, au para 99). La Cour doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur; toutefois, une décision peut être déraisonnable si le décideur s’est « fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » (Vavilov, aux para 125‑126). Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, au para 100).

[5] Vu qu’il n’appartient pas à la Cour de soupeser à nouveau les éléments de preuve dans le cadre d’un contrôle judiciaire, et vu mon examen du dossier et des observations des parties, je conclus que la SPR a tiré plusieurs de ses conclusions d’invraisemblance à partir d’hypothèses non fondées, ce qui rend sa décision déraisonnable. Pour les motifs plus détaillés qui suivent, j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire.

[6] Je commencerai mon analyse en me prononçant sur la requête de la demanderesse en anonymisation, que je suis disposée à accueillir en partie, et j’examinerai ensuite la décision de la SPR en fonction du dossier et des observations des parties.

II. Analyse

A. a) Requête de la demanderesse en anonymisation

[7] Peu avant l’instruction de la présente demande, la demanderesse a présenté une requête écrite en vue d’obtenir une ordonnance visant à préserver son anonymat [traduction] « dans tous les documents et dans le plumitif, dont certains éléments peuvent être rendus publics ». Le défendeur ne prend pas position sur la question de savoir si la Cour doit faire droit à la demande.

[8] La demanderesse fait valoir qu’elle risque de subir un préjudice si elle est renvoyée en Éthiopie, où les relations sexuelles consenties entre personnes de même sexe sont illégales et peuvent être sanctionnées par une peine maximale de 15 ans d’emprisonnement. La demanderesse s’appuie sur le rapport du Département d’État des États‑Unis intitulé « 2018 Country Reports on Human Rights Practices : Ethiopia », lequel indique qu’aucun rapport ne fait état de personnes incarcérées ou poursuivies pour avoir eu des relations sexuelles avec des personnes du même sexe, mais que les individus ne révèlent généralement pas qu’ils appartiennent à la communauté LGBTI (lesbiennes, gais, bisexuels, transsexuels et intersexués) en raison de la grave stigmatisation sociétale et de l’illégalité.

[9] Même si la SPR a sérieusement douté de la crédibilité de la demanderesse à plusieurs égards quant à sa demande d’asile, j’estime que la stigmatisation et l’illégalité liées aux personnes qui déclarent appartenir à la communauté LGBTI en Éthiopie font courir un risque de préjudice qui dépasse un « simple inconvénient ou un simple embarras » et, partant, justifient de préserver l’anonymat de la demanderesse dans la présente affaire (Adeleye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 681 au para 21. Par ailleurs, je suis confortée dans mon opinion par le fait que la demanderesse a quitté l’Éthiopie à un jeune âge, soit lorsqu’elle a terminé sa huitième année, pour aller vivre avec sa mère en Afrique du Sud. Rien n’indique en l’espèce qu’elle a eu à composer avec les lois et la société éthiopiennes en tant qu’adulte.

[10] Cependant, je trouve que la requête de la demanderesse en anonymisation est excessive. À mon avis, les craintes de la demanderesse que son identité soit révélée, notamment au moment de la publication de la présente décision sur le site Web de la Cour fédérale, sont adéquatement prises en compte si elle est identifiée simplement par les lettres YZ dans l’intitulé, lequel sera modifié en conséquence, ainsi que dans le jugement et les motifs.

B. b) Conclusions défavorables concernant la crédibilité et la vraisemblance

[11] Compte tenu du dossier et du témoignage de la demanderesse, je suis d’avis que bon nombre des conclusions de la SPR en matière de crédibilité ne sont pas déraisonnables et ne justifient pas l’intervention de la Cour. On ne peut pas en dire autant, cependant, des conclusions d’invraisemblance.

[12] Les conclusions d’invraisemblance ne doivent être tirées que dans les cas les plus évidents, par exemple lorsque les faits allégués « débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le revendicateur le prétend » (Valtchev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776 au para 7, [2001] ACF no 1131 [Valtchev]). Les conclusions d’invraisemblance commandent une norme plus rigoureuse que celle qui s’applique aux conclusions quant à la crédibilité, lesquelles appellent une grande retenue (Yu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 167 au para 10). En l’absence d’éléments de preuve fiables et vérifiables au regard desquels la vraisemblance des faits peut être appréciée, les conclusions d’invraisemblance peuvent être tout au plus des conjectures non fondées et inadmissibles (Aguilar Zacarias c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1155 au para 11, citant Gjelaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 37 au para 4, [2010] ACF no 31).

[13] À mon avis, la SPR s’est lancée dans des conjectures non fondées, à plusieurs égards, qui donnent à sa décision un caractère déraisonnable. Premièrement, la demanderesse a déclaré que son beau‑père lui a envoyé son passeport au Canada, après que sa mère, qui était en possession du passeport lorsqu’elles sont allées aux États‑Unis, soit rentrée en Afrique du Sud. La SPR a conclu qu’il n’était pas crédible que sa mère permette à son beau‑père d’obtenir et d’envoyer le passeport, compte tenu des sentiments de celle‑ci à l’égard du style de vie que mènerait la demanderesse. À mon avis, cependant, il n’y a rien d’intrinsèquement invraisemblable à ce que le beau‑père transmette le passeport. À tout le moins, il ne s’agit pas du « cas le plus évident », exigé dans la décision Valtchev. Par ailleurs, le fait pour la SPR d’employer le terme « style de vie » pour parler de l’orientation sexuelle de la demanderesse est, indépendamment de la véracité du contenu de la demande d’asile, également préoccupant. Bien que la SPR ne se soit pas exprimée de manière expressément stéréotypée, le terme qu’elle a employé frise les stéréotypes donnés en exemple dans les Directives no 9 du président au paragraphe 6. Voir aussi Trembliuk c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1264 au para 5.

[14] La SPR a ensuite conclu comme suit : « Il est plus probable qu’improbable que votre mère appuie l’obtention de votre statut au Canada et donc, qu’elle vous ait envoyé ici au Canada votre passeport et tout autre document dont vous aviez besoin pour étayer votre demande d’asile. » Toutefois, rien dans le dossier ne permet d’étayer cette remarque tout à fait hypothétique faite par la SPR.

[15] Deuxièmement, la SPR a conclu qu’il n’était pas crédible que la demanderesse ait eu accès au sac à main de sa mère pour dérober son certificat de naissance quelques instants avant que cette dernière ne quitte la maison, où elles demeuraient aux États‑Unis, pour aller visiter de la famille. Pour ma part, je suis d’avis qu’il n’est pas intrinsèquement invraisemblable que la mère de la demanderesse ait laissé son sac à main sans surveillance à certains moments et, par conséquent, il ne s’agit pas non plus du « cas le plus évident ».

[16] Troisièmement, la SPR a demandé pourquoi la mère de la demanderesse aurait dépensé de l’argent pour se rendre aux États‑Unis et demander à un ami de la famille, une fois sur place, comment fonctionne la thérapie de conversion, apparemment sans avoir fait de recherche à ce sujet et sans avoir appelé l’ami au préalable. J’estime que le fait pour la SPR d’avoir supposé que la mère n’a pas fait de recherches sur la thérapie de conversion avant de se rendre aux États‑Unis n’est qu’hypothèse.

[17] Quatrièmement, la SPR a dit croire que compte tenu de l’âge de la demanderesse, selon la prépondérance des probabilités, d’autres personnes l’avaient encadrée et incitée à mentir. En outre, je suis d’avis que cette remarque est tout à fait hypothétique, et n’est pas étayée par la preuve au dossier.

[18] Comme mes conclusions sont déterminantes, je n’examinerai pas les autres questions en litige.

III. Conclusion

[19] Vu ce qui précède, j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire. La décision de la SPR est annulée et renvoyée à un tribunal différemment constitué afin qu’il rende une nouvelle décision.

[20] Les parties n’ont pas proposé de question grave de portée générale à des fins de certification, et je conclus que les circonstances de la présente affaire n’en soulèvent aucune.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

  1. L’intitulé est modifié de manière à ce que la demanderesse soit identifiée par les lettres YZ.

  2. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  3. La décision de la SPR est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour une nouvelle décision.

  4. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« Janet M. Fuhrer »

Juge

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5523‑19

 

INTITULÉ :

YZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 31 AOÛT 2020

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LA JUGE FUHRER

 

DATE DES MOTIFS DU JUGEMENT ET DU JUGEMENT :

LE 17 MARS 2021

 

COMPARUTIONS :

Daniel Tilahun Kebede

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Asha Gafar

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Daniel Tilahun Kebede

The Law Office of Daniel Kebede Avocat et notaire public

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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