Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20050503

Dossier : IMM 5127-04

Référence : 2005 CF 611

Ottawa (Ontario), le mardi 3 mai 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE von FINCKENSTEIN

ENTRE :

                            ABDALLA ABDULAAL, AMAAL BASHIR EL SHWIHDI,

                           MOHAMED ABDULAAL, ABDURRHAMAN ABDULAAL

                                                          et LAYAL ABDULAAL                                              

                                                                                                                                        demandeurs

                                                                             et

                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                       ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

                (Prononcés à l'audience, puis mis par écrit pour plus de précision et de clarté)

[1]                Le demandeur, Abdalla Ahmed Abdulaal, 46 ans (le demandeur), sa femme Amaal Bashir El Shwihdi, 40 ans, et leurs trois enfants mineurs, Mohamed Abdulaal, 15 ans, Abdurrhaman Abdulaal, 12 ans, et Layal Abdulaal, 6 ans, demandent le statut de réfugiés du fait de leur appartenance à un groupe social, la famille.

[2]                Le demandeur a été pilote pour Libyan Airlines et, ensuite, pour United African Airlines. Le 21 décembre 1988, le vol 103 de la Pan Am s'est écrasé à Lockerbie, en Écosse. Le 22 décembre 1992, le vol 1103 de Libyan Airlines s'est écrasé près de l'aéroport de la ville de Tripoli. Les États-Unis ont tenu la Libye responsable du premier accident et la Libye a tenu les États-Unis responsables du second. Pendant un vol à destination d'Amman, en Jordanie, le demandeur a dit à d'autres pilotes qu'il avait l'impression que l'avion s'était désintégré en vol à la suite d'une explosion et non qu'il s'était écrasé au sol. Il a émis l'hypothèse que le gouvernement libyen avait posé une bombe à bord de l'appareil pour faire croire à des représailles des États-Unis pour l'incident de Lockerbie.

[3]                Peu de temps après, des membres des forces de sécurité ont arrêté le demandeur et l'ont détenu pendant une semaine dans un camp d'internement où ils l'ont interrogé. Après sa mise en liberté, le demandeur n'a pas été autorisé à piloter un avion pendant plusieurs années; il a toutefois continué de toucher un salaire. Le demandeur affirme qu'il a été suivi, que sa ligne téléphonique a été mise sur écoute et que des gens ont commencé à poser des questions sur lui.


[4]                Le demandeur a repris du service en 1995 lorsque les Nations Unies ont levé partiellement l'embargo international imposé contre la Libye. En juin 1999, il s'est retrouvé à Amman et il a encore une fois parlé de l'accident d'avion de 1992 et de la sécurité aérienne en Libye. À son retour en Libye, il a découvert que sa maison d'été avait été rasée au sol par un bulldozer et il a pensé avoir été mis sous surveillance. Il a commencé à prendre des dispositions pour partir aux États-Unis mais, dans l'intervalle, il a continué d'effectuer plusieurs voyages internationaux en provenance et à destination de la Libye. Il n'a réussi à obtenir des visas que pour quelques-uns des membres de sa famille, de sorte que sa femme et sa fille ont dû rester en Libye. Il a quitté Tunis en compagnie de ses deux fils et il est arrivé aux États-Unis le 29 décembre 1999. Sa femme et sa fille sont arrivées au Canada en septembre 2000. Il est ensuite arrivé au Canada avec ses deux fils le 24 octobre 2000.

[5]                Le 6 août 2002, la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a estimé que les demandeurs n'avaient pas la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger. La Commission a conclu que la question déterminante était celle de la crédibilité. Le demandeur a présenté une demande d'examen des risques avant renvoi (ERAR) qui a été rejetée le 12 mai 2004.

DÉCISION

[6]                L'agente a souligné que, même si le demandeur croyait que le gouvernement libyen était responsable de la catastrophe aérienne, il est demeuré au service de l'État et ce, même s'il ne travaillait pas dans les faits. Il a également pu exploiter avec succès des entreprises de pêche commerciale et de production laitière. L'agente a trouvé étrange que, dans un État aussi répressif que la Libye, le demandeur ait pu critiquer aussi ouvertement le régime sans s'attirer d'ennuis. Le demandeur a d'ailleurs pu sortir à sa guise de Libye et y revenir sans problème entre 1996 et 1999.


[7]                Comme la thèse de l'écrasement d'avion avancée par le demandeur s'était répandue dans le public, la Commission trouvait déjà difficile d'admettre que le gouvernement libyen pourrait continuer de rechercher le demandeur dix ans après l'incident. L'agente a précisé qu'il ressortait des éléments de preuve objectifs que le gouvernement libyen était surtout préoccupé par les groupes de militants ou d'intégristes et que le demandeur ne correspondait pas à ce profil.

[8]                Le demandeur invoque deux arguments :

(i)          L'agent chargé de l'examen des risques avant renvoi (l'agent chargé de l'ERAR) a violé les règles de l'équité procédurale en tenant compte de trois articles publiés après l'audience sans donner au demandeur la possibilité de formuler des observations à leur sujet.

(ii)         La décision de l'agente d'audience est déraisonnable parce que celle-ci :

          a.          n'a tenu compte que de l'incident de 1993 et non de celui de 1999

b.          a conclu à tort que [traduction] « le gouvernement libyen est surtout préoccupé par les groupes de militants et d'islamistes intégristes » .


[9]                À mon avis, aucun de ces deux arguments ne peut être retenu. Il est possible de tenir compte des documents postérieurs à l'audience à condition qu'ils soient d'ordre général (qu'ils ne visent pas expressément l'affaire en litige), qu'ils puissent être consultés par le public et qu'ils ne soient ni inédits ni importants (voir l'arrêt Mancia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (C.A.), [1998] 3 C.F. 461).

[10]            En l'espèce, les trois rapports dont l'agente a tenu compte étaient d'ordre général et pouvaient être consultés par le public. Ils se faisaient par ailleurs contrepoids : le rapport d'Amnistie Internationale était très critique à l'égard de la Libye et indiquait que le régime répressif est toujours en place tandis que les deux rapports de la BBC faisaient état de l'amélioration des relations entre, d'une part, le Royaume-Uni et la Libye et, d'autre part, les États-Unis et la Libye. Comme l'essentiel des conclusions de l'agente ne concernait pas l'adoucissement des politiques répressives de la Libye mais plutôt la liberté de mouvement dont jouissait le demandeur et comme ce dernier avait conservé son emploi au sein de la compagnie aérienne d'État libyenne et avait peu d'importance en Libye, ces articles n'ont pas joué un rôle déterminant dans la décision. Ils ne satisfont donc pas au critère de l'arrêt Mancia, précité. Il n'y a donc pas eu violation des règles de l'équité procédurale en l'espèce.

[11]            En ce qui concerne le premier volet du second argument du demandeur, je constate que l'agente a dit ce qui suit lorsqu'elle a clairement expliqué le risque au paragraphe 3 de ses motifs :

[traduction] Les allégations de risque découlent du fait qu'il croit que le gouvernement libyen le perçoit comme un opposant au régime parce qu'il a exprimé l'avis à des collègues, en 1993 et de nouveau en 1999, que le gouvernement était responsable de la destruction de l'avion du vol 1103 de la Libya Airlines en décembre 1992.                                                

[12]            Je ne puis donc retenir l'argument du demandeur suivant lequel il n'a pas été tenu compte de l'incident de 1999. Étant donné que le demandeur a consacré 15 paragraphes de sa déclaration pour l'ERAR à l'incident de 1993 et seulement deux paragraphes à celui de 1999, il n'est pas étonnant que l'agent chargé de l'ERAR se soit surtout attardé au premier incident.

[13]            Pour ce qui est du second volet du second argument du demandeur, je relève deux choses. Premièrement, l'agente a essentiellement conclu ce qui suit :

[traduction] Je constate que le demandeur principal a continué de travailler comme pilote pour la compagnie d'État Libya Airlines malgré ses déclarations sur ses convictions en ce qui concerne la culpabilité du gouvernement dans la catastrophe aérienne. Il a par ailleurs continué de recevoir un salaire de Libya Airlines même lorsqu'il demeurait au sol en raison des sanctions et de l'embargo. De plus, il a pu établir et exploiter, apparemment avec succès, des entreprises de pêche commerciale et de production laitière succès. Dans un État aussi répressif que la Libye, il appert que le demandeur, qui a critiqué ouvertement le gouvernement, a pu continuer pendant longtemps de gagner sa vie sans s'attirer d'ennuis de la part du gouvernement.

                                                                     [...]


Le demandeur n'a pas démontré qu'il présente le profil d'une personne qui est perçue comme un dissident politique ou un opposant au régime. La preuve ne démontre pas qu'il serait considéré comme un partisan des groupes islamistes, qui préoccupent particulièrement le gouvernement. Rien dans la preuve ne permet de penser qu'il a déjà été accusé de crimes politiques. Des sources corroborent effectivement son affirmation qu'il était surveillé par les forces de sécurité. Les organismes de sécurité libyens feraient régulièrement de la surveillance, tant en Libye qu'à l'étranger, et j'admets que le demandeur a pu être mis sous surveillance dans le passé. Je constate toutefois que, même après avoir critiqué le gouvernement en lui reprochant sa complicité dans la catastrophe aérienne de 1992, après avoir été interrogé et détenu par les autorités et après avoir fait l'objet d'une surveillance, le demandeur et les membres de sa famille ont continué de vaquer à leurs occupations sans être inquiétés ou dérangés. Le demandeur principal a continué de travailler comme pilote pour Libya Airlines, une société d'État. Son employeur l'a envoyé à l'étranger, à Amman en Jordanie, pour y suivre un cours de formation en 1999. Avec d'autres membres de sa famille, le demandeur a exploité des entreprises de pêche commerciale et de production laitière qui, à ses dires, étaient prospères. Il a également effectué, apparemment sans problème, de nombreux voyages à l'étranger entre 1996 et 1999. Je signale par ailleurs que j'ai examiné l'argument des demandeurs suivant lequel Mme El-Shwihdi s'exposerait à un risque parce qu'elle a obtenu son passeport par des moyens irréguliers. Je souligne qu'il ressort de la preuve documentaire que toutes les personnes qui quittent la Libye sont assujetties à de strictes mesures de contrôle à la frontière. Elle a fait l'objet de ces mesures de contrôle lorsqu'elle a quitté la Libye munie du passeport en question. Il n'y avait pas suffisamment d'éléments de preuve crédibles pour me convaincre qu'elle aura des difficultés avec les autorités libyennes à cause de la façon dont elle a obtenu son passeport libyen.

[14]            Deuxièmement, l'affirmation que [traduction] « le gouvernement libyen est surtout préoccupé par les groupes de militants et d'islamistes intégristes » doit être replacée dans son contexte. Voici le texte intégral du paragraphe duquel elle est tirée :

[traduction] Je souligne qu'il ressort de la preuve documentaire objective que les hypothèses du demandeur au sujet de l'origine de la cause de l'écrasement de l'avion et du rôle qu'aurait joué le gouvernement ne lui sont pas propres. Les médias ont évoqué à la même époque des raisons similaires pour expliquer la catastrophe aérienne. Il semble également raisonnable qu'un groupe de pilotes travaillant pour la même compagnie aérienne dont l'appareil s'était écrasé au sol aient pu faire des hypothèses sur la cause de cette catastrophe et je n'écarte donc pas la possibilité que le demandeur ait participé à ce genre de discussions avec ses collègues. J'ai toutefois du mal à accepter - d'autant plus que cette hypothèse n'est pas appuyée par la preuve - que le gouvernement libyen continuerait, une dizaine d'années plus tard, de considérer le demandeur comme une menace en raison de discussions qu'il a eues avec d'autres personnes. Je signale que le demandeur n'a pas indiqué que l'un ou l'autre de ses collègues aurait subi un traitement semblable de la part des autorités. Je fais aussi remarquer que rien dans la preuve ne permet de penser que le demandeur a le profil d'un opposant politique au régime. Il ne prétend d'ailleurs pas appuyer un groupement politique ou religieux ou en être membre. La preuve objective indique clairement que le gouvernement libyen est surtout préoccupé par les groupes de militants et d'islamistes intégristes. Un grand nombre d'individus ont été arrêtés, détenus et accusés en raison de leur appartenance à des groupes islamistes ou de leur présumé appui à ces groupes. Compte tenu du temps qui s'est écoulé depuis l'incident en question, je signale que le demandeur n'a pas allégué avoir déjà fait l'objet d'accusations du fait de son opposition alléguée au régime.

[15]            Si l'on replace sa décision dans son contexte, on constate que la Commission n'a pas conclu, contrairement à ce qu'affirme le demandeur, que la Libye [traduction] « ne persécute que les groupes de militants et d'islamistes intégristes » , mais qu'elle a plutôt jugé que le demandeur ne faisait pas partie de ces groupes de militants ou d'islamistes intégristes et qu'il ne constituerait donc pas une priorité pour le gouvernement libyen.


[16]            Il ressort d'autres passages de son raisonnement que l'agente n'avait aucune illusion au sujet du caractère répressif du régime libyen mais qu'elle a plutôt conclu que le fait que le demandeur avait pu se déplacer et exercer ses activités en toute liberté pendant qu'il se trouvait en Libye permettait de penser qu'il existait moins qu'une simple possibilité qu'il soit persécuté à son retour en Libye. Vu la preuve dont disposait l'agente, je ne saurais qualifier de déraisonnable la conclusion qu'elle a tirée.

[17]            La présente demande ne peut donc pas être accueillie.

                                                     

                                        ORDONNANCE                

LA COUR ORDONNE le rejet de la présente demande.

« Konrad von Finckenstein »

     Juge

Traduction certifiée conforme

Suzanne Bolduc, LL.B.


                                                  COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                             IMM-5127-04

INTITULÉ :                            ABDALLA ABDULAAL et al.

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :      VANCOUVER (C.-B.)

DATE DE L'AUDIENCE :    LE 28 AVRIL 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :            LE JUGE FINCKENSTEIN

DATE DES MOTIFS :           LE 3 MAI 2005

COMPARUTIONS :

William J. Macintosh                  POUR LES DEMANDEURS

Benton J. Mischuk                     POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William Macintosh Associates    POUR LES DEMANDEURS

Surrey (C.-B.)

John H. Sims, c.r.                      POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada


 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.