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Date : 20210413


Dossier : IMM‑5396‑19

Référence : 2021 CF 320

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 13 avril 2021

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

LIBIA YOLANDA MORA AGUDO

ALBERTO ALEJANDRO RIVERO MORA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs, Mme Libia Yolanda Mora Agudo et son fils, âgé de 13 ans, Alberto Alejandro Rivero Mora, sont des ressortissants vénézuéliens. Mme Mora Agudo a revendiqué la qualité de réfugié au sens de la Convention et celle de personne à protéger au sens de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC (2001), c 27 (la LIPR) pour elle-même et pour son fils en raison de ses convictions politiques.

[2] Dans une décision datée du 12 août 2019, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a conclu que les demandeurs n’avaient pas la qualité de réfugiés ni celle de personnes à protéger. Par la présente demande, ils cherchent à obtenir l’annulation de la décision de la SPR.

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée.

I. Le contexte et les faits à l’origine de la présente demande

[4] Mme Mora Agudo est la demanderesse principale et, dans les présents motifs, je l’appellerai simplement la « demanderesse », car ce sont les faits qu’elle a vécus et ses opinions politiques qui constituent le fondement des demandes que son fils et elle ont présentées sous le régime de la LIPR.

[5] La demanderesse a travaillé comme fonctionnaire au Secrétariat de la sécurité des citoyens du gouvernement régional de Carabobo, au Vénézuéla, pendant 22 ans, du milieu des années 1990 jusqu’en 2018. Elle appuyait le parti Proyecto Venezuela (Projet Vénézuéla), mais sans être politiquement active.

[6] En 2012, le Partido Socialisto Unido de Venezuela (Parti socialiste uni du Vénézuéla) (le PSUV), le parti des présidents Hugo Chavez et Nicolás Maduro, est arrivé au pouvoir à l’échelle tant régionale que nationale. La demanderesse a commencé à prendre part à des rassemblements contre le PSUV.

[7] En novembre 2016, un nouveau secrétaire a été nommé à la tête du Secrétariat de la sécurité des citoyens. Cet homme, fervent partisan du PSUV, a fait pression sur les employés placés sous sa supervision pour qu’ils appuient le PSUV, en participant par exemple à des rassemblements en faveur de ce parti. La demanderesse a refusé d’exprimer son appui au PSUV et elle a été surveillée de près au travail. Il lui a été ordonné d’exécuter des tâches qui ne correspondaient pas à sa description de travail d’administratrice, comme se rendre dans des prisons locales où des prisonniers politiques étaient gardés en détention. Elle prétend avoir été témoin de violations de droits de la personne à l’endroit des détenus.

[8] En mars 2017, la demanderesse a ressenti une pression telle qu’elle s’est inscrite pour obtenir une « carte de la patrie » délivrée par le gouvernement PSUV, mais elle n’a toutefois pas joint officiellement les rangs de ce parti. Ses supérieurs lui ont dit ainsi qu’à d’autres employés que le refus d’obtenir cette carte serait considéré comme un geste antipatriotique (c’est‑à‑dire non favorable au gouvernement). La demanderesse a cru que si elle n’obtenait pas la carte elle serait privée de services de santé, de hausses de salaire, de promotions et de congés.

[9] Au mois de juillet 2017, les supérieurs de la demanderesse avaient clairement indiqué que tout refus de la part des employés d’appuyer activement le PSUV pouvait avoir un effet préjudiciable sur leurs droits à divers avantages sociaux, tels que les congés payés et les prestations de retraite. Le lieu de travail de la demanderesse est devenu de plus en plus négatif, et ses supérieurs ont clairement fait savoir que les personnes qui étaient défavorables au régime ne devraient pas travailler au gouvernement. La demanderesse a dû trouver des excuses pour expliquer pourquoi elle ne pouvait pas prendre part à des rassemblements progouvernementaux.

[10] En juillet 2017, la demanderesse a participé à un référendum symbolique (Consulta Ciudadana) organisé par l’opposition. Après le référendum, elle a été suivie jusque chez elle par deux individus qu’elle soupçonnait être des membres du personnel de sécurité gouvernemental. Elle croit que les mêmes individus l’ont également suivie jusqu’au travail le lendemain matin. Se croyant donc surveillée par le gouvernement, elle a porté plainte à la police.

[11] En août 2017, le jeune fils de la demanderesse a reçu sur son téléphone mobile trois appels d’un adulte inconnu. Lors du premier appel, la demanderesse a dit à son fils de raccrocher. La deuxième fois, l’interlocuteur a dit à l’enfant que sa mère « devrait se garder de s’ingérer dans des choses qui ne la concernaient pas et [d’agir] en rapporteuse ». Au troisième appel, elle est intervenue et a dit à la personne de ne pas rappeler. Il n’y a pas eu d’autres appels par la suite. Elle a déclaré que les trois appels l’ont suffisamment effrayée pour l’inciter à quitter son emploi le 30 octobre 2017.

[12] Le 20 novembre 2017, Mme Mora Agudo et son fils se sont enfuis par avion jusqu’à Miami et, de là, au Canada, où ils ont demandé l’asile sous le régime de la LIPR. La demanderesse a une nièce au Canada, et ils n’étaient donc pas assujettis à l’Entente sur les tiers pays sûrs conclue par le Canada et les États-Unis.

[13] La demanderesse croit que, si elle retournait au Vénézuéla, son fils et elle seraient en danger à cause de ses opinions politiques et de son opposition au gouvernement PSUV et parce qu’elle est une ancienne fonctionnaire.

La décision de la SPR

[14] Le commissaire de la SPR a conclu que ni l’un ni l’autre des demandeurs n’avait la qualité de réfugié ou celle de personne à protéger au sens de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la LIPR. Il a admis que le témoignage de la demanderesse était véridique. Il lui a toutefois été impossible de conclure que les « problèmes qu’elle a connus dans son pays d’origine sont assimilables à la persécution » visée à l’article 96, du fait de ses opinions ou de ses convictions politiques. Il a également rejeté la demande fondée sur le paragraphe 97(1) de la demanderesse au motif que cette dernière ne serait pas personnellement exposée au risque d’être soumise à la torture, à une menace à sa vie ou à celle de son fils, ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités. Il a axé son analyse sur la qualité de réfugié au sens de l’article 96, étant donné que l’analyse fondée sur le paragraphe 97(1) est soumise à une norme de preuve plus rigoureuse.

[15] Le commissaire de la SPR a déclaré ce qui suit :

  • Les changements apportés aux fonctions professionnelles de la demanderesse et le fait d’avoir été « réprimandée pour des retards au travail » était regrettable, « mais ces situations [n’étaient] certainement pas assimilables à la persécution ».

  • Le fait de s’être sentie contrainte de devenir membre du PSUV et d’avoir subi de la pression pour assister à des rassemblements gouvernementaux partisans n’était « certainement pas souhaitable », mais, à son avis, ces questions n’engageaient pas « ses droits de la personne fondamentaux ». La demanderesse a refusé de prendre part à ces rassemblements et, de l’avis du commissaire, « sa situation ne [s’était] pas aggravée pour autant ».

  • Les appels téléphoniques faits au téléphone du fils de la demanderesse ne comprenaient pas de menaces de mort directes, comme le prétendait la demanderesse. Comme il n’y avait pas eu d’autres appels pendant les trois mois qui avaient précédé le départ des demandeurs du Vénézuéla, le commissaire de la SPR les a considérés comme une tactique d’intimidation.

  • Il était difficile de voir comment les demandeurs seraient exposés à « un quelconque risque de préjudice particulier ou spécial » s’ils retournaient au Vénézuéla.

[16] Le commissaire de la SPR a pris en considération la situation actuelle au Vénézuéla. Il a fait remarquer que l’existence de manifestations massives dans les rues contre le régime de Nicolás Maduro donnait à penser « qu’il [était] possible de s’opposer au régime au Vénézuéla » sans risque d’être persécuté.

[17] Enfin, le commissaire de la SPR n’a pas souscrit à l’observation de la demanderesse selon laquelle elle s’exposerait à un risque si elle retournait au Vénézuéla parce qu’elle est une ancienne fonctionnaire. Il n’a rien vu dans la documentation sur la situation au pays qui confirmait la prétention qu’elle serait menacée en tant qu’ancienne fonctionnaire ou qu’elle « pourrait éprouver un problème avec son ancien employeur, à savoir le gouvernement ». Il a fait remarquer que, « [d]ans les circonstances de l’espèce, même si le Vénézuéla sombr[ait] dans le chaos sous un régime de plus en plus entêté et oppressif, toutes les personnes au Vénézuéla qui s’oppos[aient] au régime actuel n’[avaient] pas forcément qualité de réfugié au sens de la Convention ».

[18] Le commissaire de la SPR a conclu que les « allégations [de la demanderesse] [faisaient] uniquement foi de discrimination et [n’étaient] pas assimilables à la persécution ». Il a également conclu que si les deux demandeurs retournaient au Vénézuéla, ils ne s’exposeraient pas à un risque de torture ou à un risque de menace à leur vie ou de traitements ou peines cruels et inusités.

II. Les questions soulevées par les demandeurs

[19] Les demandeurs ont soulevé un certain nombre d’arguments, qui peuvent être regroupés en deux catégories.

[20] Les premiers arguments interreliés avaient trait à la question de savoir si le commissaire avait procédé à une évaluation déraisonnable de la persécution et du risque. Les demandeurs contestaient la conclusion du commissaire de la SPR selon laquelle les pressions et le harcèlement exercés par les supérieurs de la demanderesse « n’engage[aient] pas […] [l]es droits de la personne fondamentaux » de cette dernière, parce que les opinions politiques sont un motif de crainte fondée de persécution au sens de l’article 96 de la LIPR (se référant à l’arrêt Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689). Ils contestaient également la conclusion du commissaire de la SPR selon laquelle les allégations de la demanderesse faisaient « uniquement foi de discrimination et [n’étaient] pas assimilables à la persécution ». Ils ont fait valoir que si la preuve établissait l’existence d’une série d’actes discriminatoires, le commissaire de la SPR était tenu de prendre en compte la nature cumulative de ces actes, c’est‑à‑dire examiner si les effets cumulatifs de la conduite discriminatoire étaient assimilables, globalement, à de la persécution, et s’ils ne l’étaient pas, d’expliquer pourquoi (invoquant Mete c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2005 CF 840 (la juge Dawson.), Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration) c Munderere, 2008 CAF 84, et Mohammed c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2009 CF 768 (le juge Russell)).

[21] Deuxièmement, les demandeurs ont fait valoir que le commissaire de la SPR i) leur avait imposé un fardeau trop lourd en concluant qu’ils ne s’exposeraient pas à un « quelconque risque de préjudice particulier ou spécial » s’ils retournaient dans leur pays d’origine et ii) avait fait abstraction de la preuve objective sur le pays concernant les opposants au régime du PSUV se trouvant dans une situation semblable à la leur au Vénézuéla. Ce point a également été invoqué au regard du paragraphe 97(1) de la LIPR à l’appui des arguments de la demanderesse au sujet de ses propres activités.

[22] Le défendeur a affirmé que la décision du commissaire de la SPR était raisonnable. Le ministre a soutenu que les éléments présentés en preuve ne pouvaient être assimilés à de la persécution. La pression qu’exerçaient les supérieurs de la demanderesse au travail ne limitait pas vraiment l’expression par cette dernière de ses opinions politiques. Le fait d’insister pour qu’elle accomplisse des fonctions inhabituelles ou supplémentaires, comme se rendre dans des prisons locales, la réprimander pour ses retards et exiger qu’elle participe à des rassemblements politiques, ne constituaient pas de la persécution. Leurs menaces concernant la perte d’avantages sociaux n’en étaient pas non plus. Du harcèlement peut constituer de la persécution, mais uniquement si ce comportement est suffisamment sérieux et s’il s’étend sur une période suffisamment longue pour menacer l’« intégrité physique ou morale » du demandeur, le défendeur citant l’arrêt Retnem c Canada (Emploi et Immigration), A‑470‑89, 6 mai 1991, publié sous la référence (1991) 132 NR 53 (CAF), et la jurisprudence connexe. Le défendeur a également cité de la jurisprudence à l’appui de la thèse selon laquelle, pour que l’on considère que des mauvais traitements constituent de la persécution, il faut qu’ils soient sérieux, répétitifs, systématiques et acharnés. Le défendeur a soutenu que, au vu de la preuve en l’espèce, aucun de ces critères n’existait.

[23] De plus, selon le défendeur, le commissaire de la SPR n’a pas fait abstraction de la preuve objective sur le pays. Cette preuve n’étayait pas l’argument selon lequel quiconque soutenait l’opposition ou était soupçonné de le faire serait persécuté. Le défendeur a en outre fait valoir qu’il était loisible au commissaire de la SPR de parvenir aux conclusions qu’il avait tirées dans le cadre de son rôle de juge des faits.

[24] Enfin, le défendeur a soutenu que la preuve relative à la situation du pays ne correspondait pas au propre profil de la demanderesse et à son risque de persécution, ou n’avait pas suffisamment de lien avec ceux-ci, et n’étayait donc pas ce que cette dernière avançait.

III. La norme de contrôle applicable

[25] La norme de contrôle est la décision raisonnable, conformément aux principes que la Cour suprême a énoncés dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65. Pour procéder à un contrôle selon cette norme, la cour de révision tient compte du résultat de la décision administrative à la lumière du raisonnement qui la sous-tend, pour s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, au para 15.

[26] Un contrôle effectué selon la norme de la décision raisonnable porte à la fois sur le raisonnement qui a mené à la décision et sur son issue : Vavilov, aux para 83, 86; Delta Air Lines Inc. c Lukács, 2018 CSC 2, [2018] 1 RCS 6 au para 12. Pour être raisonnable, une décision doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85.

[27] Il incombe au demandeur d’établir que la décision est déraisonnable : Vavilov, aux para 75 et 100.

IV. Analyse

A. Le commissaire a‑t‑il évalué la persécution et le risque de manière déraisonnable?

[28] Dans ses observations, la demanderesse a soulevé deux principales erreurs de droit ou erreurs mixtes de droit et de fait que le commissaire de la SPR aurait commises. D’après elle, ce dernier a commis une erreur en omettant, d’une part, de procéder à une analyse cumulative des motifs pour lesquels elle prétend avoir été persécutée (à savoir l’effet cumulatif du comportement discriminatoire dont elle a été victime) et, d’autre part, d’expliquer expressément pourquoi l’effet cumulatif de ce comportement n’est pas assimilable à de la persécution au sens de la LIPR.

[29] Je conviens avec la demanderesse que le commissaire de la SPR « a l’obligation de tenir compte de tous les faits qui peuvent avoir une incidence sur l’affirmation du demandeur d’asile suivant laquelle il craint avec raison d’être persécuté, y compris des incidents qui, pris isolément, ne constitueraient pas de la persécution, mais qui, pris globalement, pourraient justifier une allégation de crainte fondée de persécution » : Munderere, au para 42; voir aussi Retnem, au para 4. Dans l’arrêt Munderere, le juge Nadon, s’exprimant au nom de la Cour d’appel fédérale, a souscrit aux principes suivants, que la juge Dawson a formulés dans la décision Mete, aux paragraphes 4 à 6 :

[41] Les trois principes juridiques ci‑après énoncés ne sont pas controversés. Premièrement, dans l’arrêt Rajudeen c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1984), 55 N.R. 129, la Cour d’appel fédérale a défini la persécution comme suit : harceler ou tourmenter sans relâche par des traitements cruels ou vexatoires; tourmenter sans répit; tourmenter ou punir en raison d’opinions particulières ou de la pratique d’une croyance ou d’un culte particulier; succession de mesures prises systématiquement, pour punir ceux qui professent une religion particulière; période pendant laquelle ces mesures sont appliquées; préjudice ou ennuis constants quelle qu’en soit l’origine.

[5] Deuxièmement, dans les cas où la preuve établit une série d’actions qui sont considérées comme de la discrimination plutôt que de la persécution, il faut tenir compte de la nature cumulative de cette conduite. Cette exigence reflète le fait que des incidents antérieurs peuvent servir de fondement à la crainte actuelle. Voir : Retnem c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), 132 N.R. 53 (C.A.F.). Ce principe est également exprimé comme suit, au paragraphe 53 du Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (le Guide sur le statut de réfugié) : [citation omise par le juge Nadon]

[6] Troisièmement, la SPR commet une erreur de droit en ne tenant pas compte de la nature cumulative de la conduite à l’endroit du demandeur. Voir : Bobrik c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1994), 85 F.T.R. 13 (1re inst.), au paragraphe 22, et les décisions faisant autorité que ma collègue, la juge Tremblay-Lamer, a examinées.

(Munderere, au para 41)

[30] Dans l’arrêt Munderere, la question certifiée ne se rapportait pas à une analyse des effets cumulatifs, mais le juge Nadon a analysé la question aux paragraphes 50 et 51. Il a conclu que même si ni la SPR ni la Cour fédérale n’avaient traité directement de la question, il était convaincu que le silence de la SPR ne constituait pas une erreur susceptible de contrôle compte tenu du fondement sur lequel l’analyse des effets cumulatifs aurait été faite.

[31] En l’espèce, je suis convaincu que même si le commissaire de la SPR n’a pas expressément indiqué qu’il procédait à une analyse des effets cumulatifs, il l’a bel et bien fait. Au début de son analyse, il a déclaré qu’il lui était impossible de conclure que « les problèmes [que la demanderesse avait] connus dans son pays d’origine [étaient] assimilables à la persécution » au sens de l’article 96 de la LIPR. Il a passé en revue chacun des arguments de la demanderesse et a tiré des conclusions sur chacun d’entre eux, concluant qu’aucun ne constituait en soi de la persécution. Il a ensuite conclu, au sujet de la demanderesse, que « ses allégations [faisaient] uniquement foi de discrimination et [n’étaient pas] assimilables à la persécution ». Par conséquent, même s’il n’a pas employé le mot « cumulatif » ou un synonyme, le commissaire a effectué une analyse à la fois détaillée et cumulative.

[32] Je note que la Cour suprême a fait remarquer dans l’arrêt Vavilov qu’il n’est pas nécessaire que les motifs d’un décideur soient jugés au regard d’une norme de perfection (au para 91). Il aurait été préférable que le commissaire, dans ses motifs, dise expressément que l’analyse consistait à évaluer si les allégations, cumulativement, étaient assimilables à de la persécution, mais le fait de ne pas qualifier ainsi cette analyse ne donne pas lieu à une erreur susceptible de contrôle pourvu qu’elle soit conforme, en substance, aux exigences de la décision Mete et de l’arrêt Munderere. À mon avis, en plus de formuler les conclusions générales déjà décrites, le commissaire a conclu que les allégations détaillées de persécution étaient dénuées de fondement. Cela explique pourquoi il n’a pas conclu que les motifs, considérés cumulativement, n’étaient pas assimilables à de la persécution : ils ne l’étaient pas cumulativement parce que chacun d’eux était dénué de fondement. Ce même motif distingue également la présente affaire de la décision Mohammed (aux para 66‑67), que la demanderesse a citée et dans laquelle la Cour a conclu que la Commission n’avait « absolument pas [pris] en considération » l’effet cumulatif de la conduite en cause.

[33] La demanderesse a également contesté la conclusion du commissaire de la SPR selon laquelle les pressions et le harcèlement exercés par ses supérieurs au travail pour qu’elle joigne les rangs du PSUV et prenne part à des rassemblements n’avaient pas « [engagé] […] ses droits de la personne fondamentaux », se référant à l’arrêt Ward de la Cour suprême du Canada. À cet égard, elle a mis l’accent sur le fait que le commissaire a conclu que le sentiment qu’elle avait d’être forcée de joindre les rangs du PSUV et la pression ressentie pour qu’elle prenne part à des rassemblements gouvernementaux partisans n’étaient « certainement pas souhaitable[s] » mais n’engageaient pas ses droits humains fondamentaux.

[34] L’argument de la demanderesse, à savoir que le fait d’être forcé de se joindre à un parti politique que l’on n’appuie pas et celui d’être contraint de manifester publiquement son appui envers ce parti suscitent des préoccupations fondamentales au sujet des opinions politiques que protège l’article 96 de la LIPR, est certes fondé : voir Ward et Klinko c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), [2000] 3 CF 327 (CA), aux para 21‑27. Cependant, dans la présente affaire, aucune de ces circonstances n’est présente. La demanderesse a déclaré qu’elle n’avait jamais joint officiellement les rangs du PSUV et qu’elle avait refusé de prendre part à des rassemblements politiques à l’appui de ce parti. Elle s’était effectivement inscrite en vue d’obtenir – et avait obtenu – une « carte de la patrie » délivrée par le PSUV, mais, dans le cadre de la présente demande, elle n’a pas fait valoir que cette inscription équivalait à joindre les rangs du PSUV. En l’absence d’une preuve plus solide montrant que la demanderesse avait été contrainte, à l’encontre de ses convictions, de joindre les rangs du PSUV, la manière dont le commissaire de la SPR a évalué la preuve sur ce point n’est pas déraisonnable.

[35] Selon moi, il n’y a pas lieu non plus de modifier la conclusion du commissaire selon laquelle la « situation [de la demanderesse] ne s’est pas aggravée pour autant » parce qu’elle a refusé de prendre part à des rassemblements pro-PSUV. La demanderesse a tenté de faire valoir que le commissaire aurait dû arriver à une conclusion différente au vu de la preuve, mais la preuve ne suffisait pas à rendre indéfendable sa conclusion sur cette question. Il convient de faire preuve d’une certaine déférence à l’égard de la manière dont le commissaire a évalué la preuve, notamment à l’égard des questions de fait, y compris les relations de cause à effet : Vavilov, aux para 99, 101, 105, 125‑26.

[36] Dans les observations écrites qu’elle a produites dans le cadre de la présente demande, la demanderesse a également fait des efforts importants pour convaincre la Cour que le commissaire a évalué la preuve de manière déraisonnable. La Cour ne peut toutefois pas apprécier ou évaluer de nouveau la preuve à la place du commissaire. Cela serait incompatible avec le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire et avec le rôle du commissaire en tant que principal décideur : voir Vavilov, aux paras 125‑126.

B. Le commissaire de la SPR a‑t‑il imposé aux demandeurs un fardeau illégal ou fait abstraction de la preuve objective sur le pays?

[37] Les demandeurs ont soutenu que le commissaire de la SPR leur avait imposé un fardeau trop lourd en concluant qu’ils ne seraient pas « exposés à un quelconque risque de préjudice particulier ou spécial » s’ils retournaient au Vénézuéla. Dans ses observations, la demanderesse a cité les extraits suivants tirés de la décision de la SPR :

La demandeure d’asile a en outre affirmé qu’elle serait exposée à un risque en tant qu’ancienne fonctionnaire. Le conseil n’a présenté aucun document source venant confirmer cette affirmation. En effet, j’ai procédé à une recherche exhaustive dans les documents sur le pays et dans toute autre source susceptible de confirmer cette opinion, et cette démarche s’est avérée infructueuse.

Je soulignerais également que la demandeure d’asile n’est plus une employée du gouvernement; je ne vois alors pas comment elle pourrait être assujettie à un traitement particulier ou spécial quelconque de la part du régime.

[…]

En effet, il semble que bon nombre des problèmes avec lesquels la demandeure d’asile a dû composer au travail pourraient avoir été conçus pour l’inciter à démissionner. Maintenant que c’est précisément ce qu’elle a fait, je ne vois tout simplement pas comment la demandeure d’asile pourrait éprouver un problème avec son ancien employeur, à savoir le gouvernement.

[38] À mon avis, le commissaire n’a pas imposé aux demandeurs un fardeau supplémentaire ou irrégulier. Dans ses motifs, si on les considère dans leur contexte, le commissaire analysait la question de savoir si la demanderesse principale serait victime de persécution étant donné qu’elle avait quitté l’emploi qu’elle exerçait au gouvernement. Il a « procédé à une recherche exhaustive dans les documents sur le pays et dans tout autre source susceptible de confirmer » la position de la demanderesse, et a analysé la question de savoir si elle serait persécutée à cause de sa qualité de fonctionnaire. Il a conclu que non. Il a ensuite reconnu que la demanderesse n’était plus fonctionnaire (elle avait démissionné avant de quitter le pays) et a conclu que, de ce fait, il y avait encore moins de risques qu’elle soit persécutée. Les mots « traitement particulier ou spécial quelconque » n’ont imposé à la demanderesse aucun fardeau juridique irrégulier.

[39] Les demandeurs ont ensuite soutenu que le commissaire de la SPR avait fait abstraction de la preuve objective sur le pays concernant les opposants au régime du PSUV au Vénézuéla qui se trouvaient dans une situation semblable à la leur. Ils ont fondé cette observation sur les principes qui se dégagent de la décision Gutierrez c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), [1999] 1 CF 53, [1998] ACF no 1425 (le juge Evans), plus particulièrement des paragraphes 15‑17. Selon cette décision, une cour de révision peut inférer qu’un décideur a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments [de preuve] » si les motifs de ce décideur ne mentionnent pas certains éléments de preuve qui étaient pertinents quant à la conclusion et qui militaient en faveur d’une conclusion différente de celle à laquelle le décideur est arrivé. Il n’est pas nécessaire que le décideur renvoie à chaque élément de preuve qui lui a été présenté, mais l’obligation d’expliquer une preuve contradictoire augmente en fonction de l’importance de la preuve. La décision contestée peut être infirmée si l’élément de preuve non mentionné est crucial, s’il contredit la décision et si la cour de révision infère que le décideur n’a pas tenu compte des éléments dont il disposait.

[40] Les demandeurs ont fait valoir que le commissaire s’était concentré uniquement sur la preuve relative à la situation du pays qui confirmait sa conclusion, tout en faisant abstraction des éléments qui ne la confirmaient pas. Ils ont présenté de longues observations sur la preuve relative à la situation du pays pour montrer que des personnes se trouvant dans une situation semblable à la leur étaient victimes d’actes de persécution et d’abus généralisés parce qu’on savait qu’ils étaient – ou qu’on les soupçonnait d’être – politiquement opposés au gouvernement SPUV et à ses politiques et qu’ils étaient « politiquement et activement opposés » au régime. Ils ont soutenu que le commissaire avait l’obligation de traiter de certains des principaux documents qui contredisaient directement ses conclusions, et ils ont cité ces documents à la Cour.

[41] Le défendeur a exprimé son désaccord en faisant valoir que les principes énoncés dans la décision Cepeda-Gutierrez, lesquels exigent que le décideur traite des éléments de preuve contradictoires, ne s’appliquent pas quand ces éléments constituent une « preuve documentaire générale ». Il a invoqué à cet égard la décision Shen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1001 (le juge Pinard), aux para 4‑6, qui citait la décision Cepeda-Gutierrez, au para 16 (« les motifs donnés par les organismes administratifs ne doivent pas être examinés à la loupe par le tribunal […] et il ne faut pas non plus les obliger à faire référence à chaque élément de preuve dont ils sont saisis et qui sont contraires à leurs conclusions de fait »). Cette exception a été appliquée aussi récemment que dans la décision Csiklya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1276 (le juge Ahmed), aux para 22‑23.

[42] Pour ce qui est de l’application de l’exception aux principes énoncés dans la décision Cepeda-Gutierrez pour la preuve documentaire générale, j’ai deux observations à formuler. Premièrement, il existe certaines affaires où la preuve documentaire générale ou la preuve sur la situation du pays ne permettent pas de déroger aux principes dégagés dans l’analyse de la décision Cepeda-Gutierrez : voir les motifs du juge Boswell dans Koppalapillai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 235 aux para 20‑25, et, en particulier, la démarche « pragmatique » quant à cette question qu’a appliquée le juge Boswell en se fondant sur Vargas Bustos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 114 (le juge O’Keefe), aux para 35‑39.

[43] Deuxièmement, l’application constante d’une exception effective aux principes énoncés dans la décision Cepeda-Gutierrez doit être examinée dans le contexte de l’arrêt Vavilov. J’ai expliqué récemment que je suis d’avis que la décision Cepeda-Gutierrez et l’arrêt Vavilov exposent essentiellement la même approche à l’égard de l’évaluation de faits cruciaux qui peut (ou non) limiter la liberté d’action du décideur : voir la décision Khir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 160 aux para 37‑49. La question consiste donc à savoir si les principes relatifs aux contrôles judiciaires énoncés dans l’arrêt Vavilov admettraient une exception pour la preuve relative à la situation du pays en enlevant au décideur la responsabilité d’examiner expressément des faits contraires cruciaux ou l’obligation d’expliquer la justification de tels éléments de preuve contradictoires.

[44] Il n’est pas nécessaire de régler cette question dans la présente affaire. Le commissaire a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi qu’ils étaient eux-mêmes exposés à une possibilité sérieuse de persécution pour l’un des motifs visés par la Convention, fardeau qui leur incombe dans le cadre de la demande : El Assadi Kamal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 543 (le juge Roussel) au para 11; Awadh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 521 (le juge Noël) aux para 18‑19.

[45] Sur le plan juridique, pour étayer les prétentions qu’ils formulent en vertu de l’article 96, les demandeurs doivent établir qu’ils craignent avec raison d’être persécutés en produisant une preuve démontrant que, dans leur pays d’origine, un groupe de personnes est persécuté pour l’un des motifs visés par la Convention et qu’ils appartiennent à ce groupe persécuté ou partagent avec lui des caractéristiques suffisantes. Si on démontre que les demandeurs se trouvent dans une situation semblable à ce groupe, la preuve généralisée du traitement que subit le groupe peut être directement liée à eux ou « personnalisée », de manière à fonder une crainte objective de persécution : voir Salibian c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 CF 250 (CA) à la p 258; Fi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1125, [2007] 3 RCF 400 (le juge Martineau) aux para 13‑17; Olah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 921 (le juge Southcott), aux para 14‑18; Conka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 532 (la juge Strickland ) aux para 19‑21; Fodor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 218 (le juge McHaffie) aux para 21‑42.

[46] Il ressort clairement des motifs du commissaire que les demandeurs ne se sont pas acquittés en l’espèce du fardeau de démontrer qu’ils étaient personnellement exposés à une possibilité sérieuse de persécution. Selon le commissaire, la thèse des demandeurs était que la demanderesse principale serait persécutée a) en tant qu’ancienne fonctionnaire n’appuyant pas le parti au pouvoir et dont les supérieurs avaient mené une campagne interne visant à la faire démissionner (ce qu’elle a fait) et b) en tant que personne ayant pris part à certains rassemblements antigouvernementaux. J’ai déjà mentionné l’analyse du commissaire sur le risque de persécution auquel la demanderesse était exposée à titre d’ancienne fonctionnaire, dans le cadre de laquelle il a déclaré qu’il avait « procédé à une recherche exhaustive dans les documents sur le pays » au sujet de cette question.

[47] Pour ce qui est de l’opposition de la demanderesse au gouvernement et de sa participation à des rassemblements, le commissaire a fait remarquer qu’il y avait des manifestations massives dans les rues du Vénézuéla à l’époque où les demandeurs y vivaient encore. Ces manifestations regroupaient des « dizaines de milliers de Vénézuéliens ordinaires ». Bien qu’il ait fait remarquer que des agents de police et des membres des forces de sécurité étaient présents et qu’on les avait accusés avec raison de s’en prendre de façon brutale à des manifestants, le commissaire a écrit qu’« il n’en demeure pas moins que des milliers et milliers de personnes au Vénézuéla » s’opposent avec vigueur au régime gouvernemental et qu’il est donc « possible de s’opposer au régime au Vénézuéla ». Il a conclu que « toutes les personnes au Vénézuéla qui s’opposent au régime actuel n’ont pas forcément qualité de réfugié au sens de la Convention ». Il a jugé de manière générale que les demandeurs, advenant leur retour au Vénézuéla, « ne seraient pas exposés à une possibilité sérieuse de persécution et, par conséquent, [qu’]ils ne craign[aient] pas avec raison d’être persécutés » à cet endroit. À supposer, conformément à la décision Cepeda-Gutierrez, que certains éléments des documents relatifs au pays puissent limiter la décision ou doivent être examinés expressément, je ne modifierais pas la conclusion générale du commissaire en l’espèce. La demanderesse a tenté de qualifier d’« actif » le rôle qu’elle avait joué en protestant contre le gouvernement, mais elle n’a pas prouvé qu’elle a pris part en personne et dans une large mesure à des activités d’opposition ou qu’elle a joué un rôle de chef de file au sein d’un parti ou d’un groupe d’opposition quelconque. Je ne conclus pas que le commissaire a fait abstraction des éléments de preuve concernant une persécution potentielle décrits dans les documents relatifs à la situation du pays qui ont été cités, ni que sa conclusion est indéfendable.

[48] Je conclus par conséquent que les demandeurs n’ont pas établi que la décision du commissaire était déraisonnable.

V. Conclusion

[49] Pour ces motifs, la demande d’annulation de la décision du commissaire de la SPR doit être rejetée. Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé une question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‑5396‑19

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel en vertu de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Andrew D. Little »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5396‑19

INTITULÉ :

LIBIA YOLANDA MORA AGUDO et ALBERTO ALEJANDRO RIVERO MORA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 SEPTEMBRE 2020

JUgement et motifs :

LE JUGE LITTLE

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 13 AVRIL 2021

COMPARUTIONS :

Pablo Irribara

POUR LES DEMANDEURS

 

Laura Upans

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pablo Irribarra

Avocat

Battista Smith Migration Law Group

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

 

Laura Upans

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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