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Date : 20051109

Dossier : IMM-10337-04

Référence : 2005 CF 1518

Ottawa (Ontario), le 9 novembre 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE KELEN

 

ENTRE :

IVAN DARIO ORTIZ ARDILA

demandeur

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNNANCE

 

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) datée du 17 novembre 2004, par laquelle il a été conclu que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention ou une personne à protéger pour le motif qu’il est privé de protection en vertu de l’alinéa 1Fa) de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés (la Convention).

LES FAITS

 

[2]               Le demandeur prétend craindre avec raison d’être persécuté par des rebelles des Forces armées révolutionnaires de Colombie (Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia) (les FARC), qui chercheraient à le tuer en raison de ses rapports avec les forces armées colombiennes (l’armée).

 

[3]               Le demandeur a servi dans l’armée pendant 12 ans et deux mois, soit de 1988 à 2001. Le demandeur a admis devant la Commission que certains soldats de l’armée avaient commis des crimes contre l’humanité, mais il nie avoir participé personnellement à ces crimes ou être en cause, même de façon indirecte, dans leur perpétration.

 

[4]               Le demandeur affirme que lui et sa famille ont reçu des menaces de mort par téléphone en janvier et en mars 2001 et qu’il était devenu la cible de représailles de la part des FARC en raison de son service militaire. Plus précisément, le demandeur allègue ce qui suit :

i.          Les guérilleros des FARC ont appris au plus tard en 1996 qu’il était un soldat et en ont fait une cible de représailles;

 

ii.          Alors qu’il prenait part à des opérations militaires en 1996, à Antioquia, on a trouvé sur un détenu une note renfermant un ordre de le tuer;

 

iii.         En janvier et en mars 2001, sa famille a reçu des menaces de mort par téléphone. Les appelants ont dit être au courant de son grade et de sa lutte contre les forces rebelles, et les considérer, lui et sa famille, comme des cibles militaires;  

 

iv.         Après l’appel de menace de janvier 2001, le demandeur a sollicité la protection de sa famille. Ses supérieurs l’ont avisé qu’ils n’étaient pas en mesure de le protéger, vu le  manque de ressources;

 

v.         Le 6 mars 2001, son épouse a reçu un « sufragio », lettre de condoléance ou avis de décès.

 

 

[5]               À la suite des menaces de mars 2001, le demandeur et sa famille ont fui la Colombie pour demander la protection internationale. Ils sont arrivés aux États-Unis le 20 mars 2001 et sont entrés au Canada le 26 mars 2001.

 

 

LA DÉCISION DE LA COMMISSION

 

[6]               La Commission a accepté les demandes d’asile de l’épouse, de l’enfant mineur et de la belle-mère du demandeur. Elle a toutefois rejeté la demande d’asile du demandeur, jugeant qu’il était exclu de la protection de la Convention du fait de sa « complicité » par association à des crimes contre l’humanité commis par l’armée colombienne au sens de l’alinéa 1Fa) de la Convention. La Commission a jugé peu vraisemblable le témoignage du demandeur selon lequel il ignorait la perpétration à grande échelle de crimes contre l’humanité par l’armée. Selon la Commission, les réponses du demandeur établissent qu’il avait une certaine connaissance des atrocités commises par des soldats et avait pris part à la planification et à l’exécution d’opérations militaires, contribuant ainsi à la poursuite des activités de l’armée. La Commission a conclu que le demandeur s’était enrôlé dans l’armée de son plein gré et qu’il avait décidé de continuer à y servir alors qu’il savait qu’elle avait commis des atrocités. 

 

LES DISPOSITIONS LÉGALES PERTINENTES

 

[7]               Les dispositions légales pertinentes sont les suivantes :

L’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), prévoit que :

98.  La personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les

réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger.

 

98.  A person referred to in section E or F of Article 1 of the Refugee Convention is not a Convention Refugee or person in need of protection.

 

 

L’alinéa 1Fa) de la Convention prévoit que :

F.  Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

 

F.  The provisions of this Convention shall not apply to any person with respect to whom there are serious reasons for considering that:

 

a) Qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes.

 

(a) He has committed a crime against peace, a war crime, or a crime against humanity, as defined in the international instruments drawn up to make provision in respect of such crimes.

 

[Non souligné dans l’original.]

[Emphasis added]

 

 


LA QUESTION EN LITIGE

 

[8]               La Commission a-t-elle conclu à tort que le demandeur était exclu de la protection des réfugiés par application de l’alinéa 1Fa) de la Convention? 

 

 

ANALYSE

 

[9]               Il importe de prendre en considération un certain nombre de principes dans l’analyse de la décision rendue par la Commission en l’espèce : 

1.                  Dans une instance de la Commission, le fardeau de la preuve relatif à l’application de l’alinéa 1Fa) incombe au ministre;

 

2.                  En ce qui a trait à l’interprétation de l’alinéa 1Fa), la norme de contrôle à appliquer est la décision correcte, tandis que la norme de contrôle visant l’application de la loi aux faits est la décision raisonnable;

 

3.                  La Commission doit fournir des motifs qui montrent en termes clairs et sans équivoque qu’elle a procédé à un examen approfondi de tous les faits et de toutes les questions pertinentes; 

 

4.                  La Commission doit respecter cette exigence encore plus scrupuleusement lorsque les conséquences peuvent être affreuses, comme c’est le cas en l’espèce, où le demandeur serait renvoyé en Colombie où il risque d’être persécuté par les guérilleros. En outre, il serait séparé de sa famille dont les membres se sont vu reconnaître la qualité de réfugié au sens de la Convention. La Commission aurait sans doute conclu que le demandeur était un réfugié au sens de la Convention si elle ne l’avait pas jugé exclu en application de l’alinéa 1Fa);

 

5.                  La simple appartenance à une organisation ne suffit pas pour entraîner l’exclusion, à moins que l’organisation en question vise des fins brutales et limitées;

 

 

6.                  La Commission doit faire état précisément des actes du demandeur, de leur nature, de leur qualité et des circonstances dans lesquelles ils ont été commis lorsqu’elle conclut qu’il y a lieu d’exclure le demandeur; 

 

7.                  Pour conclure à la complicité du demandeur, la Commission doit établir qu’il poursuivait les mêmes buts que l’organisation en question et que sa participation aux activités de cette organisation ayant commis des crimes contre l’humanité était personnelle et en toute connaissance de cause.  

 

 

Voir Bitaraf c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2004 CF 898, le juge Phelan, aux  paragraphes 17 à 30.

 

[10]           Le demandeur a servi pendant douze ans dans l’armée colombienne, une armée de 270 000 soldats qui mène une guerre civile contre la guérilla. Cependant, le demandeur a fréquenté l’école équestre de l’armée pendant six ans et demi au cours de cette période et c’est la raison pour laquelle il s’était enrôlé. Il a également passé 21 mois de son service militaire à étudier, prenant notamment des cours sur les droits de la personne. Le demandeur a donc passé huit de ses douze années dans l’armée à titre de cavalier ou d’étudiant. Durant les quatre années au cours desquelles il a exercé les fonctions de commandant, ni le demandeur ni son unité de commandement n’ont commis de crimes contre l’humanité.  Le demandeur a bel et bien affirmé être au courant de la perpétration par certains soldats de crimes contre l’humanité notoires à Rio Frio, en 1993, mais il n’en avait pas entendu parler des autres incidents importants signalés par l’agent responsable des audiences. Le demandeur a dit que les renseignements qu’il avait reçus concernant la perpétration de crimes contre l’humanité par l’armée donnaient à penser qu’il s’agissait d’incidents isolés, et non d’activités habituelles de l’armée. La Commission a conclu ce qui suit à la page 15 de ses motifs :

Même si le demandeur d’asile principal n’a pas personnellement commis d’atrocités pendant qu’il était militaire, il admet avoir eu connaissance de certaines des atrocités susmentionnées et ne s’est pas distancié des forces armées à la première occasion. Il est donc complice.

 

 

[11]           À mon humble avis, la Commission a toutefois mal appliqué le critère de complicité. Dans la décision Bedoya c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1092, le juge Hughes a récemment examiné les règles de droit que la Commission doit appliquer lorsqu’elle détermine si une personne est complice de crimes contre l’humanité. Cette affaire portait sur des crimes contre l’humanité commis par une unité de l’armée colombienne. Le juge Hughes a appliqué les six critères obligatoires suivants pour déterminer si la personne en cause était complice de crimes contre l’humanité :

1.         la nature de l’organisation;

2.         la méthode de recrutement;

3.         le poste ou le grade au sein de l’organisation;

4.         la durée d’appartenance à l’organisation;

5.         la possibilité de quitter l’organisation;

6.         la connaissance des atrocités commises par l’organisation.

 

 

1.         La nature de l’organisation

 

[12]           En l’espèce, l’organisation en cause est l’armée colombienne, qui compte 270 000 militaires. L’armée remplit une fonction principale légitime. Il est déraisonnable de conclure que tous les soldats de l’armée sont complices de crimes contre l’humanité en raison de quelques incidents isolés. Par conséquent, l’application de ce critère ne permet pas de tirer une conclusion de complicité de la part du demandeur.

 

2.         La méthode de recrutement

 

[13]           La Commission n’a pas tenu compte de ce critère. La preuve montre que le demandeur s’est enrôlé pour faire partie de l’équipe équestre de l’armée et c’est ce qu’il a fait pendant une partie importante de son service militaire.

 

3.         Le poste ou le grade au sein de l’organisation

 

[14]           Le demandeur a été promu au grade de capitaine, puis à celui de major, mais seulement au cours des 18 derniers mois de sa carrière. La preuve montre que les guérilleros et l’armée étaient en paix entre 1999 et 2002, soit les années au cours desquelles le demandeur a été promu capitaine, puis major. Le demandeur a quitté l’armée de son plein gré pendant cette période. Il était, durant la majeure partie de la période pertinente, un officier subalterne et n’occupait pas un poste ou un grade suffisamment élevé pour être tenu responsable des crimes contre l’humanité commis par les personnes sous son commandement, le cas échéant. En outre, aucune preuve ne révèle qu’un de ses subordonnés a participé à des crimes contre l’humanité.

 

 

4.         La durée d’appartenance à l’organisation

 

[15]           Il n’y a aucune raison de conclure à la complicité du demandeur du fait qu’il a passé douze années dans l’armée, dont huit en qualité d’étudiant ou de cavalier.

 

 

5.         La possibilité de quitter l’organisation

 

[16]           Le demandeur a effectivement démissionné de l’armée, mais non parce qu’il était au courant de crimes contre l’humanité. La preuve montre que, à sa connaissance, ces crimes contre l’humanité constituaient des incidents isolés et qu’il ne savait pas qu’ils étaient commis à grande échelle, en supposant que ce fut le cas.

 

6.         La connaissance des atrocités commises par l’organisation

 

[17]           La Commission a conclu à la page 16 de ses motifs que le demandeur avait entendu parler des massacres d’octobre 1993 à Rio Frio, où l’armée avait commis des violations des droits de la personne. Le demandeur dit que ces massacres étaient connus partout au pays. En outre, il affirme avoir entendu parler des violations commises par la 20e brigade, qui a été démantelée par l’armée à la suite de ces exactions. Le demandeur dit qu’il n’était pas au courant des autres massacres notoires signalés par l’agent responsable des audiences. La Commission conclut cependant à la page 16 :

[…] il est invraisemblable qu’il n’ait pas eu connaissance des rapports auxquels ces événements ont donné lieu

 

Je conviens avec l’avocat du demandeur que cette conclusion quant au manque de vraisemblance ne permet pas de conclure à la complicité du demandeur. Le demandeur dit qu’il avait entendu parler de la perpétration de crimes contre l’humanité par l’armée, mais qu’il s’agissait d’incidents isolés. La Commission ne fournit aucun motif à l’appui de sa conclusion d’invraisemblance et cette conclusion ne suffit pas à justifier une conclusion de complicité de la part du demandeur. Comme la Commission l’a dit à la page 16,

Le demandeur d’asile principal a déclaré qu’en ce qui le concerne, l’armée colombienne porte une attention particulière pour agir comme une armée se doit d’agir et pour éviter de violer les droits humains. Il a soutenu qu’on ne saurait conclure des violations individuelles commises par des militaires délinquants que l’armée colombienne ne vise qu’une seule fin brutale. Il a déclaré que selon les sondages menés en Colombie, l’armée colombienne est l’entité la plus respectée après l’Église catholique.

 

Je trouve l’explication du demandeur raisonnable, et il est déraisonnable pour la Commission de conclure, sans donner de motifs, que le témoignage du demandeur sur ce point n’est pas vraisemblable.  

 

[18]           Rien ne prouve que la brigade mobile du demandeur avait commis des violations des droits de la personne ou tout autre crime contre l’humanité. Pour exclure le demandeur, il faut mentionner explicitement les crimes contre l’humanité dont il aurait été complice, sinon la simple appartenance à une armée de 270 000 militaires emporterait exclusion. 

 

[19]           Pour les motifs exposés ci-dessus, j’estime que la conclusion de la Commission selon laquelle le demandeur est complice de crimes contre l’humanité commis par certains soldats de l’armée colombienne ne résiste pas à un examen approfondi et qu’il y a lieu d’annuler sa décision. 

 

 

QUESTION À CERTIFIER

 

[20]           Les parties s’entendent sur le fait que la présente affaire ne soulève que des questions de fait et ne met en cause aucune question à certifier. La Cour convient donc de ne certifier aucune question.


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE :

 

La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la Commission datée du 17 novembre 2004 est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal de la Commission différemment constitué pour nouvelle décision. 

 

« Michael A. Kelen »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

 

David Aubry, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-10337-04

 

INTITULÉ :                                       IVAN DARIO ORTIZ ARDILA

                                                            c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 2 NOVEMBRE 2005

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       MONSIEUR LE JUGE KELEN

 

DATE DES MOTIFS ET

DE L’ORDONNANCE :                   LE 9 NOVEMBRE 2005

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Clifford Luyt

 

POUR LE DEMANDEUR

Marcel Larouche

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Waldman et associés

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

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